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NOUVELLE
LE MARIOPHANOSCOPE
(THE PHANOSCOPE )
Par Marjorie Kinnaird
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni)
par Harry Morgan
1.
Une partie animéeÀ dix minutes de la fin du match entre la classe des troisième de Clifftop School et leurs rivales de seconde, le jeu était égal et le score de deux partout. Massés autour du terrain, les parents, venus en nombre en ce jour de fête, encourageaient leur progéniture de la voix et du geste.
Le premier inning avait débouché sur une mêlée assez confuse suivie d’une série de passes, de contre-passes et de plaquages. La capitaine de l’équipe de seconde, Drusilla Chimbley-Phontain, pointa, et la balle traversa les airs. Mais le public, qui s’était levé instinctivement en même temps que la balle, retomba déçu : la balle était nulle car tombée sur un terrain interdit.
Suivit un lancer nul lui aussi parce que la lanceuse avait mordu. Ce fut au tour de l’équipe de troisième, dont la capitaine était Marjorie Leveson-Gower, de faire des prouesses. Clara Bagehot, d’un coup de maillet bien ajusté, envoya sa boule déplacer les boules de Gustavia Tweet et de Tryphina Trapontine. Dolly Myerscough, s’étant emparée de la balle, fonçait droit vers le but adverse, dribblant habilement pour contourner Olympia et Drusilla Chimbley-Phontain, avant de passer à son ailier gauche, qui n’était autre que notre amie Peggy Ayscough.
Les passes se faisaient plus nombreuses. Un contre-amorti du revers de Hilda Methven bloqua efficacement la balle. Mabel Cholmondeley loba, Wilhelmina Wriothesley reprit la balle au bond et l’expédia dans le but adverse sans que les rivales de la classe de seconde eusse eu le temps de dire ouf. Le batteur actif, qui était Olympia Chimbley-Phontain, ne put que constater que son guichet avait été détruit d’un coup bien ajusté. « Bowled ! » hurla la foule. Hurlant plus fort que les autres, au milieu des gradins, une jeune fille au teint mat criait en français : « Boulé ! boulé ! » Et dans son excitation, elle sautait sur place, tel un cabri.
Les choses se corsaient pour les filles de troisième. Plaçant sa boule à la distance d’une tête de maillet de celle de Tryphina, Dolly Myerscough lui fit franchir deux arceaux. Mabel Cholmondeley servit pour la balle de match. Double faute. C’était le dernier tour de batte et presque tous les batteurs étaient hors course. Phyllis Meux s’apprêtait à marquer, mais un cri de déception s’échappa des poitrines des troisième. Par un mouvement maladroit, Phyllis avait involontairement détruit son propre guichet.
Nouvelle balle de break. À présent, c’était au tour de Bessie Belvoir. En dépit de sa corpulence, la jeune fille était dotée de réflexes surprenants et d’une force prodigieuse. Un coup de son bâton et la balle se trouva positionnée dans le cercle de tir et, avant que Prunella Plum et Sulpicia Smudge, de l’équipe adverse, eussent eu le temps de réagir, la providentielle Philippa Dalziel l’avait envoyée au but. À cet instant, le gong sonna la fin du dernier round. La victoire revenait à l’équipe de troisième, par quarante-trois à deux.
« C’était un peu confus par moments, jugea Augusta Meiklejohn, qui avait assisté au match depuis les tribunes, mais joliment excitant, ma foi.
— Hurrah ! », hurlaient les autres.
Elle avait bien raison de s’époumoner, car l’humiliation de leurs rivales de la classe de seconde était complète. Quelles vilaines bobines elles tiraient toutes !
« Mais qu’est-ce que vous fichiez ? s’écria Drusilla Chimbley-Phontain, en claquant la porte de l’étude qu’elle partageait avec sa jumelle Olympia et avec quatre autres filles de seconde. D’habitude nous mettons une raclée aux troisième. Et il faut se faire ridiculiser sous les yeux de nos familles !
— J’ai fait – ah – de mon mieux, prononça languissamment la snobe Tryphina Trapontine. — Moi aussi ! — Et moi donc ! » Les protestations jaillirent dans l’équipe des vaincues.
« Seulement », siffla Drusilla, « Peggy Ayscough et sa bande ont fait encore mieux. Et à présent, elles vont se moquer de nous pendant au moins un mois. »
« Je me les représente, en train de se congratuler, prononça avec une rage froide Olympia, sa jumelle, qui, pour les matières autres que sportives, était le chef naturel de leur petite bande. Ce vieux pédant à lorgnon d’Augusta Meiklejohn doit leur servir toutes les victoires obtenues contre un adversaire de force supérieure depuis l’occupation romaine, et cette plume au vent de Dolly Myerscough doit être en train de leur composer une ode que cette sonnette fêlée de Barbara Gough leur déclamera ce soir, juchée sur la table de leur étude.
— Ça va comme ça, maugréa Sulpicia Smudge. Vous ne pouvez pas parler d’autre chose ? »2.
Une vive disputeSlam !
Une semaine avait passé depuis le match, mais Drusilla Chimbley-Phontain, capitaine des sports des seconde, claquait toujours la porte de l’étude quand elle entrait, à croire que sa rage et sa frustration étaient devenues des états permanents.
« Qu’y a-t-il encore ? » demanda imperturbable sa jumelle, Olympia, en levant à peine les yeux de la revue de mode qu’elle lisait au lieu de faire sa version latine.
« Mais c’est à ne pas croire, vitupéra Drusilla. Depuis qu’elles ont gagné ce match, elles sont devenues d’une arrogance ! Je viens de faire remarquer à Peggy Ayscough qu’elle est la fille d’un vulgaire épicier, failli de surcroît, mais elle m’a tout simplement ri au nez. Elle n’a même pas eu le réflexe de se justifier. Si les pauvres n’ont plus honte, à présent !...
— Il est de fait – ah – que les classes inférieures ne connaissent plus leur place, soupira Tryphina Trapontine sur le ton affecté qui lui était devenu naturel, en s’interrompant dans sa tâche qui consistait à se lustrer les ongles jusqu’au point où son doux visage s’y reflétait comme en un miroir.
— Et cet espèce de cabri qu’elles ont adopté et qui caracole partout en chantant leurs louanges ! Vous souvenez-vous comme elle les encourageait pendant le match ?
— De qui parles-tu ? demanda perplexe la corpulente Prunella Plum, qui mâchait des marshmallows avec une concentration bovine.
— De cette Française, pardi, répondit Drusilla. Nicole Calache. »
Les six occupantes de l’étude interrompirent leurs diverses tâches, excitées par la perspective de médire. Et médire d’une « nouvelle », qui venait d’arriver en plein milieu du trimestre – et d’une étrangère de surcroît, comme Nicole Calache –, c’était la perspective d’une heure au moins du plus doux des plaisirs, avec la promesse de maintes séances semblables, car une fois l’adversaire désigné, le moindre propos rapporté, véridique ou apocryphe, le moindre geste ou la moindre attitude, observés avec vigilance et systématiquement interprétés dans le sens le plus défavorable, nourrirait infiniment la chronique scandaleuse.
« Nicole – ah – Calache », répétait lentement Tryphina Trapontine, comme si elle goûtait le nom, le trouvait, expérience faite, impropre à la consommation, et se demandait comment le recracher sans contrevenir aux bonnes manières. « Mais – ah – comment s’est-elle retrouvée à Clifftop School ? » interrogea-t-elle sur un ton de suprême ennui, mais avec un sourire en coin qui indiquait qu’elle approuvait d’avance toute méchanceté.
Les autres s’entre-regardèrent avec des mines de conspiratrices.
« Je crois que son père est britannique, hasarda la grosse Prunella Plum.
— Avec un nom pareil ? se gaussa Olympia Chimbley-Phontain.
— Elle est très basanée, fit observer Gustavia Tweet.
— Plutôt – ah – olive, susurra Tryphina Trapontine.
— Les Provençales ont ce teint là », prononça la savante Sulpicia Smudge, qui était très versée en anthropologie. Et la jeune pédante ne put résister au plaisir de prodiguer une conférence à ses camarades. « Les Françaises sont très mélangées, comme vous savez. Les représentantes du type nordique, ou, pour parler plus savamment, du type xanthochroïde, ne se retrouvent guère qu’au nord de la Loire. Celles-là sont les descendantes des Gauloises, et ne différent point sensiblement, du point de vue ethnique, de nous autres Anglo-Saxonnes, ou même des Germaines : ce sont des blondes à la peau claire. Cependant, à mesure qu’on se rapproche de la Méditerranée, c’est l’élément mélanochroïde qui vient à dominer.
— Tu veux dire qu’elles deviennent presque comme des noires ? interrogea Prunella Plum. Oncle Winston dit toujours que l’Afrique commence à Calais.
— Pas exactement. Contrairement à la négresse, qui est une dolichocéphale extrême, présentant un aplatissement latéral de la tête, la méditerranéenne est plutôt mésocéphale. C’est une race assez inventive, puisque c’est elle qui a donné les civilisations romaine, grecque, carthaginoise. Mais cette race n’a évidemment point les qualités de courage et d’autorité de la nordique.
— Maudites méditerranéennes, dit avec humour Olympia Chimbley-Phontain, qui nous infligent ces satanées versions latines et ces maudits thèmes grecs.
— Au demeurant, reprit Sulpicia Smudge, les campagnes françaises sont peuplées d’un type encore plus primitif, à la tête ronde et plate. J’ai nommé le type de la brachycéphale alpine. Ce type aborigène compose aussi les couches les plus basses du peuple des villes. Survivante de la population originelle de l’Europe, provenue des plaines d’Asie, la brachycéphale alpine est laborieuse, catholique et servile, alors que les élites françaises sont plutôt protestantes et individualistes, et optent soit pour des professions libérales soit pour la carrière militaire.
— Tes brachycéphales alpines sont-elles – ah – xanthochroïdes comme nous ou – ah – mélanochroïdes comme les méditerranéennes ? demanda la snobe Tryphina Trapontine.
— Pour le savoir, répondit sèchement Sulpicia, il faudrait réussir à en laver une.
— À mon avis, conclut Gustavia Tweet, cette nouvelle, Nicole Calache est clairement une brachycéphale alpine, et non une mésocéphale méditerranéenne, comme on pourrait le penser d’après un examen superficiel. C’est une brachycéphale alpine de couleur olive.
— En tout cas, philosopha Drusilla Chimbley-Phontain, qui se ressemble s’assemble. Car notez bien que mademoiselle Calache est immédiatement devenue intime avec Dolly Myerscough et sa bande. »
Cette conversation se poursuivit dans la même veine pendant un assez long temps et lorsque les jeunes filles regagnèrent leurs chambres respectives, elles parlaient entre elles à mi-voix, mais de façon très animée, des types d’humanité déplorables qu’on découvrait en mettant le pied sur le continent, et dont, en vérité, on se passait fort bien en Angleterre.
Cependant la petite bande de l’étude de seconde eût été bien surprise si ces demoiselles avaient pu entendre ce qui se disait au même moment chez leurs rivales de troisième.*
* *Dans l’étude de troisième, dont la capitaine n’était autre que notre amie Peggy Ayscough, la conversation allait bon train. Par un singulier hasard, elle portait sur le même sujet des races, mais sous un tout autre angle.
Nicole Calache, l’étudiante française, parlait avec chaleur. C’était une toute jeune fille, brune de teint, de petite taille, avec des jambes courtes, les genoux tournés en dehors et les pieds en dedans. Elle avait le visage large et plat, le nez court. Les yeux en amande étaient surmontés de sourcils épais, perpétuellement soulevés dans une expression vaguement incrédule.
La jeune fille racontait le congrès universel de Londres, auquel elle avait assisté quelques mois auparavant, organisé, expliqua-t-elle, dans le dessein de promouvoir entre les peuples occidentaux et les peuples orientaux, entre ceux qu’on nommait improprement les « blancs » et ceux qu’on appelait tout aussi fautivement les populations de « couleur », une entente mutuelle, des sentiments fraternels et une coopération soutenue. De fait, expliqua la jeune fille, la vieille attitude de défiance et de réserve distante le cédait progressivement à un désir sincère de fraternité. En résumé, il s’agissait de promouvoir entre les individus de différentes races une courtoisie et un respect réciproques, ainsi que l’étude sans préjugé des us et des coutumes de la société de l’autre.
— Je suis bien sûr en plein accord avec l’esprit de fraternité qui préside à ce type d’assemblée, intervint Mabel Cholmondeley. Esprit de fraternité qui, au demeurant, n’est que l’application du Grand Commandement : « Aimez-vous les uns les autres. » Mais d’un autre côté, je crois qu’il ne faut pas chercher à nier la distance qui nous sépare des autres civilisations... (— Tiens donc !, dit à mi-voix Nicole Calache, accompagnant son regard en coin d’un curieux rictus, comme si elle suçait quelque chose d’amer.) Des autres civilisations, poursuivit Mabel, imperturbable, qui sur bien des points sont éminemment perfectibles.
— Par exemple ? interrogea Nicole Calache.
— Je ne veux pas donner d’exemple, dit sèchement Mabel Cholmondeley. Je sais très bien que si je donne un exemple, même flagrant, tu le contesteras. La vérité, c’est que chaque civilisation est convaincue d’être la meilleure, et même la seule qui vaille, et qu’elle met au compte de l’inimitié, ou des préjugés, les critiques que les autres peuvent adresser à ses côtés disons... les moins reluisants.
— Au fond, dit songeusement Marjorie Leveson-Gower, qui n’avait pas encore pris la parole, il n’y aurait que l’expérience pour départager les cultures. Imaginez ! On prêterait l’Angleterre à telle peuplade de traîne-savates qui nous vouent une rancune tenace. On s’approprierait en échange leur tas de cailloux ou leur nid de poussière. Au bout de trente ans, chacun rentrerait chez soi et on ferait les comptes. Je crois que nous ne serions pas déçues. Ce qu’on rendrait, ce serait une deuxième Angleterre, tandis que, pauvre de nous, nous passerions trente années supplémentaires à remettre en état notre malheureux pays.
— Ce que tu décris, n’est-ce pas plus ou moins ce que nous faisons déjà à travers la colonisation ? » demanda timidement la gracieuse et féline Phyllis Meux.
— Jusqu’à un certain point, répondit Marjorie. Que je sache, nous ne les faisons pas venir en Angleterre. Du moins pas en masse. Du moins pas encore », ajouta la jeune fille après un temps de réflexion.
