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Extraits du journal de Harry Morgan 1999

NOTE LIMINAIRE - En ce début de 21e siècle, la réaction habituelle d'un lecteur, quand il lit les mots Journal de X, est de se dire : « Et qui est X, de si important, pour qu'il nous propose ainsi son journal ? » Cette réaction est normale parce que, en principe, quand un éditeur nous livre un journal intime, c'est celui d'un potentat et/ou d'une vedette des médias (par exemple celui d'un grand patron récemment démissionné, de l'ex-président d'un ex-pays de l'Est, d'une célèbre journaliste et ancienne ministre, d'un chanteur populaire cadavérique, alcoolique et drogué, ou encore de la veuve d'un premier ministre récemment disparu).


Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal !
Il convient donc de rappeler que, au temps jadis, on publiait les journaux intimes de gens qui étaient de parfaits inconnus, ou qui n'étaient connus que d'un tout petit milieu, au seul prétexte que le journal en question avait une qualité littéraire. Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal ! De bons exemples sont :

• l'Américain Henry David Thoreau (1817-1962), à qui il n'est arrivé qu'une seule chose dans toute son existence - il croyait sincèrement que l'Etat ne pouvait pas obliger les citoyens à payer des impôts, et on l'a mis en prison parce qu'il n'avait pas payé les siens - et qui a passé le reste de ses jours dans une cabane dans la forêt (loin du percepteur !), avec comme principale activité de tenir son journal,

• le Suisse Henri-Frédéric Amiel (1821-81), qui n'a rien fait du tout pendant soixante ans, à part donner quelques cours, mais dont le journal, paru en 1923, est un monument de la littérature du 19e siècle dite « d'analyse et de confession »,

• le Français Paul Léautaud (1872-1956), beaucoup plus connu aujourd'hui que de son vivant, qui était grouillot et critique théâtral au Mercure de France, mais qui a écrit un journal fort pertinemment titré Journal littéraire.

C'est fort des exemples de nos prédécesseurs, et sous leur ombre tutélaire, que nous livrons des extraits de notre propre journal, qui ne contient aucun nom connu, aucun événement extraordinaire et qui n'a jamais eu et n'aura jamais aucun rapport avec rien de ce dont on parle dans les médias.


JOURNAL 1999. L'école du New Yorker. - Le canular littéraire. - Les mythologies de gauche. - Des cours d'escroquerie. - Le Journal de Jules Renard. - Weaveworld de Clive Barker. - Les essais de Gide. - Nicholas Nickleby de Dickens. - Les entretiens Hitchcock-Truffaut.

6 janvier. - L'école du New Yorker. Notations visant un effet de réalité (épiphanie joycienne) et chargées de lourdes significations. Dans Hotter, de Lily Tuck (The New Yorker, 21 déc. 1998), la narratrice, qui visite Angkor, a trop chaud,voit son mari organiser une course entre les vélo-taxis qui les transportent (indice de l'exploitation des cyclistes du tiers-monde), a été malade dans l'avion, trouve déplorable l'idée de son mari d'un coït rapide sur les marches du temple, constate qu'il l'a moins sollicitée dans les derniers temps (ce qui lui fait soupçonner des infidélités puis écarter ce soupçon), a vu la veille au soir la chambre d'hôtel envahie par les insectes, croise des touristes français et japonais, réfléchit au bénéfice de tomber enceinte (elle rentrerait en Amérique) au moment où son mari se fait piquer par une fourmi, se souvient de son initiation sexuelle sur une plage normande et des protestations d'un riverain témoin de la scène, se fait bombarder de noix pourries par des gibbons et croise deux chiens copulant. Le lecteur est libre d'interpréter à sa guise cette débauche de signes ou de symboles - ou de ne pas l'interpréter - et, s'il l'interprète, de lui donner le sens quil veut : illustration de la nature foncièrement matérielle, organique et sensuelle de la femme ou à l'inverse description glacée de l'exploitation conjugale, libre aussi de surimposer les deux lectures.

