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CINÉMA DE SCIENCE-FICTION


Le scientific novel après H. G. Wells
Aspects de la la télévision britannique d’anticipation
NIGEL KNEALE ET LE PROFESSEUR QUATERMASS
The Quatermass Experiment, 6 épisodes d’une demi-heure, BBC, 1953
Quatermass II, 6 épisodes d’une demi-heure, BBC, 1955
Quatermass and the Pit, 6 épisodes d’une demi-heure, BBC, décembre 1958-janvier 1959
Quatermass IV, 4 épisodes d’une heure, ITV, 1979

Un des traits distinctifs de l’anticipation britannique, quel que soit son mode d’expression — littéraire, graphique, filmique —, est son profond pessimisme. Ses modalités jumelles, au XIXe siècle, sont le récit de guerre conjecturale (The Battle of Dorking, 1871) et le roman de fin du monde (After London, 1885). La méfiance du progrès technique, née de la Grande Guerre, qui dévora un million de combattants du Royaume Uni et de l’Empire, donna à cette littérature sa physionomie définitive. Elle est étroitement associée à la défiance envers l’État, le gouvernement, la technocratie, envers toute tentative d’ingénierie sociale, politique ou économique.
Mais simultanément, l’anticipation britannique du XXe siècle découle de H. G. Wells, qui était initialement un socialiste « fabien » (en gros : réformiste, hygiéniste et partisan de l’État-providence) et dont la vision romanesque fera alterner récit de fin du monde et projet utopique. Il y a là une ambiguïté fondamentale qui informe toute cette littérature. Les aventures du professeur Quatermass, écrites par Nigel Kneale pour la BBC, en sont l’illustration parfaite.

Méfiance de la technologie et paranoia contrôlée

Commençons par la méfiance de la technologie. La première chose qui frappe lorsqu’on revoit les deux premiers volets du feuilleton télévisé de Nigel Kneale et de Rudolph Cartier, The Quatermass Experiment (BBC 1953, 6 épisodes d’une demi-heure), et Quatemass II, (BBC 1955, 6 épisodes d’une demi-heure), est le caractère peu fiable des expériences ballistiques de Bernard Quatermass, directeur du programme spatial britannique (British Experimental Rocket Group). Dans The Quatermass Experiment, Quatermass perd sa fusée dans l’espace et, quand elle revient, un extraterrestre a mangé deux des astronautes et est entré en symbiose avec le troisième, qui deviendra un monstre. Au début de Quatermass II, la fusée atomique de Quatermass a explosé sur son pas de tir australien de Tarooma (Woomera, dans la vie réelle), contaminant toute la zone, et Quatermass, qui rêvait déjà d’une base lunaire, s’apprête à fermer boutique, ni plus ni moins. Cependant, dans Quatermass and the Pit (BBC 1958-59, 6 épisodes d’une demi-heure), les fusées de Quatermass fonctionnent apparemment de façon satisfaisante : les militaires viennent de mettre la main sur son programme dans l'intention de planter des missiles nucléaires sur la Lune.
Mais plus frappante encore que l’incompétence de Quatermass est l’ignorance abyssale de Nigel Kneale en matière d’astronautique. Kneale semble tout ignorer de l’art des fusées. Dans le premier épisode de The Quatermass Experiment, son projectile retombé sur terre est planté comme un bâton dans les ruines d’une maison. Ce projectile reste brûlant pendant des heures, parce que Kneale se souvient du début de La Guerre des mondes de H. G. Wells, avec son cylindre martien brûlant d’avoir traversé l’atmosphère terrestre.

