LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTÉRAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

-

The Adamantine

MISCELLANÉES STRIPOLOGIQUES DE L'ANNÉE 2023

Mythopoeia - Æsthetica - Critica


OUVRAGES SUR LA BANDE DESSINÉE


BANANAS REVUE CRITIQUE DE BANDE DESSINÉE
N° 15, février 2023
22 Bd du Général Leclerd B5, 95100 ARGENTEUIL
12 euros
abonnement 20 euros pour deux numéros


Essai sur Cosey par Olivier Jarrige, fin et nostalgique. Un vieux lecteur peut être capable d'une vraie analyse
Entretien par Évariste Blanchet avec le dessinateur Jean-Pierre Dufour, très typique des auteurs de BD qui fonctionnent comme des auteurs littéraires, c'est-à-dire qui créent d'abord et qui cherchent un éditeur après (d'où la présence de manuscrits, autrement dit d'albums achevés, ou à peu près, dans un tiroir).
Table ronde, à l'occasion du 11e Salon des ouvrages sur la bande dessinée, consacrée à la presse quotidienne, grande oubliée de l'histoire de la bande dessinée (ce qui est paradoxal puisque les classiques de la bande dessinée appartiennent originellement au newspaper strip).
Panorama des Robins des bois et assimilés en version française, par Jean-Pierre Lalanne, d'une belle érudition.
Analyse formelle de Gilles Pellissier sur le manga du génial Kazuo Kamimura, Lady Snow Blood.
Article sur Egidio Gherliza et Antonio Terenghi, maîtres du comique italien en petit format, par Manuel Hirtz et Harry Morgan.
« L'irruption sauvage du dehors dedans », par Renaud Chavanne, réflexion supplémentaire à son ouvrage Dessiner et composer, PLG, 2020, examine le motif de la fenêtre dans plusieurs bandes dessinées contemporaines.
Évariste Blanchet fait le feuilleton du procès, digne de Charles Dickens, intenté par Jean Chakir au éditions Bayard, qui lui ont perdu les planches d'une histoire complète.
S'ajoutent les comptes rendus de lectures d'ouvrages secondaires importants parus pendant l'année Dessiner des petits Mickeys de Jessica Kohn, Dragon Ball de Bounthavy Suvilay, Last Girl Standing de Trina Robbins, les mémoires de Jean-Pierre Dionnet et le Pif Gadget et le communisme de Maël Ranou.
Chronique en BD de Benoît Barale, caustique et drolatique, sur la reprise des personnages de BD par d'autres dessinateurs.

HISTOIRE DE LA BANDE DESSSINÉE ESPAGNOLE
Antonio Altaribba, Manuel Barrero, Antoni Guiral, Noelia Ibarra, Álvaro Pons,
PLG, Collection Mémoire Vive / ACT ediciones, 2023


Écrit par les meilleurs spécialistes de la péninsule, qui se sont répartis les périodes historiques, et qui ont soin de présenter le contexte historique et social à destination d'un lecteur français, l'ouvrage donne un panorama complet de la bande dessinée ibérique, qui est loin de se cantonner à TBO ou, après la mort de Franco, à la révolution El Vibora. Particulièrement informatif est le chapitre de Manuel Barrero sur les origines de la bande dessinée espagnole (jusqu'aux années trente). La période franquiste est traitée avec discernement par Antonio Altaribba, qui montre comment on passe d'une bande dessinée à vocation d'édification, sinon de propagande, à une littérature de distraction. La fin de l'ouvrage, sur la bande dessinée contemporaine, est plus convenue, brossant un tableau qui s'efforce d'être exhaustif, au risque de l'énumération, et passant par les thématiques obligées, telles que la diversité des formats ou l'émergence des autrices.
Deux idées-forces, ou pour mieux dire deux dialectiques, traversent l'ouvrage. Premièrement celle de la créativité opposée à la convention (la revue TBO elle-même est précisément un modèle de conventionnalisme ; mais même pendant la dictature, la tébéosphère peut constituer un espace de résistance modeste). En second lieu, celle de l'ouverture opposée à l'autarcie. La dictature franquiste est autarcique sur le plan culturel et sur le plan économique, ce qui ne contribue pas peu à la misère générale, mais cela génère d'une part une échappée vers l'extérieur, par l'émigration, de sorte que la bande dessinée espagnole s'internationalise, et d'autre part une ouverture vers l'extérieur, par résistance intellectuelle, qui explique que l'Espagne post-franquiste s'intègre tout naturellement à la bande dessinée mondiale (comic book, manga, roman graphique).

