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Extraits du journal de Harry Morgan 1998

NOTE LIMINAIRE - En ce début de 21e siècle, la réaction habituelle d'un lecteur, quand il lit les mots Journal de X, est de se dire : « Et qui est X, de si important, pour qu'il nous propose ainsi son journal ? » Cette réaction est normale parce que, en principe, quand un éditeur nous livre un journal intime, c'est celui d'un potentat et/ou d'une vedette des médias (par exemple celui d'un grand patron récemment démissionné, de l'ex-président d'un ex-pays de l'Est, d'une célèbre journaliste et ancienne ministre, d'un chanteur populaire cadavérique, alcoolique et drogué, ou encore de la veuve d'un premier ministre récemment disparu).


Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal !
Il convient donc de rappeler que, au temps jadis, on publiait les journaux intimes de gens qui étaient de parfaits inconnus, ou qui n'étaient connus que d'un tout petit milieu, au seul prétexte que le journal en question avait une qualité littéraire. Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal ! De bons exemples sont :

• l'Américain Henry David Thoreau (1817-1962), à qui il n'est arrivé qu'une seule chose dans toute son existence - il croyait sincèrement que l'Etat ne pouvait pas obliger les citoyens à payer des impôts, et on l'a mis en prison parce qu'il n'avait pas payé les siens - et qui a passé le reste de ses jours dans une cabane dans la forêt (loin du percepteur !), avec comme principale activité de tenir son journal,

• le Suisse Henri-Frédéric Amiel (1821-81), qui n'a rien fait du tout pendant soixante ans, à part donner quelques cours, mais dont le journal, paru en 1923, est un monument de la littérature du 19e siècle dite « d'analyse et de confession »,

• le Français Paul Léautaud (1872-1956), beaucoup plus connu aujourd'hui que de son vivant, qui était grouillot et critique théâtral au Mercure de France, mais qui a écrit un journal fort pertinemment titré Journal littéraire.

C'est fort des exemples de nos prédécesseurs, et sous leur ombre tutélaire, que nous livrons des extraits de notre propre journal, qui ne contient aucun nom connu, aucun événement extraordinaire et qui n'a jamais eu et n'aura jamais aucun rapport avec rien de ce dont on parle dans les médias.


JOURNAL 1998. Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon. - Ernst Jünger. - Le spiritisme scientifique à la lumière de Frazer. - Le paradoxe temporel et la question du libre arbitre. - Le devoir d'échapper à son siècle. - La féminisation des noms de profession. - Atlantis The Antediluvian World (1882), d'Ignatius Donnelly. 

2 janvier. - Lu le remarquable Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon. Au fond, et quoi qu'il ne le dise jamais clairement, la ponctuation est pour lui un système de vérification de la langue : une phrase qui se révèle difficile à ponctuer selon les règles qu'il donne est probablement mal écrite.

17 février. - Mort d'Ernst Jünger, à 102 ans. Pour un auteur que je n'aime pas, je l'ai beaucoup lu. Je trouve ses romans et ses essais sans intérêt, mais les pages de journal de la bataille de France publiées sous le titre Jardins et Routes sont étonnantes. Cela peut se lire comme de la science-fiction : ce hobereau allemand, hautain et glacé, visitant tel un fantôme une France désertée - car le capitaine Jünger n'est pas en première ligne et arrive après les combats -, ouvrant les tiroirs du bureau d'un magistrat, dans un palais de justice abandonné, et découvrant des tubes de médicaments, car « l'exercice d'une aussi haute fonction doit fatiguer les nerfs » ( 11 juin 40) ou entrant dans une bibliothèque et ôtant par scrupule une épingle rouillée d'une liasse de lettres du maréchal Foch (12 juin 40).

20 mars. - « Il y a compensation à tout, écrit Rousseau. Si mes plaisirs sont courts et rares, je les goûte aussi plus vivement, quand ils viennent, que s'ils m'étaient plus familiers. »

C'est tout à fait ma théorie de l'équipollence des joies.

