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SITUATION DE LA LITTÉRATURE À L'HEURE DES LONGS COUTEAUX
KNIFE (2024) DE SALMAN RUSHDIE

1er mai. — La lecture de Knife de Salman Rushdie, récit de l’attentat qui faillit coûter la vie à l’écrivain, m’a fait saisir pour la première fois que si tous les personnages du romancier anglo-indien sont issus du sous-continent, ce n’est pas tant par patriotisme littéraire que parce que Rushdie ne comprend pas les blancs. Revenant sur la scène où il gît sur scène à Chautauqua, se vidant de son sang, et où l’on découpe ses vêtements aux ciseaux pour repérer et comprimer ses blessures, il s’étonne que personne ne lui ait rien volé. Clés, cartes de crédit, argent liquide, on lui a tout rendu. (Cependant la police a gardé l’enveloppe inondée de sang contenant le chèque de son cachet, ainsi que ses chaussures, elles aussi ensanglantées, car ce sont des pièces à conviction.) Tous ses interlocuteurs s’étonnent de son étonnement, et Rushdie note vaguement qu’il a probablement une vision plus sombre qu’eux de la nature humaine. Mais la différence est civilisationnelle. Ailleurs qu’en Occident, on lui eût volé quelque chose, car dans la chaîne d’intervention il se fût trouvé inévitablement quelque subalterne certain de n’être pas détecté et incapable de résister à la tentation. Ce que Rushie ne distingue pas, c’est que, pour un Occidental, l’idée qu’on profite d’un événement pareil pour le dépouiller n’est pas simplement choquante, elle est bizarre. Tout ceci n’empêche nullement Rushdie d’avoir été successively and successfully un Indien de Bombay, un Britannique de Londres et un Américain de New York. C’est précisément tout l’enjeu du multiculturalisme (navigating the bounderies of identities dans le jargon). On vit, on travaille, on se lie d’amitié avec des gens que fondamentalement on ne comprend pas parce que, pour reprendre l’expression d’un de mes ami, « ils ne sont pas câblés comme nous ».
Ayant repris le mot de Montherlant, « le bonheur écrit à l’encre blanche sur des pages blanches », Rushdie donne le début d’une nouvelle morte-née, concernant précisément un blanc, un moderne Candide (candide signifie blanc), Henry White, qui serait, dans la conception de Rushdie, un imbécile heureux. L’auteur se promet naturellement de faire subir à son personnage toute les avanies pour vérifier s’il continue à trouver qu’il habite dans le meilleur des mondes possibles. (Rushdie, lui, pense que le monde est épouvantable.) Mais la référence littéraire et philosophique à Voltaire et à Leibniz cache mal le fait que l’hypothétique Henry White est incompréhensible pour Rushdie (raison pour laquelle la nouvelle restera inachevée) pour la bonne raison que l’écrivain ne peut pas concevoir un homme sans grief.
Naturellement, Rushie, qui est un écrivain talentueux, n’évoque son idée de nouvelle que pour dire que, tombant amoureux, cinq ans plus tôt, il était devenu lui-même cette énigme, cette page blanche, cet imbécile heureux – jusqu’à ce que le destin le rattrape et qu’il connaisse le lugubre destin qu’il promettait à son nouveau Candide. Mais précisément, Knife nous rappelle l’un des traits caractéristiques de Rushdie, qui est la rancune. L’auteur récite (deux fois), comme il la récitait déjà dans Joseph Anton, la litanie des gens de lettres, ses confrères, qui, au moment de la fetfa de Khomeini, se sont tournés contre lui.
Knife est à ranger sur le même rayon que les ouvrages des survivants du 7 janvier, Le Lambeau de Philippe Lanson ou Une minute quarante-neuf secondes de Riss (l’ouvrage de Rushdie pourrait s’intituler Vingt-Sept Secondes). Que leurs auteurs aient survécu à leurs assassins ne rend pas ces livres moins déprimants.
Rushdie, en bon postmoderne, se réconforte au milieu de son épreuve en tissant des réseaux de sens. Il note sa précellence dans cet exercice du fait de sa capacité d’association libre. De fait, Rushdie trouve dans ses rêves, dans sa vie, dans ses livres, ou dans les vies ou les livres des autres, des préfigurations de ce qui lui arrive, de sorte que cela « trouve sa signification » pour lui. Comme l’écrit drôlement le Times Literary Supplement, « les analogies lui font l’effet d’analgésiques ».