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Annales de la rectitude politique

Edward Said et l’Orientalisme

Par Harry Morgan


L’une des bases théoriques du multiculturalisme fut l’ouvrage Orientalism du comparatiste Edward W. Said1. L’argumentaire de l’ouvrage mérite qu’on s’y arrête, compte tenu de son caractère fondateur.
La thèse d’Edward Said est que l’Orient est une fabrication des Occidentaux, depuis les Grecs jusqu’au Dr. Kissinger, en passant par les Victoriens (y compris Karl Marx !). Said s’efforce de montrer le caractère frauduleux de cette construction intellectuelle de l’Oriental, en multipliant des allusions savantes, au performatif d’Austin (« nous lui refusons l’autonomie puisque nous le connaissons et qu’il existe, en un sens, tel que nous le connaissons. » p. 47), à Michel Foucault (« L’oriental est dépeint... comme quelque chose que l’on surveille (comme dans une école ou une prison) » p. 55), au mythe selon Barthes, à Hannah Arendt, etc.
Ce luxe de références académiques n’empêche malheureusement pas une totale absence de méthode. Edward Said est capable de citer l’un après l’autre (p. 60 sqq.) Kipling (sur la hiérarchie coloniale, de l’animal bâté jusqu’au Vice-Roi des Indes) et le Dr. Kissinger (sur les relations entre les États-Unis et le tiers-monde), comme des spécimens d’un même discours, avec comme seule transition des propos démagogiques sur les divisions de l’humanité en entités séparées qui ne feraient qu’exacerber les différences.
Deux idées traversent l’ouvrage sans le structurer. Répétées de la première à la dernière page d’Orientalism, elles tiennent lieu de démonstration. Premier fil conducteur : les idées occidentales sur l’Oriental ne sauraient être basées que sur le préjugé et, quand l’orientalisme est le fait d’un orientaliste, c’est-à-dire d’un savant, sur l’arrogance. La conséquence est que Said nous interdit purement et simplement toute vision critique du monde islamique. Un M. Glidden qui a eu le malheur d’écrire dans un vieux numéro de l’American Journal of Psychiatry des généralités sur la mentalité arabe a droit à : « Pour faire un portrait psychologique, en quatre pages sur deux colonnes, de plus de cent millions de personnes, couvrant une période de 1 300 ans, Glidden cite exactement quatre sources. » (p. 64.) Les crimes du sieur Glidden ? Il a noté que les Arabes vivent « naturellement » dans un monde « caractérisé par l’anxiété qui s’exprime par une suspicion et un manque de confiance généralisés, ce qu’on a appelé une hostilité sans contour (free-floating) » ; « l’art du subterfuge est très développé dans la vie arabe, de même que dans l’islam lui-même » ; « Dans la société tribale arabe (où sont nées les valeurs arabes), la lutte, non la paix, était l’état de choses normal parce que les razzias étaient l’un des deux principaux soutiens de l’économie. »
