LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTERAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

Extraits du journal de Harry Morgan 1997

NOTE LIMINAIRE - En ce début de 21e siècle, la réaction habituelle d'un lecteur, quand il lit les mots Journal de X, est de se dire : « Et qui est X, de si important, pour qu'il nous propose ainsi son journal ? » Cette réaction est normale parce que, en principe, quand un éditeur nous livre un journal intime, c'est celui d'un potentat et/ou d'une vedette des médias (par exemple celui d'un grand patron récemment démissionné, de l'ex-président d'un ex-pays de l'Est, d'une célèbre journaliste et ancienne ministre, d'un chanteur populaire cadavérique, alcoolique et drogué, ou encore de la veuve d'un premier ministre récemment disparu).


Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal !
Il convient donc de rappeler que, au temps jadis, on publiait les journaux intimes de gens qui étaient de parfaits inconnus, ou qui n'étaient connus que d'un tout petit milieu, au seul prétexte que le journal en question avait une qualité littéraire. Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal ! De bons exemples sont :

• l'Américain Henry David Thoreau (1817-1962), à qui il n'est arrivé qu'une seule chose dans toute son existence - il croyait sincèrement que l'Etat ne pouvait pas obliger les citoyens à payer des impôts, et on l'a mis en prison parce qu'il n'avait pas payé les siens - et qui a passé le reste de ses jours dans une cabane dans la forêt (loin du percepteur !), avec comme principale activité de tenir son journal,

• le Suisse Henri-Frédéric Amiel (1821-81), qui n'a rien fait du tout pendant soixante ans, à part donner quelques cours, mais dont le journal, paru en 1923, est un monument de la littérature du 19e siècle dite « d'analyse et de confession »,

• le Français Paul Léautaud (1872-1956), beaucoup plus connu aujourd'hui que de son vivant, qui était grouillot et critique théâtral au Mercure de France, mais qui a écrit un journal fort pertinemment titré Journal littéraire.

C'est fort des exemples de nos prédécesseurs, et sous leur ombre tutélaire, que nous livrons des extraits de notre propre journal, qui ne contient aucun nom connu, aucun événement extraordinaire et qui n'a jamais eu et n'aura jamais aucun rapport avec rien de ce dont on parle dans les médias.


JOURNAL 1997. Le Journal de Gide dans la Pléiade. - Le sujet de La Reine du Ciel dans les Lamentations de Jérémie. - Un exemple de censure dans la Bible de Segond. - L'idéologie de La Reine du Ciel. - Une sur-correction chez Gide. - The Way We Live Now de Trollope. - Impostures intellectuelles de Sokal et Bricmont. - The Quincunx, de Charles Palliser. - La faculté de rougir des peuples pâles. - Green Mars, de Kim Stanley Robinson. - La littérature comme jeu de devinettes. 

8 janvier. - La nouvelle édition du Journal de Gide [dans la bibliothèque de la Pléiade] modifie considérablement l'image qu'on a de lui, et non seulement par la masse des passages ajoutés, qui l'humanisent beacoup (y compris les X marquant les branlettes), mais aussi par le rétablissement des noms dans le reste. On sait donc enfin que T., l'horrible mère, sotte et prétentieuse, qui sabote les leçons de piano que Gide s'évertue à donner à sa progéniture, est Jeanne Drouin.

Mon plaisir est gâté par vingt pages au début de la notice, que le responsable de cette édition [Eric Marty] n'a pu se retenir d'inclure, consacrées à la genèse d'un journal, avec, comme fil conducteur, l'accès du journal à l'autonomie. Appliquée à Gide, la démonstration frise l'absurde. Loin de se dégager progressivement du reste de son œuvre, le Journal de Gide en révèle constamment l'incubation et les enjeux. C'est bien le Journal qui nous révèle par exemple que la femme du pasteur de La Symphonie pastorale est l'Alissa de La Porte étroite, plus vieille de trente ans et mariée, et que l'une et l'autre sont des portraits de Madeleine Gide vue à travers les yeux de Gide. Et quant à la prétendue autonomie croissante, si les Cahiers d'andré Walter (1889) sont découpés dans le Journal, comment ne pas voir que, trente deux ans plus tard, telle page du Journal d'Edouard (des Faux-Monnayeurs) y est versée plutôt que dans le roman, journal et roman se trouvant par conséquent toujours à égalité.