Dix ans plus tard, dans son adaptation de The First Men in the Moon (1964) de Wells, Kneale ne paraît pas mieux renseigné sur le programme lunaire, qui est pourtant une chose dont on parle un peu, puisqu’il fait atterrir sur la Lune... une énorme fusée. Il décrit au passage les cosmonautes russes et américains (la mission est internationale) comme d’ennuyeux crétins, qui n’ont aucun mérite à marcher à la surface de notre satellite, puisque Cavor a conquis la Lune au nom de sa gracieuse majesté Victoria, impératrice des Indes (et de la Lune), soixante ans plus tôt.
En 1979, dans Quatermass IV (ITV, 4 épisodes de soixante minutes), un Quatermass gériatrique, à qui l’on montre à la télévision une rencontre spatiale russo-américaine, est saisi d'une colère sénile devant la rivalité des deux blocs, qui ont fait de la conquête spatiale un prétexte à leur propagande, réaction étonnante chez un personnage qui a consacré toute sa vie aux fusées, mais très révélatrice de la pensée de Nigel Kneale sur la techologie spatiale — ou la technologie tout court.
Les Quatermass illustrent en second lieu la méfiance face au gouvernement, toujours soupçonné de visées totalitaires, au point que Nigel Kneale lui-même a parlé à propos de ses scénarios d’une « paranoia contrôlée » (controlled paranoia), cousine sans doute de la méthode paranoiaque critique de Salvador Dali. Dans Quatermass II, il se découvre que le programme secret de Winnerden Flats, censé fabriquer de la nourriture industrielle pour parer le choc alimentaire, est hébergé dans une réplique de la base lunaire conçue par Quatermass, ce qui s’explique par le fait que les dômes pressurisés fabriquent en effet de la nourriture synthétique, mais pour un envahisseur extraterrestre qui occupe déjà l’un des dômes. Toute la haute administration du royaume est sous le contrôle des extraterrestres, qui s’introduisent dans les gens à travers de légères blessures de peau. Mais le corps social britannique présente in toto des signes de corruption manifeste. Ainsi, les ouvriers qui ont construit l’usine extraterrestre se laissent facilement corrompre, et acceptent avec une déconcertante facilité d’œuvrer dans les conditions d’un camp de travail dirigé par une soldatesque à la gâchette facile. Plus embarrassant encore, ils sont disposés à nier ce qui crève les yeux, le fait que leurs propres maisons, dans la « ville nouvelle » sans âme, qu’ils habitent, sont bombardées par l’invasion extraterrestre (ce sont à nouveau, en gros, les cylindres de La Guerre des mondes, mais minuscules, cette fois ; chaque roquette contient un extraterrestre qui saute à la figure du premier venu, s’introduit sous sa peau et le change en zombie).

Invasion extraterrestre et roman de fin du monde

Tous les Quatermass racontent une invasion extraterrestre, qui est donc la version wellsienne de la thématique de la guerre conjecturale (The War of the Worlds, 1898). Mais il faut prendre la mesure de cette « variante » wellsienne, qui est considérable. L’invasion extraterrestre n’est pas simplement l’une des « thématiques » de la science-fiction, à côté du voyage spatial ou du robot. Elle représente une révolution dans la pensée et une révolution dans le roman. De fait, Nigel Kneale n’était pas convaincu lui-même d’opérer dans le genre de la « science-fiction », et on vient de voir que sa vision peu conventionnelle de l’astronautique l’éloigne en effet du space opera. L’invasion extraterrestre définit un champ fictionnel dont les frontières sont en réalité bien plus vastes que celles du roman d’imagination scientifique. La thématique de l’extraterrestre arrivant sur Terre, et menaçant l’humanité d’extinction, renverse cul par dessus tête la théorie philosophique de la pluralité des mondes, en réaffirmant la centralité de la Terre (géocentrisme) et de l’humanité (anthropocentrisme) mais dans une perspective ultra-pessimiste — notre planète est intéressante parce qu’elle est un environnement rêvé pour des extraterrestres ; nous sommes intéressants parce que nous sommes des mets de choix (c’est ce que racontera littéralement Quatermass IV) —, tout en faisant l’économie du progrès technique. Il n’y a en effet nul besoin fictionnel de conquête de l’espace si ce sont les extraterrestres qui arrivent, raison pour laquelle les fusées de Quatermass fonctionnent si mal.

Dans The Quatermass Experiment et dans Quatermass II, l’invasion est repoussée, de sorte que la thématique jumelle de la fin du monde n’est pas actualisée. Plus curieux est le troisième volet de la saga, Quatermass and the Pit, puisqu’il se révèle qu’une invasion extraterrestre antédiluvienne a donné à l’humanité sa forme actuelle (ce que résume la formule de Quatermass : « We are the Martians »). Ce sont les sauterelles martiennes qui nous a fait accéder à l’hominisation au cours d’expériences de vivisection, nous transmettant leurs gènes (et leurs pouvoirs mentaux), afin de continuer leur civilisation sur Terre, leur planète étant mourante. Ceci revient à dire que nous sommes contaminés par le mal d’une civilisation — celle des sauterelles martiennes —, qui était basée sur le génocide. La scène de fin du monde, à la fin de Quatermass and the Pit, montre la réactualisation dans l’humanité des vagues génocidaires des sauterelles de la planète Mars, opposant la foule porteuse des gènes martiens, qui déploient collectivement le « cerveau de la ruche » (et des pouvoirs télékinésiques), aux malheureux qui se trouvent être dépourvus de ces gènes de la « ruche ». Pour expliquer ce que signifie « nous sommes les martiens », Quatermass cite les « race riots », allusion transparente aux Notting Hill race riots de septembre 1958 (« teddy boys » blancs contre Jamaïcains noirs).