Cependant les yeux en amande de Nicole Calache lançaient des éclairs et l’air d’incrédulité qu’elle arborait d’ordinaire le cédait à une franche expression de colère.
« Mes chères, dit-elle en s’adressant plus particulièrement à Marjorie, je n’ai que faire de vos jugements à l’emporte-pièce sur les accomplissements des civilisations autres qu’européenne. Sachez que je ne suis pas un petit coolie du fond de l’Empire britannique. En tout cas on reconnaît bien dans votre discours, à toutes, cette arrogance si typique de vous autres les colonisateurs, votre sentiment inné de supériorité, votre conviction inébranlable d’être le centre du monde, et ce mépris qui vous colle à la peau... »
Assise dans son coin, près de la fenêtre, Peggy Ayscough, qui ne prenait point part à la conversation, se mordit les lèvres, perplexe. Pourquoi Nicole Calache parlait-elle comme si elle était elle-même un sujet de l’empire britannique ? La jeune fille leur avait pourtant affirmé qu’elle était française. Si, comme c’était probable à en juger par la véhémence de son ton, elle entretenait des sentiments anglophobes, il eût été logique qu’elle évoquât l’affaire de Fachoda ou quelque autre incident préjudiciable à l’Entente cordiale. Pourquoi faisait-elle allusion aux blessures d’orgueil des civilisations extra-européennes ? Quoi qu’il en fût, conclut Peggy Ayscough in petto, Nicole Calache n’était pas du tout, en dépit de ce qu’elle prétendait, dans l’esprit de l’entente fraternelle entre les races, mais au contraire dans la tonalité de l’inimitié instinctive et du revanchisme.
Pendant ce temps, à la visible surprise de la Française, les filles de l’étude de troisième, ainsi attaquées sur leur sentiment de supériorité, se défendaient véhémentement.
« Est-ce parce que je suis blonde et que j’ai la peau claire, que tu me parles comme cela ? interrogea froidement Mabel Cholmondeley.
— Je te demande pardon ? fit Nicole Calache en levant les sourcils.
— Quand tu nous taxes d’arrogance et de mépris, dit Philippa Dalziel, c’est nous qui sommes les victimes de tes préjugés ; c’est nous les offensées.
— Non, non, non, se défendit Nicole Calache en triturant nerveusement un bijou en métal repoussé qu’elle portait en pendentif, je vous accuse parce que vous êtes les héritières d’un système de classe qui opprima mes ancêtres. »
De plus en plus étrange, pensa Peggy Ayscough, assise dans son coin de fenêtre. Nicole parlait absolument comme si elle était descendante d’une lointaine peuplade colonisée par les Britanniques. Peggy se demanda si Nicole ne leur avait pas caché un élément de son origine. Qu’elle fût française, ou du moins qu’elle eût grandi sur une terre française, était attesté par sa parfaite maîtrise de l’idiome français qui – cela est bien connu –, du fait de son illogisme foncier, ne peut être possédé à fond que par celles qui l’ont absorbé avec le lait de leur mère. D’un autre côté, songea Peggy, son teint très basané ne rendait pas impossible que Nicole Calache fût née sur une terre placée sous la protection de la Couronne britannique – peut-être en Inde, où les Français possédaient des comptoirs. Ceci eût expliqué que la jeune femme s’identifiât avec les ennemis de l’Empire britannique. Le pendentif de métal avec lequel jouait Nicole semblait de facture orientale. Peggy imaginait qu’on pouvait se procurer un pareil bijou à Chandernagor.
Cependant la dispute était loin de s’apaiser. Mabel Cholmondeley à présent ne paraissait pas moins en colère que Nicole Calache.
« Oh, je vois, je suis l’héritière d’un système de classe. Dans ce cas, je suis née coupable. Je n’ai plus rien à dire. Tu as trouvé la seule accusation contre laquelle il est impossible se défendre. Mais au fait, tu n’as pas répondu : que se passe-t-il quand une blanche est insultée par une personne de couleur ?
— Ce n’est pas du tout comparable, jugea Nicole Calache en haussant les épaules. Les blancs dans leur ensemble n’ont jamais souffert d’un système colonial.
— De sorte, conclut Mabel, que si un blanc est en butte aux préjugés d’une personne de couleur, il ne mérite aucune aide, ni même aucune pitié, il n’a que ce qu’il mérite. C’est très commode.
— Il faudrait fonder des congrès universels anti-anti-racistes, lança Wilhelmina Wriothesley.
— Tu veux dire des congrès anti-racistes ? corrigea machinalement Hilda Methven, car Wilhelmina avait une certaine tendance, quand elle était excitée, à multiplier les lapsus.
— Non, insista Wilhelmina, des congrès anti-anti-racistes.
— Est-ce que ça ne revient pas à faire des congrès racistes ? demanda naïvement Bessie Belvoir qui, à son habitude, était en train de s’empiffrer des cross buns du copieux goûter qui, à Clifftop School, constituait le véritable repas du soir.
— Les congrès universels anti-anti-racistes ne défendraient pas les racistes, expliqua patiemment Wilhelmina, ils défendraient les gens normaux contre les congrès universels prétendument anti-racistes – dont les adhérents m’ont tout l’air de pratiquer l’art du chantage », ajouta-t-elle en lançant un regard appuyé à Nicole Calache.
Voyant qu’elle n’aurait pas le dessus, Nicole Calache détourna la conversation, et redevint immédiatement la jeune fille capricante et enthousiaste qui, par sa maladresses et ses allures de chien fou, avait séduit d’emblée Peggy Ayscough et ses compagnes.
« Savez-vous ce que je vais faire de mon jeudi après-midi ? J’ai l’intention de descendre au village – comment l’appelez-vous ? St Mary le Snark – et de visiter mon ami, le poète tapagiste Enoc Proud.
— Qu’est-ce que c’est, un poète tapagiste ? demanda Bessie Belvoir, la bouche pleine de pâtisseries.
— Le tapagisme est un courant littéraire et artistique d’avant-garde, intervint Dolly Myerscough, à qui rien de ce qui était littéraire n’était étranger. Miss Pussmaid m’a montré des revues tapagistes qu’elle a rapportées de Londres. C’est extrêmement déconcertant. Par exemple, les textes sont toujours composés en très gros caractères, et il y a un tas de gravures sur bois où tout a perpétuellement l’air de tomber, ou de jouer à saute-mouton, ou d’exploser.
— Quant à Enoc Proud, poursuivit Nicole Calache, qui est américain, mais qui vit en Europe, il est en train d’écrire un poème qu’il a simplement titré The Stanzas (Les Strophes). C’est un poème épique qui devra faire, quand il sera achevé, plus de dix-mille strophes, comme le Rig-Veda, et qui retracera tout simplement l’histoire de l’Occident depuis ses origines. Enoc Proud a résidé à Paris, où je l’ai beaucoup fréquenté. Il était ami avec mon père.
— Mais qu’est-ce qu’il fait dans ce tout petit village qui n’a, après tout, rien d’exceptionnel ? demanda Mabel Cholmondeley qui, un peu honteuse d’avoir perdu son calme, voyait avec soulagement que la conversation reprenait un tour amical. Il devrait être à Londres, qui est le centre de la vie intellectuelle.
— Tu te doutes que pour composer une œuvre aussi considérable, on a besoin de temps et de calme. C’est pour cela qu’Enoc Proud s’est installé à la campagne. Pour conserver une vie sociale et se ménager un petit revenu, il tient une boutique d’antiquités, qui est plus particulièrement spécialisée dans les appareils d’optique.
— Mais alors c’est cette boutique qui fait le coin, à côté du marché, et qui était autrefois un salon de thé, celle qui a dans sa vitrine des télescopes et un tas d’instruments bizarres ? s’exclama cette folle de Barbara Gough. Je suis souvent passée devant. Mais je n’ai jamais osé entrer.
— Que diriez-vous de venir toutes avec moi, jeudi après-midi ? proposa Nicole Calache.
— Nous ne pouvons pas venir toutes, intervint Peggy Ayscough, de son coin de fenêtre. Pour commencer, nous sommes beaucoup trop nombreuses.
— Au contraire, insista Nicole Calache. Enoc Proud est très sociable et il adore voir du monde. Il est inévitablement un peu esseulé ici, à la campagne. Le fait de recevoir d’un coup une douzaine de collégiennes sera pour lui une véritable fête. Bien entendu, je le préviendrai à l’avance de notre visite. »
Ayant vérifié que Nicole Calache ne parlait pas en l’air en répondant du bon accueil que leur ferait le poète, les jeunes filles acceptèrent l’invitation avec enthousiasme.
Ce qu’elles ignoraient, c’est que, derrière le léger panneau de la porte, Drusilla Chimbley-Phontain qui, sur les instances de miss Pussmaid, venait rapporter aux troisième leur exemplaire du dictionnaire abrégé de grec de Liddell et Scott, n’avait pas perdu une miette de la fin de la conversation. Et aussitôt une vilaine idée de germer dans l’esprit de la vindicative capitaine des sports.
3.
Un poète tapagisteLe jeudi, aussitôt après le déjeuner, qui, à Clifftop School, était toujours une affaire vivement expédiée, Peggy Ayscough et sa petite bande, augmentée de Nicole Calache, se mirent à suivre les rives ombragées de saules et de noisetiers de la charmante rivière Snark, jusqu’au petit village de St Mary le Snark, qui servait de lieu d’escapade et de point de ravitaillement aux nombreux pensionnats des environs.
Tournant dans la grand-rue, Nicole Calache emmena les filles tout droit au logis de son ami poète.
Un magasin d’antiquités faisait le coin avec une ruelle en pente raide. Un petit panneau vissé à côté de la porte indiquait :Enoc Proud
poète tapagisteLe commerçant-poète prenait le soleil sur le seuil de sa boutique – un soleil qui faisait flamber une extraordinaire chevelure rousse qui se dressait sur sa tête presque à la verticale. Enoc Proud portait un veston élimé et paraissait mal nourri, mais il avait l’air très gentil.
« Salomé ! » s’exclama-t-il en apercevant Nicole Calache.
— Il m’appelait comme cela à Paris, glissa la jeune fille à ses compagnes. C’est une référence littéraire.
— Je vois que tu m’amènes de bonnes recrues, comme promis, dit le poète.
— Recrues ? s’étonna Mabel Cholmondeley.
— Il veut vous recruter pour le tapagisme, expliqua Nicole Calache. Les milieux d’avant-garde sont très prosélytes. »
« Écoute, Peggy, je regrette de ne pas avoir parlé plus tôt, mais je trouve cette affaire gênante au plus haut point. Te rends-tu compte que nous voici toutes les onze en visite chez un parfait inconnu, et un étranger par dessus le marché. »
Déjà l’aède-boutiquier était rentré dans son royaume, faisant signe aux jeunes filles de le suivre. Les plus hardies avaient emboîté le pas à Nicole Calache, qui semblait tout à fait chez elle. Mais dans le groupe des retardataires, Augusta Meiklejohn saisit brusquement le bras de Peggy Ayscough.
« Écoute, Peggy, je regrette de ne pas avoir parlé plus tôt, mais je trouve cette affaire gênante au plus haut point. Te rends-tu compte que nous voici toutes les onze en visite chez un parfait inconnu, et un étranger par dessus le marché. Plus exactement, la seule personne parmi nous qui le connaît est Nicole Calache, qui est elle-même une étrangère et dont en réalité nous ne savons rien, puisqu’elle vient d’arriver à Clifftop School... Et le plus fâcheux, c’est que personne à l’école ne sait où nous sommes.
— Figure-toi, souffla Peggy avec presque du soulagement, que je me suis faite exactement les mêmes réflexions. Nous aurions dû parler de cette sortie à miss Pussmaid et probablement nous faire accompagner par elle. Mais il est trop tard à présent. Les dés sont jetés et tout ce que nous pouvons faire est d’ouvrir l’œil. »
Sur ces paroles, les deux jeunes filles se hâtèrent de rejoindre leur groupe.
Le détaillant-trouvère fit traverser aux jeunes filles sa boutique, entièrement dévolue aux appareils d’optique, et les introduisit dans l’arrière-boutique, qui était meublée en salon.
Parmi toutes les jeunes filles, c’était évidemment Dolly Myerscough, dont la pente littéraire était évidente pour toutes ses compagnes – car on la voyait rarement sans la plume à la main –, qui donnait le plus de prix à cette rencontre avec un poète. Mais la timidité naturelle de Dolly s’augmentait en proportion de l’importance qu’avait à ses yeux cet entretien, et elle se montrait, de toutes, la plus gauche, la plus empruntée, la plus effacée. Heureusement, dans un groupe d’une douzaine de filles, l’embarras de la plus timide se remarque moins. C’est l’avantage du nombre.
Wilhelmina Wriothesley, dont le caractère était tout à l’inverse de celui de Dolly, se mit au contraire à dévisager Enoc Proud de la façon la plus gênante.
« N’étiez-vous pas professeur de français à Malaprop Hall ? demanda-t-elle soudain. Je ne vous ai pas eu, mais il me semble vous reconnaître, je ne me trompe pas...
— Please, miss, repartit Enoc Proud à mi-voix, c’est humiliant.
— Je ne vois pas ce qu’il y a d’humiliant à avoir été professeur à Malaprop Hall. Ou à tenir un magasin d’antiquité, d’ailleurs. Ou alors est-ce que tous les poètes sont censés vivre de leurs rentes ? »
Au milieu d’un tout petit guéridon, une pile d’une mince plaquette était posée en évidence. Augusta Meiklejohn, s’approchant, lut le titre :Enoc Proud
The Stanza« Ce n’est pas The Stanzas, au pluriel ? interrogea l’érudite Augusta, qui avait déjà un œil professionnel pour ce qui concernait les coquilles et étourderies. Il ne devait pas y avoir dix-mille strophes ?
— Pour le moment, j’en ai achevé une, expliqua Enoc Proud. Elle a été tirée à deux cent exemplaires grâce à la générosité d’une mécène américaine. Ce que vous voyez, ce sont les trente exemplaires qui sont destinés à mon propre usage. Je veux les envoyer à d’influents critiques de Londres. »
Par politesse autant que par intérêt, les jeunes filles interrogèrent le poète sur l’invention du tapagisme. Enoc Proud, qui, comme tous les artistes, adorait romancer sa vie, ne se fit guère prier.