A noter qu’Edward Said ne contredit pas explicitement les assertions du sieur Glidden. Il ne s’aventure pas à prétendre que la société arabe ou que l’islam seraient foncièrement pacifiques ou à nier que l’islam ait théorisé la duplicité et le double langage. Il se contente d’ironiser lourdement sur l’assurance fanfaronne des orientalistes. Le lecteur habitué au dialogue réel des civilisations reconnaîtra ici une attitude des élites arabes du pourtour méditerranéen consistant à relever une citation quelconque, de préférence d’un administrateur colonial, de préférence du XIXe siècle, pour s’en gausser, avec un sourire amer si on est un homme, avec des rires hystériques si on est une matrone. La question de la part de vérité que pourrait contenir l’observation n’est jamais abordée. Il s’agit de relever la citation dans ce qu’elle a d’outrageant pour les Arabes, et seulement cela, ce qui tend à valider au moins une assertion de l’intolérable M. Glidden de l’American Journal of Psychiatry : la civilisation arabe est une civilisation de l’orgueil et de l’affront. Le discours islamiste — est-il besoin de le préciser ? — utilisera abondamment ce procédé consistant à relever toute critique comme une manifestation de préjugé et d’arrogance, tout en considérant la question de fond qui est posée comme hors-sujet. Considéré du point de vue de la rhétorique, le procédé est une modalité de l’attaque ad hominem. Sa prémisse est : « Qui êtes vous pour... » ou « Venant de vous... »
Deuxième fil conducteur d’Edward Said, la « longue tradition » de l’Orientalisme. Selon Said, la culture occidentale est coupable d’orientalisme depuis Les Perses d’Eschyle, ce qui suggère l’idée de culpabilité foncière, qui deviendra la base doctrinale du multiculturalisme. (L’Occident serait par essence incapable de faire face à l’Autre. C’est ce qui le rendrait mauvais et qui expliquerait ses crimes historiques, croisades, colonisation, extermination des juifs. La seule possibilité de réhabilitation des Occidentaux consisterait pour eux à renier leur civilisation et à bâtir de nouvelles valeurs, axées précisément sur l’ouverture à l’Autre.)
Chemin faisant, Edward Said se heurte à deux difficultés. Pour commencer, nombre d’écrivains européens sont fascinés par l’Orient, et Said déploie donc des efforts considérables pour démontrer qu’ils sont coupables tout de même ou, dans le meilleur des cas, que leur Orient n’est qu’un rêve. En second lieu, l’orientalisme est une discipline académique, de sorte que Said attaque ses pairs. Il s’efforce donc de délégitimer cette discipline, et explique par exemple qu’on peut être un spécialiste des langues romanes, ou un américaniste, mais que l’orientaliste, à la différence des précités, s’attaque à une aire géographique trop importante, dont il étudie ensuite un aspect minuscule (par exemple le droit islamique ou les dialectes chinois), « amalgame déroutant de flou impérial et de détails précis ». (p. 67.)
De fait, Orientalism apparaît souvent comme une violente attaque contre le projet scientifique lui-même. Des orientalistes comme d’Herbelot ou Galland ont-ils une connaissance intime de l’Orient ? Lisent-ils l’arabe, le persan, le turc ? Ont-ils tout lu ? Ils ont droit à : « Avec des expériences comme celle de d’Herbelot, l’Europe a découvert qu’elle était capable d’embrasser l’Orient et de l’orientaliser. » (p. 82.)
Said utilise au mieux la principale trouvaille rhétorique du courant sémio-structuraliste, qui est la destitution, selon la chaîne d’associations

