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Annales de la littérature d'aventures - Département des îles désertes

Mme Mallès de Beaulieu, Le Robinson de douze ans


Le petit Félix Francœur brise le cœur de sa mère, une jeune veuve qui est beaucoup trop indulgente avec lui, et s'embarque comme mousse à douze ans, parce qu'il veut voir le monde. Son navire fait naufrage dans les mers australes, Félix parvient jusqu'à une île déserte, avec comme seul compagnon le chien du bord, Castor. Félix se construit une cabane, apprivoise des chèvres et un perroquet, aménage une caverne grâce aux outils d'un coffre rejeté sur la grève, se fait des habits en peau de chèvre, mange des œufs de tortue, des tortues et un flamant rose, fabrique des bougies pour s'éclairer dans sa caverne, explore son île en se perdant beaucoup, découvre la caverne funéraire d'une civilisation primitive, s'ennuie en hiver et pense à sa maman.

Le troisième hiver, des indigènes passent dans des pirogues, poursuivis par deux gros poissons. La dernière pirogue chavire, les indigènes qui sont à bord sont mangés par les gros poissons, moins un bébé qui est jeté sur le rivage et que Félix adopte et nomme Tomy. Deux autres années passent. Cette fois, c'est un navire européen qui fait naufrage. Une femme est rejetée à la côte par la mer démontée. C'est la maman de Félix ! Elle faisait le tour du monde comme dame de compagnie d'une bourgeoise riche, pour essayer de le retrouver. Félix, qui a grandi, fait quelques manières pour se faire reconnaître comme le fils perdu mais s'y résout enfin et demande pardon à sa maman d'avoir été désobéissant. Félix et sa maman élèvent le petit Tomy de concert. Finalement, Félix tombe sur quatre chasseurs anglais, dont le navire secoué par la tempête est venu radouber dans l'île. Félix, sa mère, le petit Tomy et le chien Castor sont rapatriés et retournent dans leur village où ils coulent des jours tranquilles.

Ecrit dans une belle langue classique (le roman est paru en 1825, mais il est composé dans le français de la Bible de Port-Royal), le Robinson de douze ans se lit agréablement. Certes, on ne trouvera chez Mme Mallès de Beaulieu aucune recherche d'une quelconque vraisemblance. Le roman est strictement l'adaptation du prototype de Defoe en vue d'un public enfantin : Félix capture une chèvre, fabrique un enclos en l'entourant d'une haie d'épine, se taille un costume en peau de chèvre, retourne au navire échoué qui transportait sa mère, pour y chercher des effets, etc. A aucun moment ne se pose la question de savoir comment un jeune homme qui a douze ans au début du roman et dix-huit à la fin peut, sans aucune préparation ni aucun apprentissage, accomplir toutes ces tâches. Les péripéties dramatiques ne visent pas davantage au naturalisme, et elles renvoient elles aussi à des modèles littéraires. Les deux gros poissons qui mangent les indigènes sont clairement de la même veine que le monstre marin qui sort de la mer pour manger Hippolyte à la fin de Phèdre de Racine. Le petit papou naufragé arrive au rivage dans « une corbeille d'un tissu si fin et si serré que l'eau n'y pouvait pénétrer », qui est à l'évidence du même modèle que celle qui permit au bébé Moïse d'arriver en voguant sur le Nil jusqu'à la fille de Pharaon.

La volonté didactique est constante chez Mme Mallès de Beaulieu. Il s'agit d'éveiller le goût de l'enfant pour l'histoire naturelle, essentiellement en lui montrant que toutes ces plantes curieuses et toutes ces drôles de bêtes sont bonnes à manger, subsidiairement en lui montrant qu'elles ont une autre utilité quelconque. En second lieu, l'auteur s'efforce d'ajouter à sa narration un message moral, et montre par exemple que Félix a tout loisir, tout seul en hiver dans son île où il pleut et où il fait noir, de regretter d'avoir été méchant avec sa maman, qu'il désespère de revoir jamais. Mais, d'un autre côté, le roman de Mme Mallès de Beaulieu est plutôt moins pesant sous ces deux aspects de la formation intellectuelle et de la formation morale que le reste de la littérature éducative du 19e siècle. Dans notre édition de la fin du 19e siècle (Librairie d'éducation nationale, bibliothèque d'éducation récréative, s. d.), établie par l'arrière-petit fils de l'auteur, ce dernier a rajouté des notes en bas de page édifiantes. Par exemple, un passage où l'auteur fait observer que Félix, qui est en pleine croissance, s'endurcit aux durs travaux, est ainsi commentée :

