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notes pour servir à l'histoire du spiritisme scientifique
Une religion expérimentale ?
Panorama du spiritisme anglo-saxon
Ce temps-ci n'est point encore l'invasion des barbares, il n'est que l'invasion des saltimbanques.
Journal des Goncourt, 10 janvier 1862
DU SPIRITISME RELIGIEUX
Le spiritisme existe également en tant que religion et en tant que science. Pour donner aux mots leur sens étroit, il existe partout, à côté des métapsychistes pour qui tout est science, des spirites, pour qui tout est foi.
Cependant le caractère religieux du spiritisme anglo-saxon est plus affirmé et plus universel que celui du spiritisme du continent européen. Il couvre en particulier les phénomènes de matérialisation que les spirites des pays latins abandonnent volontiers aux savants.
Le spiritisme continental se fût volontiers contenté, croyons-nous, des révélations de l'écriture automatique. Allan Kardec, le fondateur du spiritisme français, se satisfaisait de retrouver, par l'intermédiaire des esprits, des enseignements peu différents dans leur nature de ceux que les occultistes tiraient de la tradition. Le spiritisme continental avait, paradoxalement, des accointances avec la théosophie (invention anglaise), tandis que le spiritisme anglais, peut-être du fait de ses origines américaines, était plus proche d'une foi « romantique », vague et enfantine. De là, une sorte de prudence chez les spirites continentaux, et chez les anglais, une soif de miracles.
Les séances anglaises, même en cercle restreint, se drapent des oripeaux du culte. Relisons la description par H. G. Wells dans Love & Mr Levisham (1900), d'une séance qu'on peut situer, à peu près vingt ans plus tôt, vers 1880, donc.
Dans une séance importante, on chante des hymnes. Les prosélytes écoutent un petit prône. On fait passer la corbeille de la quête. On chante derechef, on prie, parfois, pour aider le médium à entrer en transe. Suivent les raps, les attouchements, les manifestations, les apparitions et les messages, d'une haute porté morale et spirituelle. Les phénomènes sont le clou de la cérémonie. Leur but est la transmission d'un nouvel évangile par la démonstration hic et nunc de la survie de l'âme. Les messages inspirés provenus des esprits, sont presque redondants. L'essentiel n'est pas dit, mais montré.
Un savant dans une sacristie
Que fait un physicien dans ces parages ?
Il faut la vigoureuse détermination d'un William Crookes pour faire abstraction de ces remugles de sacristie et étudier les phénomènes nouveaux avec les outils de la science.
La portée de l'initiative de Crookes est immense. Le spiritisme confond grâce à Crookes ses deux natures, religieuse et scientifique. Inventé dans des salons, exhibé dans les music-hall, propagé dans les gazettes, religion de fête foraine, le spiritisme devient une religion de savants. Il devient une religion expérimentale, une religion de laboratoire. Il est, en puissance, une religion scientifique dont les prêtres couplés seraient le médium et le savant. A la somnambule de produire le merveilleux, de permettre l'irruption du surnaturel. Au savant d'en déterminer les conditions précises, d'en fixer les lois, d'en permettre la répétition à volonté. On pouvait espérer par ce moyen ranger le spiritisme scientifique parmi les grandes inventions d'avant 1914, la relativité générale, la théorie des quanta, la psychanalyse, la psychologie des profondeurs.
Programme ambitieux. En pratique, il faudra en rabattre beaucoup. Crookes a apporté une caution scientifique à des phénomènes qui n'ont rendu que d'infréquentes visites au laboratoire. Il a engagé dans la bataille son prestige de jeune savant, mais avec le recul, on ne sait plus s'il y a eu vérification expérimentale des phénomènes de matérialisation, ou s'il y a eu conversion d'un physicien. Les métapsychistes continentaux eux aussi sont résignés à toutes les merveilles. Mais quand même la source de leur inquiète recherche serait un doute religieux, leurs séances conservent un apparat scientifique, tandis que Crookes entre de plain-pied dans le merveilleux.
Esprits et démons
L'histoire explique assez bien que les spirites anglais aient recouru spontanément à une pompe religieuse et que les continentaux s'en soient défiés.