SCOUTISME ET BD FRANCO-BELGE
DE L'EXALTATION À LA CARICATURE

Philippe Delisle, Laurent Déom (éd.)
Karthala, 2023° 15


Mouvements catholiques de jeunes et bande dessinée connaissent un développement conjoint, de sorte qu'on peut associer, comme l’écrit Luc Courtois p. 95, « scoutisme et Patro comme “matrices” culturelles d’un penchant pour la BD ». 
Une lecture « scoute » de Tintin au Congo par Philippe Delisle montre avec à propos que l'œuvre, perpétuellement associée au colonialisme, relève autant du scoutisme. 
Benoît Glaude examine à travers Cœurs vaillants et les Amis de Spirou l'apprentissage de la BD via les mouvement de jeunesse, puis l'intégration du scoutisme comme genre dans la BD. 
Laurent Déom se penche sur la prototypique Patrouille des castors. Luc Courtois situe le scoutisme de la BD franco-belge dans son contexte littéraire, à la fois dans la bande dessinée (depuis Roy Powers de Frank Godwin, qui est la BD officielle des Boy Scouts of America) et dans la littérature populaire, où l'le récit mettant en scène des scouts devient un sous-genre du récit d'aventures (à travers notamment Jean de la Hire). 
C'est à Pascal Robert qu'il revient d'aborder le passage à la dérision à travers Hamster Jovial.
Philippe Martin brosse un panorama du scoutisme dans la BD contemporaine.
Les auteurs connaissant à fond leur corpus et maîtrisant parfaitement les déterminants culturels, comme il convient à des historiens de métier, nous donnent dans cet ouvrage modeste et sans prétention, un tour complet de la question. 

DU PRIVÉ AU PUBLIC : LA COLLECTION VAN PASSEN VERSÉE À L'UNIVERSITÉ DE GAND
Philippe Capart

La Crypte tonique n° 16, 2023

La revue de la librairie La Crypte tonique, représentant l'émanation exotérique d'une société secrète réunie sous l'enseigne de l'éléphant Bimbo, présente dans son numéro 16 la carrière du collectionneur et pionnier belge de la bédéphilie Alain Van Passen, dont les gigantesques archives viennent d'être versées à l'université de Gand. Trois modes textuels, ou trois « voix », se mélangent dans l'ouvrage. La première, anonyme, qui parle de Van Passen à la troisième personne, donne son point de vue lorsqu'il est acteur du récit, s'appuie sur ses souvenirs, en les contextualisant quand il est à la marge des événements, et exploite ses archives (au milieu d'autres) quand il n'est pas au centre du récit. Le second mode textuel consiste intégralement en un tissu de citations, livrées sans commentaires, des principaux protagonistes, ce qui multiplie les éclairages sur ce qui nous est narré (qui n'est cependant pas la totalité de l'histoire). La troisième « voix », éditoriale, est responsable d'une surabondance de notes infrapaginales qui associe l'hyper-érudition à la subjectivité et fréquemment à l'humour, qui constitue un indispensable who's who, sans lequel le texte serait incompréhensible, et qui puise de surcroît à des sources archivistiques (souvent des correspondances) inédites. 
Le texte restitue donc l'émergence du fandom, depuis le premier article de Pierre Strinati dans Fiction n°92, en juillet 1961, la naissance du Club des bandes dessinées et sa « fission », la porosité entre le fandom et les professionnels du milieu, l'émergence des salons de la bande dessinée et de l'activité muséale, etc. Il permet de comprendre la structuration du champ de la bande dessinée, le point essentiel étant que, produit de presse, le support du journal pour enfants est éphémère et que, dès les années d'enfance, il faut déployer des prodiges d'ingéniosité pour constituer des suites complètes des fascicules, ce qui explique que des personnes qui ont constitué avec immensément de difficulté des collections puissent dire sans coquetterie qu'ils ne sont pas collectionneurs. Du côté du fandom, le Club des bandes dessinées (et donc la bédéphilie) naît autour d'un projet de réédition (des bandes dessinées des années 1930 en l'occurrence), sur le modèle de n'importe quel autre club du livre du temps (du type Club du livre policier).
L'iconographie, très abondante, reproduit des archives rares, que l'érudit complètera en ligne en rejoignant le club Bimbo.
L'ouvrage est un plaisir pour l'érudit et un précieux outil pour l'historien.