Cela correspond tout à fait à ce qu'écrit Eco : « La tâche d'un texte de création est de présenter la pluralité contradictoire de ses conclusions en laissant les lecteurs libres de choisir - ou de décider qu'il n'y a pas de choix possible. » (Interprétation et surinterprétation, PUF, 1996, p. 130.)

12 janvier. - La terre de novembre est semblable à une fiancée farouche. Elle reçoit de longs jours le présent de la neige et reste dépouillée et lugubre. La terre de février est comme l'amante. Quelques minutes de neige la transforment et la comblent.

25 janvier. - Il est très curieux d'observer que des canulars littéraires qui nous paraissent très grossiers aient si bien marché à leur époque. Les poèmes « ossianiques » de Macpherson (à en juger par les quelques pages que j'en ai lues) sont très peu celtiques et complètement romantiques. On est presque au niveau des fausses lettres de Cléopâtre et Jules César confectionnées par Vrain-Lucas (en ancien français !) et vendues à Chasles. Même remarque pour l'excellent Die Bernsteinhexe (The Amber Witch, 1846) de Wilhelm Meinhold, qu'on prit en son temps pour une chronique authentique de la chasse aux sorcières, au point que des historiens s'en réclamèrent pour appuyer leurs thèses - et que le malheureux Meinhold, quand il avoua qu'il s'agissait d'une fiction, ne fut pas cru.

Je ne crois pas qu'il faille tirer de cet aveuglement argument en faveur de structures idéologiques dont une société serait prisonnière (et qu'elle ne verrait pas) ; c'est plutôt un signe de la bêtise d'une époque. Un homme intelligent y voit clair. Samuel Johnson n'a pas été trompé par Macpherson.

5 février. - « Il n'y a pas, en société bourgeoise, de mythe "de gauche" concernant le mariage, la cuisine, la maison, le théâtre, la justice, la morale, etc. » écrit Barthes en 1957 (Le Mythe aujourd'hui). Il me semble que les trente années qui ont suivi ont vu précisément la fabrication et la consommation de nombreux mythes de gauche. La « nouvelle cuisine » est un mythe culinaire de gauche. L'innocence essentielle du délinquant de banlieue (« victime de la société » ou : « plus victime que coupable ») en est un autre : il renvoie indirectement au modèle rousseauiste du bon sauvage ; le ministre de l'intérieur Chevènement parlait récemment de « sauvageons », ce qui renvoie aussi à Victor de l'Aveyron, l'enfant sauvage, popularisé par le film de Truffaut.

Le motif de l'« exclusion » est un mythe de gauche, reposant sur la fiction que le lumpenproletariat serait tombé hors de la classe moyenne - ou en aurait été chassé, comme d'un paradis terrestre. Il en existe une version tiers-mondiste, les habitants des pays non développés étant décrits contre toute logique comme privés de quelque chose qu'ils n'ont jamais eu (accès aux soins, alphabétisation, électrification, etc.).

Reste à déterminer s'il existe des figures rhétoriques de gauche, équivalentes de celles, de droite, que relève Barthes : la vaccine (« confesser le mal accidentel d'une institution de classe pour mieux en masquer le mal principiel »), la privation d'histoire, l'identification (tous petits-bourgeois), la tautologie, le ninisme (renvoi dos à dos de ce qui est gênant), la quantification de la qualité, le constat (« le mythe tend au proverbe »). Ninisme ou quantification de la qualité relèvent d'une mentalité de boutiquier et peuvent paraître intrinsèquement de droite. Mais le motif de l'« exclusion » repose sur l'identification (tous petits-bourgeois) et il est possible que ces figures empruntent, au-delà des clivages politiques, à une rhétorique de la mauvaise foi.

12 mars. - Les Italiens de la Renaissance, les Elizabéthains, les Romantiques, les Victoriens, les Décadents, les Edwardiens, les Modernes. Et nous, comment nous appellera-t-on ?