L'Eglise catholique a condamné le spiritisme. Dès 1853, l'évêque de Viviers, devenu le cardinal Guibert, archevêque de Paris, tonne contre les tables tournantes, suivi en peu de mois par une demi-douzaine d'évêques. Les interventions spirites, notre archevêque les attribue, citation de l'évangile à l'appui (Jean, IV, 1, 2 et 3) à des esprits trompeurs, les spirites prenant dès lors figure de faux prophètes.
Bel exemple de raisonnement scolastique chez l'archevêque de Québec, en 1854. Qui donc répond, par l'intermédiaire des coups frappés dans la table ? Pas la table elle-même puisqu'elle est en bois. Les morts donc. Mais lesquels ? Les élus ? Les élus ne vont pas quitter la béatitude pour répondre à des questions idiotes ou pour jouer du tambour de basque, à un shilling la séance. Les damnés alors ? Que l'on sache, Satan ne distribue pas de permission de sortie des tourments éternels pour ces petits téléphonages posthumes. Les âmes du Purgatoire ? Impossible ; elles aussi sont en pénitence. Ne restent au bout du télégraphe spirituel que les démons.
Le ton est donné. Le 4 août 1856, le tribunal de l'Inquisition romaine adresse une lettre aux évêques du monde entier, condamnant les "abus du magnétisme".
Aussi tard qu'en 1861, nous rappelle Yvonne Castellan (Le Spiritisme, PUF), l'inquisition espagnole a pu faire un autodafé de littérature psychique, à Barcelone. (Un colis envoyé à un libraire du cru, de 300 ouvrages d'Allan Kardec, avec diverses publications spirites, fut livré au bûcher avec la cérémonie requise dans ce genre d'occasion.) Le 1er mai 1864 c'est l'ensemble de la littérature spirite qui est mise à l'Index Librorum Prohibitorum. Le 24 avril 1917, un décret du Saint-Office condamne définitivement le spiritisme.
Allez après cela lancer dans les vieux pays catholiques un "christianisme spiritualiste" !
Toute différente est la situation en Angleterre, où déferlent les vagues d'une spiritualité excentrique plus ou moins conciliable avec le christianisme, et où il n'y a ni Saint-Siège ni Inquisition. La deuxième moitié du 19e siècle voit l'arrivée des Etats-Unis de sectes millénaristes, mormons, témoins de Jéhova, adventistes du septième jour. On sait, d'autre part, l'énorme influence dans les milieux intellectuels du visionnaire suédois Emanuel Swedenborg.
Même s'il existe une église établie, le non-conformisme est de tradition. On a l'habitude dans certaines sectes des phénomènes "psychiques" (les méthodistes pratiquent le "parler en langue", c'est à dire la vaticination ou la glossolalie). Il faut citer enfin cette variété anglo-saxonne de la spiritualité, le prêche inspiré, qui constitue, jusqu'à nos jours, un spectacle à part entière. (Le prêche inspiré est parfois délivré par une femme, le cousinage de ces créatures avec les anges étant notoire. Une des plus appréciée en Angleterre pendant les années 1870 fut l'américaine Cora Tappan, qui inspira à Henry James sa Verena Tarrant, dans les Bostoniennes.)
Dans ce bouillonnement de mysticisme déclamatoire, le spiritisme trouvera tout naturellement sa place.
L'attitude des chrétiens anglais vis à vis du spiritisme est variable : Il existe une version anglaise de la doctrine d'Allan Kardec, cherchant à unifier l'ensemble des religions dans le spiritisme. D'autres chrétiens tiennent que le spiritisme a sa place en deçà des rituels et du dogme, qu'il constitue une sorte de foi minimale, ou pour mieux dire qu'il révèle au quotidien l'existence d'un au-delà dont le canon nous explique les minuties. Parfois, on pense que les deux religions, chrétienne et spirite, se complètent harmonieusement et, en quelque sorte, à égalité.
Quant à l'explication diabolique, elle entre peu dans les mentalités anglaises. Gauld (The Founders of Psychical Research) peut écrire qu'on l'entendit souvent dans les débuts du spiritisme anglo-saxon (via les vigoureuses diatribes de prédicateurs scribomanes), moins par la suite. La situation est évidemment toute autre en Europe continentale.