savoir => autorité => arbitraire.

Dans un des rares morceaux de bravoure de l’ouvrage, Said écrit :

« Lisez presque au hasard une page de Renan sur l’arabe, l’hébreu, l’araméen ou le proto-sémitique : vous lisez un acte de pouvoir par lequel l’autorité du philologue orientaliste fait sortir à volonté de la bibliothèque des exemples de discours humain, et les y remet entourés d’une suave prose européenne qui fait ressortir des défauts, des qualités, des barbarismes, des imperfections dans la langue, le peuple et la civilisation. Le ton et le temps (sic) de cette exposition sont presque uniformément donnés au présent actuel (sic), de sorte que cela produit l’impression d’une démonstration pédagogique au cours de laquelle l’érudit-homme de science se tient devant nous sur l’estrade d’une salle de démonstration... » (p. 167.)

Et ainsi de suite. (Le passage est assez long.) A noter qu’à aucun moment Said ne propose une appréciation sur la compétence de Renan en tant que philologue. Renan a été philologue et cela suffit à le perdre. On conçoit que peu de savants résistent à un pareil traitement.
Mais le plus souvent Said s’attache à montrer comment l’ignorance se combine aux « représentations » ou aux catégories de l’imaginaire pour produire des monstres. L’image de Mahomet est ainsi présentée (p. 76-90) comme résultant d’un compromis entre un Orient inconnaissable et l’espace européen familier, un Orient familier, à la fois proche et étranger. Dans cet espace, l’islam serait perçu comme une version nouvelle et frauduleuse du christianisme. Dès lors, le concept occidental d’islam deviendrait autonome et n’entretiendrait plus de relation avec son référent. (Au passage, les mots Mohammed et Mohammedanism, Mahomet et mahométanisme, sont présentés à plusieurs reprises comme polémiques ou péjoratifs, ce qu’ils n’ont jamais étés, ni en anglais ni en français.) S’organiserait de la sorte, toujours selon Said, un théâtre, dont Mahomet serait au fond une figure, un caractère comme ceux de La Bruyère. Tout cela est fort impressionnant mais est parfaitement inutile pour expliquer « le condensé de lubricité, de sodomie et de toute une collection de traîtrises » (p. 79) qu’incarne le personnage de Mahomet, ainsi que son étiquette de Mahomet l’imposteur. Ces attributs découlent d’une connaissance plus ou moins précise de la biographie du personnage, interprétée à travers des normes morales et religieuses occidentales. Nous ne nions évidemment pas qu’il y ait « représentation », mais la démonstration de Said sur une construction pratiquement abstraite de Mahomet, fondée sur des catégories de l’imaginaire, apparaît à la fois gratuite, pédante et tendancieuse. Quant à la notion d’hérésie, que Said voudrait faire passer pour un fantasme  — « au XXe siècle, c’est un savant orientaliste, un spécialiste érudit qui fera remarquer que l’islam n’est en réalité rien de plus qu’une hérésie arienne de deuxième ordre »2 —, il se trouve qu’elle est parfaitement correcte du point de vue de la théologie. Le point est purement technique. Un musulman n’a naturellement pas plus à se considérer comme un chrétien hérétique qu’un chrétien n’a à se considérer comme un juif hérétique. En revanche, il est antiscientifique de laisser entendre d’une telle position qu’elle est farfelue.

La thèse de la construction abstraite de Mahomet par les Occidentaux pèche d'un autre côté. Il est aisé de démontrer que lorsque les auteurs européens sont dépourvus de toute connaissance sur l'islam et le personage de Mahomet, il n'y a plus de représentation du tout.

Mais on trébuche ici sur une conséquence paradoxale de l’intention démonstratrice d’Edward Said, qui est qu’il a énormément de mal à accepter que les Européens du Moyen Âge puissent ne pas avoir d’opinion très précise sur l’islam. Il reconnaît que « à cette époque, le Proche-Orient n’est certes pas bien intégré dans l’image du monde commune dans la chrétienté latine :  La Chanson de Roland montre les Sarrasins adorant Mahomet et Apollon ». (p. 78. Italiques dans l’original.) Mais cette illustration d’un certain flou conceptuel chez les Occidentaux est démentie dans la phrase précédente : « Cette image sévère que les chrétiens se faisaient de l’islam a été renforcée d’innombrables manières, parmi lesquelles, pendant le Moyen Âge et le début de la Renaissance, différentes formes de poésie, de controverses savantes et de superstitions populaires. »
N’en déplaise à Edward Said, un auteur européen du Moyen Âge n’avait qu’une notion des plus vagues des bases de la religion musulmane et de l’identité de Mahomet. Pour l’auteur de la Chanson de Guillaume, contemporaine de la Chanson de Roland, le Sarrasin Alderufe croit en l’infâme Pilate, en Belzébuth, en l’Antéchrist, en Bagot et Tartarin (deux divinités païennes) et en Astaroth. Mahomet (Mahun) est également une divinité païenne, de même qu’Apollon (Apolin). Compte tenu du sujet même du poème, on pourrait supposer que Said traite de la Chanson de Guillaume. Mais il n’y fait pas la plus petite allusion. Certes, il pourrait relever avec indignation que l’anonyme du XIIe siècle fait des musulmans des adorateurs de démons (Belzébuth, Astaroth). Mais la fantaisie polythéiste de l’auteur du poème est gênante parce qu’elle apporte un démenti à la thèse principale de Said. Il devient difficile de mettre en lumière chez les Européens une « représentation » invariante, structurée et méprisante de l’Orient si les intéressés sont dépourvus des données empiriques les plus élémentaires. Pour avoir une vision de l'Autre, fût-elle faussée, fût-elle abstraite, fût-elle bâtie sur des catégories de l'imaginaire, il faut le connaître au moins un peu.

