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L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

The Adamantine

MISCELLANÉES STRIPOLOGIQUES DE L'ANNÉE 2021

Mythopoeia - Æsthetica - Critica


OUVRAGES SUR LA BANDE DESSINÉE

LAMBIL UNE VIE AVEC LES TUNIQUES BLEUES
Entretiens avec Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault
Dupuis, 2021


Entretien avec Lambil, entré comme lettreur à seize ans chez Spirou, auteur de Sandy et Hoppy et devenu l’auteur des Tuniques bleues, qu’il a dessiné pendant cinquante ans. Ou comment une « petite main » devint finalement le pilier du journal, et, lui qui n’avait pas d’albums pour Sandy et Hoppy, vendit des millions d’albums
Le dessinateur est curieusement dans une attitude d’auto-dépréciation, peut-être parce qu’il est conscient d’appartenir au second cercle de Spirou, derrière les vedettes.
À noter aussi que Lambil dit tout ce qu’il doit aux dessinateurs américains (même si cela « ne se voit pas »). Mais parfois cela se voit très bien. Hobby et Koala est un pastiche de Pogo, le strip animalier de Walt Kelly, connu via Yvan Delporte. Sachant que des dessinateurs du « premier cercle » de Spirou (à commencer par Gillain, Morris) regardent eux aussi « ce que font les Américains », cela permet de faire définitivement justice de la célèbre thèse de la « désaméricanisation » de la bande dessinée franco-belge, dans le sillage de la loi de 1949.

TOUT SUR BARNABÉ : UN OURS PEUT EN CACHER UN AUTRE
Jean-Luc Coudray
PLG, Collection Mémoire vive, 2021


Le frère jumeau de Philippe Coudray, dessinateur du classique moderne L’Ours Barnabé, étudie l’œuvre de son frère et interroge brièvement ce dernier sur sa création. L'Ours Barnabé, à l’intérieur des littératures graphiques, relève du dessin d’humour mais aussi, pour ce qui appartient en propre à la bande dessinée, d’une unité narrative minimale, équivalente du strip. C’est par ailleurs, comme beaucoup d’œuvres qui deviennent spontanément des classiques, une série pour enfants s’adressant en réalité aux adultes. Barnabé est en quelque sorte l’inverse d’un funny animal, d’un animal anthropomorphe de bande dessinée : Barnabé, lui, est un « vrai » ours, mais aux comportements humains, autrement dit c’est un humain zoomorphe. La comparaison est faite aussi avec Tarzan, l’homme-singe. Barnabé, lui, est un ours-homme. Finalement, l’auteur n’est pas loin de nous présenter un Barnabé métaphysicien. L’univers commence par un gag.

DRAGON BALL UNE HISTOIRE FRANÇAISE
Bounthavy Suvilay
Presses Universitaires de Liège, 2021


Tiré de la thèse de l'auteur, ouvrage intelligent et très complet sur la réception de Dragon Ball en France. Une première partie restitue Dragon Ball dans son contexte éditorial au Japon. Passée en France par le support de la télé, l'œuvre est dépouillée de ses caractéristiques culturelles en une « domestication opportuniste ». La période suivante joue tout à l'inverse sur l’« exotisation » et la recherche d'authenticité, avant une dernière phase correspondant à la conquête d'un large public mais aussi à la reprise en main par les Japonais, l'exportation des manga, de marginale qu'elle était au départ, étant devenue enjeu stratégique. Spécialiste des jeux vidéo, l'auteur est particulièrement à même de « comprendre l’évolution de la fiction en régime transmédiatique » (p. 8). De fait, l’étude ne borne nullement son propos à la BD (anime, jeux vidéo, cartes à collectionner), ni d'ailleurs à la série Dragon Ball.
Si l'on tient à pinailler, l'auteur n’arrive pas toujours à relier l’œuvre avec les stratégies transmédiatiques. Elle se tire d'embarras en se focalisant sur l’esthétique dela réception de Hans Robert Jauss, mais il n'est pas sûr que la dialectique de l'horizon d’attente (Erwartungshorizont) et de l'écart esthétique (ästhetische Distanz) s'applique bien à son propos. À cet égard, s'il appartient bel et bien à l'histoire littéraire, l'ouvrage, comme les autres de la collection ACME, est très typique de la tendance actuelle de la recherche, qui fait passer au premier plan de l'analyse les facteurs éditoriaux et les logiques économiques, au risque de perdre les facteurs esthétiques et sémiotiques. L'absence délibérée de toute considération d'ordre critique, remplacée par un discours sur l'artification du manga en France, témoigne de cette difficulté à aborder les questions littéraires autrement que sous l'angle des stratégies culturelles et de leur monétisation.

HERGÉ OU LE RETOUR DE L’INDIEN : UNE RELECTURE DES 7 BOULES DE CRISTAL
Pierre Fresnault-Deruelle
Zoom sur Hergé, Collection Sépia, 2021


En un bref ouvrage, relecture des 7 Boules de cristal séquence-clé par séquence-clé (en attendant la relecture du Temple du Soleil annoncée chez le même éditeur). L'auteur emploie comme outil rhétorique l'ekphrasis (en partie du fait de l’interdiction de reproduire les vignettes, mais il y a des fragments de cases très agrandis) et il recourt à l’encyclopédie, en introduisant les autres œuvres que le motif narratif traité graphiquement par Hergé évoque, faisant preuve d'une belle culture de l'image et piochant à bon escient dans l'histoire de l'art.
Comme le reconnaît l’auteur lui-même p. 11, fonction poétique de Jakobson à l’appui, une telle approche est métaphorique et elle opère par le langage. Pour ne donner qu’un exemple, l’irruption du rêve dans la fenêtre hergéenne (scène célébrissime de l’entrée nocturne de la momie de Rascar Capac) est une sorte « d’overflow d’où se déverse le trop-plein des jours » (p. 65), il s’agit du « déversement du rêve dans la réalité » (p. 73), etc.
L'issue finale de la théorie est donc l’allégorie, ce qui est, croyons-nous, la pente de toute l'approche de type structuraliste dont Fresnault est le premier et le plus éminent représentant.   

HERGÉ AU SOMMET
Coordonné par Olivier Roche
Éditions Sépia, Collection Zoom sur Hergé, 2021


Études sur la montagne aussi bien dans la biographie d'Hergé, que dans Tintin. Le plus intéressant dans l'ouvrage est un long article sur l’imaginaire helvétique de Hergé de Jean Rime. Parmi les autres contributions une étude sur Tintin au Tibet par Benoît Grimonpont et Patrice Guérin, marquant le souci de Hergé, très catholique, de se dépasser, d’atteindre les sommets, mais aussi d’atteindre la pureté, un article sur Tintin et les tarots par Bertrand Portevin, et un autre sur Tintin comme figure christique par Cyrille Mozgovine.
Si l’ensemble est de qualité, les études hergéennes donnent l'impression d'être sur des rails, de se poursuivre indéfiniment avec comme conclusion l'œuvre hergéenne comme couronnement de la culture et de la métaphysique occidentales.   

CHATS EN CASES : ENTRE HISTOIRE DE LA BD ET HISTOIRE DE L'ANIMAL
Philippe Delisle (dir.)
Karthala, Collection Esprit BD, 2021


Suite d'études monographiques sur les chats des littératures graphiques, l'ensemble faisant un bon tour de la question féline de toutes les aires culturelles et de toutes les époques, que l'amateur complètera avec le toujours actuel Animaux en cases. Nicolas Baron se penche sur Les Tribulations d’un chat de Benjamin Rabier, Christian Chelebourg sur Pat Hibulaire, Harry Morgan sur Krazy Kat, Mark McKinney sur le chat du strip Bloom County, Fabrice Leroy sur Le Chat du rabbin, Philippe Delisle sur Poussy, Étienne Verrier sur le chat de Gaston, Julien Bouvard sur les chats dans le manga, Jean-Louis Tilleuil sur Chaminou, Philippe Delisle sur Blacksad, Benoît Glaude sur le Chat de Geluck.
Les auteurs respectent à des degrés divers le cahier des charges qui impose en théorie d'inscrire le chat à la fois dans la zoologie et dans l'histoire culturelle, certains restreignant la vision à l'aspect plus proprement stripologique.  

