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LES MALADIES DE LA LITTÉRATURE

• EN LISANT PIERRE JOURDE

Ma connaissance des écrivain à la mode, ceux que préconise Le Monde des livres, se borne au feuilletage que je puis faire de leurs romans en librairie. La Littérature sans estomac de Pierre Jourde (Pocket, 2003 [2002]) me confirme que tout cela est sans intérêt et, pour commencer, que cela n’est pas écrit. Et parce qu’il analyse lucidement ces fiascos littéraires, l’essai de Jourde m’économise d’écrire le chapitre de mon essai, Les Maladies de la littérature, qu’il aurait bien fallu que je consacrasse à la littérature française contemporaine, et m’épargne des lectures qui eussent été pour moi sans profit ni agrément.
L’absence de forme de ce qui se présente aujourd’hui comme littérature a été favorisée à l’évidence par les courants désinstauratifs de la littérature. Ôtez le style (petit-bourgeois, le style, comme on le sait depuis Barthes), ôtez les personnages (« L’histoire du roman moderne est celle de la disparition du personnage classique », écrit Jean-Yves Tadié dans Le Roman au XXe siècle, Pocket 1997 [1990]), gonflez l’intériorité à la dimension de l’univers ou, ce qui revient au même, décrivez tout de l’extérieur comme dans un inepte script de film, rempli d’indications idiotes et de mouvements aberrants, et vous obtiendrez cette écriture plate, monotone, myope et qui se décompose d’ennui. (Cependant Jourde distingue à côté de l’écriture blanche, une écriture rouge, qui est, si je le comprends bien, l’équivalent de ce que les anglophones appelleraient purple prose, et une écriture écrue, celle des bonnes choses simples au goût de vrai, qui évoque donc fortement la rhétorique publicitaire.)

Le courant dominant qu’examine Jourde dans la non-littérature contemporaine, on pourrait l’appeler le nombrilisme déploratif ou la dénudation victimaire. Mais sous la pathographie qui constitue toujours plus ou moins le fonds de ces écrits, ce qui frappe est la nullité ordinaire, c’est le côté « madame tout le monde » ou « monsieur tout le monde » des auteurs.
Cela tombe on ne peut mieux, puisque ces auteurs sont désormais des vedettes (ou bien que les vedettes deviennent des auteurs) et que la vedette, précisément, est prise dans le commun. C’est le moyen qu’a trouvé une société égalitariste pour conserver une élite. On distingue le plus abruti, le plus vulgaire ou la plus pimbêche. Le public se reconnaît en eux, tout le monde est content.
Chose tout à fait caractéristique, ces écrivains vedettisés se comportent comme ce qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire des écrivains ratés. Ils jouent dans la vie ce que racontent sur le mode fantasmatique les manuscrits impubliables que reçoivent par la poste les maisons d’édition. Le thème unique de ces romanticules est le suivant : l'auteur était un zéro menant une existence résiduelle, mais, grâce à son talent littéraire trop longtemps occulté par les méchants et les envieux, il est devenu immensément célèbre et il peut faire la nique à ceux qui le méprisaient. Semblablement, nos vedettes de la plume montrent une préoccupation exclusive des chiffres de vente de leur dernier opus et de ceux de leurs rivaux, du dernier article que leur a consacré la grande presse, de leur prochain passage sur une antenne, du prix littéraire que leur éditeur va leur faire avoir. L’activité littéraire est ramenée à l’idée que peut se faire le péquin de la gloire littéraire, qui ne diffère pas fondamentalement de la gloire cinématographique, de la gloire sportive ou de n’importe quelle autre gloire. Ces écrivains starlettes sont des imposteurs dans la vie avant d’être des imposteurs dans leurs livres.
Que la littérature ne soit pour ces gens qu’un prétexte n’est pas le plus grave. Le tragique est qu’ils ne sont, eux, qu’un prétexte pour la littérature. Ce qu’on a réussi à supprimer de leurs volumes, ce n’est pas simplement le style, ni les personnages, ni même l’écriture (au sens de Barthes), c’est l’écrivain lui-même, cet être qui n’a ni tout à fait les idées ni tout à fait les préoccupations de tout le monde.
L’épuisement de la littérature apparaît dès lors comme relevant de la prophétie autoréalisatrice. Un courant d’idées qui reposait non sur la mort de l’auteur, mais bien sur la mort de la littérature (puisque tout ce qui était un peu tenu était dénoncé comme factice), a suscité ses auteurs. Ce sont des gens qui n’ont plus rien à nous dire, non parce qu’ils n’ont rien à raconter (ils nous racontent leur misérable existence, leurs méprisables amours, et ils nous assassinent de jérémiades qui n’auraient pas dû franchir l’huis capitonné de leur psy), mais parce qu’ils ne savent pas comment le raconter. Ce qui, dans ces proses lamentables, frappe d’emblée tout lecteur ayant un peu d’oreille, c’est que les auteurs ont écrit cela comme cela leur venait (le vieux mythe de la sincérité). Ils ont écrit cela avec les mots du monde, les mots de tout le monde, les mots de l’entreprise, de la presse, de la télévision. De là découle le fait relevé par Jourde que ces romans ressemblent beaucoup à un article dans une revue féminine (ou à n’importe quoi d’autre, du reste, à un papier dans Libération). Leurs auteurs n’ont pas d’autre voix que celle-ci, faute de lire, tout simplement, de vrais livres. Car la littérature naît de la littérature (comme la peinture naît de la peinture, la musique de la musique).

L’accusation de banalité, que je viens de porter, elle fut longtemps, elle est encore exprimée au sujet de la littérature dite populaire, sous l’objection du recyclage de poncifs. Mais cette littérature repose sur d’assez strictes conditions. Le roman doit être compréhensible par tout le monde. Il doit être d’une lecture facile. Il doit mener des personnages attachants et bien campés à travers une action fertile en mystères et en rebondissements, dans un univers fictionnel et dans un genre romanesque qui a la prédilection du lecteur (mais tous se mélangent aujourd’hui et toute littérature de distraction est aujourd’hui policière peu ou prou, et fantastique et d’anticipation, bien souvent). Le contrat stipule aussi que le roman est écrit par un auteur qui se place dans la position d’un homme de lettres, qui possède par conséquent une technique (et meilleure est sa technique, meilleur sera son roman), et qui dispose même de facultés « canoniques », par exemple celle de dire des choses que le lecteur a éprouvées mais dont il ignorait qu'on pouvait s'y arrêter, que cela pouvait se mettre en mot. On peut même ajouter dans le meilleur des cas quelques idées personnelles (à condition toutefois de ne pas tomber dans une maladie de la littérature qui serait la lubie).
J’assens à cette conclusion de Pierre Jourde que ce qu’on vend aujourd’hui sous l’intitulé de littérature est frelaté, que ces phrases en apparence banales sont réellement banales (l’escroquerie consiste à faire croire que c'est du Beckett). Mais j’ai envie d’ajouter que la lectrice qui cherche sa pâture dans une librairie aura plus de chance de la trouver en achetant un roman de détection, un roman historique ou un roman régionaliste, que ce sera sans doute assez mal écrit, que ce sera peut-être un peu bancal, que ce ne sera probablement pas très intelligent, mais que, grosso modo, cela remplira sa fonction qui est de lui faire passer du temps agréablement, en oubliant au bout d’un moment qu’elle est en train de faire glisser son œil sur des phrases.

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