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La vente blasphématoire des katsinam à Drouot
réflexions sur l'iconophobie religieuse

Une poupée katsina ou tihu peut être figurée
librement, contrairement à un masque katsina
Photo DR

Le neuf décembre 2013, eut lieu la vente aux enchères de katsinam des indiens Hopi à Drouot, poupées et masques mélangés, pour la maison de vente Eve. La vente des masques est considérée comme blasphématoire par les Amérindiens, et les Hopi tentèrent, mais en vain, de la faire interdire en référé. Il y avait déjà eu une vente chez Drouot en avril, pour la maison Néret-Minet, également contestée par les Amérindiens, soutenus par l’ambassade des États-Unis. Cependant, en un coup de théâtre, il apparut que, dans la vente de décembre, les masques avaient été achetés par une fondation qui avait dessein de les rendre aux Hopi.
Chez les indiens Pueblo, auxquels appartiennent les Hopi, les katsinam (sing. katsina, souvent orthographié kachina) sont des esprits qui, soit descendent sous forme de pluie, soit remontent de la terre sous forme d’émanations, pendant un peu plus d’une moitié de chaque année, du solstice d’hiver jusque après le solstice d’été. Les indiens Hopi ont plusieurs centaines de katsinam, représentant l’ensemble des règnes animal, végétal et minéral, les astres, les phénomènes météorologiques, mais aussi les qualités abstraites, la mort, etc. Les katsinam représentent l’essence vitale présente dans toute chose, ainsi que les ancêtres qui, puisqu’ils sont morts, font eux aussi partie de la nature. Les katsinam sont associés à un culte de fertilité et leur rôle est crucial pour faire tomber la pluie, dans un climat aride.

La religion katsina remonte probablement au XIVe siècle, à en juger par les katsinam des poteries et par l’art rupestre. Les katsinam sont figurés sous forme de masques et de poupées, taillés dans du bois de peuplier (cottonwood). Les masques sont portés au cours des danses cérémonielles par des danseurs qui incarnent l’esprit correspondant.
Les masques Hopi ne sont pas de simples objets. Ils sont vivants (on prend soin d’eux et on les nourrit). On les conserve à la maison ou dans la kiva, la pièce sans fenêtres qui sert aux cérémonies. Les masques des chefs sont les plus dangereux. Le simple fait de les montrer à des personnes non initiées est tabou et on les conserve à l’intérieur de jarres, bien emballés dans une peau de daim. D’un autre côté, les katsinam ne sont pas des dieux, ils ne font pas exactement l’objet d’un culte. Ils peuvent devenir malveillants. (Un masque qu’on négligerait de nourrir s’arrangerait pour se venger en faisant venir les souris, ou bien commencerait à se servir soi-même dans le grenier.)
Différente est la situation des poupées katsinam, ou tithu (sing. tihu), qu’on offre aux petites filles (elles sont fabriquées par les oncles ou les « parrains », dans une société matrilinéaire). Les poupées ont trois fonctions. Premièrement, elles permettent d’initier les fillettes à la religion katsina et donc de les socialiser (les femmes n’ont pas accès aux cérémonies d’initiation dans la kiva). En second lieu, elles leur apprennent à manipuler un objet possédant un pouvoir spirituel, et elles les préparent donc à prendre soin des masques ; en particulier, le fait qu’une poupée soit bel et bien une poupée, avec laquelle la fillette joue, lui permet d’apprendre à manipuler un objet tout en en prenant soin. En troisième lieu, le katsina est associé à la fertilité.

On offre aussi des poupées katsinam aux filles d’âge nubile, voire aux femmes mariées, pour les initier. Une femme qui reçoit un tihu le traite avec respect et le pend au mur ou à une poutre, pour qu’il continue de protéger la maisonnée. Un tel tihu se rapproche donc, au moins à première vue, d’un objet d’art dans l’usage qu’on en fait en Occident.
Les poupées sont fabriquées par les Hopi à usage commercial, ce qui les rapproche également d’objets d’art dans la conception occidentale, mais ces poupées commercialisées ne sont pas sculptées dans du peuplier et ne représentent pas un katsina identifiable.
Que penser de la demande d’interdiction de la vente de masques katsinam à Drouot ? (De telles ventes sont prohibées aux États-Unis par la législation protégeant les nations aborigènes.)
Pour commencer, à mes yeux, toutes les religions sont également respectables, et je ne fais nulle différence entre celles qui ont en théorie « disparu », par exemple celle des Égyptiens ou celle des Aztèques, et celles qui existent toujours, quoique de façon résiduelle (les indiens Pueblo représentent tout au plus quelques dizaines de milliers d’individus). Ainsi, je ne comprends pas comment on peut exhiber, comme on le fait au Louvre ou au British Museum, le contenu d’une tombe égyptienne devant une foule bruyante, en manifestant un irrespect complet pour les objets exposés, momies et objets cultuels. — Je n’ai du reste aucune raison de cacher que je souhaite qu’on relève les religions anciennes, à commencer par la religion égyptienne, par conversion au culte isiaque d’une partie des Coptes, après qu’on leur aura rendu leur malheureux pays.