JOSEPH GILLAIN UNE VIE DE BOHÈME
François Deneyer
Éditions Musée Jijé, 2020


Sous forme d’un énorme tome de plus de deux kilos, biographie fleuve de Joseph Gillain dit Jijé, remarquable travail de recherche et travail de mémoire réalisé en collaboration avec les descendants. Indispensable à qui s'intéresse à Jijé, à son école, à son milieu et à son époque. Jijé, qui a formé Will, Morris et Franquin, apparaît comme d'une importance non moindre que celle de Hergé, avec qui il entretenait, ainsi qu'on le constate au fil des pages, des rapports mi-chèvre mi-chou. (Sur l'importance de jijé, le lecteur ne manquera pas de consulter Jijé, l'autre père de la BD franco-belge de Philippe Delisle et Benoît Glaude, PLG, 2019). 
Plutôt que l’homme et l’œuvre, programme habituel de ce type d’ouvrage, on a ici l’homme à l’œuvre, puisqu’on explique comment travaille le dessinateur, par ailleurs personnage haut en couleur, bohème et fantasque. Si les anecdotes sont connues pour la plupart, leur mise en contexte et leur déroulement chronologique éclairent la personnalité du dessinateur, au-delà du pittoresque. 
L'iconographie somptueuse et bien reproduite comporte notamment plus de 250 documents photographiques qui font écho au texte et d'une certaine façon le dépassent, en permettant au lecteur de se faire sa propre idée de ce qui nous est raconté. Pour ce qui est des dessins de Jijé, on a intelligemment privilégié les planches originales aux reproductions. On a reproduit aussi le plus de tableaux possible, ce qui permet de donner une bonne idée de Jijé comme peintre, entre Van Gogh et Matisse, post-impressionnisme et fauvisme.
Par ailleurs l'ouvrage manifeste à la fois les défauts de l'autodidacte et ceux du passionné. La maquette présente un texte composé dans un corps minuscule sur des lignes trop longues (un texte en double colonne eût été préférable). L’auteur est scrupuleux, ce qui est une qualité chez un biographe, mais il l’est trop, souhaitant ne laisser dans l’ombre aucun fait, aucun détail, d’où un ouvrage hypertrophié. Un tiers du texte aurait pu être coupé sans perte aucune, car consistant en mise en situation historique ou en « couleur locale ». Était-il nécessaire de retracer au long des premiers chapitres l’histoire du catholicisme politique en Belgique ? Est-il indispensable de nous donner, quand la famille Gillain prend le bateau pour l’Amérique, l’histoire du navire et par dessus le marché celle d’un passager clandestin ?
Ces défauts n’ôtent rien à la qualité du travail de François Deneyer. Une biographie vaut par la mise en perspective qu’elle permet. Ici, la simple présentation des faits permet de faire justice de bien des idées reçues et des simplifications.

MARGINALIA DANS LE SECRET DES COLLECTIONS DE BANDES DESSINÉES
Glénat/Nouveau Musée National de Monaco, 2021