Révélations successives et isochronie

Tous ces récits posent un problème d’ordre dramatique, qui est celui de l’avalanche de révélations. À cet égard, l’exemple le plus achevé, on vient de le voir, est Quatermass and the Pit, où l’on découvre progressivement que les sauterelles sont les Martiens, qu’elles sont à l’origine de l’humanité et qu’elles sont à l’origine du mal. Mais The Quartermass Experiment repose déjà sur l’avalanche de mystères et de péripéties. On perd une fusée envoyée dans l’espace depuis l’Australie, fusée qu’on retrouve à Wimbledon, à moitié enfoncée dans les décombres d’une maison. Lorsqu’on y pénètre, c’est pour constater que deux des astronautes ont disparu, le troisième ne perdant rien pour attendre puisque, possédé par l’entité extraterrestre, il se change en cactus. Quatermass II marche également de découverte en découverte (invasion extraterrestre par les petits cylindres qui tombent sur l’Est de l’Angleterre, base lunaire de Quatermass édifiée dans le plus grand secret à Winnerden Flats, implication de l’appareil d’État dans le plan extraterrestre, qui est déjà fort avancé, etc.)

C’est la modalité de la scène théâtrale qui donne ici la solution. Les dramatiques télévisées du temps étaient interprétées en direct, la télévision persistant à se définir comme un théâtre à distance (comme dans les gravures d’anticipation d’un Robida !). L’avantage du direct est que le temps de la représentation et le temps de l’action sont homologues. Autrement dit, ce qui arrive arrive dans notre temps à nous. Kneale peut dès lors exploiter tous les registres du mystère, du suspens, de la découverte prodigieuse, en obtenant notre adhésion.
D’un autre côté, Nigel Kneale et Rudolph Cartier modifièrent profondément la dramatique télévisée anglaise, imposant un style plus proche du cinéma que du texte d’une pièce, lu par des acteurs devant un micro. Les trois Quatermass des années 1950 évoluent progressivement vers le cinéma tout court (la part de ce qui est joué en direct diminue, au profit de choses filmées au préalable en 35 mm et diffusées au milieu du reste). Le premier épisode de Quatermass II fait par exemple alterner des plans d’un paysan sur son tracteur, manifestement filmés à l’avance, et ceux de trois militaires dans une station radar, où tout, multiplicité des caméras, prise de son, indique qu’on est en direct sur un plateau.
Au final, les Quatermass reposent sur une alternance constante de deux modes filmiques, le cinéma, qui construit son objet filmique (à partir de l’hétérotopie des plans dialectiquement montés et de l’hétérochronie d’un temps synthétique provenu lui aussi du montage), et le théâtre filmé, où les personnages jouant en direct sur un plateau sont saisis et suivis par l’une des caméras. (Cet effet disparaît naturellement dans les adaptations au cinéma par la Hammer, en 1955, 1957 et 1967 respectivement, mais le second et le troisième film ont été écrits par Nigel Kneale qui a préservé du moins le côté haletant des dramatiques télévisuelles.)
Quatermass IV (ITV, 1979), est évidemment filmé de façon conventionnelle (il est à noter que la BBC refera cependant le premier Quatermass dans les conditions du direct, en 2005), et cela explique en partie que cet ultime volet soit beaucoup moins intéressant que la trilogie des années 1950. On n’est parfois, dans Quatermass IV, filmiquement pas très éloigné des personnages idiots énonçant l’évidence, de la science fiction filmique américaine, envers laquelle Nigel Kneale affectait le plus profond mépris.