9 juin. - Il faudrait dispenser dès le plus jeune âge des cours d'escroquerie à l'école. Puissante vaccination sociale, dont l'objectif serait l'éradication des escrocs.

18 juin. - Journal de Jules Renard. Comme c'est un pétillement d'esprit, on commence par se persuader que c'est le journal d'un crétin. Mais, à mieux examiner, il y a des choses très bien.

Plus peut-être qu'un romancier, un diariste a un ton. Jules Renard a toujours l'air de nous dire : « C'est comme cela, vous n'y changerez rien, mon pauvre ami, qui vous dit que la vie doit être juste ? » Ou encore : « Il n'y peut rien, le pauvre. »

19 juin. - Pris Weaveworld, de Clive Barker (1987), dont Patrick Marcel me disait tant de bien, il y a dix ans, mélange de pulps à la Doc Savage et des histoires de Narnia de C. S. Lewis. C'est bien ennuyeux.

Ricardou notait qu'une fiction réussie n'est que la dramatisation de son propre fonctionnement. La remarque s'applique bien à la fantasy, où l'affirmation de l'existence du monde des merveilles métaphorise l'adhésion même du lecteur à la fiction et où le personnage est le délégué du lecteur dans le roman. Il me semble que, dans Weaveworld, le problème principal est précisément le statut du merveilleux. Les personnages le considèrent dès l'abord comme allant de soi ; on n'est donc pas dans le fantastique. Ce merveilleux est systématisé et cohérent (en gros, les personnages ont des superpouvoirs, comme des héros de comic books), de sorte qu'on n'est pas non plus dans le surnaturel. Le monde du tapis n'est pas davantage le « vrai monde » (la réalité derrière les apparences) ; quand le héros, saisi par les merveilles, se prend à douter de la réalité de Liverpool et de sa vie d'agent d'assurances, son doute ou son angoisse sont seulement existentiels (se peut-il vraiment qu'il passe sa vie dans un bureau ?).

On peut reformuler le problème en posant qu'un roman allégorique doit être l'allégorie de quelque chose - fût-ce de son propre fonctionnement. Dans Weaveworld, le monde du tapis fonctionne au mieux comme un refuge de l'Angleterre de Margaret Thatcher, ce qui ne convainc guère un lecteur un peu critique. Il reste une fiction « de genre », où les fées et les goules tiennent le même rôle que la cavalerie et les Indiens dans les westerns, ou que les G. I. et les « faces de citron » dans les histoires de guerre. La leçon du roman est : That which is imagined need never be lost, ce qui vérifie le schéma canonique, dans lequel le monde des merveilles est une métaphore de la lecture elle-même. Mais cette leçon n'est pas clairement donnée par le récit. D'un côté, le livre entier est intégré dans la fiction (Suzanna réussit à cacher le monde du tapis dans le livre de contes que lui a légué sa grand-mère). D'un autre côté, le roman proclame que la magie est dans les mots. (Suzanna entre dans son livre de contes, avec son adversaire, le policier Hobart, et ils se transforment en chevalier et en dragon, « par la magie des mots ».) Le merveilleux est donc assimilé d'une part au livre comme objet et d'autre part à la surface textuelle, mais il n'est jamais associé à la fiction proprement dite. C'est certainement le point le plus faible du roman.

Le défaut apparaît bien dans l'épisode où Cal, revenu dans le monde ordinaire, oublie qu'il a vécu dans le monde du tapis. Cet emprunt à l'économie du rêve est passager : il suffit d'un mot pour que le souvenir revienne en entier à Cal, et il n'est jamais porté à douter de la réalité de ce qu'il a vu. Le roman fonctionnerait mieux, me semble-t-il, si Suzanne disait à Cal : « Il faut que tu y croies pour que ça devienne vrai. »

22 juin. - Il me paraît qu'on ne saisit bien une description de cimetière champêtre anglais, comme celles qu'on trouve dans The Old Curiosity Shop de Dickens ou dans The Woman in White de Collins que si on a lu les Mémoires d'un anonyme anglais (« Walter ») et si l'on sait que le coin du cimetière qui est en friche sert au village entier de latrines.