« Mesdemoiselles, tout commença dans mon grenier d’artiste à Paris, quand je cassai accidentellement le miroir qui me servait à me raser. Ce miroir qui tomba avec fracas et dont les nombreux fragments, par une merveilleuse coïncidence, prirent à l’endroit où ils tombaient la forme d’une constellation où ils s’entre-reflétaient parfaitement les uns les autres, me perça l’œil de ce que je ne puis appeler qu’une vision, oui, une vision, en vérité. C’est de cet instant fondateur que procède ce mouvement que je baptisai aussitôt – en mémoire de l’explosion cristalline de mon miroir – le tapagisme.
« Ce bris fut pour moi véritablement un déclencheur. Pris de passion – une passion qui tourna bientôt en frénésie – je me mis à démonter, à démantibuler tout appareil optique que je rencontrai, pour le reconstruire autrement. Eidoloscope, phantoscope, vitascope, kinetoscope, bioscope, cinématographe Lumière, tout y passa. Tout ce bric-à-brac que vous voyez en vente dans ma boutique est au demeurant ce qui reste de mes travaux pratiques. N’ayant rien de mieux à en faire, je me suis dit que le mieux était encore de le revendre.
« Or après avoir tout démonté et tout remonté à ma manière, j’obtins l’appareil que j’appelle le phanoscope, dont je vous ferai la démonstration tout à l’heure. Et cet appareil confirma ma découverte initiale, ma vision...
— Je suis un peu perdue, avoua Dolly Myerscough, en rougissant et en se décontenançant. Je n’ai pas compris si vous êtes l’inventeur d’un mouvement littéraire ou d’un procédé technique.
— L’un et l’autre, naturellement dit le poète, l’un par l’autre. Je vous l’ai dit : le phanoscope a donné consistance à ma grande découverte. Quelle est cette découverte ? Elle est que l’image – naturelle ou virtuelle – redressée au moyen de lentilles et projetée sur un écran, est toujours exagérée hors de toute proportion. Pour dire les choses de façon imagée, la métaphore qui gouverne l’image redressée au travers de lentilles et projetée sur un écran, c’est l’ouragan dans une tasse de thé, c’est la tempête dans un verre d’eau, c’est la lame déferlant dans une louche – fluctus in simpulo. Dès lors, conclut le poète, le tapagisme était né.
— Le tapagisme », interrogea Dolly, de plus en plus perdue – et aussi de plus en plus consciente d’être la cible de tous les regards –, « c’est la réclame que vous faites à votre invention ?
— Mais non, la corrigea Augusta Meiklejohn, le tapagisme désigne le style de spectacle qui passe par son appareil optique, le phanotruc, comme le fauvisme désigne le style de peinture qui passe par la couleur pure et les formes simplifiées.
— Le tapagisme, dit Enoc Proud avec emphase, c’est tout ensemble une philosophie, une religion et un mouvement artistique. Le tapagisme, ce n’est rien de moins qu’une nouvelle façon de voir le monde, puisqu’il s’agit, par principe et systématiquement, de tout exagérer hors de toute proportion.
— Beaucoup de gens, émit Phyllis Meux en plissant ses yeux de chatte, considèrent qu’il ne convient point de tout exagérer hors de toute proportion, que c’est l’indice d’un caractère pusillanime – et souvent d’arrière-pensées louches.
— Oui, oui, oui, concéda Enoc Proud en faisant le geste de chasser une mouche. C’est une objection parfaitement raisonnable. Tout le monde n’a pas la vocation des bâtons de dynamite et des coups de fusil. C’est précisément pour cela qu’il y a un tapagisme actif et un tapagisme passif. On peut très bien considérer le tapagisme en spectateur, bien quiètement, et on n’en est pas moins tapagiste. Un simple abonnement qu’on prend à une revue tapagiste, c’est déjà du tapagisme. Il n’y a point de contradiction.
« Mademoiselle, dit brusquement Enoc Proud à l’adresse de Dolly Myerscough, je me trompe fort si, dans votre petit groupe, vous n’êtes pas l’artiste. Comment vous nommez-vous ? Dolly. C’est tout à fait charmant. Dolly, il vous revient l’honneur d’essayer la première le phanoscope. Tenez, installez-vous dans ce fauteuil. »
Et plongeant la main dans un tiroir, le poète en retira une sorte de bonnet fait de fils électriques entrecroisés.
« Puis-je vous demander de vous coiffer de ceci ?
— Qu’est-ce que c’est ? questionna Dolly, méfiante.
— Oh, dit Enoc Proud en assujettissant le bonnet sur les cheveux coiffés en casque de la jeune fille, c’est un perfectionnement, un détail, vraiment. Ces entrelacs de fils génèrent un champ magnétique à l’intérieur du crâne, ce qui favorise les visions chez environ les trois-quarts des sujets. Quant à ces espèces de grosses lunettes noires, que je vous fais chausser à présent, elles iront capter directement sur votre rétine, par l’intermédiaire de vos nerfs optiques, les images de votre vision intérieure. Et tout cet arrangement de lentilles, de miroirs de cataphotes, de photomètres et de polarisateurs que vous voyez sur cette console », poursuivit Enoc Proud, à l’adresse des autres jeunes filles, car la malheureuse Dolly, aveuglée par les lunettes, ne voyait plus rien du tout, « toute cette verrerie, en somme, qui constitue l’essentiel du phanoscope, et qui s’actionne par l’électricité, a pour fonction de concentrer et d’agrandir la vision intérieure. Pour finir, la lentille que vous voyez ici permet de projeter les visions sur l’écran qui est sur ce mur-là, de sorte que nous pourrons voir, nous aussi, les images, les images exagérées hors de toute proportion. Êtes-vous bien confortable, jeune Dolly ? À présent, détendez-vous et laissez affluer les images.
— Je serais parfaitement confortable, dit Dolly sur un ton qu’elle s’efforça de faire paraître sarcastique, s’il n’y avait ces mouches. »
Peggy Ayscough échangea un regard avec Augusta Meiklejohn. Les collégiennes n’ignoraient pas que Dolly manifestait une crainte extrême des insectes diptères, crainte qui allait jusqu’à la phobie. Or, il y avait dans cette arrière-boutique meublée en salon, outre une mouche domestique qui embêtait tout le monde, en conformité avec les mœurs de son espèce, une grosse mouche bleue attirée par les reliefs du déjeuner du poète qui reposaient encore sur une table basse, car Enoc Proud ne semblait pas précisément tenir son intérieur avec la méticulosité d’une ménagère anglaise.
« Allons, Mlle Dolly, commanda Enoc Proud, fermez les yeux et concentrez-vous sur la vision. »
Mais, à la surprise du poète, Dolly Myerscough se mit à dire d’une voix oppressée :
« Je les vois qui grossissent ; elles ont déjà la taille de rats ; Ah ! les voici aussi grandes que des bassets ! Pitié ! la mouche domestique est déjà suffisamment répugnante, mais la mouche à viande est plus que je ne pourrai supporter, surtout si je dois la voir de face, avec ses horribles yeux et le reste, qui pend au-dessous. Ah ! Ça y est ! Elle se tourne vers moi ! Je suis morte ! Arrêtez ! c’est trop d’horreur ! »
Les autres eurent le temps de voir, sur le drap fixé au mur à l’aide d’épingles qui tenait lieu d’écran, des formes vagues qui pouvaient ressembler ou non aux images très agrandies d’une mouche, ou peut-être de deux mouches. Mais l’image disparut aussitôt.
— Là, là, dit Enoc Proud qui s’était hâté de couper l’alimentation du phanoscope. Le but n’était pas de vous torturer. Je suis navré que votre esprit se soit fixé sur une vision désagréable, car une image désagréable, quand elle est exagérée hors de toute proportion, devient proprement terrifiante. »
De fait, la pauvre Dolly paraissait mal en point. On la débarrassa du casque en fils électriques et des épaisses lunettes. Tandis que Mabel Cholmondeley et Barbara Gough la faisaient s’étendre sur un canapé, elle continuait à balbutier des phrases inquiètes sur les autres insectes que la pièce abritait, qui allaient eux aussi grossir monstrueusement, de sorte qu’on les verrait accéder successivement au gigantisme, par ordre de taille, les moucherons d’abord, puis les puces, jusqu’à ce qu’on arrivât aux animalcules infinitésimaux, aux bacilles peut-être, qui deviendraient finalement grands comme des édredons et les engloutiraient toutes.
Enoc Proud paraissait aussi consterné que les collégiennes de Clifftop School, et semblait ne savoir que faire pour se racheter d’une première impression aussi désastreuse. Puis il aperçut quelque chose qui brillait à l’échancrure de la blouse de Clara Bagehot et demeura comme fasciné. Clara portait au cou, presque invisibles dans l’échancrure de sa chemisette, une petite croix d’or ainsi qu’une médaille à l’effigie de la Vierge de la rue du Bac.
« Vous êtes catholique, mademoiselle ? demanda Enoc Proud.
— Oui, je le suis.
— Dans ce cas, dit le poète, que diriez-vous de voir une apparition de la Vierge ?
— Je vous demande pardon ? dit Clara, choquée par ce qu’elle prit pour une forme d’humour des plus douteuses.
— Mademoiselle, dit fermement Enoc Proud, je ne cherche nullement à me moquer de vous, ni à traiter des choses de la religion avec légèreté. Mais je vous affirme que si vous coiffez ce casque et si vous acceptez de concentrer votre esprit sur la représentation de la Vierge qui est sur la médaille que vous portez au cou, ou sur toute autre représentation de la Vierge qui sera suffisamment nette dans votre esprit, vous bénéficierez d’une apparition. »
Clara haussa les épaules.
« Ça me paraît presque aussi excitant que si vous me proposiez de regarder à travers la petite lentille qui est sur le manche du porte-plume que ma tante m’a rapporté de Lourdes, et qui permet de voir l’Immaculée Conception dans la grotte de Massabielle.
— Non, non, je ne parle pas d’une image plate et figée, mais d’une apparition vivante, grandeur nature. Et nous autres, naturellement, nous partagerons votre vision sur cet écran, une vision exagérée hors de...
— Mais ce serait faux, le coupa Clara. Cela sortirait de mon imagination.
— Qu’est-ce que cela fait ? Cela ne se distinguera nullement d’une véritable apparition. N’avez-vous jamais eu l’envie de savoir ce qu’ont vu Bernadette Soubirous et les autres voyantes ? Le phanoscope – le mariophanoscope, dans votre cas –, c’est les apparitions à volonté, pour tous les fidèles de tous les cultes.
— Mais enfin, lança Clara Bagehot, ébranlée à la fin par tant d’aplomb, pourquoi voulez-vous produire des miracles artificiels, dont tout le monde saurait qu’ils sont fallacieux ?
— Voyons, dit Enoc Proud, ce n’est pas à vous, la catholique, que j’ai besoin de rappeler la très grande méfiance de l’Église envers le merveilleux. En notre âge scientifique, ce qui passe le moins, dans la religion, ce qui suscite le plus de doute, c’est précisément ce qui relève du prodige, à telle enseigne que les miracles du Christ sont à nos yeux de modernes le point le plus faible de la doctrine, car ils font porter le soupçon de charlatanisme. Pourquoi les prêtres et les pasteurs expliquent-ils à longueur de sermons qu’au lac de Tibériade le Christ avait pied, et que, lors de la multiplication des pains, la foule avait emporté suffisamment de provisions pour qu’en les mettant en commun il y en eût de reste ?
— Le vicaire de St Mary’s, dit Bessie Belvoir, raconte toujours que la Transfiguration était simplement un effet de lumière sur le visage du Christ, effet fréquent en montagne, et qu’il faut la prendre au sens figuré – c’est le cas de le dire.
— Moi, fit Barbara Gough, on m’a appris à l’école du dimanche que les miracles étaient seulement des ”signes” et qu’il n’était affirmé nulle part dans les évangiles que c’étaient des manifestations surnaturelles.
— Cela semble l’expression même du bon sens, dit Enoc Proud. Aussi, mesdemoiselles, le tapagisme, qui, je le rappelle, est une religion en même temps qu’une philosophie, tout en multipliant les visions, s’abstiendra soigneusement de toute manifestation surnaturelle.
— Vous voulez dire, demanda Clara Bagehot, incrédule, pendant que le poète fixait sur son nez les épaisses lunettes noires, que vous allez fonder une religion, que vous montrerez constamment, à l’aide de votre phanotruc, des prodiges, mais que vous nierez farouchement leur caractère merveilleux ; pire encore : que vous contesterez la possibilité même du surnaturel ?
— Non seulement nous la nierons et nous la contesterons, répondit gaiement Enoc Proud en coiffant Clara du bonnet de fils électriques, mais si par malchance il arrivait quelque chose de réellement miraculeux, ce qui n’est jamais tout à fait à exclure dans ce genre d’aventures, nous nous montrerions d’un scepticisme inflexible. Après tout, je fonde une religion, cela ne laisse point de place à la toquade et à l’extravagance. »
Tout en parlant, Enoc Proud abaissait des manettes de commande, fermait des circuits, tout en jetant des coups d’œil fréquents à sa patiente. Mais Clara Bagehot, aveuglée par les épaisses lunettes opaques, demeurait d’une impassibilité parfaite.
Le poète coupa un rhéostat.
« Attendez ! s’exclama soudain Clara d’une voix changée. Il y a un mouvement d’âme ! »
Clara dit encore : « Il n’y a point de nuit dans la Nuit ! C’est le mystère de l'habitation divine ! » Puis aussitôt elle se renferma dans un silence mystique.
« S’il n’y a point de nuit dans la Nuit, dit Wilhelmina Wriothesley, c’est qu’elle voit quelque chose. Nous, par contre... »
De fait, sur l’écran mural se discernait une sorte d’ovale jaunâtre et nimbé qui évoquait davantage la courge ou le melon que la mandorle d’une apparition mariale. Décidément on était loin de Massabielle.
« Patience ! »
Enoc Proud pressait des poussoirs, donnait de petits tours de manivelle.
« Voyez ! ça se précise, lança Barbara Gough. Non, zut, c’est un rayon de soleil qui passe à travers le store. »
Alors Enoc Proud, énigmatique et résolu, appuya sur un bouton-interrupteur.
Le silence tomba soudain sur les collégiennes de Clifftop School.*
* *« Salomé ? demanda calmement Enoc Proud.
— Présente, répondit celle que ses camarades connaissaient sous le nom de Nicole Calache. J’ai pensé à fermer les yeux au moment idoine.
— Je crois qu’elles sont prêtes à être empaquetées », dit le poète, en considérant Peggy Ayscough et ses camarades, qui, les yeux fixés sur l’écran, où tourbillonnaient des lacs et des entrelacs lumineux, étaient saisies, toutes, dans la position quelconque où elles se trouvaient, d’une rigidité cadavérique, caractéristique de la catalepsie hypnotique.