Said lui-même manifeste un dédain pour le moins problématique envers les systèmes idéologiques qui structurent la pensée des auteurs qu’il cite. La « représentation » occidentale de l’Orient et de l’Oriental est apparemment pour Said une construction autonome. Elle révèle en somme le mauvais fond des Européens et leurs attitudes déplorables (la supériorité, l’esprit de conquête), mais Said ne la lie à aucun corps de doctrine, religieux (par exemple le christianisme), politique (par exemple le libéralisme) ou esthétique (par exemple le naturalisme). Dès lors, le risque est grand que Said crée un monstre théorique, voire qu’il interprète les textes sur lesquels ils s’appuie à contresens3.
Dans sa postface de 1997, Edward Said proteste contre des interprétations de son ouvrage qu’il juge excessives, celle d’anti-occidentalisme, lancée par des lecteurs critiques, et celle des islamistes, qui concluent que « l’Occident et l’orientalisme ont violé l’islam et les Arabes » et en prennent prétexte pour soutenir « que l’islam est parfait, qu’il est la seule voie » (p. 357). Le moins qu’on puisse dire est que l’une et l’autre de ces interprétations sont amplement justifiées par la stridence du ton de Said.
(Naturellement, la conclusion des Occidentaux critiques et celle des islamistes sont mutuellement exclusives. Mais les islamistes ont bien lu le livre comme Said voulait qu’ils le lisent, et les Occidentaux critiques ont correctement identifié la nature de l’ouvrage.)

Du point de vue scientifique, la position d’Edward Said apparaît des plus fragiles. L’argument principal, la prétendue construction mentale par les Européens d’une entité unique, qui serait l’Orient, embrassant la moitié de l’humanité, s’effondre de lui-même, puisque, hormis quelques allusions à la Chine et quelques aperçus sur le sanscrit, Said s’en prend en réalité de façon exclusive à la « représentation » de l’islam et du monde arabe de ses origines, l’Égypte, et dans une moindre mesure le Levant. Il voue une haine inextinguible à Napoléon (à cause de la conquête de l’Égypte) et à Ferdinand de Lesseps (à cause du percement du canal de Suez que Said considère apparemment comme une sorte de viol de son pays).
De plus Said a ethnicisé la question, puisque, en dernière analyse, ce qui fait qu’un auteur verse dans l’orientalisme est qu’il est d’origine et de culture européenne. Said ne trouve tout simplement aucun Européen (et il en cite plusieurs centaines, parmi lesquels nos plus grands littérateurs) qui échappe à l’aveuglement et au préjugé, quoiqu’il ait de l’indulgence pour Louis Massignon. Said propose comme une sorte d’idéal la position d’Erich Auerbach (Mimésis) « d’engagement dans une culture ou une littérature nationale qui n’est pas la sienne » (p. 290). Mais il précise qu’Auerbach n’a écrit que sur les littératures occidentales.
Said se livre donc à un véritable de coup de force théorique : si aucun Européen, si versé dans les langues et les cultures orientales qu’il soit, ne peut par définition porter de jugement pertinent sur ces cultures, ce n’est pas seulement l’orientalisme en tant que discipline qui disparaît, mais aussi, dans une large mesure, l’ensemble des sciences humaines (aucune à notre connaissance n’a vocation à se cantonner à l’aire occidentale), sans compter le fameux dialogue des civilisations ! Cette volonté d’ethniciser la question a par ailleurs des relents discutables : en quoi Said, qui dénie à tout Européen la faculté de rien comprendre à l’Orient, diffère-t-il des administrateurs coloniaux victoriens qu’il cite, qui expliquent à longueur de pages que les Orientaux sont illogiques, qu’ils ne comprennent rien, qu’ils sont incapables de dévier de leurs vues, etc. ?
Enfin, Said cède lui-même à un occidentalisme, qui est comme une image en miroir de l’orientalisme qu’il prétendait mettre au jour, en fourrant dans le même sac au moins huit siècles d’histoire européenne, en citant constamment côte à côte, en une sorte de comptine, Dante (XIIIe-XIVe siècle) et d’Herbelot (XVIIe siècle), et en procédant à des chaînages de noms qui ressemblent fâcheusement à des listes de suspects. (Renan amène, entre beaucoup d’autres, les associations suivantes : « comme y ont concouru des hommes aussi différents les uns des autres que Matthew Arnold, Oscar Wilde, James Frazer et Marcel Proust », p. 170 ; « bien qu’il appartienne, comme historien de la culture, à la même école que des hommes tels que Turgot, Condorcet, Victor Cousin, Jouffroy et Ballanche, et comme érudit à celle de Silvestre de Sacy, Caussin de Perceval, Ozanam, Fauriel et Burnouf », p. 172.)
Si l’on se place à présent dans une perspective épistémologique, la démonstration d’Edward Said est autodestructrice. En quoi le fait d’user de « représentations  », de « constructions de l’esprit », est-il un défaut ? L’esprit humain travaille par définition avec les concepts qu’il a forgés. Toutes les disciplines scientifiques « fabriquent » leur domaine de façon discrétionnaire. Said, voulant défendre Louis Massignon, note :