23 septembre. - Lecture de Prélude à Verdun et de Verdun, dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romain. Frappé une fois encore par le consensus des vivants face aux morts (ou à ces morts en sursis que sont les poilus). Il y a une phrase terrible de Jerphanion, en permission, sur sa femme, très installée dans son « veuvage », très reprise par ses parents.

C'est un peu ainsi que je raisonnais, enfant, devant les photos des grands-oncles « morts pour la France ». Comme ils sont morts, ils n'ont pas de destin, ils ne manquent pas.

Pour un livre : Gide pianiste.

25 septembre. - Volume des Essais critiques de Gide en Pléiade, édition de Pierre Masson. Je suis un peu déçu puisque j'avais lu tout cela dans les recueils confectionnés par Gide lui-même, Prétextes, Nouveaux Prétextes, Incidences. Reste la consultation des premières versions, mal faites évidemment pour servir la mémoire du grand homme.

Masson n'a pu s'empêcher de mettre dans son introduction une énormité : Gide, « fils d'universitaire », a introduit des personnages (Michel dans L'Immoraliste, Gérard dans Isabelle, Jérôme dans La Porte étroite), qui sont eux-mêmes des enseignants-chercheurs. Décidément messieurs et mesdames les professeurs des université se sont convaincus, par un entraînement insensible, que le monde (et en particulier le monde de l'esprit) tournait autour d'eux.

29 septembre. - Je suis dans Nicholas Nickleby. La maturité de Dickens est stupéfiante, comme dans Oliver Twist déjà, et on a peine à penser que c'est là le roman d'un auteur de 25 ans. La seule faiblesse est que Dickens se relâche parfois et avoue au lecteur que la mère du héros est une idiote, que le père de Miss Snevellicci est alcoolique, etc. L'effet serait meilleur si le lecteur tirait seul la conclusion. Par exemple, ayant écrit que Mr. Snevellicci s'est parfumé au rhum et à l'eau, ce qui est une indication suffisante, Dickens pourrait se dispenser de préciser trois pages plus loin : « The truth is that Mr. Snevellicci was a little addicted to drinking ; or, if the whole truth must be told, that he was scarcely ever sober. » La description, qui vient aussitôt après, des trois degrés de son ébriété n'en serait que plus forte.

Quant à Mrs. Nickleby, sa sottise criminelle (dont la trace langagière est sa manie des digressions) fait suffisamment bouillir le lecteur pour que Dickens n'ait pas besoin de nous la signaler. Ayant ruiné son mari en le poussant à des spéculations hasardeuses, la mère de Nicholas devient le jouet de l'oncle Ralph Nickleby, accorde foi aux accusations diffamatoires que celui-ci porte contre Nicholas et pousse sa propre fille dans les bras des débauchés que l'oncle Ralph a lancé à ses trousses.

6 octobre. - Entretiens Hitchcock-Truffaut sur France-Culture, à partir des bandes magnétiques retrouvées dans les archives des Films du Carrosse. C'est un document qui ne le cède en rien pour l'intérêt aux entretiens Gide-Amrouche ou Léautaud-Mallet. Le plus fascinant, ce sont les bruits de la conversation. « Vous avez vu A travers l'orage de Griffith », dit Truffaut. « You've seen Through the Storm », traduit la traductrice, qui ne connaît pas les titres originaux. « Orphans of the Storm », corrige machinalement Hitchcock. S'engage un dialogue de sourds, Truffaut parlant de Way Down East, Hitchcock de Orphans of the Storm, jusqu'à ce que qu'une nouvelle traduction littérale lève l'ambiguïté, les « orphelines de l'orage », ce sont Les Deux orphelines.

 

 

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