Éléphant blanc de plus de trois kilos, édité par les éditions Glénat et constituant le catalogue d'une exposition, au Nouveau Musée National de Monaco, de planches originales issues de collections privées. 
Le poids de l'ouvrage le range sur le même rayon que La Bande dessinée, son histoire, ses maîtres, 2009, Skira/Flammarion, ou que Cent Cases de maîtres, 2010, La Martinière (qui sont également des catalogues d’exposition), ou que L'Art de la bande dessinée chez Citadelles et Mazenod, 2012. Mais la comparaison s’arrête à cette question du poids.
L'ouvrage adopte d’emblée un ton curieusement vindicatif, voire victimaire : la bande dessinée a terriblement été en butte au préjugé, mais heureusement elle est rétablie dans ses droits puisque son accession au domaine de l’art n’est désormais plus contestée, la preuve étant précisément l'exposition dont cet ouvrage est le catalogue. Malheureusement cette thèse est contredite par l'ouvrage lui-même, dans son désordre, son ineptie et son mépris des règles élémentaires.
L'organisation générale du catalogue (et donc de l’exposition) apparaît totalement arbitraire. La section « L'enquête initiatique » (dont on ne nous explique jamais ce que cela veut dire) regroupe, entre autres, Prince Valiant, Corentin, Jugurtha, mais aussi le Spirou de Franquin ou le Mickey de Floyd Gottfredson. « L'insurrection sémantique » (expression qui n'est pas expliquée non plus) regroupe Masse, Poussin, Jochen Gerner. Chaland, Floc'h et Rivière, sont rangés dans le «post-punk » avec Tanino Liberatore. Les super-héros sont « les nouveaux golems ». Or parmi les planches exposées figurent Mandrake le magicien, le Fantôme du Bengale, le Spirit de Will Eisner, apparemment tous golems. Comprenne qui pourra. Et tout est à l'avenant. 
Le fil conducteur et les notes marginales par Damien MacDonald, commissaire d’exposition invité, nous promènent à travers des catégories arbitraires et des théorisations impossibles, à commencer par ce qui donne son titre à l’exposition, la bande dessinée comme marginalia. En archivistique et en codicologie, on appelle marginalium, comme le rappelle du reste Damien MacDonald, « une note manuscrite, ou parfois un petit dessin, dans la marge d’un manuscrit » (p. 63). Cependant on ne voit guère le rapport avec la bande dessinée, autre que métaphorique, les littératures dessinées, parce que mal considérées, étant censées être un art des marges. Tout aussi peu convaincante est la relation faite entre la bande dessinée et l’inconscient, qui génère d’ailleurs une incohérence fondamentale, la bande dessinée étant censée être née dans les dernières années du XIXe siècle qui sont les grandes années de la science du rêve (la Traumdeutung de Freud est de 1899), mais étant par ailleurs inventée deux tiers de siècle plus tôt par Töpffer (que MacDonald orthographie tout du long Töppfer).
Si l’on relève que les autres élaborations théoriques du commissaire d’exposition sont (entre autres) l’anticonformisme, les métamorphoses du héros, la libération sexuelle, les « visions architecturales » ou la « dimension médiumnique », on aura compris que l’ouvrage se range dans la théorie pétaradante du médium, l’histoire de la bande dessinée étant censée consister en une série ininterrompue de trouvailles, de découvertes, d’innovations visionnaires, d’explorations hors des sentiers battus et de pieds de nez faits au conformisme, théorie qui, dans sa version pure, pose un problème de simple logique : si toute la bande dessinée est contre-culturelle, à quoi s’oppose-t-elle ? Pour Damien MacDonald, mêmes les super-héros, qui relèvent de « l’industrie culturelle », sont « un refuge moral, en perpétuelle mutation, pour des générations » (quoi que cela puisse signifier). En admettant qu’une telle théorie soit valide (ce qu’aucun historien sérieux n’acceptera à notre avis), cela signifierait seulement que l’anticonformisme est le conformisme du médium.
Le plus grave n'est pas là. Cet ouvrage présenté comme un catalogue d'exposition et censé attester d'une consécration du neuvième art, voire d'une réparation symbolique vis-à-vis d'un art méprisé, ne répond pas aux normes minimales de scientificité d’un catalogue d’exposition.
Dans l’ensemble du catalogue, le nombre d’erreurs factuelles est inadmissible. Jerusalem d’Alan Moore est un roman, pas une BD (p. 36). L’auteur de Peter Pan s’appelle Barrie, et non Barry (p. 256). Les Katzenjammer Kids n’habitent pas « en Afrique » comme cela est répété sans arrêt, mais sur l’île tropicale du roi Bongo. Mad ne devient pas, de comic book, un magazine, pour se soustraire au Comics Code (p. 362). Sigmund Freud ne peut pas « collectionner les BD de Max und Moritz » (p. 37), il n’y en a qu’une, parue directement en album en 1865. Du même genre, mais beaucoup plus grave est l’erreur de Didier Pasamonik qui écrit (p. 277) à propos de l’année 1986, « moment clé de l’histoire des graphic novels » : « Cette année-là Art Spiegelman réunit en volume les courtes histoires de Maus, une série qu’il a initiée dans Funny Aminals en 1972 et qui s’est poursuivie dans sa propre revue expérimentale Raw à partir de 1980. » Art Spiegelman n’a pas « recueilli des courtes histoires », il a fait paraître en volume le premier tome d’un roman qui se trouve être réalisé en bande dessinée (c’est le concept même du graphic novel) et dont les six chapitres (qui sont dûment identifiés comme tels) étaient parus en préoriginale sous forme d’inserts dans Raw (la parution du tome 2, contenant les cinq chapitres restants, eux aussi prépubliés dans Raw, devra attendre 1991). Quant à Funny Aminals (1972), il contient ce que Spiegelman lui-même nomme « la version originale en trois pages de Maus », et on peut considérer le roman graphique en deux tomes comme une amplification de cette version. Ce proto-Maus n’est évidemment pas recueilli dans le graphic novel, qui contient par contre (au titre de récit intradiégétique) Prisoner on the Hell Planet, paru dans Short Order Comix n° 1 (1973), qui raconte le suicide de la mère de Spiegelman. La question ne se limite pas ici à d’embarrassantes hésitations bibliographiques. Parler de Maus comme d’une « série », consistant en « histoires courtes », et publiée au long cours, comme s’il s’agissait des aventures d’un personnage de la BD belge, c’est révéler une mépréhension du concept même de graphic novel, ainsi qu’une méconnaissance du roman graphique de Spiegelman assez curieuse quand on pense à l’impact culturel de Maus.
Les légendes et les affabulations sont omniprésentes, le manque de connaissances étant aggravé par une attraction persistante pour les lubies. On nous apprend ainsi que Winsor McCay a peut-être rencontré Freud (p. 37, p. 48) que « Charlie Brown renforce le lien entre BD et psychanalyse, en contribuant à la populariser aux USA » (p. 104). Contrairement à ce que prétend Damien MacDonald, Will Eisner n’est pas « le premier à utiliser le terme de roman graphique » (graphic novel) (p. 188). Il est aberrant d’écrire que le Silver Surfer « avec son errance métaphysique est Blaise Pascal » (p. 204). Le Silver Surfer est une figure christique (les auteurs de la série poussant en l’occurrence le bouchon très loin) et la citation de Pascal versée, relative à la question de l’immortalité de l’âme, est sans aucun rapport avec le personnage ou la série. « Le personnage d’un récit initiatique se transforme, traversant ses propres ténèbres pour conquérir son identité », p. 113, ceci à propos de Prince Valiant, qui ne se transforme pas, ne traverse aucune ténèbre, n’est nullement en quête de son identité (il est le fils du roi de Thulé et devient chevalier à la cour du roi Arthur). « Avec Prince Valiant cette quête du Graal devient littérale ». Non seulement Prince Valiant n’est pas lui-même « en quête du Graal », mais cette quête est présentée dans la série comme décimant la chevalerie et lorsque, dans des planches de décembre 1959 - janvier 1960, Val mène l’enquête à Glastonbury au sujet du Graal, l’existence de ce dernier est fortement mise en doute.
La prolifération des phrases de remblai n’arrange rien. « Avec Guido Crepax, la BD italienne a trouvé un maître de l’érotisme » (p. 342). « Druillet a déconstruit la figure du guerrier » (p. 411). On pourrait citer à l’infini ces formules creuses. On peut déplorer aussi les phrases qui semblent référer à un concept théorique quelconque, mais qui, à l’examen, ne signifient rien de compréhensible. À propos de Popeye : « Avec sa puissance issue de la nourriture, et sa manière de régler les problèmes par la force, sa candeur et sa drôlerie obsèderont la société du spectacle. » (p. 84). Plus problématiques encore sont les phrases « inspirées » qui ressemblent à ce que le philosophe William James produisait de façon expérimentale sous l’influence du gaz hilarant. « Corto Maltese achève le travail de dé-cryptage... La case elle-même devient la crypte à dé-crypter... Le lecteur doit créer sa propre herméneutique... se projeter dans le travail alchimique aussi nommé “Hermétique” »
L’interprétation tendancieuse (en général en faveur d’un méliorisme bébête) va jusqu’à la prise d’otage. Popeye a « le même objectif que l’enfant, devenir soi-même » (p. 84). Sauf que la célèbre devise du marin aux épinards, « I yam what I yam » (« Je suis ce que j’suis ») dit exactement le contraire de ce que lui fait dire le commissaire. Elle exclut précisément toute idée d’accomplissement de soi. « Souvent plus à l’écoute des animaux que nous, les enfants s’identifient à eux, au point de devenir lutins, gnomes ou Schtroumpfs. Notre société rigidifiée s’est coupée de la nature. Il est grand temps que nous tendions l’oreille à ces enfants. » (p. 98. Les lutins ne sont pas des animaux et le contenu idéologique des Schtroumpfs de Peyo est sans aucun rapport avec ce qui est décrit et promu ici.) Gaston Lagaffe n’est pas, par quelque bout qu’on le prenne, « un modèle d’engagement politique en espadrilles » (p. 138).
Même prise d’otage, mais des auteurs. Avec Watchmen, Alan Moore ne nous met pas en garde contre le « populisme » (p. 218), qui n’occupe pas, dans les années 1980, la place sur la scène politique qu’il occupera plus tard. Le même Alan Moore n’a pas écrit que « les cultures sexuellement répressives nous ont légué l’obscurantisme et l’Holocauste » mais « le Haut Moyen Âge (the Dark Ages) et l’Holocauste » (p. 300, la citation originale est sur la même page).
Non moins graves sont les erreurs d’appréciation ou de jugement. Une contributrice au catalogue écrit (p. 11) à propos de la loi du 16 juillet 1949 : « Les termes de cette loi ont perduré jusqu’en 2011. C’était il y a dix ans », comme si on était passé tardivement des ténèbres à la lumière. Mais les termes de la loi n’ont nullement été adoucis en 2011, on s’est contenté de récrire la loi pour la caler sur le conformisme moral de notre temps. Au lieu d’interdire « le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche et tous actes qualifiés crimes ou délits » (version de 1949) on interdit « le caractère pornographique, l’incitation à la discrimination ou à la haine, les atteintes à la dignité humaine, l’usage, la détention ou le trafic de stupéfiants, la violence ou tous actes qualifiés crimes ou délits ». Et le nouveau prétexte invoqué (« l’épanouissement physique, mental ou moral » de l’enfant) n’est pas moins flou que le prétexte ancien (le risque de « démoraliser » l’enfance en accord avec le moralisme du temps). Les gouvernements perfides et manipulateurs dont nous sommes affligés depuis des lustres disposent ici d’un outil parfait de censure, permettant l’arbitraire le plus complet, s’ils trouvent expédient de s’en saisir.
Il faut relever encore parmi les défauts de l’ouvrage la persistance de tous les tics de la stripologie depuis ses origines. Sous la plume de Didier Pasamonik Little Orphan Annie de Harold Gray est « d’extrême droite » (p. 271), exactement comme si l’auteur récrivait le catalogue de l’exposition Bande dessinée et figuration narrative (1967) où l’imputation figure p. 49. Même le très libéral New York Times désignait la figure du rédacteur en chef du Chicago Tribune, Rutherford McCormick (nécrologie parue dans le NY Times du 1er avril 1955) comme « un Républicain fervent et orthodoxe ». Ses valeurs « réactionnaires », l’isolationnisme, l’individualisme, une sorte d’aristocratisme républicain, se reflètent à l’évidence dans le strip de Harold Gray ; cela n’en fait toujours pas un strip « d’extrême droite ». De même (p. 266), les strips sont lointains héritiers de la « prédelle gothique », tandis que les planches des suppléments du dimanche sont « majestueuses et colorées comme des retables grégoriens », comme si l’auteur récrivait, en version macaronique, La Bande dessinée de Gérard Blanchard, Marabout, 1969. Dans tout le catalogue, tout le monde est « ancêtre » ou « aïeul », ou au contraire « héritier », autre souvenir de la première stripologie. Le personnage de Krazy Kat, choisi comme fil conducteur de l’exposition, sans que ce soit justifié par rien (il aurait logiquement fallu relever le caractère plastique assumé des planches de Herriman, ce qui n’est pas fait), est l’« ancêtre » de Fritz the Cat et du chat des Freak Brothers (p. 22). Et cette filiation entre Krazy Kat et les chats de l’underground est établie pour l’unique raison que le commissaire d’exposition essaie maladroitement de faire de Herriman l’« ancêtre » de l’underground (ou de l’underground l’« héritier » de Herriman). Cependant rien ne rapproche les personnages cités, mis à part le fait qu’ils sont des chats. Fritz the Cat est un être parfaitement abject, aux antipodes du romantisme vaporeux de Krazy Kat. Le chat de Fat Freddy est un « vrai » chat. Par contre l’underground a donné un véritable « héritier » à Krazy Kat avec le Dirty Duck de Bobby London. Il n’en est pas question ici.
Parallèlement, l’érudition déployée paraît de seconde main. Contentons-nous d’un exemple, relatif lui aussi à Krazy Kat, puisque ce personnage est censé être le « guide » du catalogue. Le commissaire d’exposition écrit (p. 22) : « Krazy, enfant du tout-monde parle un créole étrange qui mêle argot, yiddish, anglais, français, espagnol, pour les langues identifiables. » Or à se fier aux planches mêmes qui sont exposées, Krazy parle anglais et rien d’autre, même s’il parle avec un accent (« It’s an old greek implement of war, darling, a catapult » devient : « It’s a ole grikk yimpil mint of war dollin... a “ketta pulp” ») accent qui, de fait, n’est pas étranger à la culture de la Nouvelle-Orléans, comme l’ont observé pertinemment Patrick McDonnell, Karen O’Connell et Georgia Riley De Havenon (Krazy Kat : The Comic Art of George Herriman, Abrams, 1986., p. 63), qui font référence aux accents chantants (lilting voices) entendus par Herriman pendant son enfance dans le quartier créole. D’où vient alors l’affirmation que Krazy parle « un créole qui mêle argot, yiddish, anglais, français, espagnol » ? Elle est tirée d’une célèbre « encyclopédie » en ligne, rédigée au hasard sur la base du volontariat. On y lit : « Il [Krazy Kat] parle dans un argot hautement stylisé évoquant l’anglais, le français, l’espagnol, le yiddish et d’autres langues. » Cette phrase est une traduction partielle de la version anglaise de la même « encyclopédie » : « Krazy Kat’s dialogue is a highly stylized argot phonetically evoking a mixture of English, French, Spanish, Yiddish and other dialects, often identified as George Herriman’s own native New Orleans dialect, Yat. » Comme les deux membres de cette dernière phrase sont contradictoires (le dialecte Yat est précisément l’accent de la Nouvelle Orléans ; il n’a en tout état de cause rien à voir avec « un mélange d’anglais, de français, d’espagnol, et d’autres dialectes. »), nous sommes amenés à consulter la source de la phrase, qui est un article de Edward A. Shannon (« “That we may mis-unda-stend each udda” : The Rhetoric of Krazy Kat », The Journal of Popular Culture vol. 29, n° 2, 1995). Or cet auteur écrit (op. cit., p. 211-212) : « the characters speak a strange collection of dialects and languages — French, English, Creole, Yiddish, Spanish ». Ce sont les personnages qui parlent français espagnol, créole, etc. Et ceci pour l’excellente raison qu’ils appartiennent à ces aires linguistiques (Mimi the French Poodle, Kiskidee Kuku sont francophones, Don Kyoti est espagnol, etc.) Ce n’est donc pas Krazy qui parle une galimafrée de ces langues. Conclusion : il ne faut pas recopier les bêtises des « encyclopédies » participatives. Il faut consulter des sources sérieuses. Lire les œuvres sur lesquelles on disserte, ou tout simplement lire les planches qu’on expose (même si elles sont « de l’art »), serait également une bonne idée.
Lorsqu’on arrive à la p. 36, l’affirmation au sujet de la galimafrée langagière de Krazy Kat s’est simplifiée en « Krazy Kat parle un mélange de yiddish et d’argot qui préfigure Finnegan’s Wake ». Voilà, au-delà de la simple ineptie de l’assertion, un joli cas d’appropriation culturelle, et double, à propos de Krazy Kat et à propos du Joyce de Finnegan’s Wake, qui, de Cajun et d’Irlandais qu’ils sont, se voient versés d’office dans la yiddishkeit. (Et cette appropriation culturelle se manifeste jusque dans la titraille : 01. Krazy Kat : un guide pour s’égarer. Le Guide des égarés est l’œuvre la plus célèbre de Moïse Maïmonide.) Mais on constate ici encore une réception déformée et fautive d’un état très ancien de la stripologie. L’histoire du yiddish de Krazy Kat date de Gilbert Seldes, auteur d’un ouvrage fondateur, parce que prenant artistiquement au sérieux, entre autres éléments de la culture populaire, les comic strips (Gilbert Seldes, The Seven Lively Arts, Harper and Brothers, 1924). Dans son chapitre sur Krazy Kat, Seldes explique (The Seven Lively Arts, p. 242) à propos du « private idiom of Krazy » que « the accent is partly Dickens and partly yiddish ». The accent renvoie à la phonétique (et vraisemblablement dans le cas de Dickens, à la cadence, à ce qu’on appelle en prosodie le nombre). Or l’accent de la Nouvelle Orléans est proche de celui de Brooklyn. La réflexion de Seldes est donc parfaitement censée. Il est par contre tout à fait absurde d’écrire que Krazy Kat « parle un mélange de yiddish et d’argot ».
De façon générale, Damien MacDonald se montre très préoccupé par les langues et leur mélange (dans une perspective multiculturaliste), d’où ses continuelles références à Joyce, dont on ne comprend tout simplement pas quel est le rapport avec la bande dessinée. « Le Yellow Kid parle un argot des rues si accentué qu’il semble inventé, et il n’est pas le seul personnage de BD qui s’invente ainsi un sabir » (p. 36). Mêmes les Katzenjammer Kids « se fabriquent souvent une langue imaginaire » (p. 70). Hans et Fritz ne se fabriquent rien du tout, ils parlent un anglais germanisé, fortement accentué, chez Dirks (The Captain and the Kids) comme chez Knerr (The Katzenjammer Kids). Pareille langue est « inventée » comme est « inventée » toute langue parlée dans une œuvre de fiction, parce que ce qui paraît naturel procède nécessairement d’une fabrication par l’auteur, mais la thèse d’une fabrication langagière analogue à celle de Joyce dans Finnegan’s Wake et qui traverserait la bande dessinée ne repose tout simplement sur rien.