« Peut-il y avoir une représentation fidèle de quoi que ce soit ? Ou encore, une certaine représentation, toutes les représentations, parce qu’elles sont des représentations, ne sont-elles pas d’abord enchâssées dans la langue, puis dans la culture, les institutions, tout le climat politique de celui qui les formule ? » (p. 304.)

Ce n’est donc pas le caractère artificiel des catégories qui pose problème, mais Said est bien incapable de définir la véritable nature du problème, puisqu’il s’interdit pour des raisons stratégiques de faire justice des observations des orientalistes et que, face aux « représentations » de l’orientalisme, il se contente d’agiter un universalisme des plus vagues.
L’ouvrage d’Edward Said, salué par une partie de la gauche académique et médiatique comme une somme magistrale, dénoncé par d’autres — à commencer naturellement par les orientalistes de profession —, ne serait qu’un pamphlet confus et manipulateur s’il n’était un ouvrage de comparatiste. (Said cite et commente, parmi beaucoup d’autres, Goethe, Schlegel, Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Hugo, Flaubert, Scott, Burton.) C’est bien en tant que comparatiste que Said prend position, en s’appuyant sur l’argument d’autorité, alors même qu’il s’aventure dans une discipline académique, l’orientalisme, qui n’est pas la sienne. Le côté le plus gênant de l’ouvrage n’est donc ni son pédantisme, ni sa médiocrité, ni son bâclage, mais son biais idéologique. Le professeur de littérature comparée Edward W. Said se comporte exactement comme un chercheur vivant et travaillant dans le cadre d’un totalitarisme. Son domaine d’étude lui reste ouvert, il peut lire ce qu’il veut, et y prendre selon toute vraisemblance du plaisir, mais il faut que ses conclusions illustrent le dogme politique en vigueur. Cependant Edward Said vivait et travaillait aux États-Unis, et non dans un État totalitaire. Il porte seul le poids de ses engagements.

APPENDICE
LE COMMENTAIRE DE DANTE PAR EDWARD SAID

Le commentaire qu’Edward Said fait de Dante (Inf. IV ; Inf. XXVIII) dans L’Orientalisme est un bon spécimen de sa méthode et il mérite qu’on s’y arrête.
Dante place Mahomet dans le cercle des « semeurs de scandale et de schisme » (v. 35), c’est-à-dire de ceux qui ont provoqué la discorde, soit sur le plan civil, soit sur le plan religieux. Le texte sur lequel s’appuie Said mais qu’il ne cite à aucune moment est le suivant :

... rotto dal mento infin dove si trulla.
Tra le gambe pendevan le minugia;
la corata pareva e 'l tristo sacco
che merda fa di quel che si trangugia.
(Inf. XXVIII, 24-27)

En voici la traduction par le chevalier Artaud de Montor : « [Il était] fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles. (Le texte dit plutôt : l’endroit où l’on lâche des vents.) Ses intestins retombaient sur ses jambes ; on voyait les battements de son cœur et ce ventricule où la nature prépare les sécrétions fétides. (Ce ventricule est l’estomac ; le texte dit plutôt « qui fait de la merde avec tout ce dont on se gorge. »)
Ce passage fait naturellement pousser à Said des cris d’orfraie.

« Le poème de Dante n’épargne ici aucun des détails scatologiques que comporte ce violent châtiment : les entrailles et les excréments de Mahomet sont décrits avec une exactitude parfaite. »
(L’Orientalisme, op. cit., p. 86. Le texte original contient à cet endroit une amusant bévue. Said écrit : « Dante’s verse at this point spares the reader none of the eschatological detail that so vivid a punishment entails : Muhammad’s entrails and his excrement are described with unflinching accuracy. » Said confond scatologique et eschatologique.)