DANS L'OMBRE DU PROFESSEUR NIMBUS
Antoine Sausverd
PLG Collection Mémoire Vive, 2023

Antoine Sausverd, éminent animateur du site Töpfferiana, consacré à la bande dessiné ancienne, dite du Platinum Age, nous livre un ouvrage extrêmement fouillé sur André Daix et sa création de 1934, le Professeur Nimbus, devenu proverbial, comme synonyme du savant distrait. Ce faisant, l'auteur nous plonge dans l'histoire du newspaper strip français, domaine relativement négligé par la recherche, mais dont l'importance est cruciale, puisque ce newspaper strip français a donné à notre bande dessinée pour ainsi dire sa physionomie (centralité du personnage titulaire, tonalité humoristique), son code (cases, strip, bulles lorsque la bande est « parlante »), et même son nom (dans le jargon des agences de presse, « bande » dans « bande dessinée » fait référence au strip, donc à une forme éditoriale, mais aussi à un format, un espace occupé dans la maquette d'une page de journal).
De fait, les considérations éditoriales apparaissent ici décisives, étant entendu qu'il ne suffit pas d'avoir une (bonne) idée (telle que publier des bandes dessinées) pour que cette idée fleurisse. Encore faut-il : 1. qu'elle soit adoptée par des patrons de presse et 2. qu'elle rencontre le succès commercial. Cette bonne évidence a pour conséquence que l'histoire du médium présente des bizarreries, ce qui contrarie toute description évolutionniste. Par rapport à la ligne idéale que trace le théoricien, d'après les considérations esthétiques ou sémiotiques, on est toujours « en retard » ou « à côté », parce que les contingences techniques, économiques, idéologiques priment ; plus rarement, on a la bonne surprise de constater qu' on est « en avance » par rapport à l'évolution supposée du médium.
Le lecteur de l'ouvrage d'Antoine Sausverd découvre ainsi (p. 13-16) que Paul Winkler tente, mais en vain, de proposer à la presse française l'équivalent d'une page de strips quotidiens, voire de l'équivalent d'un supplément dominical de bandes dessinées, le sunday supplement américain. (In fine, c'est parce que cette tentative échoue qu'il propose un packaging de sunday pages et de strips quotidiens sous la forme d'un journal pour enfants, avec Le Journal de Mickey (1934), créant de facto « l'âge d'or » de la bande dessinée, au prix d'un quiproquo qui ne sera jamais complètement résolu, en donnant à croire que le newspaper strip s'adresserait prioritairement – voire exclusivement – à la jeunesse.) On ne peut que rêver à ce qu'eût été l'histoire de la bande dessinée français si Le Journal, support où paraît Nimbus, avait accepté l'idée de Paul Winkler de publier en 1934 une pleine page de bandes dessinées comprenant le strip de science-fiction Brick Bradford, le strip policier Radio Patrol, le girl strip humoristique Tillie the Toiler, Le professeur Nimbus et... Krazy Kat.
De même, en tant que strip muet, Nimbus entretient des liens étroits avec des productions étrangères comme le pionner Adamson d'Oskar Jakobson, ou le Vater und Sohn de e. o. plauen (créé la même année que Nimbus).
Il faut tenir compte aussi de la culture médiatique et l'ouvrage d'Antoine Sauverd montre bien que c'est l'ubiquité du support qui rend Nimbus populaire (à l'époque, tout le monde lit le journal), et non on ne sait quel triomphe artistique de l'auteur, décliné de la période des vaches maigres jusqu'à la gloire. (Dans la paléo-stripologie ce type de rhétorique avait pu occasionnellement servir de façon opportuniste à une défense et illustration de la bande dessinée.) Les strips muets d'André Daix sont fréquemment fort drôles mais, quoique Antoine Sausverd s'abstienne là-dessus de tout commentaire, Daix n'est pas un virtuose du dessin, ni même un dessinateur ayant un style particulièrement marqué, et il présente par conséquent sur le plan graphique un produit relativement passe-partout. Ce sera un avantage, car cela permettra de continuer Nimbus, après que Daix sera empêché.

