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LE RAMEAU BLANC
GOBINEAU ENTRE ÉPOPÉE ET ANTHROPOLOGIE MYTHIQUE

Gobineau, par sa vision de l’universelle décadence des civilisations humaines, relève moins de la pensée historique, fût-ce dans sa version pessimiste, ou de la pensée ethnographique (j’évite à dessein l’adjectif raciale ou racialiste, qui dans son sens contemporain obscurcit plutôt qu’il n’éclaire le dessein gobiniste), que de l’anthropologie mythique.
C’est la raison de son isolement : si Gobineau remploie de façon systématique les idée historiques et ethnographiques de son temps, c’est au service d’une thèse qui relève de sa fantasmatique personnelle et qui apparaît essentiellement littéraire. Sa pensée est proprement mythologique, puisqu’il remonte au déluge et qu’il croit par ailleurs, peut-être par fidélité au dogme catholique, que la création du monde n’est éloignée que de quelques dizaines de milliers d’années. Sa doctrine paraît justifiée par une nostalgie gothique ou féodale. Gobineau rêve son histoire universelle dans des termes de roman de chevalerie. Beowulf, Nibelungenlied, Edda, Kalevala, c’est dans l’épopée et dans la mythologie médiévales, avec leurs prouesses héroïques et leurs royaumes à conquérir, qu’il faut chercher l’origine des migrations héroïques des « rameaux arians », en chars à bœufs, préfigurant celle des pionniers du Far West en chariots bâchés (le rapprochement est de Gobineau).
Gobineau appartient à l’univers des lettres et non à l’univers des sciences. De Gobineau à Rider Haggard, il n’y a pas si loin. Imaginons que les « rameaux arians » continuent leur migration vers une sorte de point oméga. Imaginons qu’ils arrivent littéralement au milieu de nulle part. Qu’ils se tiennent à l’écart, qu’il ne se mélangent jamais (puisque se mélanger, dans le système de Gobineau, c’est l’assurance de la dissolution). Voilà la civilisation perdue (Lost Civilisation) de Haggard. Je ne dis pas que Haggard a trouvé son thème chez Gobineau, je dis que les idées coexistent, font système, à l’intérieur de la représentation que le XIXe siècle littéraire se faisait de l’histoire de l’humanité.
On trouve chez Gobineau le barbare du nord en visite chez le civilisé cruel et amolli qu’on retrouvera chez Haggard (The Wanderer’s Necklace, 1914) et qui aboutira au premier tiers du XXe siècle, dans les pulps, au personnage de Conan, sous la plume de Robert Howard. En veut-on la preuve ? Voici le portrait du civilisé (du Romain, en l’occurrence) chez Gobineau : « Se croyant le premier homme de l’univers, et, pour le prouver, insolent, rampant, ignorant, voleur, dépravé, prêt à vendre sa sœur, sa fille, sa femme, son pays et son maître, et doué d’une peur sans égale de la pauvreté, de la souffrance, de la fatigue et de la mort. » Et voici le barbare : « En face de cet être méprisable, qu'était-ce que le barbare ? Un homme a blonde chevelure, au teint blanc et rosé, large d'épaules, grand de stature, vigoureux comme Alcide, téméraire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au monde, et la mort moins que le reste. Ce Léviathan possédait sur toutes choses des idées justes ou fausses, mais raisonnées, intelligentes et qui demandaient à s'étendre. Il s'était, dans sa nationalité, nourri l'esprit des sucs d'une religion sévère et raffinée, d'une politique sagace, d'une histoire glorieuse. Habile à réfléchir, il comprenait que la civilisation romaine était plus riche que la sienne, et il en cherchait le pourquoi. Ce n'était nullement cet enfant tapageur que l'on s'imagine d'ordinaire, mais un adolescent bien éveillé sur ses intérêts positifs, qui savait comment s'y prendre pour sentir, voir, comparer, juger, préférer. Quand le Romain vaniteux et misérable opposait sa fourberie à l'astuce rivale du barbare, qui décidait la victoire ? Le poing du second. Tombant comme une masse de fer sur le crâne du pauvre neveu de Rémus, ce poing musculeux lui apprenait de quel côté était passée la force. »
L’idée maîtresse de Gobineau, celle de l’explication de l’histoire des civilisations par l’élément ethnique, est empruntée aux conceptions courantes de son époque. Victor Courtet (La Science politique fondée sur la science de l’homme, 1837) écrivait (vingt ans donc avant l’Essai) : « C’est par un mélange de races que se constituent les nations. C’est par le croisement des races qu’elles se modifient. C’est par un nouveau mélange qu’elles se recomposent. » Ce qui appartient en propre à Gobineau c’est une théorie compliquée sur les mélanges, à la fois utiles, voire nécessaires, et menant inévitablement à la chute. Et malheureusement pour lui, Gobineau écrit quatre ans avant Darwin, de sorte que sa thèse est morte-née, puisque Darwin démontre la thèse inverse (sélection naturelle, survie du plus apte).