« Combien cela est vrai et profondément philosophique !... Jamais le travail n'a nui à personne. Et, au contraire, ses fatigues sont saines, réconfortantes. Loin d'user la machine humaine, le travail l'entretient, l'améliore, la fait plus solide et plus merveilleuse encore. Franklin n'a-t-il pas dit : La clef dont on se sert est toujours claire. »

Cela montre que le roman de Mme Mallès de Beaulieu est insuffisamment moralisateur aux yeux des pédagogues du 19e siècle, qui se croient tenus d'en rajouter !

Mme Mallès de Beaulieu connaît l'enfance. Considérons un procédé narratif tel que le fait de céder la parole à Félix au moment où il aborde sur l'île.

« Vous voilà, je pense, mes enfants, bien satisfaits de voir votre ami Félix en sûreté sur le rivage. Je vais le laisser parler lui-même et vous rendre compte de ce qu'il pensa et de ce qu'il fit quand il eut recouvré l'usage de ses sens. Il a écrit lui-même la relation de ce qui lui est arrivé, depuis l'instant de son naufrage jusqu'à celui où il fut rendu à la société ; j'ai eu cette relation entre les mains, et j'en ai fait un extrait pour votre usage. »

Un tel procédé ne trompe pas. C'est un procédé d'institutrice, qui sait la manière de captiver un jeune public (« je connais le héros, j'ai eu ses propres papiers entre les mains »).

Le double souci didactique et moraliste culmine chez Mme Mallès de Beaulieu dans un sentiment de la nature plus rousseauiste que romantique. C'est la clé du roman : au fond, Félix n'est pas vraiment en danger sur son île, parce qu'il est confié aux soins d'une mère universelle, qui est la nature. C'est l'île elle-même qui lui apprend à se débrouiller, en lui présentant les tâches successives au fur et à mesure qu'il est en âge de les accomplir. C'est la nature enfin qui opère sa réforme morale.

Au milieu de cette nature maternante, Félix développe lui-même un côté maternel. Il considère d'emblée ses animaux, chien, chèvres et perroquet, comme sa famille. Son premier mouvement, lorsqu'il découvre le petit papou dans son berceau sur le rivage, est de le dévorer de baisers, comportement assez incongru chez un adolescent, et le fait d'élever le bambin le rend « ivre de bonheur », tout à fait comme si l'auteur avait oublié en chemin le sexe de son héros. Parmi les animaux, la chèvre occupe une place à part, car elle possède le fluide maternel, « le plus doux des aliments », qui est son lait. Félix, exténué à l'issue d'un dur travail ou au sortir de quelque péril, se réconforte invariablement d'un bol de lait de chèvre avant de succomber au sommeil.

L'arrivée sur l'île de la maman de Félix, absurde du point de vue de l'intrigue, est donc parfaitement logique du point de vue de l'idéologie du roman. Mme Mallès de Beaulieu nous propose, dans le cadre de son île déserte, la vision d'une sorte de nursery fantasmatique, d'un monde dominé par une figure maternelle idéalisée, devant laquelle on s'agenouille et à laquelle on promet « respect, docilité et affection », monde d'où les hommes sont exclus (Mme Francœur est veuve et il n'y a pas d'adulte sur l'île), et où les plus grands des enfants servent d'auxiliaires pour élever les plus jeunes. Ce monde échappe à l'angoisse sexuelle parce que personne n'y est apparenté. Si Félix tarde tant à se faire reconnaître comme le fils perdu, attitude qui n'est nullement justifiée par l'intrigue, c'est au fond pour préserver cette apparence d'une famille de bric et de broc, où il est le « papa » et où sa mère est la « maman » du jeune papou. Sitôt que les liens du sang sont rétablis, l'auteur est obligé de sortir ses personnages de leur île.

 

Harry Morgan

 

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