Un bris de verre alerta Enoc Proud.
« Du monde ? » lança-t-il en ouvrant brutalement la porte qui donnait sur la boutique.
Quelle ne fut sa surprise d’y découvrir six autres collégiennes, figées comme des statues, qui tenaient en main divers appareils optiques. Celle de ces jeunes filles qui était la plus avancée s’était saisie d’un cataphote et, en se statufiant, en avait laissé tomber la lentille colorée. Celle-ci, en se brisant avec un fracas de cristal, avait donné l’alerte au poète tapagiste.
« Ces six-là ont l’air un peu plus âgées que les autres, observa Enoc Proud à l’adresse de Nicole Calache, qui marchait sur ses talons. Par exemple ! pourquoi ces trois gamines se sont-elles emparées de ces petits télescopes et cette petite grosse du zoopraxiscope ? Voulaient-elles les voler ou les briser ? Après tout peu importe. Comme elles ont regardé l’écran à travers le rideau de la porte vitrée, elles sont dans le même état de catalepsie que les autres. Avec les onze qui sont dans mon salon, plus ces six-là, cela nous fait dix-sept spécimens. Ma foi, ce n’est pas mal pour une journée.
— Pourquoi faites-vous ce vilain métier ? interrogea Nicole Calache avec un soupçon de mépris.
— Le tapagisme ne paie pas son homme », répondit Enoc Proud en haussant les épaules.4.
Au fond du gouffre« Est-ce que nous sommes au sommet d’une montagne ? demanda Phyllis Meux en fronçant avec méfiance son petit nez rose. J’ai l’impression que je vais m’envoler.
— Tout au contraire, répondit Marjorie Leveson-Gower en levant les yeux, pour autant que je puisse en juger, nous sommes au fond d’un gouffre – un gouffre immense en forme de pyramide retournée, un vide pyramidal excavée directement dans le roc à un angle de cinquante degrés, dont nous occupons l’apex, qui en est donc le point le plus bas. C’est une illusion d’optique qui te donne l’impression d’être sur un sommet.
— Ke ‘fayat ! » commanda Lazreg pour faire taire ses captives.
Yezad confirma l’ordre en donnant une bourrade à Marjorie.
Les jeunes filles étaient assises en rang contre le mur extérieur d’une petite maison rectangulaire posée contre la paroi rocheuse. Cette maisonnette occupait la moitié de l’étroit espace aplani.
Lazreg entreprit de verser du thé dans les tasses qu’il avait données à ses prisonnières, tandis que Yezad distribuait à chacune une galette de pain sans levain. Tout en faisant ce service, Lazreg et Yezad mataient toute idée de rébellion, par des injonctions en un idiome guttural de plus en plus sévèrement accentué, dans lesquelles revenaient sans cesse les mots « al iqab » (le châtiment).
« Capturées par des canailles dont les noms paraissent faits avec des lettres non jouées, au scrabble, maugréa Peggy Ayscough, indifférente aux consignes de silence des geôliers. N’y a-t-il pas moyen d’échapper ?
— Est-ce que quelqu’un peut me passer ce qui s’est expliqué au juste ? demanda Wilhelmina Wriothesley, à qui la langue fourchait parfois dans les périodes de détresse.
— C’est très simple, répondit calmement Barbara Gough. Nous avons été hypnotisées.
— La visite chez Enoc Proud était un piège, ajouta Augusta Meiklejohn. Et quant au phanotruc, ce n’était pas du tout l’appareil décrit par son inventeur, censé produire des visions grandioses...
— Je te demande pardon, la coupa Dolly Myerscough. Le phanoscope produit bel et bien des visions extrêmement impressionnantes – grandiose n’est peut-être pas l’adjectif que j’emploierais. Je revois ces mouches qui grossissaient sous mes yeux. Au moment où Enoc Proud a débranché l’appareil, la mouche bleue avait déjà la taille d’un porcelet. Rien que d’y repenser, ugh !...
— Toujours est-il, reprit Augusta Meiklejohn, que cet appareil sert d’abord et avant tout à hypnotiser les gens.
— L’une de vous a-t-elle une idée de l’endroit où nous sommes ? demanda Peggy Ayscough.
— Nous ne sommes plus en Angleterre en tout cas, dit Philippa Dalziel. Encore que, à la réflexion, nous pourrions être sous l’Angleterre.
— Ces gaillards parlent arabe, souffla Marjorie Leveson-Gower. Nous sommes donc dans un pays arabe, mais du diable si je sais lequel.
— Tout dépend évidemment du temps qui s’est passé depuis notre enlèvement, raisonna Barbara Gough. Nous pourrions être au Maroc aussi bien qu’au fond de l’Arabie.
— Il s’est, déclara Clara Bagehot, passé seize jours exactement depuis notre enlèvement.
— Ah ça ! Mais comment le sais-tu ? demanda Peggy Ayscough.
— Je n’étais hypnotisée que d’un œil, expliqua Clara. Parce que... Enfin je n’étais hypnotisée que d’un œil. Aussi, je me souviens qu’à Saint Mary le Snark, on nous a mises avec beaucoup de paille dans des caisses étiquetées « fragile », puis qu’on nous a montées sur un camion, qu’on a déchargé dans ce petit village de pêcheurs où nous avions excursionné à la fin du trimestre dernier, vous savez bien...
— St Mary le Sands, dit Augusta Meiklejohn.
— C’est cela. Je suis bien certaine de l’endroit, car en regardant par les fentes de ma caisse, j’ai reconnu le pub où nous avions pris le thé, The Parson & Scarecrow. De là, on nous a chargées sur une barque de pêche. Et cette barque nous a débarquées dans un port beaucoup plus grand, qui doit être aussi un lieu de villégiature, car j’ai aperçu, au pied de la falaise, une plage et une jetée-promenade.
— Alors ce doit être St Mary le Cliff, suggéra Hilda Methven.
— D’où on nous a transbordées sur un navire. Suivirent quinze jours de mer. Le dernier jour, je crois, nous avons remonté un fleuve, du moins il n’y avait plus de houle. La fin à dos d’ânes ou de mules. Puis on nous descend par une sorte d’ascenseur ou de monte-charge. Et nous voici au fond du gouffre.
— Mais on ne peut pas être hypnotisée seulement à moitié ! s’exclama Marjorie Leveson-Gower. Par conséquent, ce dont tu crois te souvenir, ce sont forcément des rêves.
— Mais si, on peut, en particulier si on est en train d’essayer le mariophanoscope et qu’on est affligée de ce que les ophtalmologistes appellent un œil paresseux, et que cet œil saisit d’autant plus mal les lacs et les entrelacs hypnotiques d’Enoc Proud qu’il est entièrement sollicité par la vision intérieure, parce que cette vision est... Bref, on peut, acheva Clara, qui paraissait le jouet d’impressions profondes mais contradictoires.
— Ce que je ne comprends pas, dit Mabel Cholmondeley, c’est que Drusilla et Olympia et leur bande sont là aussi. Je les ai aperçues derrière ce mur, quand Lazreg est allé leur donner à manger. Se pourrait-il qu’elles nous aient suivies dans le magasin d’antiquités d’Enoc Proud ? »
Cette conversation à bâtons rompus fut interrompue par une entrée théâtrale. Une petite femme au teint bruni, courte sur pattes et aux pieds en dedans, sortit d’un passage et referma derrière elle un rideau. Son front était ceint d’une tiare où pointait la plume d’autruche, symbole de la déesse égyptienne Maat.
Les yeux en amande de l’arrivante lançaient des éclairs de triomphe au milieu de son visage plat. Elle fit une révérence comique et prononça en riant :
« Calache Nicole ! Pour ne plus vous servir, mesdemoiselles. Mon vrai nom est Salomé Salimi. Et je ne suis pas du tout française. Je suis reine de Karaba, au pays de Kush.
— Elle veut dire au Soudan, souffla la savante Augusta Meiklejohn à l’adresse de ses compagnes.
— Exact, dit Salomé Salimi, qui s’installa sur un trône décoré de trois défenses de rhinocéros. Vous n’ignorez pas que cette partie du Soudan qu’on appelle la Nubie est égyptienne. Il y a des pyramides à Karaba. Et incidemment, dans tout le pays de Kush, les souverains sont des femmes.
— Alors nous sommes en Nubie ? interrogea Wilhelmina Wriothesley.
— Pas du tout, vous êtes dans les faubourgs du Caire, sous le plateau de Gizeh, dans l’ancienne carrière vieille de quarante-cinq siècles d’où l’on a extrait les pierres qui ont servi à construire la pyramide de Khéops.
— Nous est-il permis de savoir ce que nous faisons ici ? interrogea ironiquement Peggy Ayscough.
— Oh, répondit négligemment la reine de Karaba, vous n’êtes pas les premières que j’entraîne hors d’un pensionnat où je joue le rôle de la « nouvelle », pour les faire hypnotiser par Enoc Proud. Nous nous finançons par la traite des blanches, ainsi que par d’autres trafics odieux, tel que celui des bébés.
— Comment vous procurez-vous les bébés ? s’alarma Phyllis Meux.
— Vous ne savez pas comment on fait les bébés ? demanda incrédule la souveraine de Karaba. Une fois qu’on dispose de femmes en âge de procréer, il est assez facile d’obtenir des bébés.
— Que faites-vous des bébés ? demanda Philippa Dalziel en blêmissant.
— La plupart sont destinés à l’adoption par de riches Américaines, répondit Salomé Salimi en haussant les épaules, et les chers petits anges ne sauront jamais dans quelles tristes conditions ils sont nés. D’autres sont sacrifiés dans des cultes obscurs.
— C’est diabolique, dit Marjorie Leveson-Gower.
— C’est monstrueux, dit Clara Bagehot.
— Et au non de quoi, toutes ces horreurs ? demanda Dolly Myerscough.
— Pour financer notre lutte de libération nationale, dit Salomé Salimi.
— Vous luttez contre les Anglais ? interrogea Peggy Ayscough.
— Contre les Anglais, contre les Bédouins, contre les Turcs. Nous luttons contre tout le monde. Nous sommes les véritables possesseurs du pays d’Égypte. Tous les autres sont des occupants et doivent être chassés.
— Vous êtes cophtes, lança Augusta Meiklejohn. Les cophtes, expliqua-t-elle à ses compagnes, sont les anciens Égyptiens, christianisés.
— Notre malheureux pays, cracha Salomé Salimi, les yeux brillant d’une lumière de fanatisme, subit depuis deux millénaires un martyre qui est sans exemple dans l’histoire. Il a connu d’abord le joug des Romains, puis des Byzantins. Mais la situation est devenue cent fois pire avec l’invasion arabe. Cette race perverse et primitive des Bédouins, qui ne vit que de pillage et de brigandage, et contre qui nos pharaons menèrent tant d’expéditions victorieuses – que ne les ont-ils exterminés jusqu’au dernier ! – s’étant habituée chez nous, et ayant fait souche, nous, les Égyptiens véritables, avons été traités comme des esclaves, cantonnées aux tâches les plus viles, nos femmes outragées, nos enfants dressés dès l’âge du berceau à la résignation d’un peuple servile.
— Mais, fit Dolly Myerscough, il me semble que les pharaons prenaient eux aussi des esclaves.
— Ça n’est pas comparable ! » protesta Salomé Salimi. Maudits rats du désert ! Nos temples furent détruits, nos tombeaux profanés, nos momies vénérables vendues comme des curiosités, broyées par des apothicaires pour en faire des drogues. Notre langue même, le cophte, cessa d’être parlée, au bout de quelques siècles d’occupation, remplacée par l’idiome guttural de l’envahisseur. Et alors que n’importe quel Grec désirant d’être à la mode – ou même un misérable Romain du Bas-Empire se faisait inscrire en hiéroglyphes sa titulature et sa devise sur une pyramide qu’il faisait construire exprès dans son jardin, nos prêtre eux-mêmes, à partir de la conquête bédouine, désapprirent à les déchiffrer.
« Quant à la religion égyptienne réformée – ce que vous appelez le christianisme – elle fut persécutée davantage encore que la religion ancienne. Les califes fatimides, qui étaient arabes, furent remplacés par les ayyoubides, qui étaient kurdes et cent fois pires, puis par les mamelouks, qui étaient turcs et mille fois plus mauvais. Ce qui ne changeait pas, c’était l’interdiction imposée par l’occupant de faire sonner nos cloches ou même d’entretenir nos églises, qui devaient s’écrouler sur nous pour manifester le triomphe de l’islamisme. Nous vivions sous la menace constante d’un massacre. Tout récemment encore, le premier ministre a été assassiné, parce qu’il était cophte. Et que dire des femmes cophtes violées, enlevées, séquestrées, converties de force et mariés à leur violeur ! Et cette horreur-là, cela fait quatorze siècles qu’elle dure. »
Les collégiennes de Clifftop School, horrifiées, gardaient le silence.
« La situation devint plus insupportable lorsque parvinrent au pouvoir les pachas, émissaires des empereurs ottomans. Sous la tyrannie de la Porte, ce fut, pendant près de trois siècles, une exploitation éhontée, le pays étant mis en coupe réglée et nous, les cophtes, nous trouvant au bas de l’échelle. Le plus misérable des fellahin, affamé et exploité par le janissaire, par l’imam, par le mamelouk, par le bey, par le pacha, trouvait toujours plus bas que lui en la personne du cophte, que sa foi chrétienne et sa pure ascendance égyptienne rejetaient pour ainsi dire hors de l’humanité. Au cophte on pouvait tout infliger, on pouvait tout lui prendre, il pouvait tout supporter. Ah ! notre pays a bien mérité son nom dans la langue de l’occupant ! Il s’appelle Misère !
— Il me paraît absurde, objecta l’érudite Augusta Meiklejohn, d’attribuer vos infortunes à la seule conquête musulmane. L’Égypte était depuis le début de l’ère chrétienne sous domination romaine ; avant cela, elle était sous la férule d’une dynastie grecque, et avant cela encore, elle était une satrapie de l’empire perse. Quant à l’exploitation éhontée du pays, que nul ne songe à nier, la population arabe n’en souffre pas moins, que je sache, que la population cophte. Au surplus, vous avez tendance à céder vous-même aux préjugés et au ressentiment que vous dénoncez chez les autres. C’est ce que vous faisiez déjà quand vous étiez Nicole Calache, à Clifftop School.