Quant à son titre, Gobineau l’a tiré de Carus, Über ungleiche Befähigung der verschiedenen Menschheitstämme für höhere geistige Entwicklung. Essai sur l’inégalité des races humaines en est la traduction presque fidèle, aux derniers mots près (un mot à mot du titre de Carus donnerait : De l’inégale aptitude des différentes tribus de l’humanité à un développement spirituel supérieur). Ce n’est donc pas la comparaison de caractères fixes entre les races qui intéresse Gobineau. Encore moins l’idée d’une hiérarchie. Ce que Gobineau appelle « le principe de l’inégalité des races » c’est, précisément dans la perspective historique de Courtet, l’aptitude ou l’inaptitude des groupes humains qui « s’abattent sur un pays » à faire jaillir la civilisation, étant entendu que cette aptitude est très grande au cas où l’élément infusé est blanc, très faible dans les autres cas. Par conséquent ils interprètent mal tous ceux qui comprennent le titre de l’Essai sur l’inégalité comme Essai sur la hiérarchie immuables des races ou Essai sur l’infériorité des peuples de couleur alors que le titre de Gobineau signifie, sur le modèle du titre de Carus : Essai sur l’inégale aptitude des différents mélanges ethniques au développement de la civilisation, ou pour serrer au plus près la pensée de Gobineau : Essai sur l’aptitude décroissante des mélanges ethniques au développement de la civilisation et sur la décadence inévitable. En ce sens Gobineau propose une histoire de l’humanité, ou une ethnographie historique, ou une philosophie de l’histoire (mais fondée, encore une fois, sur une anthropologie mythique), en faisant du moteur de l’histoire la composition ethnique, qui occupe dans son système la place qu’occupe l’Esprit chez Hegel, ou la lutte des classes chez Marx.
Le sens du « principe de l’inégalité des races » apparaît de façon tout à fait claire au chapitre IV du Livre IV, où Gobineau écrit : « Ici se présente une application rigoureuse du principe de l’inégalité des races. À chaque nouvelle émission du sang des blancs en Asie, la proportion a été moins forte. » La conséquence de cette moindre proportion de blanc dans le sang, si je puis employer cette image, étant que l’influence sur l’Asie mineure des Grecs a été presque nulle en comparaison de celle des Iraniens, qui a elle-même été moindre que celle des Sémites. Gobineau résume ailleurs sa pensée par ce trait : « La race se maintient en s’atténuant. »
Le mot même de « race » est chez Gobineau plus proche de son sens traditionnel de « lignée, succession des individus » que du sens qu’il aura dans la raciologie naissante, « variété de l’espèce humaine ». Gobineau ne diffère pas des historiens de son temps, qui parlent de façon assez vague de « la race anglo-saxonne », « la race gauloise », « la race germanique ». Mais Gobineau aura justement à cœur de spécifier la signification de ces appellations, au moyen de son extravagant système. Même ambiguïté sur le mot « sang ». On pourrait résumer la thèse de Gobineau par l’adage « bon sang ne saurait mentir », ce qui ramène du côté des lignées – et du côté du roman.
Gobineau défend donc la conception de l’ethnologie comme une science historique, par opposition aux « physiologistes » qui, eux, sont matérialistes et athées, et qui ramènent l’ethnologie à une histoire naturelle – à une zoologie de l’espèce humaine. Du coup, Gobineau considère avec soupçon l’anthropologie physique avec ses diverses classifications et hiérarchies qui se contredisent toutes. À Prichard, Gobineau emprunte la disposition à la variabilité des groupes humains, qui rend périlleuse toute classification de type anatomique (mais Prichard croit, avec Blumenbach, à l’influence du climat ; Gobineau n’y croit pas). On pourrait résumer la position de Gobineau comme la philologie contre la physiologie. Ce qui signifie que tous ceux – et ils sont nombreux – qui font de lui le grand-père du racisme biologique ne l’ont pas lu.