Mais d’autre part, l’activisme des Hopi et de leurs soutiens (l’ONG Survival International) dégage une puissante odeur de pharisaïsme. Le site de Survival International indique que toute exposition à la vue du public des masques katsinam, y compris sous forme d’image, est considérée comme offensante par les Hopi. (« Any public display of the katsinam, including in print, television or online, is considered deeply offensive and disrespectful to the Hopi. ») Le caractère général de la formule tend à établir le caractère général de la prohibition. Mais l’iconophobie ne peut par définition constituer une norme éthique que pour les dévots Hopi. Les katsinam, dès lors qu’ils sont abordés sous l’angle scientifique (comme dans un ouvrage d’ethnographie) ou sous l’angle esthétique (comme dans un musée des arts premiers), ne bénéficient de facto comme de jure d’aucune protection contre les regards.
Wikipedia, à l’article « Kachinas », indique : « Pour les Indiens d'Arizona, la représentation publique de Kachinas est offensante et irrespectueuse », ce qui ressemble beaucoup à une tentative de traduction de la formule que j’ai citée dans le paragraphe précédent. La maladresse de la formulation indique bien le flou notionnel. Qu’est-ce au juste que la représentation publique (traduisant gauchement public display) ? Est-ce l’exhibition publique, comme dans une vente aux enchères, qui devient dès lors une sorte de cérémonie impie ? Est-ce la représentation par les médias de masse, autrement dit l’image médiatisée (alors qu’un dessin de katsina sur un carnet d’ethnologue — fait de mémoire pour ne pas effaroucher les Hopi — n’encourrait aucun blâme ?). Sans doute faut-il se garder de trop tirer d’une traduction bâclée, dans une prétendue encyclopédie écrite par et pour des imbéciles. Pourtant cette représentation publique, dont on ne sait trop ce qu’elle désigne, ni même si elle désigne quelque chose de précis, mais dont on dénonce avec véhémence le caractère inacceptable, sur la base de sentiments blessés, rappelle beaucoup les réponses complaisantes ou serviles en Occident aux scandales provoqués par certaines religions minoritaires ; faute d’avoir une spiritualité propre, on singe la religiosité des autres dans ce qu’elle a de plus vil : la prudoterie et le bigotisme.
Ayant tout balancé, ma position sur l’affaire des katsinam est la suivante. Je ne suis pas partisan de la mise en vente des masques Hopi. En tant qu’incorporation d’un être surnaturel, le katsina n’est pas dans le commerce, pas plus que ne l’est une hostie consacrée (qui, pour un catholique, est, elle aussi, un corps, puisqu’elle est, sous les apparences du pain, la chair du Christ ressuscité).
Mais d’un autre côté, prétendre interdire les masques à la vue des non-initiés me paraît inadmissible. Ces masques existent, ils sont par définition de l’ordre du visible, et prohiber leur vue ne peut relever que d’un pouvoir politique ou juridique — absent en la circonstance, puisque le juge français a décliné par deux fois d’interdire la vente, et n’a pas même examiné la question de l’exposition publique des katsinam, ou celle de leur reproduction dans un catalogue de vente.
Bref, j’en reste à ma solution du respect. Sans prétendre changer un musée d’ethnographie en kiva, il me semble qu’on peut montrer des katsinam dans une pièce assombrie, toute petite, où l’on n’entre qu’en petit nombre, et munie à l’entrée d’un panneau insistant sur la solennité du lieu. C’est ainsi que je voudrais qu’on exposât les momies égyptiennes.
On voit sur l’exemple des katsinam que l’iconophobie n’est pas l’aniconisme. Les katsinam existent sous forme d’images. C’est même toute la difficulté, puisque, dans le cas litigieux, celui des masques, ces images sont considérées par leurs usagers comme corporelles (comme l’hostie consacrée dans le catholicisme), cette corporéité étant ce qui fonde l’iconophobie sacrée. Mais ironiquement, c’est également leur nature imagière qui rend les masques désirables pour des collectionneurs, au titre d’œuvres d’art, ce qui enfreint la prohibition imagière Hopi.
Tout différent est le cas des religions aniconiques quand elles prétendent nous imposer, au nom du sacré, l’interdiction de la représentation qui ne peut peser par définition que sur elles-mêmes (interdiction de la représentation du prophète dans l’islam sunnite arabe). À partir d’un rien, d’un vide, d’un néant, d’un irreprésenté irreprésentable, on s’autorise à prononcer sur les productions imagières des autres. Mais dès lors, on achoppe à une aporie : comment savoir si ce qui est représenté est bien ce qui est interdit et qui, précisément, n’a pas d’image ? parce que le dessinateur le revendique ? parce qu’un tiers le reconnaît ? parce qu’une autorité religieuse le décrète ? Mais il n’y a là qu’une autorisation donnée a posteriori à la protestation et à la violence. Le malheureux auteur d’une image découvre, comme les caricaturistes danois en 2006, qu’il a commis un sacrilège parce qu’il lui arrive cette chose nouvelle qu’on essaie de le tuer. De la même façon, personne ne savait avant que Salman Rushdie n’écrivît Les Versets sataniques qu’il était « interdit dans l’islam » d’écrire un tel roman. Dans les affaires de « représentation » du prophète (cette représentation pouvant être romanesque), on ne fait donc que donner une forme prescriptive à l’arbitraire, au sein d’une religion qui fait de violence vertu.