Un monde qui s’en va par bribes

Contrairement aux trois premiers volets de la série, Quatermass IV se présente explicitement comme un roman de fin du monde. Kneale est reparti de Star Begotten (1937), roman tardif de Wells, qui raconte que les extraterrestres ont, à l’aide d’un rayon, lavé le cerveau des enfants terriens pour qu’ils deviennent, de facto, des martiens. (Mais on voit que Quatermass and the Pit reposait déjà sur une idée déjà très voisine.)
Dans Quatermass IV, la civilisation s’est écroulée (urban collapse), comme dans beaucoup de romans prophétiques britanniques, et les villes sont en proie à l’émeute organisée par des gangs juvéniles. Quant à la campagne, elle fourmille d’une jeunesse tombée, à cause du rayon martien, dans une secte soucoupiste, caricature du mouvement hippie. Il n’est pas précisé si l’effondrement urbain et la culture des gangs sont également un effet de l’infestation extraterrestre, mais si l’on considère l’œuvre de Nigel Kneale dans son ensemble, il est au moins implicite que le gouvernement a quelque chose à voir dans ce délitement du tissu urbain. Dans Quatermass II, l’urbanisme totalitaire de la « ville nouvelle », sans âme, créée arbitrairement, par décision gouvernementale pour accueillir la main d’œuvre excédentaire (et filmée dans la « ville nouvelle » existante de Hemel Hempsted), doublait l’ingénierie totalitaire de l’usine à fabriquer de la nourriture extraterrestre (filmée dans la raffinerie Shell de Stanford-le-Hope, sur l’estuaire de la Tamise). Quatermass IV ne fait, somme toute, que montrer, un quart de siècle plus tard, le résultat de ces politiques urbaines discrétionnaires, qui laissent le centre des grandes villes à l’abandon et dissolvent le lien social.

Dans Quatermass IV, la jeunesse soucoupiste se rassemble sur les sites mégalithiques, d’où elle espère être transportés en un monde meilleur. C’est ce qui arrive en effet, mais pas de la façon escomptée. Un rayon annihilateur extrait de cette belle jeunesse on ne sait quelles huiles essentielles, dont sont friands les extraterrestres (ou l’unique extraterrestre, décrit par Quatermass comme une membrane, enveloppant la Terre à une grande distance dans l’espace), en répandant ce qui ne sert pas, viande et os, dans la stratosphère, sous la forme d’un vomi verdâtre.
La problématique de la menace extraterrestre consiste donc, dans ce dernier volet des aventures de Quatermass, en une « récolte » (harvesting) de l’humanité plutôt qu’en une invasion à proprement parler (la dévoration par le monstre dans Quatermass I, la zombification des humains dans Quatermass II), ce qui signifie que la référence ici n’est plus H. G. Wells mais Charles Fort (« The Earth is a farm. We are someone else's property. » The Book of the Damned, 1919).
Mais dans Quatermass IV, la fin du monde est présentée aussi comme le résultat de l’absence de transmission. Que s’est-il passé pour que les aînés n’obtiennent plus des jeunes qu’ils adhérent à leur société ? Cette question inquiète est celle que peut poser un membre de la génération qui est parvenue à l’âge adulte après-guerre, troublé par l’évolution sociale des années 1960 et 1970, qui va d’illusions alternatives (le mouvement hippie) jusqu’au nihilisme du No Future. Quatermass IV souffre d’ailleurs d’un anachronisme, dû au délai entre sa conception initiale (en 1973) et sa production (en 1979), car on attendrait des « punks à chiens » plutôt que des hippies.
Quatermass IV met en scène un Bernard Quatermass égrotant, qui assiste en témoin impuissant à la déliquescence de son monde, avant de sauver l’humanité in extremis grâce aux efforts conjugués de vieux savants qui finissaient leurs jours dans quelque bidonville. Mais ce monde en miettes ne mérite pas nécessairement d’être sauvé (alors que le monde du Quatermass des années 1950, plein d’extraterrestres invasifs et de bureaucrates abusifs, méritait malgré tout d’être racheté). Dans Quatermass IV, la jeune génération est tellement antipathique que les efforts de Quatermass pour lui éviter l’annihilation nous paraissent mal inspirés. Au surplus, l’Angleterre qui nous est présentée est si dangereuse pour ses habitants que la destruction en masse de cette jeunesse (70 000 jeunes désintégrés dans le stade de Wembley) ne nous fait ni chaud ni froid.
Si l’on considère les fictions télévisuelles écrites par Nigel Kneale comme des témoignages de l’air du temps — et si l'on est attentif à l’évolution d'éléments tels que le design industriel, la décoration intérieure, les modes, la gestuelles, les parlures —, la thèse de la déliquescence présentée dans Quatermass IV se trouve justifiée en quelque sorte au-delà des intentions de l'auteur. Les trois Quatermass des années 1950 montrent des gens qui étaient probablement plus pauvres, et certainement moins instruits, que leurs homologues des années 1970, mais qui sont infiniment plus filmogéniques. Le moindre bobby, le plus pâle des fantassins, et même le terrassier qui creuse son trou dans Quatermass and the Pit, a le maintien d’un aristocrate auprès des avachis des années 1970. Même le Teddy Boy et la Teddy Girl du premier épisode de Quatermass and the Pit, l’un et l’autre d’une bêtise alarmante, et qui reviennent peut-être d'une rixe avec les noirs de Notting Hill, semblent des parangons auprès des hippies de Quatermass IV.
Considéré à ce point de vue, le film The First Men in the Moon (1964), qui serait rangé aujourd’hui dans l’anticipation pseudo-victorienne (le steam punk), décale de façon anachronique le côté peigné et cravaté du début des années 1960, renvoyant à ses contemporains une image flatteuse et attendrie d’eux-mêmes.
Inversement, la dramatique parapsychologique The Stone Tape (BBC, 1972) révèle le summum de la laideur des années 1970, qui fut sans doute la décennie la plus laide des deux derniers siècles. Costumes et coiffures sont horribles. Ajouter que le jeu des acteurs confine à l’hystérie, à cause de la théorie alors populaire mais complètement erronée selon laquelle un acteur doit, pour bien jouer, éprouver les émotions qu'il est censé interpréter.
C'est donc à l'issue d'un long processus qu'on arrive, dans Quatermass IV, à la clochardisation universelle, qui n'est pas nécessairement une conséquence de l'urban collapse, mais peut-être une de ses causes. Ironiquement, seule l’armée traverse intacte les quatre Quatermass. Elle reste la garante de la sécurité intérieure (police anti-émeute) et extérieure (lutte contre les invasions extra-terrestres), tout en continuant à être l’instrument d’un gouvernement manipulateur.