Pour ce qui relève de la taxinomie, Gobineau a tiré pour l’essentiel son système de Gustav Klemm (Allgemeine Kulturgeschichte der Menschheit). Klemm distingue races actives ou masculines et races passives ou féminines. Parmi ces dernières, les Noirs, les Jaunes, les Finnois, mais aussi les Égyptiens, les Indiens et les couches les plus basses de la population européenne. La race active prend naissance du côté de l’Himalaya, se répand et soumet les races passives. Gobineau raffine cette description en décrivant, après la race primaire, c’est-à-dire l’humanité adamique, dont il est impossible de rien savoir, les races secondaires, la blanche, la noire et la jaune (Gobineau précise que la carnation n’est pas leur trait distinctif et que la désignation par la couleur n’est qu’une étiquette d’usage courant). Les races tertiaires sont des mélanges stabilisés à l’intérieur des races secondaires, les races quaternaires sont des mélanges postérieurs entre les couleurs. Les races tertiaires, qui ont donné naissance à des caractères nouveaux, sont caractérisées par l’uniformité et la permanence, et elles procurent l’illusion de races pures. (Ce point est crucial car il s’ensuit une sorte de travestissement général, puisque des peuples qui sont apparemment blancs, jaunes, noirs, ne le sont plus en réalité, les races secondaires ayant disparu depuis longtemps. Pour Gobineau, dans la période qu’il étudie, c’est-à-dire aux temps historiques, il n’y a plus de blancs depuis longtemps.) Contrairement aux mélanges tertiaires, les mélanges quaternaires ont un caractère d’instabilité. Et plus le mélange augmente plus cette disposition à l’instabilité augmente. D’où une confusion croissante et une effroyable dégradation. Au bout des mélanges, il reste seulement « un amas de détritus ». Ironiquement, l’hégémonie de la civilisation occidentale sur la planète entière amènera partout l’uniformité, c’est-à-dire partout la décadence.
Gobineau, s’il est philologue et ethnologue plus que physiologiste, n’en est pas moins fixiste, comme Cuvier. Les races ont des caractéristiques exclusives. L’imagination et le sens artistique est l’apanage des mélaniens, comme les nomme Gobineau. L’utilitarisme est un trait jaune. Je crois qu’il n’y a dans cette conception qu’un ressouvenir de la théorie des climats (que Gobineau réfute) qui, depuis l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, voit dans les Asiatiques de l’intelligence mais pas de passion (thymos), dans les peuples nordiques du thymos mais pas d’intelligence, et chez les Grecs un harmonieux équilibre. Mais cette exclusivité des caractères complique la thèse de la décadence car, dans le système de Gobineau, un peu d’infusion est nécessaire, beaucoup mène à la déchéance. Il a fallu le métissage avec les noirs pour que les blancs acquièrent le sens artistique et « le mélange des blancs avec les noirs a donné la civilisation qu’on pourrait appeler apparente et visible » (inversement, celle issue du mélange blanc et jaune, toute utilitariste, ne laisse pas de monuments et n’est donc pas, historiquement parlant, apparente et visible).
De même, Gobineau dégage deux lois antagonistes, la loi de répulsion et la loi d’attraction. La loi de répulsion est l’apanage des races qui sont incapables de s’élever au-dessus du niveau tribal. Incapables de se croiser, elles sont aussi incapables de s’élever. Les races susceptibles de développement au contraire sont mues par la loi d’attraction. Conquérantes, elles se mélangent avec leurs vaincus. Ce mélange serait tolérable s’il s’arrêtait là, il donnerait seulement une race nouvelle, moins forte certes, mais avec des traits originaux. Mais la fusion s’étend de proche en proche avec les conquêtes. Et voilà la race d’élite condamnée à disparaître, au moment même de son triomphe. Cette disparition peut prendre un plus ou moins long temps, mais elle est inéluctable.
On le voit, cette explication par l’élément ethnique du caractère transitoire des civilisations repose sur une dialectique complexe, et le point de départ de Gobineau n’est justement pas que tout mélange est mauvais (un peu d’infusion est nécessaire), encore moins qu’une race d’élite doit veiller à se conserver pure (une race d’élite est portée à faire exactement le contraire, c’est le signe même de sa supériorité). Et toute l’histoire de la civilisation occidentale est l’histoire de populations depuis longtemps énervées et dégénérées, mais qui sont revigorées, au moins passagèrement, par l’arrivée des fameux « rameaux blancs ». Les véritables héritiers intellectuels de Gobineau à la fin du XIXe siècle, ce sont les décadentistes, tenants d’une régénération par les barbares. Il y a là, au fond, une sorte de rousseauisme inversé, le bon sauvage étant le barbare.