Il est vrai, le diable reviendra hanter les spirites anglais sous la forme du lapsus. On sait que les esprits inférieurs se font une spécialité, sous la guise de défunts, de tromper les médiums (c'est à dire de les faire tromper en donnant sur les prétendus défunts des détails biographiques dont on établira ensuite la fausseté).
Notons encore que l'attitude vis à vis du spiritisme religieux dépend des classes sociales. Les ouvriers sont plus enclins que les autres classes à rejeter toute religiosité pour se contenter d'un merveilleux presque pur. Dans la classe moyenne, les préoccupations religieuses sont au contraire dominantes. Chez les artistes et les lettrés, le pont s'établit aisément avec la tradition occultiste. Enfin, il existe, dans les milieux scientifiques, dans le corps médical tout particulièrement, une opposition à toute interprétation religieuse, dictée par un scientisme, ou un athéisme farouche.
Home
En octobre 1852, quatre ans après sa fondation américaine par les soeur Fox, le spiritisme est importé en Angleterre par un médium du nom de Mrs. Hayden, tôt rejointe par une compatriote, Mrs. Roberts. L'intérêt fut immédiat. Le spiritisme devint une mode, presque un engouement.
Le spiritisme commence d'ailleurs dans les hautes sphères. Mrs. Hayden ne tarife pas moins d'une demi-guinée par consultation. Le mathématicien Augustus de Morgan, Robert Chambers, auteur des Vestiges of creation, le réformateur Robert Owen se montrent intéressés, sinon convertibles. Il est vrai aussi que le grand Faraday démontra par un dispositif ingénieux que les mouvements de table étaient dus à l'action musculaire inconsciente des expérimentateurs et que pour un temps la popularité du spiritisme décroît.
Vint Home. En 1855, D.-D. Home, âgé de 22 ans, débarqua lui aussi des Etats-Unis, précédé par sa réputation. (Home était Ecossais, mais était parti dans le nouveau-monde à l'âge de neuf ans.)
Home tint des séances chez M. Thomas Rymer, un avoué d'Ealing et la presse ne parla que de lui. A la fin de l'année, il partit pour une tournée européenne, Italie, France, Russie.
Le spiritisme anglais connut un relatif déclin après le départ de Home. Cependant, deux journaux spirites furent fondés. Le Yorkshire Spiritual Telegraph (devenu le British Spiritual Telegraph) vécut quatre ans. Le Spiritual Herald moins d'une année. Quelques expérimentateurs continuaient à travailler, mais leur littérature, mâtinée de Swedenborg, lorgne davantage du côté de l'occultisme.
Home revint en 1859 et, pendant la décennie suivante, demeura en Angleterre pour des périodes plus longues. Avec lui, revint le succès. C'est Home qui a "fait" le spiritisme anglais.
Le géographe, explorateur et fondateur de l'eugénisme, Francis Galton écrit à Charles Darwin en mars 1872 : "L'absurdité, d'un côté, et le caractère extraordinaire de la chose, de l'autre, me déconcertent tout à fait ; me demandant ce que je vais voir et apprendre, je demeure, pour le moment, tout à fait passif, avec les yeux et les oreilles ouvertes." (cité par R. G. Medhurst & K. M. Goldney, William Crookes and the physical phenomena of Mediumship.)
Carrière de Home
Nous avons déjà rencontré Horace de Viel-Castel, l'aigre mémorialiste du règne de Napoléon III. Ses Mémoires nous donnent un aperçu des plus curieux sur les activités de Home aux Tuileries. (NB : l'Américain d'origine écossaise prononçait son nom Hoome, mais en fit changer la graphie de Hume en Home. Viel-Castel orthographie Hume.)
« Vendredi 13 mars 1857. - Tout Paris se préoccupe du sorcier américain ou pour parler plus sérieusement de l'illuminé Hume. Il ne sort de chez les Beauvau, et il est continuellement aux Tuileries où l'Empereur et l'Impératrice le font venir avec un sentiment qui est plus que de la curiosité.