On notera que la scatologie est un style littéraire, et il est curieux que Said le décrive sur le mode de l’exception (« n’épargne aucun des détails scatologiques »), comme s’il s’agissait chez Dante d’une sorte de dérapage. Par ailleurs, Dante ne décrit pas spécifiquement les excréments du prophète. Suggérer que la Comédie contiendrait une telle description est peut-être pour Said une façon de faire planer une intention sacrilège.
Said précise un peu plus haut : « après Mahomet, il n’y a plus que les faussaires et les traîtres (parmi lesquels Judas, Brutus et Cassius), avant d’arriver tout au fond de l’Enfer, là où se trouve Satan lui-même. » Ceci ne rend pas exactement le texte. Il y a d’abord une erreur de fait. Judas, Brutus et Cassius sont eux-mêmes tout au fond de l’enfer, dévorés par Satan. Mais surtout, la description de Said cherche à donner l’impression que Mahomet est dans une position presque ultime, ce qui n’est pas le cas. En réalité, après Mahomet, on rencontre, horriblement mutilés, les semeurs de discorde (Pier da Medicina, Mosca, Bertram de Born, Geri del Bello), puis les faussaires, dévorés par la lèpre et la gangrène et produisant des miasmes pestilentiels (dont deux alchimistes, deux furieux, Gianni Schicchi et Myrrha, et d’autres personnages), puis les géants Nimrod, Ephialtes et Antée ; Dante et Virgile arrivent au fleuve gelé Cocyte, où sont pris dans la glace les traîtres, que Dante a divisés 1. en fratricides, résidant dans la Caina, 2. en traîtres à leur patrie, résidant dans l’Antenora (Bocca degli Abati émet une longue plainte et nomme cinq de ses semblables ; Ugolino, pris dans la glace comme les autres et occupé à ronger la tête de l’archevêque Ruggieri, nous raconte longuement son histoire), 3. en traîtres à leur hôte, résidant dans la Tolomea (on nous présente frère Alberigo de Faenza et Branca d’Oria), et 4. en traîtres à leur bienfaiteur. Ces derniers sont dévorés par Dité (Dis, autrement dit Pluton, assimilé à Lucifer), sur la glace, tout au fond de l’Enfer. Il s’agit de Judas Iscariote, et de Brutus et Cassius, tous deux conjurés contre César. La traîtrise contre le bienfaiteur est évidemment la plus grave de toutes, ce qui lui vaut cette position extrême, au fond de l’Enfer. Elle a amené Judas à trahir le Christ lui-même, qui est le bienfaiteur ultime, puisqu’il a sauvé toute l’humanité.
Mahomet n’est donc aucunement dans une position antépénultième, comme le laisse entendre Said, puisqu’on traverse encore quatre topoï et qu’on rencontre des dizaines de personnages.

Said pousse des cris encore plus stridents sous prétexte que Saladin, Avicenne et Averroës sont avec les personnages de l’Antiquité dans le premier cercle de l’Enfer.

« Mais Dante trouve encore autre chose à dire de l’islam. Moins avant dans l’Enfer se trouve un petit groupe de musulmans. Avicenne, Averroës et Saladin font partie de ces païens vertueux qui, avec Hector, Enée, Socrate, Platon et Aristote, sont relégués dans le premier cercle de l’Enfer pour y subir un châtiment minimal (et même honorable) parce qu’ils n’ont pas bénéficié de la révélation chrétienne. Dante, bien sûr, admire leurs vertus et leurs grandes qualités mais, parce qu’ils n’étaient pas chrétiens, il doit les condamner, quoique légèrement, à l’Enfer. L’éternité est un grand niveleur de différences, c’est vrai, mais l’anachronisme, l’anomalie tout particuliers qui consistent à mettre les grandes figures préchrétiennes dans la même catégorie de damnation “païenne” que des musulmans postchrétiens ne trouble pas Dante. Bien que le Coran précise que Jésus est un prophète, Dante veut considérer les grands philosophes et le roi musulman comme fondamentalement ignorants du christianisme. Qu’ils puissent occuper le même niveau distingué que les héros et les sages de l’Antiquité classique est un point de vue anhistorique, comparable à celui de Raphaël dans sa fresque L’Ecole d’Athènes dans laquelle Averroës voisine à l’Académie avec Socrate et Platon (comparable aussi aux Dialogues des morts de Fénelon, écrits entre 1700 et 1718, où Socrate et Confucius discutent ensemble).
« Les discriminations et les raffinements de la saisie poétique de l’islam par Dante sont un exemple de cette détermination schématique, presque cosmologique, avec laquelle l’islam et ses représentants désignés sont créés par l’appréhension géographique, historique et surtout morale de l’Occident... » (p. 86-87.)

