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À propos de censure
Capitan Miki (Miki le Petit Ranger) dans sa version française

Une trouvaille dans la boîte de « planches originales à huit euros » de la librairie L’Âge d’or, un bromure de Miki le Petit Ranger, destiné à Nevada n° 100, 20 novembre 1962, p. 7, publié par les éditions LUG, avec les indications d’auto-censure de la secrétaire de rédaction.

Miki le Petit Ranger, c’est Capitan Miki, créé en 1951 pour les éditions Dardo par le studio italien EsseGesse (Pietro Sartoris, Dario Guzzon et Giovanni Sinchetto). Il ne faut pas le confondre avec Le Petit Ranger — Il Piccolo Ranger (1958), scénarisé par Andrea Lavezzolo et dessiné par Francesco Gamba, ni avec Le Petit Sherif — Il Piccolo Sceriffo (1948), scénarisé par Tristano Torelli et dessiné par Camillo Zuffi.
Le document est de format 19 X 23, marges comprises. La surface d’impression est de 12,8 X 19,1. Les zones jaunâtres correspondent à un cliché des originaux italiens, découpé et collé sur la maquette de la page française. La partie supérieure des cases est évidée pour accueillir les textes français, le dessin étant complété entre les bulles et la limite du bromure italien. Cependant le dessin lui-même est regouaché et éventuellement complété, en fonction des lubies imposées par la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à la jeunesse, loi du 16 juillet 1949.
On constate immédiatement que les interventions sur l’image sont massives et désastreuses. Comme il s’agit d’un western, l’intervention essentielle porte sur la suppression des armes à feu. Dans la version originale, les trois protagonistes, Miki le petit Ranger, Snake, le pistolero à grand chapeau, et Magic Face, le transformiste, ici travesti en femme, sont munis de pistolets et échangent des coups de feu. Dans la version retouchée, il n’y a que dans la case 2 que la situation initiale est respectée. Toutes les autres cases ont été censurées !
Il faut, nous apprend l’inscription latérale (case 1), supprimer le coup de feu et donc supprimer l’onomatopée PAM (PAN !), gouacher la trajectoire de la balle, supprimer aussi le revolver qui, dans la version originale, saute de la main du héros, revolver qu’il faut redessiner par terre. Cependant, comme cette censure est incomplète, on voit encore le pistolet fumant de Magic Face. Mais celui de Snake a été supprimé et il se contente d’avancer une main droite molle. Du coup, ces méchants, dans une situation qui n’est donc plus celle d’un échange de tirs, prononcent un texte vaguement menaçant, qui déguise mal le fait que la case ne sert plus à rien du point de vue du récit. Et le Mexicain spectateur de la scène, à droite, dont l’attitude posturale traduisait initialement la sidération devant la violence de la scène, devient complètement incongru.
Même censure case 4 : la main de Miki, tenant le revolver, est gouachée, alors que, case 2, le personnage tenait bel et bien ce revolver, et on a donc rajouté un bras qui pend (puisque le personnage ne fait rien), déséquilibrant du coup le dessin (Miki devient une sorte de personnage-mollusque et rien ne justifie son décentrement dans l’image).
Quant au méchant Magic Face, habillé en femme, son revolver est supprimé case 3 (la retouche de la palissade est particulièrement visible), supprimé aussi case 5 quand il monte sur le toit (la main posée sur la tuile est redessinée), mais ce pistolet réapparaît de façon illogique case 6, quand on voit Magic Face en silhouette sur le toit. Trois indications marginales indiquent qu’il faut supprimer (X) le pistolet (P) et éventuellement redessiner la main. La présence d’un tel code (X pour indiquer le deleatur, P pour désigner le pistolet) suffit à montrer le caractère routinier de la suppression. La case 7 ne bénéficie pas d’indication de censure en marge, mais l’examen attentif du bromure laisse à penser qu’on a caviardé au moins le canon du pistolet tenu par Snake, qui se confond désormais avec le noir de la palissade.
Comme on le voit, l’autocensure imposée par la Commission de surveillance, sous prétexte d’ordre moral (délit de démoralisation de la jeunesse, art. 2 de la loi de 1949), est catastrophique à tout point de vue. Catastrophe économique, puisque l’éditeur français est obligé de faire travailler un atelier de retouche qui reprend la bande originale littéralement case par case, comme si n’étaient pas suffisamment chronophages et labour-intensive les opérations de traduction, de lettrage, de reformatage d’une bande qui se présente initialement sous la forme de strisce (c’est-à-dire de petits fascicules de strips, au format à l’italienne). Catastrophe narratologique, puisqu’un récit qui dans sa version italienne est parfaitement limpide, devient incohérent, contradictoire, incompréhensible et biscornu. Catastrophe iconique, enfin, la plus flagrante et la plus volontiers citée dans la littérature secondaire, puisque l’imagerie épique du western, de personnages armés de pistolets et qui se tirent dessus, est remplacée par rien, des personnages qui tendent des mains vides, ou dont le bras pend, et qui échangent des propos alarmistes ou de vagues menaces (« Je vais le réduire en chair à pâté »).
Il n’y a pas de censure intelligente — ni d’autocensure, ici sous la menace d’un procès en correctionnelle pour « démoralisation de la jeunesse », au titre de l’art. 2. Mais un effet paradoxal de la censure ou de l’autocensure est de mettre en lumière non plus l’élément litigieux, textuel ou imagier, mais précisément sa suppression. Force est donc de nous faire trouver au moins vraisemblables ces westerns où des pistoleros se livrent à longueur de pages à d’interminables duels en tenant levées devant eux des mains molles.
« Vous n’avez rien vu », tel est le mot d’ordre du censeur. Vous n’avez pas vu ce qui était litigieux, puisque la censure commandait qu’on l’ôtât. Mais vous n’avez pas davantage vu les traces de la suppression, pourtant flagrantes. On prépare de la sorte une société où on y regarde à deux fois avant de ne rien voir, une société abêtie et apeurée, que l’on rassure par des discours d’ordre moral, et que l’on excite contre les mal-pensants.