— Le mahométanisme, ajouta la lettrée Dolly Myerscough, rassemble près de deux cent millions de croyants, dans une dizaine de sociétés totalement différentes, de l’Afrique noire jusqu’à l’Asie centrale, et chacune d’elles a sa propre vision de sa religion et de sa société. Pourquoi le considérez-vous comme monolithique ?
— Intolérance et misogynie ? suggéra la reine de Karaba, avant de reprendre sa diatribe :
« On put croire un instant que la situation allait changer avec l’expédition française. Le général français n’était-il pas l’incarnation des valeurs de liberté et d’égalité qui éclairaient le monde ? Les cophtes n’avaient-ils pas mis dans la France tous leurs espoirs, jusqu’à apprendre le français et à s’assimiler complètement la culture française ? Oui, en vérité, les jours de la régénération étaient venus, comme le général lui-même l’annonça aux imams et aux muphtis à l’intérieur de la pyramide de Khéops.
— Vous parlez de Buonaparte ! s’étrangla Bessie Belvoir. Ce tyran assoiffé de sang ! Ce monstre qui dévorait des petits enfants pour son petit-déjeuner !
— Hélas ! reprit Salomé Salimi sans prêter attention à l’interruption. Les Français furent chassés par les Anglais, qui mirent au pouvoir les khédives, tout en prenant progressivement le contrôle d’un pays ruiné.
— C’est quoi, les khédives ? demanda Bessie Belvoir à Augusta Meiklejohn.
— C’est le nom qu’on donne depuis Mehemet Ali aux vice-rois d’Égypte, qui sont en théorie vassaux de l’empire ottoman quoique, pratiquement, c’est nous les Anglais qui dirigeons l’Égypte.
— Mehemet Ali ! nom maudit ! cria Salomé Salimi en tapant du pied. Sous prétexte de modernisation et de conquêtes, cet infect personnage acheva de faire le malheur de mon peuple. C’est dans l’Égypte khédivale que nous avons le plus souffert, qu’on nous a le plus écorchés, qu’on a le plus encouragé la plèbe mahométane à se venger sur nous des difficultés et des persécutions qu’elle-même endurait. Et à la longue théorie des oppresseurs, au janissaire, à l’imam, au mameluk, au bey, au pacha, s’ajoutaient à présent, dans une Égypte complètement exsangue, le Conseil International de la Dette Égyptienne, c’est-à-dire le banquier de la City et son agent sur le terrain, l’usurier juif.
— Ah bien, en effet, dit Philippa Dalziel, il manquait la note antisémite.
— De sorte qu’au début du XXe siècle, acheva Salomé Salimi, après mille quatre cent ans d’oppression, il ne restait presque plus rien ni de notre race, ni de notre passé.
— Êtes-vous au bout de votre philippique ? interrogea Marjorie Leveson-Gower. Il me semble, à moi, que nous les Anglais avons beaucoup fait pour remettre au jour les splendeurs de votre civilisation, qui étaient enterrées sous les sables, et aussi pour empêcher les musulmans de se livrer au jihad, mettant notamment un terme aux exactions du mahdi, au Soudan et en Haute-Égypte. J’ajoute que l’Angleterre, et plus généralement l’Europe, ont toujours manifesté leur solidarité avec les cophtes, comme du reste avec tous les chrétiens d’Orient, par simple fidélité historique.
— Vaines promesses ! On nous paie de mots ! » cria la reine de Karaba.
— Je puis comprendre, intervint Peggy Ayscough d’un ton apaisant, votre désolation devant la déchéance de votre pays. Mais nul dans l’histoire n’a jamais ressuscité un empire défunt. »
Cette remarque innocente eut pour effet de plonger la reine de Karaba dans une sorte de frénésie.
« Le Nome d’Heliopolis, entonna-t-elle d’une voix suraiguë, berceau de tous les dieux, n’existe plus. Mais la vieille prophétie de l’Ancien Empire va se réaliser. Ra lui-même va poser les bases d’une création nouvelle ; et quand les dieux auront établi les fondations de l’ordre futur, alors viendra l’élu, le triomphant, le nomarque messianique...
— Le monarque, rectifia machinalement Wilhelmina Wriothesley.
— Mais non, la corrigea Augusta Meiklejohn, le nomarque, le souverain d’un nome d’Égypte. »
La reine de Karaba poursuivait son incantation sans prêter attention à l’interruption :
« Le nomarque messianique chassera les usurpateurs, il expulsera les Turcs et les Bédouins, il restaurera la justice et réunira les deux Égyptes. Le culte antique sera relevé. La patrie ressuscitera.
— Êtes-vous ce nomarque annoncé par la prophétie ? interrogea Clara Bagehot.
— Ben non ! dit Salomé Salimi, qui reprit de façon déconcertante le ton de la conversation ordinaire. En réalité, personne ne sait qui est le nomarque. Mais je crois, moi, qu’il n’est autre qu’un mystérieux cophte, qui se fait appeler le Maître du sens, et qui est le véritable chef de notre organisation. Vous le verrez demain ou peut-être cette nuit. Il jouit de pouvoirs magiques, indispensables dans ce genre d’affaires. Vous ne pensez tout de même pas que nous avons l’intention de gagner une guerre contre les puissances impériales – guerre qui changera la face du monde –, avec nos quatorze mousquets et six espingoles. Nos véritables armes, ce sont les plaies d’Égypte, dont nous avons par des moyens occultes retrouvé le secret.
— Une guerre qui changera la face du monde ? répéta Mabel Cholmondeley.
— Sans doute. Une fois que nous aurons rétabli le culte antique et chassé nos oppresseurs, comme la puissance d’un pays ne saurait rester confinée à l’intérieur de ses frontières, nous poursuivrons les actions à l’extérieur. Pour commencer, par le moyen d’opérations magiques impliquant mouches, moustiques, furoncles, fausses couches et fleuves de sang, nous expulserons les arabes de tout le Levant et nous les refouleront vers l’Arabie, d’où nous ne les laisserons plus sortir, mais où nous irons les massacrer de temps en temps, pour leur apprendre à avoir bien peur de nous. Semblablement, au moyen de la pluie, de la grêle, des sauterelles, du tremblement de terre et de la pestilence, nous chasserons les Ottomans du plateau anatolien et nous les refouleront vers l’Asie.
— Mais vous voulez chasser tout le monde ! s’écria Bessie Belvoir.
— Les Turcs, fit observer Salomé Salimi, sont en Turquie depuis moins longtemps encore que les Bédouins ne sont en Égypte, puisque cette engeance-là n’est arrivée de ses steppes qu’au XIe siècle. Nous la repousserons jusqu’à son point de départ, entre l’Amou-Daria et le Syr-Daria, et, vous pouvez m’en croire, nous lui ôteront par la sévérité du châtiment que nous lui infligerons l’envie de s’éloigner à l’avenir de ses terres. Quant à l’Anatolie, elle redeviendra arménienne, grecque – chrétienne en somme –, ou égyptienne, si nous choisissons d’y établir des colonies. Mais égyptien ou chrétien, cela ne fait pas de différence pour nous. »5.
La maison de la ViergeÉtant arrivée au bout de ses imprécations, Salomé Salimi ordonna qu’on enfermât les jeunes filles à l’intérieur de la petite maison rectangulaire, en attendant que vienne celui qui devait acheter tout le troupeau pour son harem.
Une fois introduites dans le réduit, dont elles découvrirent à leur grande surprise qu'il n’avait pas de toit – mais, à vrai dire, qui a besoin d’un toit, à cent toises sous la surface de l’Égypte ? –, Peggy et ses compagnes constatèrent que Mabel Cholmondeley ne s’était pas trompée, et que Drusilla et Olympia Chimbley-Phontain, ainsi que leurs compagnes, la grosse Prunella Plum, la virevoltante Gustavia Tweet, la littéraire Sulpicia Smudge et la snobe Tryphina Trapontine, étaient également captive des cophtes.
« Mais qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Peggy Ayscough.
— Eh bien, répondit aigrement Drusilla Chimbley-Phontain, nous avons été capturées, tout comme vous, par la prétendue Nicole Calache, votre si chère amie, dont l’activité véritable, apparemment, est la traite des blanches.
— Capturées ? Mais comment ? Quand ? balbutia Peggy, toute décontenancée.
— La barbe, dites-lui la vérité », commanda Sulpicia Smudge.
Olympia Chimbley-Phontain, sœur de Drusilla et responsable de l’étude de seconde, était, pour employer une métaphore commode, le genre de tartine qui tombe toujours du côté beurré. Cette fois, pourtant, elle eût l’air d’être bien tombée, puisque ce fut sans se faire prier et avec une admirable franchise qu’elle expliqua la situation à Peggy Ayscough.
« En réalité, nous vous avons suivies chez Enoc Proud, parce que notre intention était de nous introduire dans sa boutique et de briser ses appareils d’optique, pour vous faire accuser vous, les troisième, et vous faire renvoyer de Clifftop School.
— C’était notre vengeance, à cause du match perdu, ajouta sentencieusement la corpulente Prunella Plum.
— Quand Enoc Proud, indiqua la littéraire Sulpicia Smudge, a fait la démonstration de son appareil, le phano... truc, nous étions derrière la porte qui sépare la boutique de l’arrière-boutique. Et naturellement, la curiosité fut la plus forte et nous avons regardé à travers le rideau, si bien que nous avons été hypnotisées aussi. »
Tandis que Peggy Ayscough et ses compagnes digéraient ces nouvelles, Clara Bagehot inspectait curieusement le réduit où on les avait enfermées. Celui-ci consistait en trois murs de briques, adossés directement à la paroi rocheuse inclinée en pente très raide de la gigantesque excavation. Il n’y avait pas plus de plancher qu’il n’y avait de plafond.
« Je sais où nous sommes, déclara soudain Clara. C’est la maison de la Vierge, à Nazareth, la propre maison qui fut la scène de l’Annonciation. Je la connais par une gravure de mon catéchisme. Quand les Francs ont perdu la Terre Sainte, cette maison, qui risquait de tomber aux mains des sarrasins, a été transportée miraculeusement, d’abord en Dalmatie, puis en Italie, sur la côte adriatique, à Lorette. J’ignore complètement ce qu’elle fait ici, sous les sables de l’Égypte.
— Peut-être qu’elle s’est retransportée miraculeusement, fit Bessie Belvoir.
— Personnellement, je n’ai pas d’opinion sur la translation de la Sainte Maison de Lorette, dit la savante Augusta Meiklejohn, ni même sur l’existence d’un tel édifice. Mais aussi bizarre que cela paraisse, je crois bien que nous sommes dans une église paléochrétienne.
— Mais si ces gens sont des Égyptiens christianisés, intervint Philippa Dalziel, je ne comprends pas pourquoi il sont si méchants avec nous. Et s’ils sont en révolte contre les arabes pourquoi veulent-ils nous vendre à des arabes pour décorer leurs harems ? Tout cela n’a aucun sens. J’ai l’impression d’être dans un cauchemar. »6.
Le Maître du sensKing Solomon's Road, dans les faubourgs du Caire. Une lune qui semble de papier argenté est collée en plein ciel. Les pointes des pyramides alternent en ombres chinoises avec les bosses des chameaux et les lignes des palmiers. La nuit retentit du chant criard et peu inspirant du courlis. Les touristes sont depuis longtemps rentrés dans leur hôtel, où on leur sert pour le dîner de la selle de mouton qui sent le suint et diverses salades qu’on a lavées dans le fleuve-latrine, et qui leur donneront – c’est de tradition – la diarrhée. Dans les masures qui bordent la rue poussiéreuse, les fabricants de fausses reliques pharaoniques s’apprêtent à se coucher. Dans les courettes, les ânes qui, de jour, promènent les touristes, ont mangé leur pitance, et, jouissant de ce trop court répit dans leur existence de bêtes de somme, agitent mollement leurs longues oreilles avant de s’assoupir à leur tour.
Une mince silhouette un peu voûtée s’approche d’une bicoque construite sur le modèle de ses voisines, en briques cuites au soleil, et qui paraît sur le point non tant de s’effondrer que de se laisser aller, comme un homme qui se laisserait tomber, n’en pouvant plus de la pouillerie, des mouches, et de cette existence de misère et de détresse où, depuis d’innombrables générations, on s’entre-filoute, s’entre-vole et s’entre-gruge, et où plus personne ne sait seulement ce que cela signifie : un travail honnête.
L’inconnu sort de la poche de son ample gallabiyya une vieille clef toute rouillée, donne un tour de clé dans l’antique serrure d’une porte qui semble de bois fossile, puis s’enfonce dans la demeure. La porte se referme sur le mystère. Qui collerait son oreille à l’huis entendrait un grincement, comme celui d’une corde sur des poulies, à croire qu’il se cacherait là-derrière un puits, ou qui sait, la cage d’un ascenseur, d’une sorte de monte-charge.Barbe blanche, yeux de braise, visage émacié, vêtu de de son ample gallabiyya, coiffé du turban, l’inconnu pénétra sur l’étroit espace aplani qui occupait la pointe du gouffre pyramidal creusé dans l’assise rocheuse, sous les sables du plateau de Gizeh.
Les filles de Clifftop School – toutes les dix-sept – étaient assises contre le mur extérieur de la petite maison de Lorette. Salomé Salimi, reine de Karaba, au pays de Kush, c’est-à-dire en Nubie, veillait sur elles, assistée par Lazreg et Yezad, les hommes de main, qui proposaient avec des insultes et des menaces proférées dans un arabe guttural du thé abominablement sucré et d’écœurantes pâtisseries au miel, dont personne ne voulait.
« C’est lui qui va nous acheter pour son harem ? demanda avec une feinte indifférence Marjorie Leveson-Gower, voyant approcher le vieillard émacié. Il m’a l’air d’un ermite plutôt que d’un jouisseur.
— Mais non, corrigea Salomé Salimi sur un ton d’agacement, lui, c’est le Maître du sens, le magicien dont je vous ai parlé. »
Celui qu’on venait de désigner ainsi prit la parole :
« Barbe blanche, yeux de braise, visage émacié, vêtu de de son ample gallabiyya, coiffé du turban, ce doit être, se dit-on, un très grand saint, un mystique, et sa religion est assurément très rigoriste. Et rigoriste, elle l’est, en effet, sa religion, au-delà de ce que vous, pauvres Européens, pouvez imaginer, interdisant la musique, les images, les mots – et tout particulièrement les bons mots –, les romans, les distractions, tous les arts d’agrément, rêvant, en somme, de supprimer la joie. Pourtant cet anachorète est un jouisseur, qui conclut chaque repas par un coït rapide avec l’une quelconque de ses épouses ou de ses concubines – en général celle qui l’a servi –, qu’il prend sur la table, sans façon, par derrière, en retroussant le paquet des jupes, la tête dans les miettes, les cheveux dans la sauce. C’est une chose qu’il accomplit machinalement, comme on se mouche, comme on crache. – Ce mélange de rigorisme, ou même de fanatisme, et de licence, ou même de porcherie, acheva le Maître du sens, c’est l’Orient, c’est tout l’Orient.