En effet – et c'est l'autre versant, le versant obscur – de cette histoire, Daix fait partie (aux côtés du Russe blanc Vica et du dessinateur Auguste Liquois, collaborateur du Téméraire et du Mérinos) des indignes de la bande dessinée, c'est-à-dire de ceux qui, pendant l'Occupation, n'ont pas seulement participé à des publications collaborationnistes ou nazifiées, mais qui se sont engagés au service de l'Europe nouvelle, et ont publié en pleine conscience de la propagande. Après la guerre, André Daix, condamné par contumace, fuit en Espagne (il fera, plus tard, une escapade en Amérique latine). L'érudit lusophone Leonardo de Sá, connaissant les noms d'emprunt de Daix, s'est livré à un passionnant travail de détective et reconstitue en détail l'œuvre étrangère du dessinateur, publiée sous pseudonyme dans la presse de la péninsule. Quant à Nimbus, toujours propriété d'Opera Mundi, il sera repris après guerre par une série de dessinateurs signant tous J. Darthel  – Rob-Vel, créateur de Spirou, est de leur nombre.
Ironiquement, Nimbus devint en bout de course, dans les années 1990, du fait de l'engagement à la droite de la droite de son dernier dessinateur, Le Goff, et avec l'appui de figures aujourd'hui bien oubliés, tel Jean-Claude Faur (fanzine Bédésup), une icône de l'extrême droite, au prix d'un nouveau quiproquo. Les militants qui revendiquent pour leur obédience une figure canonique sont dans une démarche de dé-marginalisation (mainstreaming). En l'occurence, des militants nationalistes ont tout intérêt à dire qu'une figure aussi consensuelle que le proverbial professeur Nimbus est des leurs. Seulement, à l'époque considérée, les années 1990, Nimbus est bien oublié. La logique des cultures médiatiques est en effet que, lorsque la publication s'arrête, ou devient marginale, l'extrême notoriété fait place au mieux à un souvenir flou. Conclusion : si l'on tenait absolument, en 1994, à passer pour ringard, il n'y avait décidément pas mieux comme référence culturelle ou comme figure tutélaire que Nimbus. En second lieu, la trajectoire personnelle d'André Daix est évidemment connue des militants, et Nimbus est donc en toute contradiction présenté, avec des clins d'œil appuyés, comme un signe de ralliement de l'extrême droite (du fait des engagements de Daix pendant l'Occupation). Ce douteux mélange de dissimulation pateline et de connivence appuyée, caractéristique des cultures militantes, semble un point aveugle à l'intérieur même de la culture médiatique, le clin d'œil appuyé devenant pour les médias, toujours sourcilleux sur la morale, un élément à charge (un « dérapage » dans le jargon médiatique), élément qui est aussitôt remis en question, du fait même du mainstreaming, avec cette conséquence que l'accusation se retourne contre l'accusateur (« on nous diffame, on nous persécute »), ce petit jeu se poursuivant aussi longtemps qu'il plaît aux participants.
Curieux destin en somme que celui de Nimbus, figure dessinée qui semble à tous égards valoir mieux que son créateur, André Daix. Et plus curieuse figure encore, constamment en arrière-plan, comme créateur de l'agence Opera Mundi en 1928, celle de Paul Winkler, réfugié aux États-Unis pendant la guerre, en tant que juif hongrois, mais reprenant ses activités en 1945, et qu'il ne serait peut-être pas injuste de considérer comme le père de la bande dessinée française.