Passons à l’aspect proprement curatorial de ce catalogue. Il faut parler d’abord de l’indigence des notices. Le nombre de mentions « s. d.  » (sans date) indique que les commissaires se sont abstenus du travail de recherche et de documentation qui leur incombait. En ce qui concerne les sunday pages américaines, qui font un peu moins de la moitié de l’ouvrage, cette mention apparaît chaque fois que la date du copyright ne figure pas sur la planche. Pour les graphic novels, même les planches de Sin City de Miller sont « s. d. ».
Quant aux problèmes d'attribution ils ne sont tout simplement pas posés. Les bandes Disney nous explique-t-on (p. 90-91) paraissent sans autre nom d’auteur que Disney, et Carl Barks reste longtemps anonyme ; mais on reproduit en face, sans se poser aucune question, une planche légendée « PAT SULLIVAN, Felix the Cat, s. d. » Felix the Cat est dessiné en réalité... par Otto Messmer, qui n’est donc ni plus ni moins anonyme que Carl Barks. La planche de Betty Boop de 1935 (p. 302) n’est pas dessiné par « Max Fleisher » mais par Bud Counihan.
Ce dédain des questions d’attribution entraîne des énormités. Ainsi, toutes les planches dominicales de Tarzan sont identifiées par la mention « scénario de Edgar Rice Burroughs » vraisemblablement parce que la titraille de ces sunday pages comporte « Tarzan by Edgar Rice Burroughs ». Mais cette formule fait référence à la propriété littéraire du personnage et nullement à l’intrigue du récit dessiné. Burroughs n'a jamais scénarisé aucune bande dessinée de Tarzan, et il se plaignait amèrement des vilenies que le syndicate infligeait à son personnage. Une planche de Burne Hogarth mettant en scène les Ononoes est donc elle aussi créditée d’un « scénario de Edgar Rice Burroughs » alors que c'est Hogarth lui-même qui la scénarise, et qui en mettant en scène ces êtres en forme de boule de billard qui se propulsent à l'aide de leurs deux bras, a parfaitement conscience d'aller trop loin (les Ononoes sont en l’occurrence les « Oh ! no ! no ! ») , le résultat ne se faisant pas attendre puisque le syndicate s'attire les protestations indignées des lecteurs, dont les enfants font des cauchemars. C'est donc toute l'histoire culturelle entourant ces planches qui est absente, du fait de l’ignorance et du je-m’en-foutisme. Le plus fort est que, parmi le matériel reproduit, la seule planche qui ne soit pas attribuée pour le scénario à E. R. Burroughs (elle est simplement légendée « BURNE HOGARTH, Tarzan, s. d. ») provient elle, bel et bien de la plume de Burroughs puisqu'elle sort de l'adaptation tardive par Burne Hogarth du premier des romans de Burroughs consacrés à Tarzan, Tarzan of the Apes (1912). En effet, Hogarth, sur ses vieux jours, adapta soixante ans exactement après la parution des ouvrages originaux, le roman Tarzan of the Apes (1972) et le recueil de nouvelles Jungles Tales of Tarzan (1976). Reproduire pas moins de cinq sunday pages du Tarzan de Hogarth, plus une sixième planche, du Tarzan de Hal Foster, en leur attribuant à toutes fautivement un « scénario de Edgar Rice Burroughs », et reproduire une septième page, cette fois sans la mention d’un« scénario de Edgar Rice Burroughs », alors que cette seule page sort bel et bien de la plume de Burroughs, cela dépasse le hasard funeste. Ici ce sont les Muses elles-mêmes qui se vengent de l’incurie des metteurs en œuvre de l’exposition et de son catalogue.
Relevons pour finir sur cet aspect curatorial que, compte tenu de la nature de l’ouvrage, qui éparpille au fil des pages les œuvres de plus de 80 dessinateurs, font cruellement défaut des notices d’auteurs et à tout le moins une chronologie. L’absence d’une bibliographie critique, qui devrait inclure l’ouvrage de Gilbert Seldes, parmi de nombreux autres, est particulièrement problématique. Pour finir, un index ne serait pas inutile dans un ouvrage qui compte plus de 500 pages et qui se présente dans une confusion extrême d’iconographie, de notes marginales, de culs-de-lampe, de titraille et de textes divers (présentés en français et en anglais).