« Cet homme s'est converti au catholicisme et tourmenté par des visions ou, comme il dit, par des esprits, il s'est confessé au père Ravignan qui obtint de lui la promesse écrite de renoncer à ce commerce avec les esprits.
« "Je le veux bien, répondit-il, et j'y tâcherai ; les esprits me laisseront en repos jusqu'au 10 février."
« Les esprits revinrent après le 10 février et il retourne à ses invocations. Il prétend qu'il lui a été prédit qu'il mourrait dans l'année.
« Ces évocations et ces entretiens avec les esprits se rattachent dans sa pensée à une régénération du christianisme et c'est le principal motif qui engageait le père Ravignan à lui interdire ce commerce et ces expériences.
« Quoi qu'il en soit, ce qu'il fait est très extraordinaire et ne peut être expliqué. Au château, il a fait apparaître une main sur la table, l'Impératrice a voulu la toucher et à ce contact, elle s'est écriée: "C'est la main de mon père!" puis elle a eu une crise nerveuse.
« L'Empereur à son tour a touché la main, puis, avec une sorte de terreur instinctive il l'a lâchée presque aussitôt en disant: "Dieu que c'est froid."
« Le duc de Mortemart a vu lui aussi une main s'avancer vers lui.
« Enfin, Chevreau, préfet de la Loire, répète à qui veut l'entendre: "Je ne suis pas crédule, loin de là, je connais l'adresse des jongleurs et j'ai toujours pu comprendre comment ils opéraient ou du moins m'expliquer leur sorcellerie par des moyens humains. Hume m'a fait pâlir et je n'explique rien, mais j'ai vu. Ainsi, il a commandé à une sonnette de monter le long de mes jambes, et quand j'ai voulu la retenir, elle s'est échappée en glissant malgré moi entre mes doigts. Il a commandé à une table de répondre par des coups frappés et la table répondait, et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que les coups étaient également frappés sous la plante de mes pieds!.."
« Un autre jour, chez les Beauvau, il a ordonné à une table de s'enlever de terre, la table est montée vers le plafond, il a dit à la petite de Beauvau de la tirer pour la faire redescendre, mais chaque fois que la petite de Beauvau lâchait prise, la table remontait. Tout à coup, d'une voix brève, il a dit: "tiens ferme", et les efforts de trois hommes n'ont pu faire redescendre la table.
« Si quelque jour on lit ces lignes, on sourira de pitié et je passerai pour un être faible et crédule, mais qu'y faire? Je raconte ce que vingt personnes ont vu, et je ne me l'explique pas. »
Le ton a changé le 28 mars 1858 :
« Dimanche 28 mars. - Le fameux Hume, l'homme à la seconde vue, l'Américain qui transportait les tables et tournait les têtes des parisiens, qui évoquait les morts devant l'Empereur et l'Impératrice, a été mis à Mazas comme voleur et sodomite, puis enfin chassé de France pour éviter les débats d'un procès scandaleux, où tant de personnes se seraient trouvées compromises. La position d'Ernest Baroche (Baroche Fronsac) est curieuse, lui qui se vantait d'avoir couché avec le sorcier pour surprendre ses secrètes relations avec les esprits ! »
Mérimée fait référence lui aussi à l'engouement de son temps pour les magnétiseurs et les médiums. (Lettres à la comtesse, Montijo, édition privée, rue Garancière, Paris, 1930.)
« 16 décembre 1854.