UNE HISTOIRE DE LA BD AU CHILI : À TRAVERS LES REVUES DE 1858 À NOS JOURS
Moisés Hassón
PLG, Collection Mémoire Vive, 2023

Histoire très détaillée de la bande dessinée et de la caricature chiliennes. Le corpus est réduit, le Chili étant un pays pauvre. Du coup, tout est traité, y compris la production étrangère parue au Chili. L'inconvénient est que le lecteur s'y perd un peu.
Cette relative paucité de la matière dissuade aussi l'auteur de tenter une synthèse. Le lecteur a ainsi l'impression que la science-fiction est l'un des courants dominants de la production locale, sans que ce point ne soit jamais éclairci.
Le mérite de l'ouvrage est de situer l'histoire dessinée dans l'histoire agitée du Chili. Ainsi, la dictature dans un premier temps, met essentiellement fin à la production locale dans ce que l'auteur nomme un « black-out culturel ».
Pour le lecteur soucieux de prolonger l'investigation, la tarzane chilienne aux cheveux noirs Mawa (qui règne sur la jungle du Matto Grosso) est parue dans le petit format Tipi chez Mon Journal (éditions Aventures et Voyages) du n° 41 au 46 (1977), qu'il est aisé de se procurer sur les vide-greniers ou sur la Toile.


ALGÉRIE 54-62 : LA GUERRE FANTÔME DANS LA BANDE DESSINÉE FRANCOPHONE
Luc Révillon
PLG, Collection Mémoire Vive, 2023

Excellent ouvrage sur le traitement par la bande dessinée d'un thème guerrier faisant lui-même l'objet d'âpres conflits mémoriels. Quoique l'auteur donne un panorama complet et scrupuleux de la littérature dessinée sur le sujet (une centaine d'albums), on comprend bien que littérairement une œuvre comme celle de Jacques Ferrandez (Carnets d'Orient) est centrale dans le corpus.
L'approche de l'historien permet de mettre en perspective ce qui relève en réalité de conventions romanesques, les femmes combattantes du FLN (quasi-inexistantes dans la réalité ; on parle d'un pays musulman), les parachutistes bodybuildés et tortionnaires (90% des parachutistes sont des appelés), les appelés opposants ou réfractaires (omniprésents dans la bande dessinée, ils brillent par leur absence dans la réalité). Autre différence de traitement, la torture par l'armée française est systématiquement abordée, alors que celle du FLN est rarement évoquée et n'est jamais montrée dans les récits (mais les massacres avec actes de torture et de barbarie commis par le FLN sont, eux, montrés). Surtout, l'auteur éclaire comment la teneur des récits est affectée par « la mauvaise conscience de la colonisation et le “devoir de repentance” ».
Finalement le silence sur un sujet traumatique, voire l'amnésie (aggravée par les lois d'amnistie qui constituent après tout une amnésie juridique), et une tardive libération de la parole, pourraient expliquer pourquoi le sujet passe si bien en bande dessinée. Comme il n'y a pas d'histoire « officielle », ce qui reste, ce sont des récits.

LA MUSIQUE SILENCIEUSE DE JOSÉ MUÑOZ ET CARLOS SAMPAYO
Erwin Dejasse
Presses Universitaire François-Rabelais, Collection Iconotextes, 2003