Je ne sais si Gobineau a lu Giambattista Vico (Scienza Nuova), autre inventeur d’une anthropologie mythique, mais au sens le plus littéral, puisque Vico puise aux mythes pour décrire le cours de l’histoire humaine. Vico n’est jamais cité dans l’Essai sur l’inégalité, mais Gobineau semble en donner un équivalent où l’ethnographie tiendrait la place de la rhétorique et du droit. Je soupçonne que les races primaires, secondaires et tertiaires de Gobineau sont des réminiscences de l’âge des dieux, de l’âge des héros et de l’âge des hommes, dans la chronologie que Vico tire des Égyptiens. On retrouve chez les deux auteurs le même intérêt pour l’Histoire Sacrée, qui paraît complètement incongrue chez Gobineau, les fils de Noé donnant les nation gentilles (nazioni gentili) chez Vico, les races tertiaires chez Gobineau. Mais chez Vico, quand une société décline, elle retourne à ses origines héroïques, c’est du moins ce qui est arrivé à l’Europe médiévale (corso e ricorso vichien), tandis que chez Gobineau le déclin est inévitable du fait des mélanges. Cependant cette thèse gobinienne de la décadence est elle-même à double face puisque, si l’on se tourne vers l’amont, on contemple, dans une lumière de transfiguration, des races quasi-divines ; vers l’aval, des ténèbres fétides et des populations ineptes. De même, la description des sociétés assyrienne, égyptienne, grecque, n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle est faite dans la perspective de l’inéluctable mélange, et par conséquent de l’inéluctable déclin, mais que, plus loin dans l’ouvrage, et plus loin dans l’histoire, le déclin étant plus avancé, ces civilisations sont posées en comparaison comme fort belles. Il ne faut donc pas se tromper au ton sévère de l’essayiste. Et il faut se garder davantage encore de lire à contresens les « civilisations sémitisées », « colons sémites », etc. qui abondent dans l’ouvrage.
Gobineau aboutit, comme il l’écrit lui-même, à une chimie politique. Cependant le mélange des sangs se fait selon des modalités incompréhensibles pour tout autre que lui, de sorte que ces civilisations brillantes émergent, prospèrent (Assyrie), ou au contraire se maintiennent dans une sorte d’état de suspension (Égypte), puis finissent par décliner, à cause d’une composition sanguine que l’auteur est seul à savoir analyser. Comme il faut expliquer l’Assyrie, l’Égypte, le pays d’Israël, Gobineau introduit ad hoc les Noachides, soit les Chamites (qui ne sont donc pas noirs initialement), les Sémites puis les Japhetides. On finit par saisir que, dans son esprit, les Chamites sont restés dans la mémoire comme les dieux de la mythologie, les Sémites comme des demi-dieux et les Arians comme des héros, pour des populations noires qui se vautrent d’adoration, pénétrées d’un « sentiment nègre de terreur et d’admiration superstitieuse ».
Mais la démonstration se ramène à un raisonnement circulaire. Comment les Mongols de Genghis Khan, qui sont au stade civilisationnel du nomadisme, peuvent-ils se rendre maîtres de la Chine ? C’est que, « dans une antiquité assez lointaine », ces Mongols avaient été « pénétrés par des éléments blancs ». Pourquoi alors les Mongols ne mongolisent-ils pas leur conquête, au lieu de se conformer, eux, aux mœurs chinoises ? C’est que « les immixtions blanches en dissolution dans leur sein » sont insuffisantes, de sorte que « ces triomphateurs ne sont pas assez rehaussés pour fonder une civilisation propre ». Nous voilà édifiés. Mais, au fait, qu’est-ce qui explique « l’aptitude civilisatrice » des Chinois ? C’est précisément « le mélange blanc et surtout malais ». Il y a toujours une goutte de sang provenue d’un peuple hypothétique, postulé par M. Lassen dans l’antiquité des Indes ou par M. Ritter dans l’ethnographie de l’Orient, pour expliquer ce qu’il est nécessaire d’expliquer.