« Après le dîner est venu un magnétiseur nommé le baron Dupotel, avec deux femmes et un garçon, qu'il avait l'air d'avoir ramassés au coin de quelque borne. Tout ce monde-là était parfaitement bête et ce qu'ils ont fait au-dessous des plus vulgaires escamoteurs. Une des femmes a été envoyée à Sébastopol [en esprit, n d. a.]. Elle a trouvé deux généraux délibérant dans un jardin. Puis elle a vu donner l'assaut, ce qui était, disait-elle, un spectacle affreux. La ville a été prise et le général en chef tué. A ce mot de tué, l'impératrice a fait un petit cri et il m'a paru que la somnambule était fort mal apprise. J'ai dit à M. Dupotel qu'elle regardât bien et que vraisemblablement c'était le général russe qui était tué. Effectivement, elle a vu clair, étant avertie. La spécialité du gamin somnambule, c'est de donner des coups de poings aux meubles et aux tapis, voire même aux chambellans, ce qu'il n'a pas trop mal exécuté à l'égard de M. de Belmont jusqu'à ce qu'un officier des cent-gardes en cuirasse et grosses bottes e fût approché pour le contenir. Quelques coups de poings donnés sur la cuirasse et les éperons l'ont singulièrement adouci. Bref, c'était une parade peu gaie et pas trop convenable. Rayer, qui était là, en était un peu scandalisé et disait que ces scènes-là pouvaient faire du mal à l'impératrice. Je l'ai fort engagé à user de son autorité médicale. »
Sur Home, Mérimée a ceci à dire :
« 4 mars 1857
« Il y a à Paris en ce moment un monsieur Hume, écossais perfectionné en Amérique, qui est un MEDIUM, c'est-à-dire un évocateur d'esprits. Il semble n'en avoir pas trop pour lui, mais il fait tourner les tables, marcher les fauteuils et les sonnettes. Le prince Murat en conte des merveilles. Il est allé plusieurs fois aux Tuileries, ce qui ne fait pas un trop bon effet. »
Et Mérimé ajoute :
« Nous vivons dans un drôle de temps. Il me semble que l'abaissement des intelligences est bien sensible. Si l'on compare les farceurs du siècle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce monsieur Hume, il y a la même différence qu'entre le XVIIIe siècle et le nôtre. Cagliostro faisait de l'or à ce qu'il disait, prêchait la philosophie et la révolution, devinait les secrets de l'Etat, etc. M. Hume fait tourner les tables. »
Et le 11 avril 1857
« Je vous ai parlé je crois de M. Hume et des esprits qu'il évoque et qui font déraisonner tant de gens. Voici une assez bonne histoire. Peu de jours avant son départ, il donnait une séance chez le prince de Beauvau. Quelqu'un demanda ce qu'il fallait faire pour être sauvé. L'esprit, qui était dans une table, écrivit avec un crayon SOUS la table: "Il faut être un bon catoliche" Comment trouvez-vous l'orthographe du monde surhumain? »
Comme on le voit, les mémorialistes du temps de Napoléon III font perdre beaucoup de leur clinquant aux prouesses de Home aux Tuileries, prouesses qui, dans la littérature spirite, sont devenues légendaires ! Il apparaît de plus que les spirites ont drapé les témoins dans les oripeaux de leur métier ou de leur état pour les rendre plus exemplaires. Les spirites nous disent en substance : Voici un romancier (Mérimée), voici un empereur (Napoléon III), voici une impératrice (Eugénie) ; eh bien, même eux sont persuadés. Ce disant, ils oublient que le romancier n'est pas persuadé, que l'empereur est un niais et que l'impératrice est est entichée de sciences occultes parce qu'elle est espagnole et que, selon le mot de Gustave Aimard, la religion, dans les pays ibériques, n'est guère plus qu'une superstition.
Médium privé et public
Le spiritisme est essentiellement une "institution domestique" (James Burns, dans le journal spirite : Medium and Daybreak, 12 oct. 1877 ; cité par Alex Owen, the Darkened room). On fait tourner les tables chez soi, avec les siens. Les affinités spirituelles du cercle de famille culminent dans une religion domestique. Communauté d'intérêt (faire parler l'octaïeul), confiance réciproque éliminent le soupçon de tromperie et favorisent l'éclosion du phénomène.
L'essentiel du spiritisme est donc... occulte, comme il sied, c'est à dire qu'il n'en existe pas de traces écrites. On sait vaguement que toute la société s'y adonne, ne fût-ce qu'au titre de jeu de salon. Les invitations à faire tourner la table remplacent celles pour le bridge.
Il faut faire ici une distinction fondamentale : celle du médium privé et du médium public. Le premier opère dans le cercle de famille. Qu'on invite les amis, qu'on facilite l'accès à quelque personnalité curieuse des phénomènes du spiritisme, c'est encore du spiritisme privé.