Tiré de la thèse de doctorat de l'auteur, il s'agit d'un excellent ouvrage de stripologie, combinant harmonieusement une analyse esthétique, une approche du contexte historique et éditorial, et une monographie d'auteur.
Dans une partie préliminaire, l'auteur se penche l'évolution du code graphique de la bande dessinée depuis le début du XXe siècle, amenant à ce qu'il nomme dans la thèse l'illusion reférentielle et dans l'ouvrage la mimésis illusionniste, mais qui serait plus complètement désigné comme une esthétique inspirée de l'image cinématographique, empruntée par Milton Caniff (Terry and the Pirates) à Noel Sickles (Scorchy Smith). C'est ce code, imposé par la volonté de raconter des histoires d'aventures, code passablement différent à la fois du code sério-comique des séries aventureuses des années 1920 (Little Orphan Annie, Wash Tubbs) et du code de l'illustration réaliste des années 1930 (Prince Valiant, Flash Gordon) qui se fixe une fois pour toute et qui correspond à ce qu'on appelle conventionnellement la bande dessinée réaliste (qui n'est donc pas plus ni mieux réaliste que ses alternatives citées à l'instant, d'où l'adjectif illusionniste dans mimésis illusionniste).
L'auteur explore ensuite la vie et l'œuvre de José Muñoz avec comme point d'orgue la rencontre avec Carlos Sampayo et la création d'Alack Sinner. Ceci nous donne comme supplément en quelque sorte une histoire de la bande dessinée argentine vue de l'intérieur, c'est-à-dire de la cuisine éditoriale. Muñoz se voit ainsi phagocité par Francisco Solano López dont il est l'assistant. L'histoire politique de l'Argentine est également abordée, puisque la dictature pousse le scénariste Carlos Sampayo à l'exil. C'est l'Europe qui scellera finalement le destin du couple Muñoz et Sampayo, à commencer par la revue italienne Linus. Leur œuvre paraissant en préoriginale soit en italien, soit en français (Charlie Mensuel) soit en espagnol et en Espagne. Ici l'auteur insiste sur une nouvelle façon de raconter qui provient de l'école argentine et qui, contrastant avec un découpage linéaire de l'action, consiste à mettre les cases dans un rapport dialectique, dont le lecteur déduit le sens. Ainsi, dans Alack Sinner, deux gros plans successifs sur deux personnages signifient que leurs regards se croisent fugitivement. La multiplication des plans, des cadrages et des angles de vue peut laisser penser que ce code est lui aussi en partie inspiré du cinéma, ce qui ramène à la mimésis illusionniste. Une autre marque de fabrique de Muñoz est l'omniprésence « d'histoires virtuelles, qui croisent la “trame principale” et dont les créateurs ont délibérément choisi de ne figurer qu'un seul fragment d'espace-temps ». De même le caractère versatile de la graphiation marque l'œuvre. Ici encore, ce changement de registre graphique évoque fortement l'école argentine (on pense naturellement à Breccia).
L'ouvrage s'achève sur une réflexion (qui éclaire le titre de l'ouvrage) concernant la façon de restituer la musique dans les dispositifs plastico-narratifs de la bande dessinée à partir de l'idée de rythme.

WILLIAM VANCE MONOGRAPHIE : ENTRETIENS AVEC PATRICK GAUMER
Dargaud, 2023

Sur plus de quatre cent grandes pages, la vie et l’œuvre de William Vance, avec au milieu d’un texte à la « troisième personne » de très larges citations du dessinateur tirées d’heures d’entretiens, ce qui est une bonne idée puisque cela donne une grande précision au propos. Nombreux documents. Sourçage bibliographique scrupuleux. L'ouvrage contribue à une histoire éditoriale. On comprend ainsi que la collaboration avec l'hebdomadaire féminin belge Femmes d'Aujourd'hui est harmonieuse parce que les rédactrices en chef sont d'une grande fidélité et que le support paie bien (le tirage est largement supérieur au million d'exemplaires).

ON NE VIT PAS DE LA BANDE DESSINÉE : TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES D’AUTEURS À ANGOULÊME
Sylvain Aquatias, avec la participation d’Alain François
Presses universitaires de liège, Collection Acme, 2023

Résultat du « terrain » d’un sociologue, solide analyse de la trajectoire de dessinateurs formés à Angoulême (ils sont anonymisés comme le veut la déontologie). Vocation, formation, parcours plus ou moins réussis, vie d’artiste sont étudiés avec les outils de la sociologie, mettant en lumière les points communs la pauvreté, la précarité, la polyactivité imposée, souvent la difficulté à faire valoir ses droits.
S’il y a une conclusion à tirer, c’est peut-être le caractère « à cheval » de la bande dessinée, entre art et artisanat.