4 avril. - Il me semble que ma grande étude sur le spiritisme, entamée il y a des années comme l'étude d'une religion expérimentale, d'une religion scientifique, devrait être placée plutôt dans l'optique d'un retour au primitivisme, en plein 19e siècle - d'une retribalisation, pour parler comme McLuhan. Au moment où l'étude des phénomènes religieux chez les anciens et les primitifs aboutit à une science nouvelle, l'ethnologie, illustrée par les Tylor, les Robertson Smith, les Frazer, etc., on constate dans les populations européennes et américaines un retour aux cultes anciens, au contact personnel et direct avec la divinité, à la transe, aux manifestations surnaturelles. L'apparat scientifique d'une religion expérimentale dissimule ce retour au passé. Le paradoxe cesse d'ailleurs d'en être un si l'on admet avec Frazer que la magie des primitifs repose elle aussi sur une attitude scientifique (empirisme, méthode expérimentale).

19 avril. - « If there were such curves [closed causal curves], one could in theory travel round them and arrive in one's past. The logical difficulties that could arise from such time travel are fairly obvious: for example, one might kill one of one's ancestors. These difficulties could be avoided only by an abandonment of the idea of free-will: by saying that one was not free to behave in an arbitrary fashion if one traveled into the past. » (Stephen Hawking, Stable and Generic Properties in General Relativity, 1971, cité dans Torretti.)

« Free will is not something which can be dropped lightly since the whole of our philosophy of science is based on the assumption that one is free to perform any experiment. » (Hawking & Ellis, The Large Scale Structure of Space-Time, 1973, ibid.).

Les physiciens ne croient pas qu'on puisse modifier le passé, mais ils ne comprennent pas ce qui va empêcher le voyageur de tenter cette modification : c'est ce qui les mène à ce paradoxe de l'exception au libre arbitre.

Inversement, certains romanciers de science-fiction (Barjavel, Henri Verne) ont eu tendance à prendre les logical difficulties dans un sens fort, celui de la contradiction logique, du clignotement entre deux réalités alternatives : si je retourne dans le passé pour tuer mon aïeul, je n'ai pas pu naître ; mais alors, je n'ai pas pu tuer mon aïeul, donc je suis né, donc je suis allé dans le passé pour tuer mon aïeul, etc...

Mais à vrai dire, l'exposé du problème est lui-même un paradoxe : comment un événement futur (fût-il un voyage dans le temps) peut-il modifier un événement passé ? Le passé ne peut pas « attendre » un événement futur - qui serait le départ du voyageur temporel impatient de tout chambouler.

Il me semble que les physiciens aussi bien que les romanciers de science-fiction ont tort et que l'exception au libre arbitre (dans l'hypothèse où il serait impossible de modifier les événements du passé) et la contradiction logique (dans l'hypothèse où il serait possible de modifier ces événements) ne sont que des apparences.

On peut développer la question de la façon suivante :

1° Il n'existe qu'une piste temporelle. Il n'existe qu'une version du passé. Le voyageur temporel (travelling round a closed causal curve) y figure de toute éternité. Il y figure à deux exemplaires, dont l'un est venu du futur.

Quid de l'exception au libre arbitre ?

Notons d'abord, que les interventions sur l'Histoire ne permettent - n'en déplaise aux romanciers - aucun test valide. Le voyageur peut tenter d'empêcher un événement quelconque - mettons : le sacre de Charlemagne. Soit il échouera, soit il réussira. S'il échoue, rien ne prouve qu'il y ait « fatalité » ; c'est simplement la manière dont les choses se sont passées (il faut bien que les choses se passent d'une façon quelconque). S'il réussit, l'histoire aura mal enregistré le fait. Bref, aucune conclusion n'est permise, ni sur la modification du passé, ni sur l'exception au libre arbitre.