Propagande et contrepoison

Tout récit d’anticipation de la veine pessimiste invite à une lecture, au moins potentielle, comme satire. Les Quatermass illustrent bien l’évolution des États modernes, depuis les gouvernements technocratiques et autoritaires de l’après-guerre, jusqu’aux gouvernements laxistes et menteurs de la fin du siècle.
Dans Quatermass II, le contexte est celui de la vagues des OVNIS, au début des années 1950, dont les recensions sont sévèrement censurées par les autorités, qui craignent d’affoler la population. Dans Quatermass and the Pit, cette attitude de dissimulation de la réalité ufologique confine à l’autisme, puisque les autorités s’efforcent de convaincre la population que le vaisseau spatial antédiluvien est un faux fabriqué par les nazis et planté là pour démoraliser les Anglais. Enfin, dans Quatermass IV, on reconnaît l’attitude des gouvernements « amis du désastre », du tournant du XXIe siècle, qui consiste à nier jusqu’à l’absurde une réalité gênante. Ainsi, la désintégration d’un immense rassemblent de jeunes hippies sur un site mégalithique devient pour la BBC des rumeurs selon lesquelles il y aurait eu un « orage magnétique » dont auraient été témoins « les touristes présents sur les lieux » — et encore l’information n’est-elle donnée que pour discréditer lesdites rumeurs : il n’y a finalement pas eu d’orage magnétique.
Toutes ces modalités de propagande semblent inspirées de la propre expérience de Nigel Kneale, qui écrivit les Quatermass d’abord comme salarié de la BBC, puis en freelance (il déclara en partant qu’il était grand temps qu’il quitte cette maison de fous). La BBC des années 1950 offrait un miroir aux angoisses de la population face à l‘État technocratique, ou une sorte de contrepoison au projet étatiste dont la BBC était elle-même partie intégrante. (Kneale et Cartier avaient, en 1954, adapté le 1984 d’Orwell, dont la télédiffusion avait beaucoup choqué, au point de susciter plusieurs interventions à la Chambre.) C’est sans doute ce qui explique que, dans Quatermass IV, alors que le monde s’est écroulé, les chaînes de télévision font partie des choses qui fonctionnent encore (avec l’armée). Ce qui survit est le monde de Nigel Kneale.