La prestation du médium public, à l'autre extrémité, peut s'assimiler à un spectacle. Les séances sont payantes. Entre qui a une pièce d'argent à perdre.
Podmore (Modern Spiritualism) cite parmi les premiers médiums privés en Angleterre une Mrs. Everitt de Pentonville, qui donne des séances dès 1855, un Mr. Edward Childs, formé par Mrs. Everitt, un jeune garçon, Master Willie Turketine, la première femme de Mr. Samuel Guppy, une Miss Nichol qui vivait avec la sur du naturaliste Alfred Russel Wallace et qui fut étudiée par celui-ci. Miss Nichol devint finalement la seconde Mrs. Samuel Guppy. A cette époque-là, c'est-à-dire à la fin des années 1860, on ne trouve dans tout Londres que trois ou quatre médiums professionnels.
Il va de soi que le médium public est plus souvent que l'autre soupçonné de fraude. Il suffit, pour s'en convaincre, de relire les propos de Richet sur « la profession de médium, lucrative parfois, toujours dangereuse, en tous cas déshonorante. » (Traité p. 581). L'argument, s'inverse pour le médium privé. Il est, lui, nécessairement désintéressé et guidé par des considérations supérieures, puisqu'il s'inflige, sans récompense, les terribles fatigues des séances, au préjudice de sa santé physique et mentale.
Les préjugés, voire les réflexes de classe entrent pour une bonne part dans ces jugements. Le médium public, probablement, est issu de la classe laborieuse ou, au mieux, de la lower middle class, alors que le médium privé maintient (ou usurpe) une position sociale élevée, celle de la classe oisive. A celui-ci la confiance naïve, à l'autre la méfiance. Mis en cause par un expérimentateur, un médium privé peut répondre avec hauteur : "De quel droit met-il sa parole au dessus de la mienne ? Nous sommes de même milieu." On conçoit que la vérité, dans de telles conditions, perde parfois ses droits.
A l'autre extrémité, derrière l'accusation faite au médium public d'appétit de lucre, il faut lire plus banalement, l'accusation de gagner sa vie.
Médium et classe
La distinction n'est évidemment pas parfaite. Le médium privé peut apparaître comme au moins aussi suspect que l'autre, précisément parce qu'il est couvé, protégé par son entourage et les conventions, et par la simple politesse. Podmore écrit peu charitablement :
« It will, I think, be conceded by any impartial person who reads the contemporary records that, notwithstanding that the private medium presumably lacked the training in feats of dexterity which we are entitled to assume in the case of professionals, the physical obstacles in the way of fraud at these private seances were quite inconsiderable. » ( Modern Spiritualism, p. 67.)
Le roman Le Parasite, de Conan Doyle indique chez son auteur une connaissance déjà précise, en 1894, des us et coutumes du spiritisme.
« Quand vous êtes en face d'un exécutant salarié, vous pouvez bondir sur lui et le démasquer aussitôt que vous avez vu clair dans son truquage. Il est là tout exprès pour vous tromper et vous êtes là pour le percer à jour.
Mais que pouvez-vous faire quand vous avez devant vous une amie de la femme de votre hôte ? Irez-vous faire de la lumière à l'improviste, et la montrer en train de manipuler un mystérieux banjo ? Ou bien irez-vous jeter de la cochenille sur sa robe de soirée pendant qu'elle circule furtivement à travers l'assemblée, colportant son flacon phosphorescent et ses platitudes de l'autre monde ? Il en résulterait une scène et vous seriez regardé comme un butor. Voilà l'alternative : ou être ce butor ou être dupe. »
Cependant, que la séparation entre médium public et privé ne soit pas aussi simple que nous l'indiquions d'abord, ressort aisément de l'examen des carrières individuelles.
Pour commencer, le médium privé n'est pas toujours confiné dans le cercle des familiers. Il n'est pas nécessairement une jeune fille douée de pouvoirs surnaturels que son entourage protège tout en communiant dans ses visions d'en haut ou d'au-delà.
Que le médium privé ne reçoive jamais de compensation à son activité, c'est également douteux.