Voilà un développement dont le moins qu’on puisse dire est qu’il paraît fort embarrassé. Le « petit groupe de musulmans » est une pure fabrication de Said. Saladin, Avicenne et Averroës sont cités de façon indépendante par Dante, Saladin avec des héros grecs, Avicenne entre les médecins Hippocrate et Galien, Averroës « le célèbre commentateur » [d’Aristote] en queue de liste.
Il est difficile de comprendre si Said possède le concept théologique de limbes. (Le mot figure dans ce Chant IV au v. 45.) S’il le possède, il en donne une interprétation fort peu canonique. Les limbes sont le lieu où résident pour l’éternité les âmes des justes de l’ancienne alliance. Dans la conception de Dante, ils vivent dans un état qui est en réalité celui des philosophes stoïques, sans tristesse, mais aussi sans béatitude, puisqu’ils sont pour l’éternité privés de la contemplation de Dieu. Le ton dominant du chant, et ce qui en fait la beauté envoûtante, est une gravité mélancolique. Dante décrit un majestueux château et une verte pelouse de printemps, qui évoque irrésistiblement Le Roman de la rose.
Cependant Said nous parle d’un châtiment (bien qu’il précise que celui-ci est minimal et non infamant), en suggérant que ce châtiment punit Saladin, Avicenne et Averroës du fait d’être des infidèles (« parce qu’ils n’étaient pas chrétiens, il doit les condamner, quoique légèrement, à l’Enfer ») et en se plaignant de façon un peu puérile de l’injustice de la sentence puisque, musulmans, ces personnages reconnaissent Jésus comme un prophète.
C’est là naturellement un complet contresens. Tout à l’inverse, c’est leur sagesse qui vaut à Avicenne et Averroës de figurer au milieu des savants de l’antiquité. Quant à Saladin, sa distinction est due à l’admiration que la chrétienté vouait à la droiture et à la bravoure du célèbre souverain musulman.
Le fait que « le Coran précise que Jésus est un prophète » est bien entendu sans incidence sur la question4. Cela ne fait pas des trois musulmans des chrétiens et ne leur procure pas le salut. C’est le baptême qui confère le salut, comme le rappelle Dante :

Or vo' che sappi, innanzi che piu` andi,
ch'ei non peccaro ; e s'elli hanno mercedi,
non basta, perche' non ebber battesmo,
ch'e` porta de la fede che tu credi.

