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 LITTERATURE DE JEUNESSE

Annales de la littérature pour la jeunesse - Département des chefs-d'œuvre en péril

Les Quatre filles du Dr. March de Louisa May Alcott

traduction d'Anne Joba (1980), Le Livre de poche jeunesse, texte intégral (sic)


Les Quatre filles du Dr. March est la trahison de Little Women (1868) de Louisa May Alcott. Nous parlerons d'abord du roman, puis de la traduction.

Le roman de Mrs Alcott raconte une année (de Noël à Noël) dans la vie de Meg, Jo, Beth et Amy, les quatre filles de Mrs March (Marmee), incarnation de toutes les vertus maternelles, dont le mari est engagé dans l'armée du nord avec le grade de médecin-major. Sans être réduites à la misère, les March vivent pauvrement et les aînées travaillent, Meg comme gouvernante d'horribles enfants, Jo comme dame de compagnie d'une vieille tante acariâtre.

Meg, l'aînée, est coquette, Jo, l'écrivain en herbe, est un garçon manqué, Beth, la pianiste, est d'une timidité maladive et n'est heureuse qu'en compagnie de ses chats et de ses poupées, Amy, la plus jeune, est un peu pimbêche, ce dont témoigne sa tendance à employer des mots qu'elle ne comprend pas et qu'elle estropie. Une bonne partie du roman est consacrée à illustrer les défauts des quatre sœurs et à montrer leurs efforts sincères pour s'en corriger, avec comme guide le Pilgrim's Progress, le roman allégorique de John Bunyan, lecture pieuse obligée des dimanches victoriens. Le Pilgrim's Progress structure de ce fait tout le roman. Les sœurs sont au début dans le Slough of Despond (le Bourbier du Découragement dans la traduction de Bunyan par S. Maerky-Richard). Beth visite le Palace Beautiful (palais Plein-de-Beauté), Amy la Valley of Humiliation (Vallée de l'Humiliation). Jo rencontre et vainc Apollyon, résident de la même vallée (et qui symbolise son mauvais caractère). Meg va à Vanity Fair (la Foire aux Vanités), etc. Les sœurs font aussi de fréquentes lectures des petits évangiles qui constituent leur seul cadeau pour le Noël qui ouvre le roman.

Le début du roman est centré sur les relations de voisinage avec le jeune Laurie, qui vit chez son sévère grand père, Mr Laurence, et qui devient rapidement une sorte d'appendice à la famille March et le meilleur ami de Jo. Les chapitres 15 à 23 adoptent un ton plus grave. Le père March a pris une pneumonie au front et Mrs March part pour le soigner dans un hôpital militaire de Washington. Simultanément, Beth a attrapé la scarlatine en soignant le bébé d'une indigente et reste longtemps entre la vie et la mort. Beth guérit (elle mourra dans la deuxième partie du roman, Little Women part II, qui s'appelle en Angleterre Good Wives), le père March guérit aussi et revient pour constater les progrès accomplis par ses filles. Cette année, en apparence si difficile, a finalement profité à tout le monde. La fin du roman est consacrée aux fiançailles entre Meg et le précepteur de Laurie, Mr Brooke, qui a accompagné Mrs March à Washington et a soigné le père March avec dévouement.

Little Women est une autobiographie à peine transposée de Louisa M. Alcott, Jo dans le roman. (Au moment où elle publie le livre, l'auteur écrit de la littérature populaire pour des pulps et des journaux, exactement comme son personnage, et elle vit toujours avec Marmee et ses sœurs survivantes, Anna (Meg dans le roman) et May (Amy dans le roman) - Elizabeth, la troisième sœur, étant morte, comme Beth dans la deuxième partie du roman).

Arrivons à la traduction.


Toutes ces coupes s'expliquent par un double souci pédagogique. La traductrice a fait de son mieux pour ôter ce qui, selon elle, n'était plus compréhensible pour des fillettes de la fin du 20e siècle et, à ce titre, elle a supprimé premièrement toute référence à la religion, en second lieu toute référence à la littérature.


Le « texte intégral » de la version du Livre de poche jeunesse représente un peu moins de la moitié du roman, les coupes allants d'une demi-phrase à des pages entières. Trois chapitres sautent dans leur totalité, celui où Amy fait des bêtises à l'école et est sévèrement punie, celui où Meg, la coquette, est invitée chez des gens riches qui la snobent et la ridiculisent, enfin, un chapitre « littéraire » consacré au petit journal manuscrit que publient les sœurs March et Laurie, sous les auspices du Pickwick Club.

Toutes ces coupes s'expliquent par un double souci pédagogique. La traductrice a fait de son mieux pour ôter ce qui, selon elle, n'était plus compréhensible pour des fillettes de la fin du 20e siècle et, à ce titre, elle a supprimé premièrement toute référence à la religion, en second lieu toute référence à la littérature. Dans la traduction, les March n'ont plus de religion particulière. Toute allusion à une quelconque lecture pieuse ou une quelconque pratique religieuse est supprimée (Amy ne se fait plus installer un oratoire chez la tante March par la gouvernante française et catholique). Le Pilgrim's Progress disparaît en entier et le roman n'est plus structuré par rien. On ne comprend d'ailleurs plus, dans la version française, que les quatre petits livres reliés de quatre couleurs différentes que reçoivent les filles March pour le premier Noël sont quatre petits évangiles. Toujours dans le souci de déchristianiser le roman, la traductrice supprime fréquemment les fins de chapitres, souvent si émouvantes, parce que les personnages y tirent une leçon morale.

