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Annales de la littérature d'aventures - Département des romans souterrains

Joseph O'Neill, Le Peuple des ténèbres - Land Under England, NRF, 1938 [1935]


Les Julien sont des descendants des légionnaires romains qui gardaient le mur d'Hadrien, construit dans le nord de l'Angleterre pour protéger le pays contre l'invasion des Pictes. Selon une vieille tradition familiale, il arrive, de temps à autre, que l'un des Julien trouve une ouverture sous le mur et accède à un monde souterrain, aux lumières bizarres, aux ténèbres extraordinaires, où vit un peuple mystérieux, peut-être descendu des anciens romains qui gardaient le mur. Il semble qu'un Julien soit descendu sous le règne de Henri VII et un autre en 1765, l'un comme l'autre revenant à la surface un an plus tard. Le dernier voyageur recensé aurait été un Antoine Julien, descendu pendant les guerres napoléoniennes et jamais revenu.

Le père du narrateur, revenu profondément transformé de la Grande Guerre et chez qui le goût de la romanité s'est tourné en monomanie, cherche de façon obsessionnelle cette entrée vers le monde souterrain, et la trouve apparemment, sous la « mare aux Julien », qu'un été de sécheresse a presque asséchée. La mère du narrateur procède aux obsèques du disparu, comme si sa disparition n'était qu'un suicide déguisé. Mais le narrateur cherche à son tour une ouverture vers le monde souterrain.

Un jour qu'il est assis sur le mur, le narrateur provoque un éboulement et il se retrouve dans un souterrain. Il traverse une forêt peuplée d'araignées géantes, puis se retrouve au sommet d'une falaise où l'on a taillé des marches. Adoptant comme navire le chapeau retourné d'un champignon géant, il vogue sur une rivière souterraine qui aboutit au fond d'une caverne colossale.

Enfin le narrateur rencontre les habitants du royaume souterrain. Sur une petite île où il aborde, il trouve une galère et est capturé par ses occupants. Mais ces êtres, qui descendent effectivement des romains, paraissent tous en état d'hypnose. Le narrateur est conduit dans une ville peuplée de ces êtres singuliers, et l'un des dirigeants, un Maître du Savoir, communiquant avec lui par télépathie, lui explique en gros que, pour survivre dans le monde souterrain, les siens ont adopté le mode de vie des insectes sociaux. Les enfants naissent normaux, mais ils sont progressivement hypnotisés et vidés de leur âme, de façon à ne plus exercer que la fonction qui leur est dévolue, en perdant apparemment toute conscience individuelle. Le Maître du Savoir, dont on ne sait s'il est lui-même hypnotisé, considère l'individualité psychique (dont il perçoit les caractéristiques en « explorant » le cerveau de son visiteur) comme une sorte de maladie, et se propose de « guérir » son hôte, de façon à en faire un rouage de la machine sociale des souterrains. Quant à la quête du narrateur, la recherche de son père, elle est totalement dénuée de sens pour le Maître du Savoir, d'abord parce que le père du narrateur, s'il est encore en vie, a été décervelé, et ensuite parce que les sentiment filiaux, sentiments éminemment individuels, sont considérés comme pathologiques, le seul sentiment admis étant l'amour de la fourmilière humaine dans son ensemble.

Le narrateur refuse d'être décervelé et, comme les êtres souterrains n'ont rien de fondamentalement hostile, le Maître du Savoir se contente de le bannir, c'est-à-dire qu'il le rejette dans les ténèbres, ce qui est une façon toute pratique de lui montrer que dans le monde souterrain la survie n'est possible que moyennant la renonciation totale de l'individu au profit du corps social.

Commence une terrifiante errance, où le narrateur perdra la raison au moins par périodes, dans un paysage marécageux, qui n'est éclairé que fugitivement par un phénomène électromagnétique au plafond de la caverne dont la luminosité n'excède pas celle de la pleine lune, mais qui reste le plus souvent dans le noir complet, errance au cours de laquelle le voyageur n'est secouru par les anciens romains que dans la mesure où on ne le laisse pas mourir de faim. Le narrateur essaie de voler un bateau et se fait reprendre.

A l'issue de l'épreuve, le maître lui demande s'il est converti et, comme la réponse reste négative, il le rejette de son monde. (Nous comprenons alors que les Julien qui sont remontés du monde souterrain au fil des siècles sont ceux qui ont refusé cette assimilation.) Mais voici, en étant reconduit en galère vers l'ouverture de ce monde, le narrateur découvre ce qu'il n'avait pas vu au cours de sa descente par la rivière souterraine : le mur d'Hadrien existe aussi dans la caverne. Il est destiné à repousser les invasions des hommes de la surface. Et le père du narrateur, rendu fou par la Grande Guerre et hypnotisé par les anciens romains, qui ont tiré parti de son obsession de la latinité, est devenu le gardien du mur souterrain. Bien pis, il envisage de donner aux souterrains le bénéfice des progrès techniques des hommes de la surface, de façon à envahir le monde.

Le narrateur tâche de s'échapper, est poursuivi par son père, qui est finalement tué par une araignée géante. Le narrateur remonte vers la surface et est finalement retrouvé dans un puits de mine du Yorkshire par des chasseurs.

Land Under England est un roman aussi bizarre que le laisse supposer le résumé que nous venons d'en donner, mais c'est aussi par bien des côtés un chef-d'œuvre. L'auteur est visiblement un amateur, mais son style concis est des plus efficaces et il semble de plus qu'il invente ses propres solutions aux problèmes narratifs que pose sa fiction. Le début du roman est quasiment un conte de fée car nous ne comprenons clairement ni où est passé le père ni comment le narrateur entre dans le monde souterrain et, par ailleurs, le père est présenté comme « ce héros au sourire si doux ». Mais, vers la fin du roman,cette admiration pré-œdipienne d'un père sublime a fait place à des sentiments beaucoup plus mitigés et nous comprenons que le héros est allé chercher son père dans ce qui est clairement présenté comme les enfers afin de s'expliquer ave celui - ce qui relève autant de la nécromancie que de la psychothérapie ! Le père héroïque est devenu à ce moment un pervers monomaniaque qui a empoisonné l'existence et de sa femme et de son fils et nous comprenons rétrospectivement que la thèse du suicide, inexpliquable au début du livre, est parfaitement naturelle dans le contexte de dégradation psychique du personnage. Finalement, le narrateur, descendu aux enfers pour en ramener son père, se retrouve dans la situation de devoir le tuer (pour empêcher l'invasion du monde de la surface) et n'est dispensé de cette tâche que parce qu'une araignée l'expédie à sa place.

L'auteur de Land Under England a des intentions philosophiques, mais son roman fonctionne d'abord comme une fiction, ce qui signifie que le lecteur est libre de l'interpréter à sa guise. Somme toute, la description de la société du monde souterrain, calquée sur le modèle des insectes sociaux, peut se lire comme une dénonciation du salariat autant que du système soviétique, du fascisme italien ou du nazisme (le roman est de 1935).

On garde surtout du roman de Joseph O'Neill sa description du monde souterrain, peuplé d'araignées géantes, de serpents, de lézards, où poussent des champignons et des algues, et au milieu duquel circulent d'anciens romains au regard perpétuellement fixe, non parce qu'ils sont aveugles mais parce qu'ils passent leur vie entière en état d'hypnose.

 

Harry Morgan

 

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