Venons-en aux textes des contributeurs. Ceux-ci ne répondent que partiellement aux exigences d’un catalogue d’exposition. On attendrait des études par des spécialistes des questions soulevées (donc ici les questions statutaires, l’artification, l’analyse esthétique, etc.). Ce qui ressemble le plus à une mise en contexte historique, ce sont les textes de Numa Sadoul et de Jean-Luc Fromental, qui pour l’essentiel racontent leurs souvenirs. Ce n’est pas inintéressant, mais ce n’est pas la fonction d’un catalogue (encore une fois, on attend des monographies). De tous les textes, celui de Thierry Groensteen est celui qui contribue à l’introduction à la problématique et à l’élaboration de cette problématique. Le théoricien résume et complète pertinemment ce qu'il a écrit ailleurs sur le processus d'artification de la bande dessinée notamment dans Un objet culturel non identifié et dans Système de la bande dessinée 2. Le chercheur conclut raisonnablement qu’en considérant les planches originales sous le biais de « l’œuvre d’art », on ne considère que l’un des deux axes de l’artification, l’autre étant la bande dessinée comme littérature. Mais cette remarque de simple bon sens vient contredire la thèse même du catalogue (et de l'exposition), qui est, comme l’écrit hargneusement Didier Pasamonik p. 266, qu’on n’a pas, sous prétexte qu’elle serait extraite d’un récit, à faire de distinction entre une planche de bande dessinée et une cariatide du Parthénon, ou une étude de Rubens, ou une esquisse de Picasso. « Ces œuvres sont toutes sorties de leur contexte d’usage, de leur champ de signification. »
Achevons sur un truisme : quand une exposition ferme, il reste le catalogue. Or dans l’espèce, nul ne contestera l’importance capitale des collections présentées. Pour reprendre l’exemple de Burne Hogarth, et toute considération sur la valeur de ce dessinateur mise à part, les planches exposées de son Tarzan se trouvent être précisément les plus marquantes, et les plus souvent citées ou reproduites. Face à une telle richesse, et le parti étant pris de ne considérer que l’aspect esthétique, abstraction faite de l’aspect littéraire (et abstraction faite aussi de l’aspect archivistique des planches, qui est un troisième axe, pas moins important que les deux premiers), il eût fallu un catalogue qui présentât les œuvres dans leur environnement (aire culturelle ; courant, école, influences ; forme éditoriale) et qui fît une part à leur analyse stylistique. Au lieu de cela Marginalia ne dit pas un mot sur la situation des œuvres, borne l’analyse stylistique à des louanges idiotes du style « génie absolu de l’encrage, Alex Raymond » (p. 168), mais constitue un conservatoire des idées fausses relatives à la bande dessinée, reliées par un texte inconsistant constitué de phrases de remblai et de propos dans l’air du temps et qui flattent jusqu’à la caricature les lubies des classes dominantes, puisqu’on n’oublie même pas le couplet sur « les migrants » (Bécassine est « une jeune migrante », p. 65, ce qui est tout de même fort de café : c’est une bonne à tout faire bretonne), ni le couplet sur les « transgenres » (à propos du dessinateur Jeff Jones, p. 345).
Quant au fil conducteur, au « propos » du catalogue, il est tout simplement incohérent. La bande dessinée ne peut pas être à la fois un art des marges, revendiqué comme tel et structuré comme tel (p. 63), et une forme d’art à quoi on a par mépris et préjugé dénié l’accès aux cimaises (p. 266). Les deux propositions sont contradictoires. De toute façon le revanchisme affiché apparaît complètement déplacé si le catalogue s’ouvre (p. 11) sur le constat du renversement de la « hiérarchie des beaux-arts » par la « modernité ».
Finalement présenter, comme le fait l’éditeur, Marginalia comme un « ouvrage de référence », c’est-à-dire, si les mots ont un sens, un ouvrage scientifique, écrit par des spécialistes, dénote au mieux une naïveté touchante.

UNE VIE DANS LES CASES
Thierry Groensteen
PLG Collection Mémoire Vive, 2021


Empruntant tour à tour aux genres de l'autobiographie, du récit d'entreprise, des mémoires d'intellectuel, Thierry Groensteen retrace les étapes de sa vie et de sa carrière, en s’interdisant les règlements de compte mais pas l'humour. Compte tenu de l’ubiquité de notre auteur, l'ouvrage constitue un précieux témoignage sur le monde de la bande dessinée des années 1980 à nos jours, l'accent étant naturellement mis au premier chef sur le discours critique relatif au neuvième art, sur sa patrimonialisation et sur son enseignement, mais aussi sur l'édition puisque Thierry Groensteen est également éditeur. 
L'auteur a, chose rare, une vision réflexive de sa propre œuvre et il témoigne d'une modestie qui ne doit rien à la coquetterie. Ainsi, il aborde des éléments que tout auteur normalement constitué passerait sous silence presque par instinct (un album raté, une médiocre traduction, qui dessert l’ouvrage traduit). 
Curieusement, l'impression que se dégage à la lecture des souvenirs de l'auteur, à qui nul ne déniera qu'il est le premier théoricien de langue française du médium, est celle de la précarité du statut d'intellectuel au tournant du XXIe siècle. L'ouvrage serait mieux titré, Une vie entre les cases ou Une vie hors des cases, tant il apparaît que l'auteur, apparemment au cœur des institutions du neuvième art, puisqu'il tient la chronique du Monde, qu’il réalise la principale revue d'étude, et ceci deux fois de suite (avec Les Cahiers de la bande dessinée, puis avec Neuvième Art), qu'il dirige le musée de la bande dessinée, qu'il enseigne la bande dessinée à l'École de l'image d'Angoulême, n'est à sa place nulle part. Les Cahiers de la bande dessinée sont inexplicablement édités par un Jacques Glénat qui dénonce avec furie l’« intellectualisme » de la revue. La carrière de Groensteen dans les institutions angoumoisines de la bande dessinée, qui devraient en toute logique lui faire un pont d’or, est une série de faux départs. Si Groensteen est, et de très loin, le théoricien le plus cité dans les travaux des universitaires et des chercheurs, ni l'université ni le CNRS n'ont jugé utile de le recruter. Et même pour ce qui est des publications, où la bibliographie de notre théoricien se passe de commentaire, Groensteen nous livre une anecdote très drôle et très révélatrice. La directrice de collection qui accepte le manuscrit de Système de la bande dessinée aux PUF dans la collection Formes sémiotiques, explique à l'auteur à quel point l'ouvrage est naïf, s'étonne elle-même qu'on publie un manuscrit reçu par la poste et – c’est le point crucial – fait comprendre à l'auteur qu'il ne fait pas partie de la bande, en l'occurrence celles des disciples d'Algirdas Julien Greimas. 
Les aléas de l’existence, l’inertie des hommes et des institutions n'empêchent nullement que notre théoricien peut, à la fin de l’ouvrage, observer le résultat de ses efforts. La recherche sur la bande dessinée a désormais une histoire.

RAISON ET DÉRISION
Xavier Gorce
Tracts Gallimard, 2021


En partant de son propre cas, le dessinateurs des Indégivrables propose sur 35 pages une défense de l'humour graphique, illustrée par une sélection de dessins parus. Gorce a été désavoué par son propre journal, Le Monde, pour un dessin faisant de l'ironie sur les trans-genres, la rédaction du quotidien publiant de son propre chef des excuses pour un dessin « qui n’aurait pas dû être publié » au prétexte que ce dessin « peut en effet être lu comme une relativisation de la gravité  des faits d'inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes trans-genres ». Comme le fait remarquer avec bon sens le dessinateur, on s'excuse ici pour une offense virtuelle puisqu'elle provient d'un « ressenti » qui peut être celui des lecteurs « les moins bien “comprenants” ». En clair, les excuses s’adressent à des gens qui ne comprennent pas le dessin (ou qui choisissent délibérément de le lire de façon malveillante). Il va de soi qu'à cette aune, il n'y a plus une image dans la sphère du dessin d'humour qui soit innocente. L'auteur élargit sa réflexion à l'activisme sur les réseaux et à la caisse de résonance que constituent les médias. Ceci pose à nouveaux frais des problématiques telles que le rapport à l'image, la censure, l'impossible objectivité.
Peut-être l'auteur eût-il gagné à mieux cerner ce qui lie activistes internétiques et journalistes woke. Si ceux-ci sont si prompts à emboîter le pas à ceux-là c'est parce que fondamentalement ils partagent l'univers mental des émeutiers en ligne. 

