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EXTRAIT DES
TRANSACTIONS
DU BUREAU IMPÉRIAL DES CHATS

Nouvelle Exégèse des lieux communs


Le niveau monte. Profitant d’un temps paradisiaque, je sors de ma retraite studieuse pour explorer les marchés aux livres de la ville voisine. Mon attention est attirée par La Chanson de Roland (extraits), donnant le texte, la traduction, avec une notice historique et des notes philologiques, par André Cordier, Librairie Larousse, 1935. Une inscription manuscrite sur la page de faux-titre fournit une date, 1936, et le numéro d’une section de 5e.
En 1936, des moutards de 12 ans s’appuyaient donc cinquante pages de grammaire de l’ancien français dans l’espoir de vibrer aux exploits du preux neveu de Charlemagne dans un texte qui commençait ainsi :

Carles li reis, nostre emper[er]e magnes
Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne :
Tresqu'en la mer cunquist la tere altaigne.

Rentré chez moi, comme je ne suis décidément pas du genre à hurler stupidement que le niveau baisse et qu’on est arrivé au dernier degré de décivilisation, je cherche sur le site d’une librairie en ligne s’il existe un ouvrage moderne du même acabit, destiné au même public. Et de fait, je tombe immédiatement sur : La chanson de Roland, édition, notes, choix des extraits et dossier par Patrice Kleff, traduit de l'ancien français par Jean Dufournet, collection Garnier Flammarion, novembre 2009. La notice précise : « Extraits de la chanson de geste, pour aborder l'étude du roman de chevalerie en classe de 5e. »
Ainsi, les pré-adolescents de classe de 5e vibrent toujours aux épopées chevaleresques, la différence avec leurs grands-parents étant qu’il faut désormais leur traduire le bouquin. « Carles li reis, nostre emper[er]e magnes », c’est trop difficile, même en donnant beaucoup d’explications. En particulier quand on n’a pas ou qu’on a peu entendu parler de Charlemagne, parce qu’il faut partager le contenu du cours d’histoire de 5e avec les royaumes africains du Mali et du Zimbabwe (nouveaux programmes de 2010).
Du reste, traduit ou non, le texte restera incompréhensible à une proportion non négligeable des moutards. D’après l’enquête PISA 2009, 40% des gamins de 15 ans (qui sont donc en 3e ou en seconde, plutôt qu’en 5e) sont incapables de « réussir des tâches de lecture de complexité modérée, telles que repérer plusieurs éléments d’information et les relier avec des connaissances familières et quotidiennes ». Et le taux monte à 68% d’échec si l’on vérifie la capacité à « réussir des tâches de lecture complexes comme retrouver des informations enchevêtrées, interpréter le sens à partir de nuances de la langue et évaluer de manière critique un texte ». Ce qui me paraît une bonne définition de la littératie. Bref 68% des gamins et des gamines de 15 ans ne « comprennent pas ce qu’ils lisent » au sens qu’un homme de lettres donne à l’expression « comprendre ce qu’on lit ».
Enfin, les choses ne vont pas mal, en dépit de ce que prétendent les méchants. On donne toujours des morceaux choisis de La Chanson de Roland aux gamins de 5e. À ces détails près qu’on leur donne désormais en français moderne, et qu’un pourcentage qui n’est probablement pas très inférieur à la moitié ne démêle strictement rien à un texte qui, indéniablement, parle d’autre chose que de choses familières et quotidiennes.
Mais au fait, quid des quelques intrépides, professeurs et élèves, que j’imagine retirés dans une école conventuelle, au fond des bois (comme à l’époque de Charlemagne), vivant sans télé et se lavant à l’eau froide, et qui persisteraient à avoir l’usage de morceaux choisis de La Chanson de Roland, dans le texte, avec des analyse grammaticale ? En cherchant bien, j’ai trouvé ceci : La Chanson De Roland, commentaire grammatical et philologique, vers 661-2608, par Agnès Baril. La notice indique : « Cet ouvrage qui paraît annuellement depuis six ans a été conçu pour aider les étudiants préparant le CAPES et l'Agrégation externes de lettres modernes à travailler dans les meilleures conditions sur l'épreuve d'ancien français. »
Me voici définitivement rassuré. Ce qui, en 1935, était considéré comme propre à éveiller la curiosité et à former l’esprit d’un collégien (l’initiation au français du XIe siècle) est désormais pour les professeurs de ces mêmes collégiens l’une des épreuves du concours, que j’imagine délicate et objet d’un « bachotage » effréné. « Donnez l’histoire phonétique jusqu’en français moderne de “emper[er]e”. »

Harry Morgan