Ce raisonnement circulaire est appliqué systématiquement quand il s’agit d’expliquer les progrès de la civilisation en Occident (puisque, pour Gobineau, il n’y a au fond que l’Occident qui se civilise). Gobineau fait entrer un « rameau blanc » quelconque sur la scène de l’Histoire à chaque fois qu’il a besoin d’expliquer que tels habitants du monde antique, mettons les Grecs de Macédoine, sont plus intelligents, plus actifs, moins enclins au despotisme, moins mélangés, enfin, et donc moins voués à la décadence, que leurs voisins. Inversement, pour expliquer que l’Europe à son tour se perdra, inéluctablement, Gobineau démontre que les préhistoriques bâtisseurs de monuments mégalithiques sont des jaunes, et cette population autochtone rendra inactive les vertus du « rameau blanc ». L’écrivain anticipe ici les spéculations des folkloristes et de mystagogues sur le mystère du « petit peuple ». (Cette thèse d’une couche primitive jaune sort de Klemm.)
Il s’introduit dans tous ces raisonnements qui n’en sont pas une ambiguïté. Comme les races tertiaires et quaternaires ne sont qu’apparemment blanches, apparemment jaunes, etc., le système se complique d’étrange façon et les fameuses essences ethniques deviennent des sortes d’abstractions. Il me semble que Gobineau aurait trouvé très utile la notion de gènes, s’il l’avait connue.
Dans la vulgate enseignée aux enfants des écoles revient toujours l’objection selon laquelle le concept d’« aryen » (ou le concept gobinesque d’« arian ») confond linguistique (les langues indo-européennes) et anthropologie physique (les prétendues « races humaines »). Cette critique révèle, il est nécessaire de le préciser, une méconnaissance des conditions de la naissance de l’ethnographie historique, qui repose précisément sur l’étude des langues (au point que le mot lui-même d’ethnographie est originellement synonyme de philologie). En second lieu, l’objection est sans pertinence dans le cas de Gobineau, qui, quand il parle d’« Arians », parle des Indo-Européens, et en parle précisément dans les termes de l’ethnographie historique et de la philologie (et donc, il ne parle justement ni de linguistique, qui reste à inventer à l’époque où il écrit, ni d’anthropologie raciale). Une critique pertinente devrait porter sur le fondement même de la démarche gobinienne, mais qui n’appartient pas en propre à Gobineau, puisque la démarche ethnographique du temps repose entièrement sur la thèse que les similitudes linguistiques (dans la démarche philologique), ou les similitudes de mœurs (dans la démarche de l’ethnographie culturelle), ou les similitudes morphologiques (dans l’anthropologie physique), permettent de déduire les origines communes et de retracer les déplacements de populations. C’est précisément ce que fait Gobineau, au double point de vue philologique et ethnographique, et en invoquant là-dessus une physiologie de son cru comme une explication secrète du monde. Or en procédant ainsi, on fait du roman, puisqu’on en arrive, comme Schlegel, à décrire une colonie indienne dans le Latium. Ou bien on fait de l’Histoire Sacrée, puisqu’on arrive à l’hypothèse d’une langue primitive de l’humanité (l’hébreu ? le sanscrit ?), voire comme Bunsen à la thèse de la survivance d’une langue antédiluvienne (le chinois ?). Gobineau fait du roman, indiscutablement, mais encore une fois le reproche s’adresse à l’ensemble de l’ethnologie du XIXe siècle.
Gobineau revient, me semble-t-il, de façon à peine déguisée, aux mythes de fondation (ses « rameaux blancs » sont à l’origine des civilisations comme les Troyens sont, dans les mythes nationaux, à l’origine des Romains ou des Francs). Je ne puis m’empêcher du reste de soupçonner que c’est le moyen qu’a trouvé Gobineau de remettre en jeu des Européens là où ils n’ont rien à faire, par exemple au Proche-Orient antique (où interviennent logiquement des Africains et des Asiatiques, et personne d’autre), parce qu’il est inconcevable pour lui que les Européens soient « hors-jeu », que l’histoire se fasse sans eux.
C’est précisément cette extrapolation de l’étude des cultures vers l’étude des lignées qui mène la théorie de Gobineau dans une impasse, puisque la notion fondatrice, celle du sang, devient strictement homologue de la civilisation, le caractère national s’expliquant par « l’originalité dans la composition des éléments ethniques de chaque peuple » et, en sens inverse, la composition ethnique se déduisant des institutions. À propos du syncrétisme religieux des Grecs, Gobineau en arrive à écrire : « La proportion de ces éléments religieux divers, sémitique, arian, finnique, donnerait la composition exacte du sang grec. » Si les institutions se déduisent du sang et si le sang se déduit des institutions, le postulat de départ devient redondant, puisque la culture devient l’équivalent fonctionnel de la race, et Gobineau produirait les mêmes développements exactement sur l’élément sémitique et sur l’élément arian s’il ne parlait jamais des variétés de l’espèce humaine, mais seulement des sociétés historiques.