BANANAS REVUE CRITIQUE DE BANDE DESSINÉE
N° 13, mars 2021
22 Bd du Général Leclerc B5, 95100 Argenteuil
12 euros
abonnement 20 euros pour deux numéros


Un numéro exceptionnellement épais et rempli comme un œuf et qui pourtant ne suffit pas à contenir une matière pléthorique. Première moitié d'un entretien avec Lucques (il faudra attendre le numéro suivant pour lire la fin), retranscription des tables rondes du SOBD sur la bande dessinée polonaise, ainsi que d'une table ronde sur l'histoire de la bande dessinée franco-belge du XXe siècle, qui est à refaire, prenant la suite d'un article de Dominique Petitfaux dans Bananas n° 11, interview du dessinateur Max Lenvers collaborateur de Vaillant-Pif, études sur Alpha de Jens Harder (Pierre-Gilles Pélissier), sur la revue polissonne Oxygène (Jean-Jacques Lalanne), fin du feuilleton sur Tex Willer par Manuel Hirtz, étude sur la case-cube chez Moebius (Renaud Chavanne), comptes rendus d'ouvrages théoriques, la monographie sur Breccia de Laura Caraballo, la monographie sur la bande dessinée québecoise de Mira Falardeau, l'ouvrage de Renaud Chavanne sur le motif de la porte et de la fenêtre dans la bande dessinée. Se joint à l'équipe de la revue Benoît Barale sous forme de contributions critiques dessinées.

DESSINER ET COMPOSER : ÉTUDE DU MOTIF DE LA PORTE ET DE LA FENÊTRE DANS LA BANDE DESSINÉE
Renaud Chavanne
PLG 2020


Les recherches formelles sur les littératures dessinées menées par l'auteur (Edgar P. Jacobs et le secret de l'explosion, 2005, Composition de la bande dessinée, 2010) partaient du dispositif. Cette fois, Renaud Chavanne inverse la perspective, en partant d'un motif récurrent dans les récits dessinés, celui des ouvertures, portes et fenêtres, et il examine l'interaction de ce motif avec le dispositif, via ce que la paléosémiotique aurait appellé la naturalisation du code (une ouverture dans l'univers dessiné est aussi peu ou prou une ouverture entre les cases ou sur les cases). Ceci l'amène en particulier à conceptualiser la case-fenêtre, la porte-page et la case-cube.
L'auteur fait preuve d'un bel éclectisme et emprunte ses exemples à toutes les aires culturelles et toutes les époques, de sorte qu'il opère à l'intérieur d'une sorte de stripologie générale (ou de stripologie comparée). Renaud Chavanne dialogue avec les théoriciens Pierre Fresnault, Jean-Claude Raillon, Thierry Groensteen et Harry Morgan. Il repère avec beaucoup de perspicacité des figures utilisées depuis le XIXe siècle, notamment celle de la maison vue en coupe, et fait même des parallèles avec le frontispice du livre imprimé de la Renaissance, voire avec l'enluminure médiévale.
Rigueur de l'analyse technique et prudence des conclusions (les hypothèses sont proposées en tant que telles) caractérisent le propos. Peut-être l'auteur aurait-il gagné à préciser davantage ses catégories théoriques. Ainsi, il retient le terme de discours et le préfère à ceux de récit, de code et de langage, mais ce qu'il étudie dans la bande dessinée relèverait plutôt semble-t-il d'une raison (ou parfois d'une déraison) graphique et compositionnelle.

LA GRANDE AVENTURE DE LA BANDE DESSINÉE : HISTOIRE, INFLUENCES, ÉVOLUTION, 2 : LE TOURNANT DES ANNÉES 60 ET 70
Christian Staebler
PLG 2020


Deuxième volume, sur trois annoncés, de l'histoire générale de la bande dessinée par Chris Staebler. Autant le premier tome, consacré à la bande dessinée avant 1966, valait par une appréciation des classiques du point de vue d'un technicien du dessin, autant ce second volume, qui nous mène jusqu'à la fin des années 1970, souffre de l'évidente difficulté de l'auteur à prendre une distance critique vis-à-vis de ses lectures de jeunesse. Du coup, le propos tourne trop souvent à l'énumération et les appréciations à la flagornerie (Bran Ruz de Claude Auclair ou Giuseppe Bergman de Milo Manara sont des « chefs-d'œuvre », p. 128). Admiration éperdue, louanges imméritées frôlent parfois l'histoire contre-factuelle. À propos de la naissance de L'Écho des savanes, on apprend que « le véritable underground mondial prend probablement naissance ici. » (p. 111). (L'underground américain, lui, « semble rester coincé dans son message », p. 112). Une inféodation à l'air du temps rajoute préjugés et anachronismes. À la fin des années 1960, « les journaux pour filles, eux, se raréfient. Restent Lisette, Nade et Mademoiselle Caroline. La volonté très patriarcale de vouloir cantonner les filles dans un rôle subalterne et traditionnel empêche les supports d'évoluer, les condamnant ainsi à disparaître. » (p. 84) Outre que cette description alarmante ne correspond ni à l'esthétique ni au contenu idéologique de ces revues (les fiches métier de Lisette invitent les lectrices à devenir pilote de ligne, rôle fameusement traditionnel et subalterne), le défaut de perspective historique est flagrant. Les lectrices de l'époque ne se sont évidemment pas dit : « C'est genré et patriarcal, je vais plutôt lire Salut les copains. » Il aurait été plus clairvoyant de prendre en compte spécifiquement la culture des filles (au titre des girl studies, subdivision des cultural studies) et c'eût été certainement plus « féministe », puisque cet aspect de la question semble préoccuper particulièrement l'auteur.
Quant au fil conducteur de l'ouvrage, le fameux « tournant des années 60 et 70 » annoncé en sous-titre, il recycle le poncif journalistique du « passage à l'âge adulte » (« Pilote ne s'adresse plus aux enfants », p. 87) et participe d'un évolutionnisme confiant, type de la barbarie à la civilisation, que l'on croyait appartenir à un état de la stripologie depuis longtemps dépassé.
Autre point problématique, la promesse éditoriale du premier tome de traiter à égalité les aires culturelles américaine, franco-belge et japonaise est tout simplement oubliée.
Du côté positif, on peut relever les considérations sur Charlie mensuel, excellentes, et les judicieux propos sur la censure, à différents endroits de l'ouvrage, qui bénéficient de la collaboration de Bernard Joubert.
Les pastiches qui tiennent lieu d'illustrations, qui étaient si réussis et si drôles dans le tome 1, souffrent eux-mêmes du ton de componction de l'ensemble, au détriment de la fraîcheur et de l'humour.


Une illustration de Harry Morgan non retenue dans l'ouvrage (chapitre « Le travail de la critique »).