Xénobiologie et pouvoirs psychiques : la question du mal immémorial

Quatermass and the Pit et Quatermass IV nouent la question de l’invasion extraterrestre à une autre problématique fondamentale chez Nigel Kneale, qui est celle du mal immémorial. Dans Quatermass IV, celui-ci est symbolisé par les cercles mégalithiques, qui n’ont été édifiés, découvrons-nous, que parce que l’entité extraterrestre « récoltait » déjà la jeunesse aux temps préhistoriques, et qui sont donc l’équivalent de panneaux « danger » signalant les balises extraterrestres).
C’est déjà, grosso modo, ce qui se passe dans Quatermass and the Pit, où les sauterelles martiennes enterrées sous Hobbs Lane expliquent les phénomènes de hantise du site, depuis le moyen âge (l’énergie qui alimente les phénomènes ESP est l’énergie dormante du vaisseau, tandis que les apparitions du diable s'expliquent par une mémoire ancestrale du masque facial des sauterelles).
Telle est aussi la thématique de la dramatique parapsychologique de Nigel Kneale, The Stone Tape (BBC, 1972), où une pièce hantée, dans une demeure victorienne qui a servi à l’armée américaine pendant la guerre, recèle un message à deux couches : elle « contient » un fantôme victorien, celui d’une jeune femme, mais celle-ci ne s’est rompu le cou que parce que les pierres qui ont servi à construire cette pièce proviennent d’un site mégalithique et contiennent les « enregistrements » sacrificiels des « autres », agents antédiluviens d’une horreur primordiale.
Il est à noter que le motif du contrôle extraterrestre (infestation par le symbiote extraterrestre dans The Quatermass Experiment, zombification par les extraterrestres jaillis de leurs petits cylindres dans Quatermass II) est, chez Kneale, très proche de celui de la possession. Les personnes atteintes se comportent comme des démoniaques. Il faut signaler aussi que dès The Quatermass Experiment (du moins à en juger par le script original de Nigel Kneale, paru en Penguin book, n° 1421, en 1959 — puisque les quatre derniers épisodes télévisés n’ont pas été conservés), Quatermass, pour tuer le monstre extraterrestre, conjure les trois astronautes qui lui ont été incorporés de pratiquer une sorte d’exorcisme, un motif qui n’a pas été conservé dans l’adaptation filmique de la Hammer, qui n’est pas écrite par Nigel Kneale, où le monstre est simplement électrocuté dans l’abbaye de Westminster.
Kneale s’approprie donc le champ de la magie et du surnaturel (ou de la parapsychologie), sans qu’on quitte le monde fictionnel de la science-fiction, ce qui le rapproche d’un Lovecraft, qui présente la même ambiance d'occultisme mais chez qui les monstres sont également des êtres provenus d’outre-espace.
De ce fait, chez Kneale, les pouvoirs psychiques sont interprétés comme des facultés biologiques développées par des organismes extraterrestres.
Le darwinisme apparaît chez Nigel Kneale dans une version pessimiste et ironique, comme une sorte de fatum biologique. La violence de la foule, dans Quatermass and the Pit, s’abat sur des victimes que rien ne distingue apparemment de leurs voisins, mais qui se trouvent ne pas posséder les gènes « martiens », et qui sont par conséquent identifiées comme étrangères à la « ruche ». Le « rayon qui vous change en hippie », dans Quatermass IV, n’atteint que la jeunesse et par conséquent distribue arbitrairement la population en « jeunes » et en « vieux » (l’un des ministres du cabinet de guerre est assez jeune pour « comprendre ce que ressentent les jeunes » et il partage en partie la foi soucoupiste).
Du fait de cette pensée darwinienne, la leçon morale, qui est explicite au moins dans Quatermass and the Pit, est passablement brouillée. Certes il est regrettable que l'humanité soit capable de racisme et de pulsions génocidaires. Mais après tout, il s'agit d'un trait évolutionniste (artificiel, en l'occurrence, puisque transmis par les sauterelles martiennes par génie génétique) et l'évolution n'a pas de « sens » à proprement parler. Elle se contente de « perfectionner » les espèces, c'est-à-dire de les adapter à leur milieu. Selon le même raisonnement, on ne peut en vouloir aux extraterrestres des deux premiers Quatermass d'envahir la Terre, ni à la membrane cosmique de Quatermass IV de frire des spécimens de notre belle jeunesse pour se régaler de leurs huiles essentielles.

Relève pareillement de l’ironie darwinienne la fin du monde lunaire dans l’adaptation des Premiers Hommes dans la Lune, récit auquel Kneale a très habilement gardé sa nature de roman comique, qui n’était pas complètement explicite chez Wells (mais qui est explicitée dans la publication préoriginale dans le Strand Magazine, en 1901, par les illustrations de Claude Shepperson). Dans son adaptation, Nigel Kneale a remployé le motif final de The War of the Worlds (les martiens, après leur guerre-éclair, mouraient des virus terriens) : Cavor a communiqué son rhume aux Sélénites, qui sont tous morts depuis longtemps quand arrivent les cosmonautes de la mission Apollo.

Harry Morgan

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