Comme les interventions sur l'Histoire ne permettent pas de conclusion claire, il faut procéder dans les conditions du laboratoire. On peut imaginer un voyageur qui, ayant conduit une expérience quelconque (mettons une réaction chimique) en compagnie de son double venu du futur, et enregistré le résultat de cette expérience, retourne dans le temps avec la ferme intention d'empêcher cette expérience ou de modifier ses résultats. S'il en était empêché par une force surnaturelle, il y aurait bien une exception au libre arbitre. Mais il se trouve (et voici mon modeste apport théorique à la question) que cet énoncé comporte une contradiction. Le voyageur ne débarquant qu'une fois dans le passé, il trouve en arrivant la double consigne d'aider l'expérience et de l'empêcher ! Or il ne peut accomplir une chose et son contraire, pas plus que je ne puis décider à la fois de manger mon gâteau et de le garder. Un tel voyageur se retrouverait donc effectivement immobilisé, mais uniquement dans ses propres contradictions et non dans une quelconque exception au libre arbitre. (Le libre arbitre n'a jamais signifié qu'on pouvait accomplir simultanément une chose et son contraire !)

2° Il existe plusieurs pistes temporelles. Le « voyage dans le temps » n'est pas un voyage dans le passé, mais ipso facto un voyage dans un autre passé ; il consiste en réalité à changer de piste temporelle, à arriver dans un univers possible, une uchronie. Cet univers est différent du premier a priori, du fait même de la présence du voyageur dans le passé (il ne figurait pas dans le passé du premier univers !) et les modification ultérieures (empêcher le couronnement de Charlemagne) ne sont que des conséquences de cette différence intrinsèque ou, si l'on préfère, ne sont que des façons de fictionner l'hypothèse de départ, qui est celle de l'arrivé dans un autre monde.

Le paradoxe du « meurtre de l'aïeul » (si j'ai tué mon aïeul, je n'ai pas pu naître, donc je n'ai pas pu tuer mon aïeul, donc je suis né, donc j'ai tué mon aïeul, etc.) est résolu précisément par la multiplicités des pistes temporelles. Au sens propre, je ne retourne pas dans le passé pour tuer mon ancêtre, je retourne dans un autre passé : je change de piste temporelle. Autrement dit, je suis né dans un monde où je n'ai pas tué mon ancêtre, et j'ai tué mon ancêtre dans un monde où je ne suis jamais né.

Dans les deux hypothèses (unicité ou pluralité des pistes temporelles), on évite le paradoxe du passé qui « attend » l'événement futur  : dans la première, parce que le passé n'est pas modifié, dans la seconde parce que le passé de l'univers de départ n'est pas modifié : le voyageur temporel arrive dans un deuxième univers ; il n'y a pas de moment où le premier univers « change ». Les deux univers coexistent.

C'est la deuxième hypothèse qui est acceptée, de façon théorique, par les physiciens (cf. John Gribbin, Le Chat de Schrödinger). On peut supposer une arborescence infinie d'univers contenant toutes les versions de tous les événements, et créant tous les mondes possibles (mais pas tous les mondes imaginables, car certains mondes imaginables sont impossibles).

Le thème de la police temporelle (Poul Anderson, Henri Vernes, Christin et Mézière, etc.) - qui met en scène des agents temporels cherchant à empêcher les modifications du passé - repose donc sur une mauvaise compréhension de la 2e hypothèse : les versions de l'histoire (les pistes temporelles) ne se remplacent pas l'une l'autre, mais coexistent dans un méta-temps (l'éternité). Il ne saurait donc être question de déjouer les noirs desseins du traître pour « rétablir » la« bonne » version de l'histoire. - La contradiction devient flagrante lorsqu'on se demande d'où partent les « bons » : soit ils sont dans l'univers du traître et les modifications que celui-ci a introduites ne nuisent manifestement pas à leur existence, soit ils proviennent d'un univers qui n'a jamais été menacé par le traître ; dans les deux cas, leur intervention est inutile. Il arrive aussi que l'auteur introduise une élasticité, ou une viscosité, du temps (ou plutôt du méta-temps) et qu'il suppose que les « bons » disposent d'un certain délai pour rétablir la version de l'histoire que le traître a modifiée, sous peine d'être effacés eux-mêmes. Mais cet accommodement se heurte toujours à une contradiction insurmontable, puisqu'il est impossible de savoir comment les événements se succèdent dans le méta-temps. C'est en général l'ordre des événements tel qu'il découle du récit - c'est-à-dire de l'arbitraire du romancier - qui décide de l'issue.