— Est-ce qu’on peut résumer, comme vous le faites, une civilisation dans une phrase ? interrogea la littéraire Dolly Myerscough.
— Est-ce qu’un paradoxe permet de définir une culture ? demanda Mabel Cholmondeley.
— Je suis le Maître du sens, répondit le Maître du sens. Je suis le tribunal de la vérité des propositions.
— Comment est-ce que vous procédez pour le coït rapide ? s’enquit Bessie Belvoir, qui avait, comme toutes les jeunes filles de son âge, une vive curiosité pour les aspects les plus pratiques de la sexualité humaine.
— Sans façon, par derrière, en retroussant le paquet des jupes, la tête dans les miettes, les cheveux dans la sauce, répéta le Maître du sens.
— Êtes-vous, oui ou non, venu nous acheter pour votre harem ? demanda Peggy Ayscough.
— C’est curieux, répondit le Maître du sens en pointant du doigt les jeunes filles, à quel point vos noms se ressemblent : Peggy Ayscough et Dolly Myerscough. Or je me souviens que les lecteurs confondaient autrefois Marjorie Leveson-Gower et Lucy Marjoribanks, dont les noms, pourtant, se ressemblent beaucoup moins que les vôtres.
— De quels lecteurs parlez-vous ? demanda Hilda Methven, méfiante.
— Cette confusion s’explique aisément, intervint Augusta Meiklejohn, par le fait que Marjorie Leveson-Gower et Lucy Marjoribanks avaient le même caractère.
— En effet, dit Mabel Cholmondeley en souriant. L’une comme l’autre voulait toujours tout commander. Tu es mon amie, Marjorie, je sais que tu ne m’en voudras pas de ma franchise.
— Tandis que Peggy et Dolly ont des caractères tout à fait différents, acheva Augusta, ce qui fait qu’on ne les confond pas.
— En effet, approuva le Maître du sens. Peggy Ayscough est la jeune fille sortie d’un milieu populaire qu’elle n’a jamais renié, qui a du caractère, qui est même un peu frondeuse, et qui réussit dans un milieu social supérieur au sien – celui de la public school de Clifftop –, à force d’astuce et de travail. Tandis que Dolly Myerscough, qui vient de la bourgeoisie cultivée, puisque son père est historien et sa mère artiste-peintre, est la littéraire, la poétesse, un peu fantasque, qui parfois se laisse emporter sur les ailes de l’imagination.
— Pourquoi Nicole Calache nous est-elle si hostile, demanda Philippa Dalziel, au point de vouloir nous vendre comme esclaves blanches, alors qu’elle répète tout le temps que le christianisme n’est que la nouvelle forme qu’a prise la religion des Égyptiens ? Nous sommes chrétiennes aussi, que je sache. »
La souveraine de Karaba, ainsi mise en cause, tournait le dos et faisait mine de ne pas entendre.
« Remarque pleine de bon sens, repartit le Maître du sens. Nous avons d’une part une société secrète, héritière, à travers une tradition hermétique, d’une antique civilisation qu’elle espère relever. En face, l’oppresseur arabe, cyniquement brutal, exploiteur et voluptueux. Et troisièmement, la puissance coloniale européenne. La puissance coloniale a au moins deux points d’accord avec les cophtes : une même religion, le christianisme, et une admiration partagée pour la civilisation antique, admiration qui, chez les Britanniques, va jusqu’à l’égyptomanie. Et malgré cela, la société secrète est le cauchemar de la puissance coloniale.
— Et l’explication ? le pressa Philippa.
— L’explication, dit le Maître du sens, est à chercher du côté de la mauvaise conscience coloniale. On peut toujours se réclamer de la science, du progrès et du droit des gens. Il n’en demeure pas moins qu’on s’est rendu maître d’un peuple qui n’a rien demandé, et qu’on a pillé ses antiquités. Il est donc naturel qu’on attende, qu’on imagine, sur le mode cauchemardesque, une rétribution, malédiction des pharaons, retour à la vie d’une momie vengeresse, plaies d’Égypte...
— Mais cette explication est absurde, protesta Marjorie Leveson-Gower. Vous parlez comme si nous avions inventé la menace... comme si nous étions dans une histoire...
— Je suis le Maître du sens, dit le Maître du sens avec un haussement d’épaules. Je suis l’huissier des vérités admises. Chaque fois qu’un archéologue invente une tombe en Égypte, il est pris en filature par des survivants vindicatifs de l’ère pharaonique. Si l’archéologue ramène le contenu de la tombe en Angleterre, les momifiés ainsi transportés se vengent. Ce sont-là autant de scénarios d’angoisse, fruits d’une culpabilité enfouie – et déterrée à chaque excavation.
— Rien compris, dit Wilhelmina Wriothesley.
— Puisque vous êtes dans les obscurcissements, ironisa Peggy Ayscough, peut-être pourriez-vous nous ouvrir les cavernes de l’âme de Nicole Calache. Ou plutôt de Salomé Salimi. »
La reine de Karaba, au bout de l’étroite plate-forme, à deux cent yards sous la surface de l’Égypte, faisait toujours semblant d’être sourde.
« Mais elle se comprend très aisément, l’âme de Calache Nicole, dit le Maître du sens, une fois qu’on sait que Calache Nicole a été scolarisée alors qu’elle n’était qu’une petite enfant dans un célèbre pensionnat suisse pour demoiselles, installé dans un chalet, et que sa vie ultérieure n’a été qu’une succession de pensionnats, sis dans les endroits les plus variés et les plus incongrus, sur un loch écossais, dans une île, dans une vieille abbaye en ruine...
— Je ne vois pas le rapport entre une vie de pensionnat et les activités criminelles de Nicole, objecta Peggy Ayscough.
— Je suis le Maître du sens, dit le Maître du sens. C’est au critérium de mes appréciations que se juge la justesse des propositions. Vous observerez que toutes les élèves des pensionnats, dans toutes les histoires de pensionnats, seraient, si on leur appliquait les standards courants de la vie en société, folles à lier. C’est vrai également de leurs professeurs. Cela s’explique aisément, par les lois de la fiction, qui obligent à créer des personnages hauts en couleur pour maintenir la tension dramatique, et aussi par les lois de la sociologie, car les dames qui écrivent ce genre d’histoires appartiennent elles-mêmes au monde enseignant, à moins qu’elles ne soient engagées dans des mouvements de jeunesse telles que le scoutisme, quand elles ne sont pas obsédées jusqu’à la monomanie par des activités exerçant une fascination sur les adolescentes ou les pré-adolescentes, telles que le poney, la danse classique, le cirque, ou que sais-je. Des dames-auteurs qui sont, d’une certaine façon, figées dans leur propre développement psychologique à cet âge crucial et problématique de l’adolescence, décriront naturellement dans leurs fictions des personnages à leur image.
— Eh bien, voilà une description laudatrice des auteurs de romans de pensionnat, s’écria Dolly Myerscough qui entretenait justement le dessein de devenir, quand elle serait adulte, auteur pour la jeunesse.
— Mais pour revenir à Nicole Calache..., insista Peggy Ayscough.
— Dans le contexte d’une school story, repartit le Maître du sens en se tournant vers la jeune fille, Calache Nicole est un personnage vif et enjoué, à la personnalité contrastée. Placée dans la vie réelle, c’est une furie. Les révolutionnaires de tout poil, terroristes et carbonari, sont plus modérés. Et cependant, poursuivit le Maître du sens, l’institution du pensionnat et l’institution du roman de pensionnat, ne sont pas sans contenir quelque élément de profonde sagesse.
— Cela paraît contradictoire, nota Peggy.
— Est-il raisonnable, poursuivit imperturbable le Maître du sens, de confier l’éducation de fillettes puis de jeunes filles – soit directement dans les pensionnats, soit indirectement à travers les fictions de pensionnats – à ce que j’appellerai faute de mieux de sympathiques toquées ? La réponse est oui, indiscutablement, car de ces dames on peut affirmer que plus elles sont toquées, plus elles sont dévouées. Le monde du pensionnat est pour elles, qu’elles soient professeurs ou auteurs de romans de pensionnats, davantage qu’une vocation, une véritable passion. On peut même dire que pour ces aimables dérangées l’univers du pensionnat représente l’univers tout court. Or le pire qui pourrait arriver à un système scolaire, ce serait précisément que les adultes cessent d’y croire, qu’elles baissent les bras, et que, débordées par l’indiscipline et l’inertie de leurs élèves et par les consignes absurdes et inapplicables de leur hiérarchie, elles exécutent leurs tâches de façon routinière en attendant la retraite.
— Est-ce que tout ceci a le moindre rapport avec le sujet de cette conversation ? s’enquit Peggy.
— S’il vous plaît, mademoiselle, c’est à moi de juger de ce qui est hors sujet et de ce qui ne l’est pas. Je suis le Maître du sens. Je suis l’interprète des clichés, des ambiguïtés et des obscurités. Tenez, j’ai remarqué que, bien que vous vous alimentiez normalement depuis que vous séjournez sous le plateau de Gizeh, encore que Lazreg et Yezad aient une fâcheuse tendance à vous bourrer de thé et de pâtisseries, jamais – ce qui s’appelle jamais – il n’est fait la moindre allusion à vos fonctions digestives. Or vous êtes prisonnières au fond de ce gouffre depuis des jours et – pardonnez l’expression – tout ce qui entre doit également sortir. Mais jamais un mot. Curieux manque. Il y a là, j’ose le mot, un refoulé...
— C’est malpoli d’en parler, suggéra Clara Bagehot.
— Je préfère l’idée du refoulé, dit sèchement le Maître du sens. Sinon, ça n’aurait pas de sens. Or je suis le Maître du sens. »
Justement, à cet instant, Salomé Salimi, reine de Karaba, disparaissait derrière le rideau donnant sur le passage, peut-être dans la prosaïque intention d’aller éliminer quelque refoulé.
Profitant de l’absence momentanée de leur némésis, les jeunes filles de Clifftop School tâchèrent de tirer un maximum d’informations du Maître du sens. Celui-ci, flatté d’être ainsi l’objet de l’attention générale, se rengorgeait.
« Vous avez de la chance de m’avoir. Je suis le Maître du sens. Je suis le gardien au guichet des propositions incontestables. J’ai la capacité de vous guider.
— Et aussi, insinua Wilhelmina Wriothesley, celle de nous vendre comme esclaves blanches à quelque pacha libidineux.
— Oui, concéda le Maître du sens. Mais c’est là un détail. Et, puis, pour commencer, il conviendrait de savoir quel sens donner à ce mot d’esclave. Il est trop facile de parler de façon paresseuse de l’institution de l’esclavage sexuel, au lieu de problématiser la question de la sexualité, libre ou contrainte, dans le contexte colonial...
— Si nous étions chez nous, dit Phyllis Meux avec un feulement de panthère, nous appellerions un constable, et un honnête magistrat anglais vous donnerait tout loisir de problématiser la question à votre aise pendant de longues années, à l’abri de la lumière directe du soleil...
— Est-ce que vous avez vraiment à votre disposition les plaies d’Égypte ? la coupa Peggy Ayscough. Pouvez-vous réellement mener une guerre par la magie ?
— Assurément, répondit le Maître du sens, car ma magie est la magie des mots. Je puis facilement changer toute défaite en victoire, toute victoire en défaite. Le scélérat, grâce à moi, devient la victime, et la victime le scélérat. Par mon entremise, ceux de notre camp ont tous les droits, y compris le droit de massacrer tout le monde, parce qu’ils sont, quelles que soient les atrocités qu’ils commettent, les opprimés, alors que ceux d’en face n’ont aucun droit, pas même celui de se défendre, puisqu’ils sont par définition les oppresseurs.
— Mais ceux d’en face pourraient raconter exactement la même chose, objecta Clara Bagehot.
— Et croyez-moi, dit le Maître du sens, ils ne s’en privent pas. C’est tout justement la preuve de leur duplicité.
— Tout cela ira bien aussi longtemps que durera le conflit, dit Peggy Ayscough. Mais si votre l’ennemi avait finalement le dessus ?
— Il suffirait alors de dire de sa victoire qu’elle est une libération.
— Mais cela reviendrait à retourner sa veste ! protesta Peggy.
— Ah, s’exclama le Maître du sens. Je vois où est votre erreur. Mais, voyez-vous, il n’y a pas de sens. On peut toujours retourner les choses, cela ne change rien. C’est moi qui décide du sens.
— J’ai l’impression que nous tombons toujours sur le même genre de phénomènes, dit Philippa Dalziel, à personne en particulier. Ils entretiennent des théories extraordinaires, qui sont censées chambouler tout. Et finalement, leurs théories se ramènent à ceci qu’ils ont, eux, toujours raison.
— Quand tu dis : des phénomènes, demanda naïvement Bessie Belvoir, tu veux dire : des hommes, n’est-ce pas ? »7
De l’Encens pour des idolesSalomé Salimi, reine de Karaba, installée sur son trône décoré de trois défenses de rhinocéros, la plume d’autruche de la déesse Maat se dressant sur son chef, nargue ses anciennes camarades de Clifftop School. Olympia Chimbley-Phontain, de l’étude de seconde, lui tient tête. À côté du trône, Lazreg, bras croisés, se tient prêt à empoigner la première qui voudrait se livrer à des voies de fait.
« En tant qu’étrangère, tu ne m’inspires que de l’indifférence, dit Olympia Chimbley-Phontain. Tu ne t’imagines tout de même pas avoir suffisamment d’importance à mes yeux pour troubler ma tranquillité. Même le fait que, sous l’alias de Nicole Calache, tu te sois associée à mes rivales de l’étude de troisième ne mérite pas plus que mon mépris amusé. »
En dépit de tous ses défauts, pense Peggy Ayscough, Olympia a du cran.