Pourquoi soutenir contre l'évidence que le Journal de Gide s'est progressivement coupé du reste de l'œuvre ? C'est que, prisonnier du structuralisme, l'auteur juge inévitable que la forme journal impose le contenu. Et comme ce contenu n'est, dans le dogme structuraliste, que le reflet de la structure, n'est journal vraiment que le journal qui répète :   C'est ici un journal. On arrive donc à ceci :   « Plus l'écriture du Journal est autoréférentielle, plus celui-ci se fait œuvre autonome. » Et l'auteur de citer les onze (sic) fonctions autoréférentielles - le métadiscours, l'intertextualité, la référentialité, la catharsis, etc. - hors desquelles il n'y a point de journal.

15 janvier. - Je me demandais que répondre à un lecteur de La Reine du Ciel qui m'interrogeât et sur le titre de mon roman et sur le nom que j'ai donné à ma petite ville.

Tombé sur un passage des prophéties de Jérémie (Jer. XLIV, 24, 25) qui répond parfaitement - c'est même une manière de petit miracle :

« Jérémie dit encore à tout le peuple et à toutes les femmes : Ecoutez la parole du Seigneur peuple de Juda, vous tous qui êtes en Egypte.

Voici ce que me dit le Seigneur des armées, le Dieu d'Israël : Vous avez parlé, vous et vos femmes, et vos mains ont accompli les paroles de votre bouche : Rendons les vœux, disiez-vous, que nous avons faits ; sacrifions à la reine du ciel, et présentons-lui nos offrandes. Vous avez accompli vos vœux, et ils ont été suivis de vos œuvres. »

C'est, à la lettre, l'idée d'un culte hérétique matriarcal, fondé par les femmes, pendant que les Hébreux sont en Egypte. J'utiliserai sans doute le passage dans Amaryllis.

11 février. - Bible de Port-Royal :   II. Rois, III, 29.

Que son sang retombe sur Joab et sur la maison de son père, et qu'il y ait à jamais dans la maison de Joab des gens qui souffrent d'un flux honteux, qui soient lépreux, qui tiennent le fuseau, qui tombent sous l'épée, et qui demandent leur pain.

Bible protestante de Segond :

Qu'il y ait toujours quelqu'un dans la maison de Joab qui soit atteint d'un flux ou de la lèpre, ou qui s'appuie sur un bâton, ou qui tombe par l'épée, ou qui manque de pain !

La Vulgate donne : 

nec deficiat de domo Ioab fluxum seminis sustinens et leprosus

tenens fusum et cadens gladio et indigens pane

Il y a, chez Segond, censure - commandée apparemment par la pudibonderie. Le flux cesse d'être honteux, et on ne comprend plus, sans l'adjectif, que l'épanchement est séminal. Quant au fuseau qui ramène si clairement aux hommes-femmes des tribus primitives (shamans chez les tchouktches, minqu-ga chez les Omaha, etc.) et des peuples antiques (Hercule filant aux pieds d'Omphale, Achille à Skyros), c'est sans doute son caractère scabreux qui lui vaut d'être si grossièrement truqué.

23 mars.  - Très mal répondu, l'autre jour, à la dame de Saisons D'Alsace qui m'interrogeait sur les obsessions et les fantasmes dans la RdC.

Mes romans reposent sur certaines idées, anciennes et attestées chez nombre d'excellents auteurs (et circulant de nos jours dans différents groupes lâchement reliés, par exemple par Internet) : 1° Avant que l'homme ne prenne le contrôle la société humaine, celle-ci a été dominée par les femmes (gynécocratie). 2° Cette domination se réflétait dans une structure sociale particulière et dans des institutions dont la plus centrale était un culte souterrain de la déesse primitive (la Terre elle-même), culte à mystère mettant en scène le cycle de la mort et de la résurrection. 3° Les hommes ont, à un moment de l'histoire, renversé la domination des femmes dans une catastrophe sanglante. 4° L'histoire a été récrite du point de vue des hommes et les allusions à l'ancienne religion et aux anciennes prêtresses, les présentent comme maléfiques et sanglantes. Ainsi, victimes et bourreaux sont intervertis dans la mémoire collective.