LE BOUQUIN DE LA BANDE DESSINÉE
Thierry Groensteen
ROBERT LAFFONT, 2020


Et nous voici devant la Grande Synthèse, aboutissement et panorama de quarante ans de stripologie française. L’ouvrage compte plus de 800 pages en double colonne, totalise trois millions de signe. Une partie des notices a été pré-publiée au cours de dix années sur le site de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, ce qui indique la durée du chantier. Si Thierry Groensteen est responsable de 40 % des notices, représentant la même proportion du texte, son influence s'étend bien au-delà de ses contributions propres. Pour commencer, il est le maître d’œuvre du volume. Or l’architecture de l'ouvrage, c’est-à-dire le choix des entrées et leurs renvois croisés, est le point essentiel ici. Ensuite, notre grand érudit a dirigé d'une main ferme la rédaction des notices, imposant à l’ensemble une unité de ton et de perspective, qui fait que les différents contributeurs, qui sont experts de leur domaine et qui résument parfois les travaux d’une vie, mêlent harmonieusement leurs voix.
Les recherches sur la bande dessinée depuis l'origine sont prises en compte et les bibliographie en fin d’entrées y renvoient judicieusement, mais ce qui est donné est naturellement l'état actuel du savoir, qui est synthétisé de façon à la fois concise et exhaustive, et qui constitue une base solide aux recherches futures. Il faut noter aussi qu’on évite la tentation du recyclage ou du ressassage. Les notices sont souvent de petites monographies très complètes et regorgeant d'informations de première main.
L'ouvrage se présente comme un dictionnaire esthétique et thématique. Thématique parce que différents sujets, parfois inattendus, mais étroitement associés au médium bande dessinée, y sont traités (cinéma, gigantisme, nuit, etc.). Esthétique parce que la bande dessinée y est abordée comme une littérature et comme un art, dans ses dimensions matérielles, littéraires et culturelles. Le grand intérêt d’une telle approche, qui n’avait pas encore d’équivalent, est qu'il rend la stripologie accessible à un public cultivé généraliste. En effet, paradoxalement, la littérature secondaire consiste notamment en dictionnaires encyclopédiques, souvent très épais, mais qui sont totalement inutilisables pour qui n'est pas déjà familier du domaine, puisqu'ils se présentent comme des répertoires d'auteurs et de séries, assortis ou non d'histoires par période ou par pays. Échappant aux us et coutumes propres à cette littérature secondaire à vocation encyclopédique, l’ouvrage se passe de toute iconographie, remplacée par des culs-de-lampe de Lewis Trondheim.
Les limites de l'ouvrage tiennent dans une sur-représentation du domaine franco-belge. D'un autre côté, comme l'ouvrage donne bel et bien l'état de la stripologie de langue française (très différente dans ses moyens et ses ambitions des stripologies anglo-saxonne ou germanique, pour ne citer qu’elles), le défaut est atténué. Plus gênant peut-être est le fait que certains auteurs canoniques (du monde entier, cette fois) reviennent de façon quelque peu systématique au fil de diverses notules, ce qui appauvrit le propos et réduit l'ambition de l'ouvrage.
Les erreurs sont inévitables dans un ouvrage de cette nature et de cette ampleur. Les fautes de nom ou d'attribution sont très clairement des fautes d’inattention. Gageons qu'elles seront corrigées dans une édition future. Les propositions qu’on peut tenir pour des erreurs d'appréciation ou de perspective, ou simplement les points qu'on peut considérer comme litigieux, sont en nombre très réduit. Sur des thématiques sujettes à controverse, ou carrément arsenalisées dans le cadre des actuelles guerres culturelles, l’ouvrage se caractérise par la sagesse, le bon sens et la probité intellectuelle. Et on peut noter de même qu'on échappe, sauf rares exceptions, aux modes intellectuelles, aux lieux communs et aux aveuglements.

ADAPTATION ET BANDE DESSINÉE : ÉLOGE DE LA FIDÉLITÉ
Jan Baetens
Les Impressions Nouvelles, 2020


Intelligent ouvrage, informé quant à la théorie par ce qu'on pourrait appeler le high post-modernism, examinant les adaptations essentiellement à travers les codes du graphic novel de classiques de la littérature générale (Queneau, Proust, Zweig, Kafka) ou de la littérature de genre (Léo Mallet, Simenon), mais à l’exclusion de la littérature écrite qui, esthétiquement et thématiquement, a le plus d’atomes crochus avec les littératures dessinées. Le fil conducteur annoncé en sous-titre de l'ouvrage est l'éloge de la fidélité, qui apparaît dans le contexte comme un degré supérieur de subtilité théorique, à une époque où le code culturel amène précisément à louanger l’écart opéré par l’adaptation, la radicalité de la réinterprétation, etc.
Comme le propos de l'auteur consiste à comparer les matériaux sémiotiques de l'œuvre-source et du graphic novel cible, mais pas à examiner le référent fictionnel, notre théoricien trouve du mérite à des œuvres très différentes dans leur technique comme dans leur ambition. Ainsi, s'écartant de l'ensemble de la critique savante, il louange l'adaptation de Proust par Stéphane Heuet, en style « ligne claire ». Et, à l'extrémité opposée du champ des littératures dessinées, il ne trouve pas moins d’intérêt à l'adaptation du Château de Kafka par Olivier Deprez, qui joue sur les textures d’une technique de gravure sur bois modifiée par le recours à l’informatique, se situe à la limite de l'abstraction, et reste en tout état de cause incompréhensible à qui n'a pas lu le roman. L'auteur renouvelle par ailleurs le potentiel théorique de La Cage de Martin Vaughn-James, objet d’étude favori d’une génération de théoriciens, en démontrant qu'il s'agit d'une transcription du Nouveau Roman (mais pas d’un titre particulier), elle aussi marquée par la fidélité aux codes. On rejoint via cette éclairante lecture un aspect quasi-manifestaire, correspondant à la ligne éditoriale des Impressions Nouvelles.
On s'étonne que, compte tenu de la rigueur de l'appareil conceptuel et de la cohérence de la démarche, certaines assertions soient tenues pour évidentes. Ainsi le graphic novel est perçu comme étant supérieur dans l’absolu à la bande dessinée traditionnelle. Et se débarrasser de façon liminaire des Classics Illustrated, en les rangeant sans autre forme de procès dans la catégorie du « poussiéreux », paraît, dans le contexte de l’ouvrage, à la limite du contresens, puisqu'il faudrait précisément examiner comment les codes littéraires des œuvres sources sont transformés dans ceux du comic book.

SEXTIES : LES FILLES DU TERRAIN VAGUE
Benoît Bonte
PLG 2020


Histoire des bandes dessinées des éditions Losfeld, relevant à la fois de la « petite histoire », l'auteur ressuscitant les figures pittoresques que furent Jean Boullet, Éric Losfeld, Alain Tercinet, etc., et de l'histoire du livre, chaque ouvrage étant examiné sur pièce. Si on aurait pu souhaiter une rédaction mieux soignée et une maquette plus aérée (le texte est composé dans un corps tellement minuscule qu'il sera sans doute difficilement lisible pour bien des collectionneurs des albums Losfeld, qui sont aujourd'hui de vieux, et parfois de très vieux, messieurs), l'ouvrage regorge d'informations et d'une documentation du plus grand intérêt. On relèvera cependant des partis pris discutables. L'auteur tresse ainsi une couronne à Saga de Xam, de Nicolas Devil, ouvrage dont on ne comprend, à présent que le temps a fait son œuvre, ni l'intérêt historique, ni l'intérêt esthétique.
Restent également, au bout du compte, deux questions centrales, constamment évoquées mais jamais résolues : 1. Pourquoi les albums Losfeld sont-ils, dans le contexte des années 1960, tellement importants au plan de la doctrine et de la « propagande » en faveur de la bande dessinée, alors que, comme Benoît Bonte le montre très bien, les ouvrages sont, en tant que projets éditoriaux, au minimum problématiques et, dans la majorité des cas, catastrophiques, les réussites indiscutables (Barbarella de Forest, Valentina de Crepax) ayant par ailleurs une existence autonome (ce ne sont pas des commandes de Losfeld). 2. quelle est l'acception exacte, toujours dans le contexte des années 1960, de la notion de bande dessinée « pour adultes », sachant que, toujours du point de vue de la « propagande », il est du plus grand intérêt pour les défenseurs de la bande dessinée de pouvoir vanter des livres d'art, prestigieux, coûteux, s'adressant par conséquent à un lectorat adulte (et aisé), mais que, du point de vue d'Éric Losfeld lui-même, « adulte » signifie « érotique », à telle enseigne que les projets qu'on lui propose et qui n'intègrent pas cette dimension sont refusés.

BRECCIA : CONVERSATIONS AVEC JUAN SASTURAIN
Rackham 2019


Mémoires oraux d'Alberto Breccia. La famille Breccia s'est enrichie grâce à la tripe et à l'opiniâtreté de ses membres. Le jeune Alberto préfère la voie belle mais difficile de la bande dessinée. Ouvrage indispensable à qui prétend s'intéresser au maître argentin, à l'histoire de la bande dessinée mondiale, à l'évolution du médium, aux mouvements entre les aires culturelles. L'excellent appareil critique, concis mais précis, éclaire judicieusement ce qui doit l'être.

PIERRE CHRISTIN LE GRAND RÉNOVATEUR DU RÉCIT EN BANDE DESSINÉE
Éditions Caurette, 2020


Sous la forme d'un luxueux album de plus de 200 pages, longue interview du scénariste de Valérian précédemment parue dans dBD mais complétée, textes et archives du même, témoignages des proches, tentative d'analyse de l'œuvre par Frédérique Pelletier, bibliographie par Volker Hamann, et une mine de documents iconographiques qui raviront l'amateur.