« Certes, poursuit Olympia Chimbley-Phontain, en prenant l’initiative de nous faire enlever, mes camarades, mes rivales et moi-même, tu t’es en quelque sorte surpassée. Ceci étant, ne va pas te figurer que cela te donne à mes yeux quelque dimension que ce soit. Inversement, si au lieu de recourir à des procédés répugnants et qui déshonorent ta cause, tu t’étais révélée dans ton combat politique comme une patriote ardente, et désintéressée jusqu’au sacrifice, sache que tu n’en serais pas moins mon ennemie, simplement parce que tu as fait alliance avec la bande de Peggy, qui est ma rivale, et à qui j’ai joué tous les tours pendables sans la moindre hésitation chaque fois que j’ai jugé pouvoir le faire impunément.
— Merci Olympia, dit Peggy Ayscough, tu as toujours une adversaire déloyale et franche. »
Mais voici qu’on sonne.
Apparaît dans la galerie qui donne accès au souterrain un individu correctement vêtu à l’occidentale, aux moustaches en « guidon de vélo », et coiffé de ce couvre-chef en usage dans tout le Levant qui ressemble à un petit pot de fleurs retourné. Les salamalecs sont expédiés. L’individu se fait appeler Malik. Cela sent le nom d’emprunt.
« Voyons la marchandise, commanda Malik.
— N’avez-vous pas honte ? demanda crânement Drusilla Chimbley-Phontain, qui ne le cédait pas, pour le courage, à sa sœur Olympia.
— Pas du tout, répondit Malik. C’est notre vengeance contre l’occupation anglaise. Car c’est l’immense scandale de l’occupation qui a jeté l'indigène dans l’atroce misère où vous le voyez.
— Et allez donc ! soupira Mabel Cholmondeley. Avec Nicole et le Maître du sens, c’est le troisième. » Elle comptait apparemment les personnages qui descendaient au fond de leur trou pour leur débiter des sornettes.
« Sans ces maudits Britanniques, poursuivit Malik, nos jeunes hommes n’auraient pas appris à boire, et si nos jeunes hommes n’étaient pas saouls du matin au soir, ils se seraient depuis longtemps libérés du joug. On ne peut pas faire confiance aux Anglais car ils ont le teint rougeaud et l’âme noire. Ils dévorent la chair des nations et boivent leur sang. Partout – mais nulle part autant qu’en Égypte – ils ont mis à des postes de responsabilité des hommes de vile extraction, des juifs, des chrétiens, ce qui ajoute considérablement à l’injure. Aussi, tel que vous me voyez, je suis membre d’une société secrète, qui se nomme la société du Bon Point Amusant.
— C’est un curieux nom pour une société de conjurés, fit observer Peggy Ayscough.
— J’ai oublié de vous dire que je suis, de mon métier, maître d’école. C’est par la jeunesse âgée de sept à dix-sept ans que passera la libération. Notre propagande passe par la distribution à nos écoliers de bons points illustrés qui contiennent toute une éducation patriotique et religieuse. Un bon point est un moyen de communication excellent, car il circule partout, celui qui l’a reçu étant naturellement fier de le montrer à son entourage. En dépit de son format réduit, on peut y faire figurer, au verso, des instructions très complètes pour fabriquer une bombe ou pour empoisonner l’eau d’un puits.
— Cependant est-ce que des conspirateurs si jeunes seront prêts à se sacrifier ? demanda, sceptique, la reine de Karaba.
— Un nombre important de bons points est consacré précisément à cette question, expliqua Malik. Nous y répétons sans cesse qu’il est nécessaire de mourir, car la vie vient de la mort. Or la mort pour la Cause est la plus belle des morts.
— Qu’est-ce qu’il y a d’autre sur vos bons points ? demanda Salomé Salimi intéressée.
— Ma foi, nous conseillons à nos élèves d’éviter tout contact avec des étrangers, de porter des vêtements amples, car les vêtements étroits, comme ceux que je porte en ce moment pour tromper l’ennemi, sont une invention des Européens destinés à débiliter notre jeunesse, de s’entraîner au maniement des armes dans le désert, sous prétexte de tirer sur les oiseaux, et d’être prêts à sacrifier leur chair à la Cause. Nous voulons renverser le khédive, chasser les Ottomans, qui sont des brutes, chasser les Anglais, qui sont des infidèles, et instaurer une tyrannie qui ne sera qu’à nous, où nous écorcherons le faible.
— Mais c’est précisément par crainte de gens comme vous que les Anglais ont étendu leur domination sur l’Égypte ! cracha Phyllis Meux.
— Votre Angleterre ! Ce n'est qu'une coterie de privilégiés qui persécutent le pauvre monde. Qu’est-ce que votre progrès imposé par la force des armes ? Des flots de sang suivis de torrents de mensonges. Vos savants, vos hommes d’Église et vos soldats sont des scélérats...
— Vous préférez sans doute vous aussi, comme sa majesté de Karaba, les Français, leur République et leur empire colonial, persifla Augusta Meiklejohn.
— Certainement pas. Nous sommes contre la raison, le progrès et l’esprit des Lumières. La justice des hommes n’est qu’une forme d’idolâtrie. Aussi notre triomphe verra-t-il la déroute des idolâtres et la fin de l'imposture de la « Déclaration », selon laquelle l’homme naîtrait libre et indépendant...
— Du moins, observa finement Olympia Chimbley-Phontain, Monsieur Malik et la reine de Karaba pratiquent-ils sincèrement l’universalisme : ils détestent tout le monde sans faire la moindre discrimination.
— ... Car il est là, le mensonge primordial, poursuivit Malik, qui n’avait pas écouté, dans cette fausse idée de l’individualisme. L’homme ne s’appartient pas. L’homme appartient à sa communauté, la femme appartient à l’homme, les enfants appartiennent à leurs parents. Et quant à vous, mesdemoiselles, conclut Malik, revenant inopinément au sujet, vous m’appartiendrez tout à l’heure, si du moins madame la reine de Karaba et moi-même faisons affaire.
— Il y a tout de même, lança Peggy Ayscough, des choses à dire pour la « Déclaration », comme vous l’appelez. Les êtres des différentes races sont différents mais ils ont au fond les mêmes aspirations. C’est vrai même, figurez-vous, des femmes et des enfants – ou de vos esclaves...
— Tiens, dit Malik, quelle drôle d’idée. Tout au contraire, les hommes sont partout les mêmes, mais leurs aspirations sont complètement différentes.
— Est-ce que cela ne revient pas plus ou moins au même ? demanda timidement Bessie Belvoir.
— Pas du tout, protesta Malik. Dire que les hommes sont différents revient à rendre ces différences inéluctables. Par exemple, selon cette théorie, nous, les orientaux, serions “naturellement” cruels. Or c’est là une qualité fort précieuse, difficilement acquise, que nous cultivons avec le plus grand soin. Ce qui m’amène au second point : les hommes n’ont pas du tout les mêmes aspirations. Ce qui paraît désirable et estimable à un Européen paraîtra scélérat ou vain à un Bédouin, de sorte qu’un Européen qui irait vivre chez les Bédouins n’aurait pas d’autre choix, s’il voulait survivre, que de s’adapter aux conceptions et de se plier aux mœurs des Bédouins.
— Les Bédouins pourraient aussi adopter l’Européen tel qu’il est, remarqua Mabel Cholmondeley.
— Pas si les valeurs des deux sociétés sont incompatibles, opposa Malik. Autre exemple : une société qui possède le concept de propriété traitera sévèrement une personne issue d’une culture qui ne la connaît pas... Ainsi, un Cafre – ce que vous appelez un Hottentot – qu’on transplanterait dans votre Angleterre, et qui se servirait à l’étal des marchands, se retrouverait rapidement devant vos magistrats.
— C’est très injuste pour le Hottentot, protesta Mabel.
— Se servir sans payer est également très injuste pour l’épicier anglais », fit observer Malik.
Le Maître du sens refit son apparition et vint se placer contre le mur de la Sainte Maison de Lorette. Muet et hiératique, le singulier vieillard semblait attendre la suite des événements.
« Si vos petites discussions sont terminées, lança Salomé Salimi, que cette présence parut rendre nerveuse, Monsieur Malik pourrait peut-être faire son choix.
— Certainement », dit Malik. Puis, d’un air insinuant, il ajouta : « La reine de Karaba pratique, à ce que j’imagine, la traite des blanches dans un esprit de lucre... Et peut-être en songeant à la magnificence de son pyramidal tombeau et aux pompes officielles de son trépas – on sait ce que ça coûte, ces affaires-là...
— La reine de Karaba pratique la traite des blanches pour financer l’insurrection qui vient, répondit sèchement sa majesté.
— Vous complotez vous aussi ! s’écria Malik ravi. Du reste, en Égypte, tout le monde complote. Mais penser que nous tombons l’un sur l’autre au fond d’une grotte, en réglant des affaires louches. Décidément le hasard n'existe pas...
— Nous avons des choses en commun, admit Salomé Salimi, quoique je n’aie jamais entendu parler de la Société du Bon Point Amusant. Cependant, si elle soutient la lutte nationaliste, elle œuvre pour la bonne cause. Je regrette seulement que vous ne me parliez pas du relèvement de la religion véritable.
— Au contraire, dit Malik, je ne parle de rien d’autre, car une fois l’Égypte libérée des Anglais, il va de soi que les oulémas seront les maîtres. Il n’y aura plus d’autre école que coranique, plus d’autre tribunal qu’islamique.
— Les oulémas ! s’étrangla la reine de Karaba. Ah maudit ! ta prétendue indépendance, c’est la liberté donnée à cette racaille des Bédouins d’opprimer et d’écorcher les enfants d’Isis. Et tu veux m’acheter mes esclaves blanches ! Jamais ! Je préfère encore les faire passer au fil de l’épée.
— Eh là ! protesta Wilhelmina Wriothesley, pas de précisions dépitées, je veux dire pas de pétitions hâtives !
— Ah, chienne et fille de chienne ! s’emporta Malik. Ton mouvement nationaliste est entièrement aux mains des nazaréens et des juifs, qui par cet artifice du nationalisme s'efforcent de dissimuler leur ignominieuse affiliation religieuse et de réclamer l’égalité avec les musulmans. D’ailleurs cela suffit comme cela, j’ai assez ri. »
Et Malik, portant la main à la poche de son gilet, en extirpa un sifflet dont il tira un trille aigu.
« Coup de théâtre », déclara le Maître du sens en se détachant légèrement du mur où il était adossé. « Car (ajouta l’étrange personnage, en fourrant théâtralement les bras dans les larges manches de son ample gallabiyya) M. Melik l’instituteur n’est autre que le khédive Abbas Hilmi, en personne. Il n’est pas du tout venu acheter des esclaves, mais il est venu s’instruire de cette conjuration sous le plateau de Gizeh, dont ses services secrets lui ont appris l’existence et, étant tout à fait édifié, il désire à présent de faire massacrer tout le monde.
— Mais comment savez-vous tout cela ? s’étonna Peggy Ayscough.
— Comment pouvez-vous poser la question ? répondit gravement le vieillard. Ne sont-ce pas là tout simplement les lois qui gouvernent ce genre de fiction ? Et ne suis-je pas le Maître du sens ? »
Cependant Lazreg et Yezad, voyant qu’il y avait trahison, s’étaient emparés de Malik, et déjà Lazreg dépliait un grand couteau.
« Attendez ! cria le faux instituteur nationaliste. Je suis en effet Malik Muhammad Abbas Hilmi Sheikh Abdul Hamid Amir Ghulam Ali Mirza Khan Pasha, le khédive, mais j’ai dit la vérité tout à l’heure. Je suis également un comploteur. Car en Égypte, tout le monde complote, même le khédive. Donc je ménage en apparence les Anglais, mais je finance en sous-main un parti nationaliste et un journal qui appelle dans chaque numéro au soulèvement et au carnage. Et la société du Bon Point Amusant existe réellement, même si je n’en suis pas officiellement le chef, n’étant point maître d’école.
— Tu finances un journal qui excite à la haine des cophtes et tu prépares le massacre général ? cria Salomé Salimi en tapant du pied. Tu viens de prononcer ton arrêt de mort.
— C’est de la calomnie, cria Malik, ou plutôt Abbas Hilmi. Le régime des oulémas accordera l’égalité à tout vrai Égyptien. Nous rédigerons une constitution qui garantira les droits des minorités.
— Menteur ! Ces promesses ne valent pas le papier sur lequel elles sont écrites. À peine les mufti auront-ils le pouvoir qu’ils voudront l’anéantissement des cophtes.
— J’en appelle à la justice et à la générosité de votre Majesté, cria le faux Malik, qui sentait sur sa pomme d’Adam la lame de Lazreg.
— Tiens, remarqua Olympia Chimbley-Phontain, tout à l’heure, vous récusiez la justice des hommes comme une forme d'idolâtrie. Cependant vous essayez manifestement en ce moment de sauver votre peau, face à celle qui est bel et bien votre juge.
— Si vous aviez le courage de vos opinions, renchérit Drusilla Chimbley-Phontain, vous admettriez que vous aviez effectivement l’intention de tuer un maximum de cophtes, et vous remettriez votre sort entre les mains de votre dieu.
— Ça n’est pas dit de façon très charitable, releva Peggy Ayscough, mais pour une fois je suis d’accord avec Olympia et Drusilla.
— C’est dit de la façon la plus charitable du monde, opposa Olympia Chimbley-Phontain. Nous faisons charitablement observer à monsieur qu’il est un hypocrite et un lâche, en plus d’être une canaille. »
On entendit à ce moment un bruit de galopade provenant de la galerie qui donnait accès au souterrain.
Le Maître du sens sortit les bras des manches de son ample gallabiyya et les leva à la verticale, comme s’il jugeait l'instant bien choisi pour une séance de gymnastique suédoise.
« Voici les troupes khédivales ! annonça le Maître du sens.
— Tout est perdu ! cria Salomé Salimi. Cependant, ajouta la reine de Karaba en sortant deux pistolets de sa ceinture, nous vendrons chèrement notre peau ! »
Or le Maître du sens leva un bras à la verticale et l’autre à l’horizontale, comme s’il réglait une circulation pourtant inexistante sur l’étroit plateau.
« Au moment où tout est perdu, nouveau coup de théâtre, annonça le Maître du sens. Celle qui se fait appeler Salomé Salimi n’est autre que la fille perdue du khédive Abbas Hilmi.
— Qu’est-ce que vous nous chantez ? grommela le khédive.
— En janvier 1894, dit le Maître du sens, vous faisiez un tour d’inspection militaire sur votre frontière sud. Les mahdistes étaient encore à cette époque les maîtres du Soudan.