LA RÉVOLUTION GARO
Claude Leblanc
IMHO, 2023

Analyse par le menu des quarante ans de parution de la revue avant-gardiste de manga de l'éditeur Seirindo, versant japonais du renouveau de la bande dessinée mondiale dans les années 1960, mise en relation avec l’histoire sociale du Japon (l'auteur est journaliste spécialiste de l'Asie) et s'appuyant sur une riche documentation directement traduite du japonais. C'est d'ailleurs la limite de l'ouvrage. Expliquer que Sampei Shirato (Kamui Den) se retrouve dans les luttes sociales des années 1960 (agitation contre le renouvellement du traité de défense avec les États-Unis) et que le parti communiste japonais recommande la lecture de ses mangas aux militants, puis noter que le même Shirato regrette plus tard de ne plus se reconnaître dans rien parce que l’unanimisme de Kamui Den est à l’exact opposé de ce qu’est devenu le fameux mouvement social, c'est très éclairant du point de vue de l'histoire sociale. Est-ce très éclairant du point de vue de la stripologie ?
On regrettera une certaine confusion dans la rédaction et un curieux parti de ne pas présenter les œuvres, ce qui suppose que le lecteur a accès à une collection de Garo, ou qu'il possède dans sa bibliothèque au moins des échantillons des mangaka dont il est question, ou encore qu'il complète sa lecture en consultant des ressources en ligne. Plus problématique est le refus d'expliquer les stratégies économiques sous-jacentes. On nous laisse entendre ainsi que le même Sampei Shirato publie cent pages de Kamui Den tous les mois, mais qu'il ne se fait pas vraiment payer, la revue étant désargentée, et même que c'est plutôt lui qui la subventionne. Mais jamais on ne nous explique comment il arrive à joindre les deux bouts. (Une réponse est : il publie aussi du Kamui dans une revue normale, chez un grand éditeur.)

TRUE LOVE UNE ROMANCE GRAPHIQUE
Posy Simmonds avec Paul Gravett et Anne-Claire Norot
BPI Centre Pompidou/Denoël Graphic, 2023

À L’occasion d’une exposition Posy Simmonds à la BPI du 22 novembre 2023 au 1er avril 2024, trois livres en un.
Le catalogue de l’exposition Posy Simmonds à la BPI dont le co-commissaire est Paul Gravett, qui fait un effort pédagogique pour présenter l’auteur et l’œuvre à un public non-britannique.
Un récit de quarante-quatre planches, inédit en français (et entouré d’autres inédits), qui donne son titre au livre, True Love (1981), dont l’intérêt est qu’il préfigure les romans graphiques de Posy Simmonds, mais dont on ne comprend pas réellement pourquoi il est annoncé à son de trompe comme une découverte sensationnelle (il figure dans le recueil Mrs Weber’s Omnibus, Jonathan Cape, 2012) ni pourquoi il donne son titre au livre que l’on tient entre les mains, dont il constitue approximativement un tiers.
Une interview avec Posy Simmonds par Anne-Claire Norot, conçue pour le lectorat français, et qui rend l’œuvre de l’artiste plus compréhensible pour ce lectorat. Le spécialiste appréciera les influences (avouées) sur la dessinatrice, depuis Giles jusqu’à Bretécher, et l’adoption d’une forme intermédiaire entre BD et roman, qui reprend la tradition des littératures dessinées britanniques. Posy ne se pose aucune question sur la « légitimité » d’introduire à un endroit de son manuscrit un pavé de roman conventionnel ou au contraire une double page de bande dessinée muette.

TOVE JANSSON
Paul Gravett
Flammarion, Collection les illustrateurs, 2023

Traduction de l’ouvrage paru chez Thames & Hudson en 2022. Excellente récapitulation de la carrière de Tove Jansson montrant bien l’importance culturelle des Moomins.