Les romanciers au courant de la physique de leur époque (Gribbin cite Jack Williamson) ont cru pouvoir se réclamer de l'école de Copenhague et de « l'effondrement de la fonction ondulatoire ». Deux univers « fantômes » coexistent jusqu'au moment où est prise une décision cruciale (correspondant à l'applatissement de la fonction d'onde). L'un d'eux disparaît alors à jamais. Mais cet emprunt scientifique ne résoud pas la contradiction signalée plus haut.

27 juin. - Pseudo-évangile : La parabole de la mauvaise cerise. - En vérité, en vérité je vous le dis, le royaume des cieux est semblable à un panier de cerise. Une seule cerise pourrie suffit à faire pourrir tout le panier. Mais un panier où il n'y a point de cerise pourrie se conserve longtemps et réjouit le cœur du maître. Efforcez-vous d'ôter les cerises pourries du panier devant que de le servir à la table du maître.

4 juillet. - Il me semble que le devoir d'un homme d'esprit doit être de se garder autant que possible de l'influence de son temps. Ce n'est pas une petite chose que j'écris là. Il n'y a guère de doute que les éditeurs liraient mes romans avec plus de soin si j'en faisais, à l'instar de mes confrères, un interminable éditorial, et il se pourrait que les lecteurs à leur tour les trouvassent plus à leur goût.

Circulaire du premier ministre Jospin sur la féminisation des noms de profession, ressuscitant une autre de Laurent Fabius, vieille de treize ans. Depuis quelque temps, ces dames ministres se faisaient appeler Mme la ministre, ce qui est un solécisme et une belle ânerie par dessus le marché, parce qu'en français la colonelle est la femme du colonel, la générale, la femme du général, l'ambassadrice, la femme de l'ambassadeur, la ministre, la femme du ministre. En français, le colonel, le général désignent la personne ayant ce grade, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme, Mme l'ambassadeur, Mme le ministre, la femme exerçant cette fonction.

La circulaire de M. Jospin parle d'accélérer la féminisation des noms de profession. Il est donc à craindre qu'on ne se contente pas, comme le veulent ces dames, d'exiger l'article féminin devant des noms identiques au masculin et au féminin (la peintre, la capitaine), mais que la commission générale de terminologie et de néologie (sic) publie des listes de féminins farfelus. On aura, dans le meilleur des cas : une écrivain. Mais il se peut qu'on arrive à des écrivaines, comme en québecois.

5 juillet. - Le 20e siècle aura été le siècle de l'idiotie en art.

3 août. - La littérature s'occupe des enfances à la façon dont l'histoire s'occupait autrefois des batailles ou l'anthropologie des rapports de parenté ou des fêtes de mai, par nécessité de trouver de la matière et par tradition.

11 août. - Atlantis The Antediluvian World (1882), d'Ignatius Donnelly. L'auteur déduit l'existence de l'Atlantide du caractère endémique de la banane plantain en Asie et en Amérique, de la ressemblance des pipes en Irlande et au Mexique et du pronom personnel en mandan et en gallois, ou de l'universalité de la couvade ou du totémisme. Donnelly n'est pas à proprement parler un crank, mais représente plutôt une version extrême du difusionnisme, dont le postulat est que la civilisation est difficile à inventer et qu'on n'y est arrivé qu'une fois. D'où ce continent perdu, origine oblitérée, commodément disposé au milieu de tout, c'est-à-dire au milieu du monde occidental - dans l'Atlantique nord -, autorisé par une géologie restée à Cuvier, aux révolutions du globe, aux déluges et aux engloutissements.

25 août. - L'entrée « Horror » du Meriam Webster Collegiate Dictionnary donne comme citation : [astonishment giving place to ~ on the faces of the people about me - H. G. Wells]. On reconnaît la scène de la rematérialisation de Griffin à la fin de L'Homme invisible.

17 octobre. - Le genre d'histoires que j'écris n'est pas celui que j'aime lire. Je n'aime que la clarté, la simplicité, le trait juste, en psychologie. Mes auteurs sont Trollope, Kipling, Wells. Si j'étais soudain frappé d'amnésie et que je visse mes livres en librairie, je ne m'achèterais peut-être pas.

 

 

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