Le contre-exemple le plus célèbre, ici, est D.-D. Home lui-même. Parfait homme du monde, causeur disert et raffiné, excellent musicien, capable aussi de dire un poème ou de faire la lecture, Home est l'ornement idéal d'un salon et passe sa vie dans des tour d'Europe triomphaux. Sa belle tête pâle de barde ou de rêveur spleenétique, séduit. Son égocentrisme et sa vanité lui sont facilement pardonnées, vu ses étonnantes facultés.
Qui l'héberge est assuré de devenir le centre d'intérêt de sa communauté, grâce au vacarme entretenu à plaisir par la presse, dont Home est la coqueluche.
La médiumnité de Home lui fut donc un mode de vie et un gagne-pain. Elle finançait ses voyages et ses séjours. Elle lui assurait des rentrées indirectes sous forme de cadeaux. Enfin, elle lui ménagea de fructueuses relations. Home était reçu à la cour du tzar de Nicolas Ier et à celle de Napoléon III. Il épousa la fille d'un comte russe et, en secondes noces, la soeur du métapsychiste Alexandre Aksakow.
Home a beau jeu, dans ces conditions, de préciser qu'il n'accepte aucun paiement en espèce, ce qui a le triple avantage de le faire paraître un apôtre désintéressé de la cause, d'écarter avec celui de lucre le soupçon de fraude, et - plus essentiellement - de le mettre de plain-pied avec ses hôtes, c'est à dire de le faire passer dans la classe oisive.
En somme, Home joua dans la vie le rôle de l'illusionniste, tel qu'il fut créé par Robert-Houdin, l'homme en tenue de soirée qui accomplit négligemment des miracles, sans cesser d'entretenir une conversation mondaine et superficielle.
On voit par cet exemple que le médium privé peut faire une fort belle carrière... publique, dont il s'épargne pourtant les désagréments.
A l'autre bout de l'échelle sociale, un médium ayant commencé sa carrière comme médium public, peut s'arranger pour devenir médium privé moyennant un léger et facile trucage. Il lui suffit de se lier à un mécène, à un cercle, qui le défraye, moyennant un certain nombre de séances. De la sorte, il évite l'installation d'une billetterie et devient officiellement médium privé, même si, selon le mot d'Alex Owen (the darkened room), "de l'argent change de main".
Que vaut, dans ces conditions, le distinguo ? Peu de chose, sans doute. C'est une pierre dans le jardin des spirites, toujours prompts à faire observer que leur médium est un médium privé en croyant lui décerner une manière de pedigree.
L'épicier médium
La distinction présente de surcroît l'inconvénient de cantonner la querelle dans la question financière, comme s'il n'existait pas d'autres enjeux. Le désintéressement du médium privé (et particulièrement du médium enfermé dans un cercle étroit de connaissances) se devrait apprécier en telles monnaies qui ont cours dans son univers.
En supposant les exploits de notre médium bornés au cadre familial, la stature que lui confère ses pouvoirs est très suffisante en elle-même pour qu'il s'obstine dans une fraude parfois inconsciente. A fortiori si nous avons affaire à des jeunes hystériques telles celles que Flournoy examinait dans son Genève. Qui peut dire, du reste, le bénéfice pour l'économie familiale, de cette unanimité autour d'un guéridon ?
Et le cercle de famille demeurerait-il mal convaincu, il faudrait supposer encore des triomphes privés, des triomphes intimes, triomphe d'un mot ou d'une illusion, qui justifieraient toutes les manipulations.
Si le jeune médium privé a des contacts avec l'extérieur, par exemple dans le cadre d'un cercle, sa médiumnité lui confère un prestigieux statut social et peut-être lui apporte la conscience de sa prédestination. Ce peut-être une très suffisante raison pour accepter l'affreuse fatigue et l'ébranlement nerveux des séances.