Et incidemment, les trois personnages ne sont pas relégués dans le premier cercle de l’Enfer parce qu’ils seraient « fondamentalement ignorants du christianisme », comme le suggère Said. La vision eschatologique de Dante ne comporte pas d’examen de passage !
La description de la « saisie poétique de l’islam » par Dante à travers « ses représentants désignés » est tout aussi filandreuse. Comme on l’a compris, Saladin, Avicenne et Averroës ne sont nullement les « représentants désignés » de l’islam mais des musulmans auxquels Dante voue une admiration telle que le poète les place dans les limbes. En second lieu, si quelque chose nous surprend dans le dramatis personæ de Dante, ce n’est nullement le fait que Saladin, Avicenne et Averroës « puissent occuper le même niveau distingué que les héros et les sages de l’Antiquité classique », mais le fait précisément que ces personnages grecs et romains figurent dans les limbes, où ils n’ont que faire. Les limbes abritent en théorie les saints patriarches de l’Ancien Testament (Limbus Patrum) et par ailleurs les petits enfants morts sans baptême, qui ne sont donc marqués, pour tout péché, que du péché originel (Limbus puerorum). Que Dante y ajoute des adultes préchrétiens n’a pas manqué d’être relevé comme une erreur théologique par ses premiers commentateurs. La vision de Dante est en réalité celle des Champs Élysées dans l’Énéide de Virgile. Mais une fois admise cette vision, il n’est évidemment pas plus absurde d’y faire figurer des personnages de l’ère chrétienne que du monde païen.
Le sens allégorique du passage est que ces figures incarnent toutes les vertus humaines, vertus morales aussi bien qu’intellectuelles. Mais il leur manque les vertus théologales, à commencer par la première, la foi. (Ceci est soigneusement expliqué par Virgile, qui est lui-même un résident des limbes, au chant VII du Purgatoire.) Le fait que Saladin, Hector, etc., appartiennent à l’islam, au paganisme, ou à toute autre obédience est par conséquent sans incidence sur la question : sur le plan théologique, ils sont définis de façon purement différentielle, comme des non-chrétiens. Prétendre comme le fait Said que Dante présenterait une vision, fût-elle « poétique », de l’islam est donc abusif à double titre : 1. c’est l’homme Saladin, Avicenne ou Averroës qu’on nous présente et non le croyant ; 2. la religion précise à laquelle se trouvent appartenir Saladin, Avicenne ou Averroës est hors-sujet.
Quant au tableau prétendument « anhistorique » de Dante, il est en réalité parfaitement cohérent. Said a l’impression d’une description aberrante du point de vue de la chronologie, parce qu’on mélange des musulmans du Moyen Âge avec des figures de l’Antiquité gréco-latine. Mais leur présence côte à côte est parfaitement explicable du point de vue de la théologie. Virgile explique à Dante que peu après sa mort et son arrivée dans les limbes, il a vu descendre « un être puissant couronné de tous les signes de la victoire » (le Christ), qui est remonté au ciel avec les figures de l’Ancien Testament. En effet, celles-ci étaient (éventuellement après un séjour au Purgatoire) libérées du péché, et dans l’état de sainteté qui leur aurait permis l’entrée au paradis, paradis qui était fermé, du fait de la Chute, et n’a été rouvert que par la Résurrection salvifique. Le Christ a par conséquent libéré ces saints de l’Ancien Testament quand il est descendu aux Enfers. Restent dès lors dans les limbes les figures de l’Antiquité, dont Virgile lui-même, entachées du péché originel mais sans fautes personnelles, ainsi que les arrivants postérieurs, Saladin, Avicenne et Averroës, qui sont dans le même cas. On est ici non dans une uchronie, mais dans une puissante évocation d’un nouvel article de foi, institué par le concile de Latran (1215), correspondant à la phrase : « Il est descendu aux Enfers » dans le Credo.

En conclusion, la « détermination schématique, presque cosmologique, avec laquelle l’islam et ses représentants désignés sont créés » par Dante est une construction de Said lui-même, qui brode autour du texte sans se préoccuper un seul instant de sa signification, manifeste pour tout ce qui touche le mahométanisme une méfiance teintée de susceptibilité — la présence de trois musulmans ne peut indiquer qu’une vision « cosmologique » (pas moins !) de l’islam —, et soumet le texte moins à une exégèse qu’à une mise en accusation, le traitement réservé à Saladin, Avicenne et Averroës étant, pour résumer la pensée d’Edward Said, discriminatoire.

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1. Édition originale, Penguin Books, 1978. Traduction française L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Seuil, Collection La Couleur des Idées, 1980, réédition 2005 avec une postface de 1997, et une préface de 2003, déjà parue dans le Monde diplomatique. C’est cette édition que nous citons dans ces pages. Retour au texte

2. P. 80. La référence fournie est un certain Duncan Black Macdonald, plusieurs fois attaqué par Said, « Wither Islam ? », Muslim World 23, janv. 1933, p. 2. Retour au texte

3. Pour un spécimen de la méthode critique de Said — le commentaire qu’il fait de Dante — voir l’appendice. Retour au texte

4. Notons en passant que pour un chrétien le Christ est évidemment tout autre chose qu’un prophète ! La rhétorique islamiste reprendra l’attitude pateline qui est celle de Said ici. Said se place dans la stricte orthodoxie musulmane, après quoi il feint de considérer cette position comme une position de compromis. Il dit en substance aux chrétiens : « De quoi vous plaignez-vous, puisque nous reconnaissons que le Christ est un prophète ? » Pour dire les choses plus simplement, Said prend ses lecteurs pour des imbéciles. Retour au texte