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ANNALES DU GRAPHIC DESIGN
L'âge du désastre
LES PENGUIN BOOKS ET LA CATASTROPHE DES ANNÉES 1970

Les vieux Penguin Books que j’achète avec tant d’assiduité pour quelques pounds témoignent éloquemment de la rupture que représente, dans les arts graphiques comme ailleurs, le début des années 1970, et de l'anomie qui en résulte.
Antérieurement à la Catastrophe, la maquette des Penguin Books connut trois versions : celle des années 1930, celle des années de reconstruction et celle des années 1960, toutes trois jolies, quoique je confesse une préférence pour la première. Cette périodisation doit naturellement se prendre avec toutes sortes de précautions, et on voit au milieu des années 1950 des Penguin Books qui reprennent la maquette des années 1930, seul le pingouin étant d'après-guerre.

La maquette originale, celle des années 1930, du très jeune Edward Young (il avait 21 ans), qui alla prendre le croquis d’un pingouin au zoo de Londres, est un modèle de sobriété et de décorum, en réaction délibérée aux couvertures peinturlurées de la fiction populaire du temps, avec ses trois bandes horizontales, déclinées selon les genres, orange pour la littérature générale, vert pour le roman policier, mais aussi bleu pour les biographies, cerise pour les voyages, etc. Le cartouche Penguin Books et le logo du pingouin sont énormes, ce qui contribue au charme primitif de l’ensemble. La mention verticale The Bodley Head, imposée par le fait que Penguin Books n'existe pas encore sur le plan juridique en 1935, sera remplacée l'année suivante par la mention Fiction.

La page de titre montre un autre pingouin, d’un dessinateur inconnu, qui semble danser sur une patte, le torse plié, et que les Britanniques appellent le pingouin dansant ou le pingouin souffrant d’appendicite. (La ligne brisée au creux de l'estomac semble en effet, en vertu des codes du cartoon, indiquer une douleur abdominale.)

Même si l’illustration est prohibée par le fondateur Allen Lane, The Day of the Triffids (première édition en Penguin en 1954) est le modèle d’une couverture à la fois sobre et intelligente, avec son croquis d’un triffide, car il est très difficile de comprendre comment est faite une créature conjecturale d’après une simple description. On note que le triffide voisine fort bien avec le pingouin du logo, car chacun est dans son champ iconique. L'impression générale est que l'auteur de la maquette est retourné au zoo de Londres avec son carnet de croquis, pour s'arrêter cette fois devant la cage des triffides.

Je passe rapidement sur la deuxième période. Dans la maquette des années 1950, de l’Allemand Jan Tschichold (qui redessina aussi le pingouin pour lui donner sa forme actuelle), les trois bandes sont tout simplement redressées à la verticale, accueillant un dessin dans la bande du milieu.

Mais le véritable bouleversement date des années 1960, troisième période, donc, qui voit triompher la maquette du Polonais Romek Marber, et par conséquent l’arrivée d’une image de couverture, qui en occupe les (gros) deux tiers inférieurs. Le (petit) tiers supérieur contient, sur trois bandeaux séparés par des filets, le logo du pingouin dans un cartouche et le nom de la collection, le titre, et enfin le nom de l’auteur, tout cela étant aligné à gauche, et non plus centré comme dans les maquettes précédentes. Cependant on conserve le caractère sans empattement de la version d’avant-guerre. La beauté de la chose provient de ce que le principe des trois bandes est préservé de façon implicite, qu'il est cité pour ainsi dire. On garde la couleur orange pour les deux tiers occupés par l’image, laissant en blanc le tiers supérieur, portant la titraille. Ou le contraire.

Orange et blanc peuvent déborder aussi sur les zones de texte ou d’image, créant des déséquilibres agréables à l’œil (dans l'exemple montré ici, la couleur orange déborde sur la zone textuelle correspondant au nom de l'auteur, qui, avec le filet qui le souligne, se retrouve donc en blanc sur fond orange).

L’image de couverture pouvait être en couleur, parce que l’impression en offset le permettait (et parce que le vieil Allen Lane n'osait plus protester). Mission of Gravity de Hal Clement (édition de 1963) représente exactement ce que je ferais si je devais publier de la science-fiction dans une collection de poche pour le grand public. Maquette austère, peinture d’Yves Tanguy, admirably suited à un roman planétaire. Il suffit d’obtenir les droits de reproduire en couverture autant de toiles de Tanguy qu’on souhaite publier de titres. En effet, si on n'a pas spécifiquement besoin de représenter un triffide, il n'y a pas de raison particulière pour que la couverture illustre le roman.

J'en viens à la Catastrophe. Allen Lane mourut en 1970, Penguin Books passa à un conglomérat, le responsable du design, l’Italien Germano Facetti, qui avait engagé Romek Marber, rentra chez lui, et on commença à faire n’importe quoi. Les horreurs de la mode rétro, associées aux aberrations colorées du psychédélisme (les deux tares principales de l’époque), produisirent une horrible caricature du style qu’on pastichait (art déco, en l’occurrence). Les couvertures du trio Bentley, Farrell et Burnett pour les romans d'Evelyn Waugh sont une bonne illustration de la Catastrophe.
C’est aussi la grande époque de la police de caractères fantaisiste, de préférence illisible, et de la maquette fichue à la six-quatre-deux. Qu'on compare deux éditions des dessins de Searle sur les petites furies homicides de la public school de S. Trinian. Les images parlent d'elles-mêmes.

La remarque que je viens de faire au sujet de la maquette des Penguin Books, on peut la faire à propos de n’importe quel corpus imagier, mettons les génériques de la télévision française des années 1960 et 1970.

Les électrons du générique de l’ORTF des années 1960, n’avaient rien d’élégant, mais du moins un tel logo remplissait une fonction, celle d'une marque de fabrique, pas différente de celle d’un poêle ou d’un électrophone.

En comparaison, le générique de Folon pour la clôture d’Antenne 2, au milieu des années 1970, c’est littéralement rien.

Et le logo à la fois pixellisé et « solarisé » de la même Antenne 2 à la fin des années 1970, c’est également rien, pour l’excellente raison que c’est fait dans la plus grande « spontanéité », c’est-à-dire dans la négation de l’existence même de lois de la composition ou d'un répertoire de formes. Le paraphe emberlificoté du A fait penser irrésistiblement aux effort d'un simple d'esprit qui cherche une signature. Le gros 2, à la fois rigide et informe, préfigure les graffiti de nos parpaings suburbains. Les gribouillis circulaires évoquent de façon « décalée » la « mire » qu'affichait l'ORTF après la fin des programmes.

On pourrait appeler la période qui commence avec la Catastrophe des années 1970 l’âge du désastre, désastre ardemment souhaité et même revendiqué : il s’agissait de briser les cadres, les règles, les conventions, au nom de la contestation, ou l’âge du désarroi, désarroi consécutif à l’opération précédente, car quand on a tout cassé pour le remplacer par rien, il reste rien.