Force est de reconnaître que l'image de pureté du médium à titre gratuit est un préjugé inverse de celui de la crapulerie du médium stipendié. Il faut citer ici l'adresse célèbre de Sidgwick à la fin d'un meeting de la Society for Psychical Research, en date du 13 juillet 1894 : "L'expérience que j'ai narrée prouve certainement qu'un homme de profession libérale, de bonne position sociale et avec des intérêts intellectuels peut poursuivre des tromperies systématiques pendant des années, sans motif apparent sauf (je suppose) le plaisir de susciter l'étonnement de ses amis trompés et le plaisir de rire de leur crédulité, sous cape."
Dans le cas du médium auquel Sidgwick fait référence, (Mr. D.), les choses vont fort loin, puisque le fraudeur n'a aucun intérêt apparent à sa fraude : il ne gagne rien et se fatigue beaucoup et des années durant, il n'a pas de but ni de message à caractère philosophique ou religieux ; à vrai dire, il ne semble même pas éprouver d'intérêt scientifique ni de curiosité réelle pour ses phénomènes. Nul aussi le souci de sa gloire ; en tous cas, le médium refuse toute publicité que lui apporterait la publication de son nom.
Sidgwick nous présente le cas d'un épicier devenu médium à effet physique qui ne croit à rien, qui ne gagne rien, pas même la gloire, qui n'est que superficiellement intéressé par les phénomènes, qui n'a aucune idée de leur implication scientifique ou philosophique ; trop simple même pour tirer un plaisir narquois à l'idée de tromper son monde.
Cet innocent fraude pourtant.
Force est de supposer que le fraudeur trouve un avantage à sa fraude que les expérimentateurs n'ont point reconnu, dont la source est une indécelable teinture de perversité, un vestigiel sens de l'humour, une trace infinitésimale de narcissisme.
A ce train, se prêter aux expérimentations est déjà suspect, - et qu'on consente à s'infliger pendant de longues années les inintéressantes séances. Et Sidgwick eût dû chercher non pourquoi le brave homme aurait fraudé, mais pourquoi le pauvre homme se mêlait de spiritisme.
L'affaire se joue, en somme, entre les expérimentateurs et leur médium, impuissants, les uns et les autres à percer leurs motivations. Toutes les fraudes finissent dans ces ambiances de confessionnal, et peut-être toutes les investigations.
Bibliographie
Mémoires du comte Horace de Viel-Castel sur le règne de napoléon III, (1851-1864) Guy le Prat, Paris, 1942
Mérimée, Lettres à la comtesse, Montijo, édition privée, rue Garancière, Paris, 1930
Crookes, William, Researches on the Phenomena of Spiritualism, London, 1874 (Trad. Recherches sur les phénomènes du spiritualisme, Paris, Leymarie, 1878. Nous avons consulté l'édition de la BPS de 1923.)
Podmore, Frank, Modern Spiritualism : History and Criticism, Methuen and Co, 1902, réédité comme The Newer Spiritualism, 1910, puis comme Mediums of the Nineteenth Century, New York, University Books, inc. 1963, (2 vol.)
Richet, Charles, Traité de métapsychique, Paris, Félix Alcan, 1922, édition refondue, 1923, réédition, Bruxelles, Artha Production Editions-André Jimenez, 1994
Castellan, Yvonne, Le Spiritisme, Paris, PUF, 1954
Hall, Trevor H., The Spiritualists : The Story of Florence Cook and William Crookes, Helix Press, Garrett Publications, New York, 1962. Nous avons consulté l'édition anglaise de 1963. Il existe également sous ce titre un livre de Ruth Brandon, remettant elle aussi en cause D.-D. Home et Florence Cook, et jetant le discrédit sur Crookes : Ruth Brandon, the Spiritualists, 1983, Weidenfeld and Nicolson.
Medhurst, R. G., & Goldney, K. M., William Crookes and the Physical Phenomena of Mediumship, Proceedings of the Society for Psychical Research 54, 1964. Les auteurs prennent le contre-pied de Trevor Hall.
Gauld, A., The Founders of Psychical Research, Routledge and Kegan Paul, 1968
Owen, Alex, The Darkened Room, Women, Power and Spiritualism in Late Victorian England, Virago Press, 1989. Une ressucée de Podmore et de la presse spirite de l'époque dans une optique féministe. A inspiré le roman Angels and Insects d'A. S. Byatt, particulièrement grotesque.