OTOMO LA NOUVELLE VAGUE DU MANGA
Ludovic Gottigny
pix’n love éditions, 2023

Vie et œuvre de l'auteur d'Akira, décrites par le menu sur 560 pages. L'auteur a collecté toutes les interviews du maître (en japonais, en anglais), ce qui lui permet de citer jusqu'à plus soif. Et ayant achevé l'exercice d'admiration à propos des mangas, on recommence au début pour Otomo auteur de cinéma d'animaton. Liste des films, des romans de science-fiction, des groupes musicaux préférés d'Otomo.

LA REPRÉSENTATION DE L’ÉTRANGER(ÈRE) DANS LA BANDE DESSINÉE
Flavio Paredes Cruz et Eric Villagordo (dir.)
Éditions Le Manuscrit, Collection Graphein, 2023

Constitué de contributions diverses, l’ouvrage se divise en trois parties : mondes coloniaux, mondes post-coloniaux et mondes imaginaires. On note dans la première partie une étrange insistance sur l’érotisme (qui explique le « (ère) » du titre), peut-être parce que le regard masculin libidineux est une cible facile : l’image de la femme indienne par Vinod Kumar, l’imaginaire érotique colonial dans Carnets d’Orient (qui aura décidément beaucoup servi aux universitaires) par Melissa Rolinger, La femme dans Corto Maltese par Iris Delhoum.
Insistance en second lieu (et cette fois dans tout l'ouvrage) sur le stéréotype. « Il n’existe pas de bande dessinée neutre », écrit Éric Vilagorgo, dans l’introduction (p. 44). Iris Delhoum propose le concept d’imagologie (pour les rapports entretenus par un pays “regardant” et un pays “regardé”), Éric Vilagordo, cité à l’instant, celui d’iconomythe (répertoire d’images figées qui définissent certaines altérités depuis très longtemps). Mais cette élaboration théorique semble viser à mettre en évidence dans la bande dessinée (puisque c’est d’elle qu’il est question) le regard colonial et l'orientalisme, alors qu’il faudrait non pas vérifier la présence ou non d'un poncif imagier prédéfini, mais examiner la logique propre à la bande dessinée (qui n’est pas celle du monde naturel), ce que fait très bien par exemple l’Italien Daniele Comberiati à propos de Volto Nascosto, quand il note que le masque du personnage dessiné est son véritable visage (p. 134). Cet examen des solutions spécifiques permettrait de montrer que, dès le début, les bandes dessinées n’en font qu’à leur tête. Dans les Katzenjammer Kids, le roi de l’île tropicale, King Bongo, personnage par ailleurs beaucoup plus sophistiqué que Der Captain ou Der Inspector, les traite comme des résidents dans son royaume, et il a autorité sur eux. Autrement dit, les étrangers ici, ce sont les Blancs.
L’insistance des contributeurs sur un « regard tout sauf neutre » de la bande dessinée relativement à l’étranger amène aussi, par réaction, des résultats critiquables. Vinod Kumar fait une très utile distinction entre le sutee (la coutume de brûler les veuves sur le bûcher de leur mari) et le choix de la mort volontaire par les flammes pour ne pas subir un sort pire que la mort aux mains de l’ennemi. Mais chemin faisant, voulant dénoncer le regard colonial (« quelle horreur » s'écrie un personnage de la bande étudiée), il en vient à tenir sur le sutee des propos problématiques. (« Il convient de souligner que l’immolation est un acte habituellement volontaire... Il va de soi que toute jeune femme se mariant avec un puissant plus âgé sait qu’elle ne lui survivra pas. Cependant le satï forcé n’est pas inconnu à l’époque coloniale (sic). » (p. 70.)) Même remarque à propos des rituels sanglants mésoaméricains (« pratiques perçues comme cruelles » (sic), « regard tout sauf neutre », p. 240), chez Flavio Paredes-Cruz, dans un article par ailleurs bien documenté sur le « refoulé amérindien dans la bande dessinée de science-fiction ». Bref, à vouloir faire la leçon aux autres, on s'expose à prêter à son tour le flanc à la critique.