Quant à la bibliophobie de la traductrice, elle entraîne que les filles March ne lisent rien de particulier, alors que l'un des intérêts de Little Women est de montrer les lectures de petites Américaines de la classe moyenne au 19e siècle. Jo n'a donc plus droit à The Heir of Redclyffe (de Mrs Yonge), pas plus qu'à Undine et Sintram (de La Motte-Fouqué). Et la traductrice passe complètement sous silence le fait que Jo ne peut se faire offrir les deux contes de La Motte-Fouqué (réunis en un volume) pour le premier Noël et qu'elle passe donc tout le roman, c'est-à-dire une année entière, à désirer ardemment cet ouvrage. Sans doute un tel amour des livres a-t-il été jugé excessif et par conséquent peu édifiant ! Enfin, la détestation des livres entraîne la destruction d'une bibliothèque entière, celle de Mr Laurence. Certes, ce saint des saints figure toujours dans le roman, mais il ne contient plus un seul livre qui soit cité par son titre ! Même le volume que rend Jo au vieux monsieur n'est plus identifiable, ce qui prive la jeune lectrice française d'un passage humoristique particulièrement bien venu. Jo rend à Mr Laurence « le vieux Sam » et la traductrice oublie de nous dire qu'il s'agit du premier tome de la vie de Johnson par Boswell, qui est naturellement un livre de chevet pour le vieux Mr Laurence, mais qui fait une lecture aussi peu folichonne que possible pour une jeune fille, et que Jo n'a donc à l'évidence emprunté que pour flatter le vieux monsieur.


Des jeunes filles règlent leur conduite sur une norme religieuse qui constitue à la fois une morale pratique et une forme d'hygiène mentale ; l'une de ces jeunes filles ne vit que pour les livres, ceux qu'elle lit et ceux qu'elle écrit ; la même jeune fille est mal dans son sexe et panache les attitudes sociales des deux sexes. Si de pareilles énormités étaient publiables en 1868, elles ne le sont plus en 1980.


La suppression des allusions à la littérature modifie radicalement le personnage de Jo March. Dans le roman de Mrs Alcott, Jo est un écrivain en herbe, ce qui fait d'elle l'un des personnages les plus intéressants du roman, dont il nous donne par ailleurs la clé, puisque nous comprenons que Jo March est l'auteur elle-même. Dans ce qui reste du roman en français, Jo est une jeune fille douée qui place une nouvelle dans le quotidien local sans que cela ait de signification particulière, et qui aurait pu tout aussi bien chanter sur scène à la fête annuelle de l'école de musique ou gagner le cent mètre en dos crawlé à la piscine municipale.

La description de Jo comme garçon manqué est elle aussi très édulcorée dans la traduction. Quand Mrs March retourne ses poches et va mendier chez la vieille tante March pour réunir l'argent qui lui permettra de se rendre à Washington au chevet de son mari, Jo vend sa chevelure ce qui lui permet de remettre 25 dollars à sa mère. Dans la traduction tronquée, la chose est présentée comme un sacrifice héroïque. La version originale est beaucoup plus riche, puisque nous comprenons qu'en réalité Jo avait envie d'être tondue (pour ressembler à un garçon), et qu'elle a saisi ce prétexte - ce qui ne l'empêchera d'ailleurs pas de pleurer ses beaux cheveux. Dans la suite du roman, Jo entretient le fantasme de s'enfuir avec Laurie, en se faisant passer pour un garçon grâce à ses cheveux ras, motif qui a été soigneusement gommé par la traductrice.

On décèle donc, dans les interventions de la traductrice, le souci d'épargner à une jeune lectrice de la fin du 20e des détails scabreux qui étaient peut-être acceptables à l'époque victorienne mais qui ne le sont plus de nos jours : des jeunes filles fondamentalement bonnes et pieuses règlent leur conduite sur une norme religieuse qui constitue à la fois une morale pratique et une forme d'hygiène mentale ; l'une de ces jeunes filles ne vit que pour les livres, ceux qu'elle lit et ceux qu'elle écrit, et entraîne ses sœurs et le petit voisin dans son jeu préféré, celui du club littéraire ou de la conférence de rédaction ; la même jeune fille est mal dans son sexe et panache les attitudes sociales des deux sexes. Si de pareilles énormités étaient publiables en 1868, elles ne le sont plus en 1980.

Notons pour finir que la deuxième partie des Quatre filles du Dr. March (Little Women part II, ou Good Wives en Angleterre) n'est pas disponible pour les petites lectrices françaises, ce qui signifie que, ici encore, le sens du roman est profondément altéré (les petites lectrices ne sauront pas que Beth meurt finalement, ou encore que Jo n'épousera pas Laurie, son grand ami). Cette absence, dans la collection Le Livre de poche jeunesse, de la moitié du roman de Mrs Alcott est heureusement largement compensée par la présence dans ladite collection de romans tels que Parvana la petite Afghane ou Paloma la petite disparue latino-américaine.

Harry Morgan

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