KIRBYSPHERE
Xavier Fournier
Éditions Caurette, 2020


Tentation de situer l'œuvre graphique de Jack Kirby dans l'iconographie des comics et plus généralement celle des imprimés populaires (pulps, paperbacks, etc.). Si l'auteur manifeste les qualités prisées dans le fandom, maîtrise impeccable du corpus de Kirby et faculté de sourcer telle idée (« X l'avait déjà fait »), dans une approche généalogique typique du milieu fanique, le problème de l'ouvrage est à la fois celui de la méthode et celui de la thèse. La méthode consiste à paraphraser les récits dessinés de Kirby en assortissant cette paraphrase de gloses. Il en résulte un ouvrage hypertrophié. Il est souvent plus rapide de relire l'épisode lui-même que de lire la recension qu'en fait l'auteur. Le style oral, le ton familier et disert, qui seraient à leur place dans un fanzine, où il importe d'établir la connivence avec le lecteur, ont le défaut d'augmenter encore la longueur de l'ouvrage. Dans un livre de 430 grandes pages, on rend service au lecteur en pratiquant une écriture concise et dépouillée. Pour ce qui est de la thèse défendue, de simples hypothèses, à mesure qu'elles sont répétées, deviennent des certitudes et l'auteur finit par se perdre à la fois dans sa démonstration et dans son érudition. Contentons-nous de deux exemples. Pourquoi le nain à grosse tête, qui est un poncif chez Kirby, doit-il obligatoirement sortir de la couverture de Wonder Stories d'avril 1931 (illustrant The Man Who Evolved d'Edmond Hamilton) ? Parce que Kirby a avoué son goût, entre tous les pulps de science-fiction, pour Wonder Stories ? Mais le nain à grosse tête figure aussi sur la couverture d'Amazing Stories de novembre 1927 (illustrant Machine Man From Ardathia de Francis Flagg), et il est de tout façon un invariant de la science-fiction du temps, en tant que spéculation darwinienne. Deuxième exemple à propos de l'image où Kamandi est perdu dans un maelström devant une statue de la Liberté engloutie. « Transposez la statue de [la couverture du pulp] Fantastic Universe Science Fiction dans le décor de la couverture [de l'édition en paperback] d’After the Rain, avec le bateau qui s’approche, et vous obtenez quelque chose de totalement raccord avec la scène où Kamandi approche du monument, pris dans une gigantesque inondation » p. 330. Que prétend démontrer au juste l'auteur ? Que Kirby a fait synthèse de ces deux sources ? Que l'image de Kirby est à mi- chemin de ces sources, si l'on considère son dessin du point de vue de l'iconographie populaire ? Mais quel intérêt ? D'autant que, ici encore, on est devant un poncif des littératures scientifiques, y compris européennes (New York balayée par une fin du monde climatique). Finalement les « clés de lecture » promises apparaissent comme des spéculations invérifiables. Quant au concept même de kirbysphère, il ne sera jamais élucidé au-delà de l’idée d'« influences » et de « connexions » entre les images convoquées. Suspendue entre le Kirbyverse, c'est-à-dire l'univers fictionnel de Kirby, que l'érudition fanique a plaisir à réinvestir, à réinterpréter, voire à réinventer, en des spéculations proches de la fan-fiction, et une iconosphère, dont le centre serait Kirby et la circonférence nulle part, il n’est pas sûr que la notion soit très claire pour l’auteur lui-même.

GUERRE CIVILE ESPAGNOLE ET BANDE DESSINÉE
Michel Matty
Presses Universitaires Blaise Pascal, Collection Graphèmes, 2020


La Guerre d’Espagne en bande dessinée, recension intégrale d’abord des bandes dessinées du temps (en Espagne mais aussi à l’étranger, y compris le strip du Daily Worker), puis au temps de la dictature franquiste (toujours en prenant en compte les bandes étrangères). Puis recension des histoires courtes et des albums de tous les pays, toutes les époques retraçant la guerre ou y faisant allusion. Chapitres thématiques sur la violence contre les civils, sur l’Église catholique, sur l’exil et la prison. Travail exemplaire et exhaustif, d’autant plus méritoire que la bande dessinée n’a pas de mémoire, comme le rappelle l’auteur en préface, et qu’il faut faire appel aux collections privées.

ASTRO BOY : CŒUR DE FER
Nicolas Tellop
Les Impressions Nouvelles, Collection La Fabrique des héros, 2020


Petit ouvrage de 128 pages sur Tetsuwan Atomu / Astro Boy / Astro le petit robot. On peut faire l'hypothèse que les ouvrages de la collection La Fabrique des héros ont été commandés avec des délais de livraison très courts et écrits par conséquent en courant. Quoiqu'il en soit, notre auteur, ayant pris une direction, poursuit sur sa lancée, sans se demander un seul moment s'il ne se serait pas par hasard égaré. Il cherche ainsi à démontrer qu'Astro « n’a rien de commun avec la figure du robot qui se popularise au même moment à travers le monde » (p. 24), et en particulier qu'il est aux antipodes des robots imaginés par Asimov, qui sont, eux, « dénués d’émotion, insensibles aux valeurs humaines et absolument amoraux, si bien qu’il est nécessaire d’encadrer leur comportement par les fameuses trois lois de la robotique ». Las ! les robots de Tezuka sont encadrés par des lois de la robotique absolument similaires (interdiction de faire du mal aux humains et obligation de leur obéir), qui sont seulement beaucoup plus nombreuses (il y en a dix, dont l'interdiction de quitter le Japon).
À noter que l’auteur part de la version américaine, les textes cités étant donc retraduits de l’anglais en français. D’où une certaine bizarrerie puisqu’il mentionne des titres d’épisodes en anglais comme Shootout in the Alps (Arupusu no kettô ! Shônen Magazine 1956), et qu'il cite des répliques telles que : « J’ai pensé... Wow ! »

BARBARELLA : UNE SPACE ODDITY
Véronique Bergen
Les Impressions Nouvelles, Collection La Fabrique des héros, 2020


Petit essai en 128 pages par une philosophe et auteure, membre de l’équivalent belge de l’Académie française. Davantage que d’une étude du personnage de Barbarella à l’intérieur de l’œuvre de Forest, il s’agit d’un relevé thématique des raisons qui font aimer Barbarella à l’auteure ou d’un exercice du type « pourquoi Barbarella est moderne ? » ou « pourquoi Barbarella nous parle encore ? » Réponse : elle est libérée, elle est écolo (elle annonce Greta Thunberg p. 18), elle est dans le bien-vivre ensemble et la diversité. Tout cela est certes dit beaucoup plus habilement, l’auteure ayant du bagage.
Quand l'auteure traite d'un élément de la mythologie forestienne, c'est à contresens. Ainsi du labyrinthe. « Construction ayant fait son apparition dans la préhistoire (...) le labyrinthe a hanté les artistes » (p. 105) ; « architecture carcérale » (p. 106, pourquoi s’économiser une référence implicite à Surveiller et punir de Foucault ?). Mais l'auteur ne comprend tout simplement pas la fonction de ce labyrinthe chez Forest (le mur qui est à la fois un chemin est un motif qui traverse intégralement l'œuvre forestienne). La non prise en compte de l'histoire de la bande dessinée, l'ignorance de l'histoire du roman scientifique, sur lequel Mme Bergen écrit de considérables sottises, l'impasse sur les sources littéraires de Forest, le refus d'examiner à aucun moment le dessin de Forest n'arrangent rien. Cependant, si le lecteur n'apprendra rien sur l'œuvre de Jean-Claude Forest, il en apprendra beaucoup sur les opinions de Mme Bergen. C'est après tout l'essentiel.

BRASSENS ET TINTIN : DEUX MONDES PARALLÈLES
Renaud Nattiez
Les Impressions Nouvelles, 2020


Un parallèle entre Hergé et Brassens. Comme ces deux auteurs n'ont en commun que d'avoir partagé le même temps et le même espace, l'auteur n'arrive naturellement à rien. Les parallèles repérés n'auraient ni plus ni moins de pertinence relativement à un autre dessinateur ou un autre chanteur de la même époque et de la même aire culturelle.

LA BANDE DESSINÉE ENTRE LA PRESSE ET LE LIVRE : FRAGMENTS D'UNE HISTOIRE
Benoît Peeters
BNF Éditions, 2019


Joli petit livre, assorti d'un cahier d'illustrations bien choisies d'une quarantaine de pages, contenant deux conférences de Benoît Peeters, qui constituent une sorte de Que Sais-Je sur la BD en une cinquantaine de pages. Le fil conducteur du conférencier provient d’une lecture de Sylvain Lesage sur les rapports entre presse et albums dans le domaine des bandes dessinées. Mais l'histoire du médium qui est tracée est somme toute assez conventionnelle et essentiellement chronologique. On peut regretter que l'auteur cède parfois à l'esprit de système. Ainsi, pourquoi voir dans Christophe une « régression par rapport à Töpffer » ?

L'EFFET LIVRE : MÉTAMORPHOSES DE LA BANDE DESSINÉE
Sylvain Lesage,
Presses Universitaires François Rabelais, 2019

Deuxième volume tiré de la thèse de Sylvain Lesage (mais l'érudit aura à cœur de lire la version thèse sur la Toile et la version livre). Ce deuxième tome constitue davantage une collection de monographies dont le fil conducteur est d'interroger la notion d'album, ce qui amène l'auteur à multiplier les catégories autour de la « forme codique » (de codex). Quelques erreurs ou étourderies, parfois introduites dans la rédaction depuis la thèse, ne nuisent en rien au fond.