Ceux qui font de Gobineau un précurseur de la pensée völkisch, ou de la pensée pangermaniste, ou – pourquoi se gêner ? – un doctrinaire de l’antisémitisme, démontrent qu’ils ne le connaissent pas. L’« Arian » de Gobineau, qui l’emprunte à Schlegel, n’a rien à voir avec l’« Aryen » (Arier) de Houston Stewart Chamberlain ou d’Alfred Rosenberg, ni avec un quelconque « germano-indien » (Gobineau récuse d’ailleurs ce dernier terme). Ce que Gobineau nomme « les Germains », ce sont les personnages de la Völuspá, de l’Edda en prose, et non les Allemands. « Les Allemands ne sont pas d’essence germanique. » Il est impossible d’être plus clair. Et les thèses sont incompatibles. Chamberlain et ses successeurs tiendront que la race supérieure (« race aryenne ») est toujours parmi nous (ce seraient les modernes Allemands) et peut être à nouveau raffinée par la politique raciale. Gobineau pense, exactement à l’inverse, que la race blanche a disparu depuis longtemps. Quant à l’Europe, à la France en particulier, son sort est scellé depuis les Gaulois. « La généralité des nations celtiques en était arrivée à ce point de mélange, et partant de confusion, qui ne permet plus de progrès nationaux. Elles avaient dépassé le point culminant de leurs perfectionnements naturels et possibles ; elles ne pouvaient désormais que descendre. Ce sont là cependant les masses qui servent de bases à nos sociétés modernes. » Les convulsions révolutionnaires auxquelles assiste Gobineau (Révolution de 1948) représentent la dernière étape du déclin.
Pas de germanolâtrie chez Gobineau. Pas d’antisémitisme, mais au contraire une place mythologique réservée aux Sémites, celle de demi-dieux, aux yeux d’aborigènes couards et prosternés. Pas davantage de nationalisme patriotique. Gobineau explique, à propos des Grecs, que la patrie, parce qu’elle est une personne morale, une personne fictive, et parce que les corps constitués qui la représentent sont toujours enclins à agrandir leurs attributions, amène à un révoltant despotisme, qu’elle dénie tout droit à l’individu, qu’enfant elle le livre, nu, au gymnase, à la convoitise de maîtres immoraux, qu’elle lui attribue ou lui retire discrétionnairement femme et enfants, qu’elle réclame, au moment des guerres, son tribut de chair humaine, qu’elle conduit au haras à citoyens. Voilà des positions sur l’isonomie ou sur la démocratie du Pnyx, qui sont tout à fait rafraîchissantes à une époque où beaucoup, en particulier à droite, fantasment Athènes comme une sorte de modèle à demi-mythique de nos vertus civiques.
Pour le reste, ce qui apparaît le mieux chez Gobineau, et qui suscite l’embarras du lecteur le mieux disposé, est précisément ce qui rend la thèse absurde. C’est l’adulation, allant jusqu’à l’idolâtrie, pour n’importe quelle horde d’excités, pourvu qu’ils soient belliqueux et conquérants (et mobiles, puisque ce sont les migrations qui donnent la clé de l’Histoire) – les Huns, les Alains, les Iraniens. Le prétendu inventeur du racisme blanc ne jurait que par l’Asie.
Voilà donc un auteur qui est à peu près systématiquement à l’opposé de la réputation qui lui est faite. Si le véritable Gobineau (par opposition au Gobineau fantasmé) représentait un ennemi pour nos modernes idéologues, ce ne serait pas à cause de son « racisme », mais à cause de son opposition au « mélangisme ». N’étant pas moi-même lecteur de Renaud Camus, j’ignore si Camus est lecteur de Gobineau. Mais il me semble que c’est chez Gobineau qu’on trouverait la généalogie de l’idée de Grand Remplacement. « Les civilisations [écrit Gobineau] finissent puisqu’elles ne restent pas dans les mêmes mains. » « Le Grand Remplacement [écrit Renaud Camus], c’est le changement de peuple et de civilisation. » – Je note ceci en pensant aux journalistes du service de police politique de France Culture, qui s’imaginent que le syntagme « Grand Remplacement » vient de Barrès (qu’ils n’ont donc pas lu non plus), et qui en déduisent bizarrement que Barrès et Renaud Camus sont les inventeurs du nazisme, le premier de façon prospective, le second de façon rétrospective, en quelque sorte.