— Comment connaissez-vous ce détail ?
— Ne suis-je pas le Maître du sens ? Il n’y a que de cette façon que toute cette histoire prend son sens. Officiellement, vous faisiez cette tournée seul. En réalité, il y avait dans votre suite celle qui n’était encore qu’une esclave circassienne, mais qui deviendrait l’année suivante la khédiva. Or la future Ikbal Hanimefendi, donnait le sein à un bébé, car elle était déjà votre concubine et avait déjà donné le jour à une fille.
— Nul ne connaît cet épisode. Officiellement, c’est en 1895 qu’est né mon premier enfant, et j’ai affranchi et épousé Ikbal après sa naissance.
— Ce bébé de sexe féminin, dont vous avez pour ainsi dire gommé l’existence, poursuivit le Maître du sens, disparut pendant une halte. Tout le monde crut qu’il avait été dévoré par les hyènes. En réalité, il fut enlevé par les mahdistes, qui le revendirent à la reine de Karaba. Celle-ci ne pouvait elle-même avoir d’enfant et risquait de ce fait d’être déposée par ses nobles, car la royauté, à Karaba, doit passer de mère en fille, de façon inexorable.
— Pour une fois, intervint Salomé Salimi avec un rire nerveux, le Maître du sens est plutôt le Maître de la déraison. Si je suis bien née en 1894, l’idée que je serais une enfant adoptée est tout simplement grotesque. D’ailleurs, tout le monde trouve que je suis le portrait craché de maman. Quant à mon père, le lieutenant Calache, il n’est autre qu’un officier de la mission Congo-Nil du capitaine Marchand, demeuré en Nubie après la crise de Fachoda, parce qu’il était trop malade pour faire le voyage de retour. Comment il devint prince-consort du royaume de Karaba, cela pourrait faire la matière d’un roman. Mon père fut mon premier précepteur et c’est pourquoi je puis si facilement me faire passer pour une collégienne française.
— En vérité, si telle est votre ascendance, dit le Maître du sens, pourquoi portez-vous au cou, en pendentif, une broche circassienne en métal repoussé ? Cette broche servait initialement à attacher vos langes.
— Ma fille ! bégaya Abbas Hilmi avec un grondement intérieur dont tout son être tressauta.
— L’avantage d’une telle phrase, expliqua à part le Maître du sens aux collégiennes de Clifftop School, c’est qu’on peut l’écrire comme on veut. Cela marche tout aussi bien ainsi : “Ma fille ! gronda Abbas Hilmi avec un tressautement intérieur dont tout son être bégaya.” Ainsi que comme ceci : “Ma fille ! tressauta Abbas Hilmi, avec un bégaiement intérieur dont tout son être gronda.”
— Tiens, ce n’est pas mal observé », jugea la littéraire Dolly Myerscough, qui prit bonne note de l’observation, en prévision de son futur métier d’auteur de romans pour la jeunesse.
Cependant les événements se précipitaient.
Les troupes khédivales, alertées par le coup de sifflet de Malik, arrivaient dans la galerie d’accès par petits paquets, à mesure qu’elles émergeaient du monte-charge, et donnaient toutes les apparences de vouloir tuer tout le monde, à la possible exception du khédive. En face, Lazreg et Yezad avaient lâché le faux Malik et, ayant sorti on ne savait d’où l’un un tromblon, l’autre une escopette, s’apprêtaient à dévaster l’armée régulière. Voyant la tournure que prenaient les événements, le khédive étendait les bras, faisait barrage de son corps à sa fille retrouvée, de peur qu’on ne la lui tue.8.
DélivranceAlors que la confusion était générale, le Maître du sens indiqua discrètement aux jeunes filles de Clifftop School qu’elles devaient rentrer dans la Maison de la Vierge et s’y barricader de leur mieux.
Une fois à l’abri, les collégiennes firent le point.
« Je ne me fais guère d’illusions sur notre sort, dit Peggy Ayscough. Quand les deux partis se seront expliqués, les survivants s’en prendront à nous ; ou alors les belligérants conviendront d’une trêve, mais cette alliance passagère se fera toujours à notre détriment. »
De fait, la situation de ces demoiselles n’avait rien de rassurant. Des chocs sourds ébranlaient l’huis, dont elles ne savaient s’ils témoignaient d’empoignades enragées ou si déjà l’ennemi cherchait à se ménager l’accès.
Les collégiennes donnèrent libre cours à leurs sentiments. Les colériques cédaient à la colère, les emportées voulurent sortir pour se joindre à la bataille et menaçaient de se transformer en nouvelles Nicole Calache, les résignées pleuraient, les fatalistes affectaient le détachement, les ironistes lançaient crânement une dernière blague.
Clara Bagehot, quant à elle, s’était mise à l’écart, tout au bout de la maisonnette, là où, en place d’un mur, se trouvait la paroi rocheuse, et, à genoux, elle priait avec ferveur.
Soudain, à la surprise générale, Clara s’exclama d’un ton pénétré :
« Il y a un mouvement d’âme ! »
— Encore ? fit Sulpicia Smudge. Elle n’a pourtant plus le phanomachinoscope.
— Il n’y a point de nuit dans la Nuit ! balbutiait Clara,le regard fixe. C’est le mystère de l'habitation divine !
— Tiens, c’est drôle, dit timidement Philippa Dalziel, je n’avais pas remarqué cette espèce de niche dans la paroi rocheuse. J’aurais juré que la paroi était absolument lisse.
— Est-ce que vous n’avez pas l’impression que la lumière a sensé d’une manière changible ? demanda Wilhelmina Wriothesley toute interdite.
— Tu divagues », assura Marjorie Leveson-Gower.
Les filles restèrent un moment en attente. Puis :
« C’est bizarre, lança Bessie Belvoir. On n’entend plus rien là-dehors, tout à coup.
— C’est sûrement un piège, assura Mabel Cholmondeley.
— Non, je t’assure, insista Bessie. Et Wilhelmina a raison de trouver que la lumière a changé. Regardez là-haut. »
La petite maison n’ayant pas de toit, les jeunes filles se rendirent compte en levant les yeux qu’au lieu d’un abîme en forme de pyramide inversée elles voyaient un ciel bleu-noir où pâlissaient des étoiles. Et du côté de l’est, une bande incarnadine annonçait l’aube.
Peggy Ayscough se risqua à soulever le loquet, entrebâilla le panneau, coula un regard, poussa franchement la porte, mit un pied dehors, puis se retournant fit un signe aux autres.
Les jeunes filles sortirent de la maisonnette et constatèrent qu’elles étaient presque au sommet d’une falaise, au bord de la mer. Les trois murs de la Sainte Maison de Lorette s’adossaient à présent à une muraille de craie.
Augusta Meiklejohn, clignant des yeux, se mit à inspecter le paysage sous elle, composé de beaucoup de ciel, beaucoup de mer et d’un peu de plage avec, au bout de cette plage, les petits cubes blancs d’une station balnéaire.
« Mais je reconnais cette jetée-promenade, s’exclama la collégienne. Et ce château, sur la colline. Il n’y a pas à s’y tromper. C’est St Mary le Cliff.
— St Mary le Cliff ! s’exclama Phyllis Meux.
— Dans ce cas, nous ne sommes pas à vingt miles de Clifftop School, s’étonna Mabel Cholmondeley.
— Ça alors, dit Dolly Myerscough au comble de la stupéfaction. Je sais où nous sommes. C’est la chapelle en ruine de St Mary’s, sur la falaise, à côté de St Mary le Cliff. Nous y avons souvent excursionné et piqueniqué, quand ma mère venait peindre au bord de la mer. On l’a je ne sais combien de fois en peinture, à la maison.
— Tu dis vraiment, mais vraiment n’importe quoi, protesta Olympia Chimbley-Phontain. Comment veux-tu que ces trois murs soient ta chapelle quand, il y a une minute encore, ils étaient cachés sous les sables de l’Égypte ? »
Il semblait que, à présent qu’elles avaient remis le pied sur le sol natal, les filles de l’étude de seconde fussent impatientes de rouvrir les hostilités.
« Est-ce que je sais, moi ? protesta Dolly. Peut-être que la chapelle passe d’un endroit à l’autre. Et d’ailleurs, je me souviens à présent qu’il y avait des années où, en voulant revenir à la chapelle, nous ne la retrouvions pas », acheva Dolly de façon peu convaincante.
« Je vous parie que je saute les dix dernières marches ! » s’écria cette folle de Barbara Gough.
— Bien sûr, bien sûr, dit Drusilla Chimbley-Phontain. La chapelle de St Mary’s fait régulièrement la navette entre l’Égypte et les blanches falaises du Kent. C’est très pratique pour les voyageurs pressés...
— Tout à fait à la façon – ah – d’un omnibus, prononça Tryphina Trapontine qui, à présent que tout danger était passé, retrouvait ses airs blasés et sa diction affectée.
— Quand elle n’était pas là, il suffisait de l’attendre, conclut Sulpicia Smudge. Comme la cabine d’un téléphérique.
En ayant terminé avec les amabilités, les jeunes filles descendirent de la falaise par de larges degrés taillés dans le rocher.
« Je vous parie que je saute les dix dernières marches ! » s’écria cette folle de Barbara Gough, toute à sa joie de se retrouver en terrain familier. Et, de fait, elle fit un véritable bond de cabri et, au grand amusement de ses camarades, atterrit sur le postérieur, dans le sable amassé au bas des degrés. Mais ce sable, s’écria Barbara Gough qui se mit à le pétrir à pleines mains, c’était du sable anglais – parsemé de quelques galets –, un honnête sable créé par le Bon Dieu dans l’unique but de séparer la terre ferme de la mer, un sable fait pour des gens décents, qui ne couvrait nulle anfractuosité en forme de pyramide renversée, et qui par conséquent ne pouvait dissimuler aucun complot, aucune société secrète, aucun trafic louche, aucune perfidie.
Cette sortie de la sautillante créature provoqua une hilarité générale et eut pour effet de libérer la tension nerveuse qui s’était trop longtemps accumulée chez les braves collégiennes.
Les jeunes filles n’eurent qu’à rentrer en ville pour trouver un poste de police, signaler leur réapparition et raconter leur rocambolesque histoire. Deux heures plus tard, miss Pussett, la directrice de Clifftop School, prévenue par téléphone, venait les chercher en personne, dans un autocar qu’elle conduisait elle-même. Et la prudente pédagogue, qui interrogea brièvement ses élèves, avant de reprendre le volant, se persuada avant d’avoir parcouru la moitié du chemin du retour que ces demoiselles avaient été victimes d’un phénomène d’hystérie collective, à la suite des mirobolantes projections de lanterne magique d’un poète tapagiste résidant à St Mary le Snark – à qui miss Pussett avait l’intention d’adresser dans un très proche avenir quelques paroles bien senties –, que ces malheureuses gamines s’étaient persuadées d’être poursuivies par des Levantins qui voulaient les enlever pour la traite des blanches, et qu’elles s’étaient cachées – pendant seize jours, pas un de moins –, dans les ruines d’une chapelle sur la falaise, ainsi probablement que dans diverses cabanes de pêcheurs, les jours de pluie, ou même dans ces sécheries à houblon au toit conique, si typiques du paysage local, seize jours entier à jouer les Robinsonnes, en se nourrissant Dieu savait comment, et sans naturellement s’inquiéter le moins du monde de ce que pouvaient penser leurs professeurs et leurs parents, seize jours entiers, avant qu’elles retrouvassent, entre elles toutes, suffisamment de bon sens pour aller à la police, tout en continuant d’ailleurs à croire mordicus à leur ridicule histoire. Voilà qui, en tout cas, confirmait miss Pussett dans son opinion sur les séances de cinématographe – ainsi que sur la lecture des petits romans en fascicules, ou des petits journaux illustrés à bon marché, qui étaient naturellement interdits à Clifftop, mais que la naïve pédagogue avait cru devoir tolérer au moins les jeudis après-midi, et à condition qu’on fût discrète, mais dont elle voyait à présent qu’il s’agissait de formations accélérées pour préparer l’entrée à l’asile d’aliénés. Non ce n’était pas l’enlèvement par des matelots levantins qui était à craindre pour ces demoiselles. C’étaient les séances de lanterne magique du poète tapagiste, sans parler des projections de films que cet imbécile de cafetier organisait les jeudis et les samedis après-midi dans son arrière-salle (il n’y avait pas de cinéma régulier Saint Mary le Snark). Et c’étaient les présentoirs de publications à un pence chez le papetier de la grand-rue et dans le kiosque de la petite gare (Miss Pussmaid se promit d’avoir également une conversation avec le papetier et avec la kiosquiste). On tâchait de parer tous les périls, pensa la pédagogue, les yeux embués, en manœuvrant le lourd véhicule sur les étroites routes de campagne, jamais on ne relâchait sa vigilance, et voici que le danger venait des côtés les plus inattendus, car une conspiration de corrupteurs de la jeunesse, probablement étrangers, avait arsenalisé la nursery.
« Comment crois-tu que nous avons été ramenées ? demandait pendant ce temps à mi-voix Augusta Meiklejohn à Peggy Ayscough. Était-ce un tour de magie du Maître du sens ? Il a bien dit qu’il avait des pouvoirs magiques.
— Est-ce que je sais ? répondit Peggy en haussant les épaules. Peut-être que la Sainte Maison de Lorette se transporte automatiquement quand elle est sur le point d’être investie par des sarrasins. Maître du sens ou translation automatique, c’est toujours de la magie – ou du merveilleux.
— Tu sais, avoua Augusta. Moi non plus je n’avais pas remarqué cette espèce de niche dans la paroi, devant laquelle était agenouillée Clara. Je ne l’ai vue que quand Philippa Dalziel a attiré l’attention dessus. Et puis il y a eu une drôle de lumière...
— C’était la lumière des étoiles, dit Peggy. Nous étions déjà dans le Kent, à ce moment-là. De plus, c’était presque l’aube.
— Oui. Oui, bien sûr. Mais Clara a prononcé les mêmes paroles exactement que quand elle a essayé le... phanoscope. Est-ce qu’il serait possible que... Crois-tu ?...
— Je ne sais pas », répondit Peggy, troublée.
Les deux jeunes filles se retournèrent simultanément vers Clara Bagehot, qui était assise derrière elles. Mais celle-ci, calée contre la vitre, dormait paisiblement.
Peggy Ayscough
Mabel Cholmondeley
Augusta Meiklejohn
Dolly Myerscough
Clara Bagehot