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CHRONIQUES DE MES COLLINES

2009-2011

par Henri Morgan

Nous avons pendant un peu plus de deux ans, entre 2009 et 2011, tenu une chronique dans une revue culturelle de l'Est de la France, sous le titre Chronique de mes collines. Nous nous étions vieilli un peu pour l'occasion, et avions francisé notre nom en Henri Morgan. Comme nous parlions des choses dont nous parlons habituellement, nous intégrons ici ces chroniques. Leur seul défaut est que, Henri Morgan étant beaucoup moins au fait des littératures dessinées que son quasi homonyme Harry Morgan, il devenait, lorsqu'il parlait de bandes dessinées (c'est-à-dire une fois sur trois à peu près), un peu plus gâteux qu'au naturel.

Harry Morgan


CHRONIQUES DE MES COLLINES

Pinocchio de Jacovitti

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Les éditions Les Rêveurs ont eu la bonne idée de publier en traduction française les 31 planches du Pinocchio que Benito Jacovitti dessina en 1946 et 1947 pour l’illustré catholique pour enfants Il Vittorioso. Cette édition en grand format est en tout point semblable à l’édition italienne parue en tirage limité aux Edizioni Di en 2007. Elle reprend en couleur, du mieux qu’elle peut, les pages du Vittorioso. Mais il va de soi que l’on ne peut, même en faisant des prodiges de traitement d’image puis des prodiges d’impression, donner qu’une idée approximative des pages d’un journal. Le lecteur doit donc faire un effort pour « s’y voir » en quelque sorte. Il en sera récompensé.
La littérature pour enfants telle qu’elle s’est développée au cours du XIXe siècle offre le meilleur et le pire. Pour le meilleur, il semble qu’on ait découvert non un nouveau public mais un territoire inexploré de l’âme humaine. Les défricheurs de ce territoire avaient nom Andersen, Lewis Carroll, Louisa May Alcott, Edmondo De Amicis. Pour le pire, il apparaît que des illuminés avaient inventé une nouvelle façon d’enquiquiner les enfants. Désormais il ne suffisait plus de les séquestrer dans des bagnes scolaires, où on les occupait à mémoriser des âneries, ou dans des églises, où on les amenait à la spiritualité par l’ennui. On allait aussi les obliger à lire des sornettes didactiques et édifiantes. C’était le collège et l’église devenus portables. Les lointains descendants de ces auteurs à passion servent aujourd’hui aux petits enfants une délicieuse « littérature jeunesse » conforme à leurs lubies, à base d’enfants juifs déportés, de petites disparues latino-américaines, de victimes de l’inceste, du racisme, de l’anorexie, de la recomposition familiale et du changement climatique, car la première règle de la pédagogie est qu’il faut confier la jeunesse à des mabouls, afin de l’aguerrir.
Pinocchio commence à paraître dans le Giornale per i bambini en 1881. À l’instar de son collègue Lewis Carroll, Collodi nous donne une sorte de mythe instantané. Le fait que les images de Pinocchio soient plus ou moins ancrées dans chaque cervelle ne provient pas d’une précoce habituation, via le cinéma, le dessin animé, les livres d’images, les BD, etc. C’est au contraire la nature mythique de cette imagerie qui pousse les auteurs à la réinterpréter sans cesse, dans divers médias. Le Pinocchio de Jacovitti n’est pas complètement une BD. Le fascisme avait interdit les bulles, et le dessinateur conserve le principe d’un texte typographié dans des cases intercalaires. Mais Jacovitti est un anarchiste, et ces cases à textes s’achèvent sur des sortes de pancartes où le dessinateur écrit des idioties. Jacovitti nous fournit certes de très belles illustrations (ces intérieurs surchargés où il ne manque pas une meulière), mais surtout, il considère Pinocchio au travers de son médium, comme à travers des lunettes. La troisième planche, où Gepetto taille dans un rondin son pantin, qui se rebiffe à mesure qu’il vient au monde, est un admirable résumé des rapports entre un auteur de BD et son personnage, d’autant plus lisible que, bédéiquement, Jacovitti se situe au milieu d’une ligne qui va de Segar, l’auteur de Popeye, à Florence Cestac.

Jacovitti, Pinocchio, Éditions Les Rêveurs, novembre 2009