2 avril. - Phrase boiteuse chez Teilhard : « Quelle part revient-il à chacun d'eux, matériellement, dans l'assemblage général des êtres organisés ? »

Il faut « quelle part revient ? »

12 mai. - Relu La Famille Fenouillard et Le Savant Cosinus en m'amusant beaucoup plus à cette lecture, je crois, que lorsque j'étais enfant. Le burlesque ne me satisfaisait alors que médiocrement et je voyais dans le slapstick une convention, pas différente de celle qui voulait que dans les comédies musicales les acteurs cessassent de parler de temps à autre pour se mettre à chanter.

4 juillet. - Deuxième volume du Journal de Gide complet, dans la Pléiade. Si le premier nous le rendait plus humain, ce second complète le portrait de l'homme public, qui fut, à mes yeux, le modèle d'une certaine droiture. On peut évidemment se gausser de sa manie du contre-pied dans la discussion avec lui-même, mais elle reste comme le symbole de sa vigilance et de sa ténacité dans la recherche de la vérité.

On a évidemment rétabli dans cette éditions des passages que Gide avait supprimés en connaissance de cause, tel celui-ci :

"Si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas..."

« En écrivant cette phrase exquise entre toutes, Stendhal lui-même cède à l'harmonie, car, correctement, il eût fallu, pour aller avec "si je pouvais" : que tu ne le sentes, ou, pour ne point sacrifier le frémissement de "sentisses", "si j'avais pu".

La phrase de Stendhal est correcte, ce dont Gide s'est forcément rendu compte [et qui explique que le passage ait été coupé]. « Chaque larve royale, si l'on changeait sa nourriture, et qu'on réduisît sa cellule, serait changée en ouvrière » (Maeterlinck, cité par Grevisse, 2699).

13 juillet. - Lu l'étonnant The Way We Live Now, de Trollope. Qu'il n'ait pu renoncer aux cent dernières pages, ni à boucler, avec une évidente satisfaction, son centième chapitre, comme déjà dans Phineas Finn, diminue à peine les mérites du roman.

P. 355, un curieux parallèle entre Roger Carbury et John Crumb.

« As he had listened to John Crumb, while John spoke of Ruby Ruggles, he had told himself that he and John Crumb were alike. With an honest, true, heartfelt desire they both panted for the companionship of a fellow creature whom each had chosen. And each was to be thwarted by the make-believe regard of unworthy youth and fatuous good looks! »

Ruby Ruggles, la promise du fermier John Crumb, s'est enfuie à Londres, séduite par le débauché Felix Carbury. Roger Carbury est épris de Hetta Carbury, sa nièce et la sœur de Felix ; Hetta est courtisée aussi par Paul Montague, le meilleur ami de Roger et son protégé, mais Roger considère cette rivalité comme une trahison.

Le parallèle entre Roger et John Crumb est quelque peu surprenant, car la vertueuse Hetta ne s'est pas enfuie comme Ruby, et n'a commis d'autre crime aux yeux de Roger que de lui refuser plusieurs fois sa main.

Il faut savoir encore que Paul est poursuivi jusqu'à Londres par une Américaine au passé douteux, Winifred Hurtle, à qui il a fait naguère promesse de mariage. Sont donc dans des situations parallèles John Crumb et Winifred Hurtle (jilted, abandonnés), Ruby et Paul (tous deux ont rompu leurs fiançailles), enfin, Felix et Hetta (« séducteurs » ou du moins objets de la flamme des fiancés infidèles).

 

Jilted

Infidèles

Séducteurs

John Crumb

Ruby Ruggles

Felix Carbury

Winifred Hurtle

Paul Montague

Hetta Carbury

 

Roger Carbury, lui, n'est qu'amoureux déçu ; ce qui rend curieux son rapprochement avec une victime de fiançailles rompues (John Crumb).

Le paradoxe s'explique par le parallèle que fait Roger entre la trahison d'une amitié et la trahison d'un amour : trahison de l'amitié qui l'unit à Paul - par le dévolu que celui-ci a jeté sur Hetta - et rupture par Ruby de ses fiançailles avec John Crumb. De la sorte, Roger et John Crumb, Ruby et Paul, sont dans la même position (les uns sont trahis, les autres ont trahi).

 

Trahis

Traitres

Séducteurs

John Crumb

Ruby Ruggles

Felix Carbury

Roger Carbury

Paul Montague

Hetta Carbury

 

On constate que ce nouveau schéma place Roger dans la position où est Mrs Hurtle dans l'ancien.

Cette mise en parallèle, avec ses implications d'homosexualité refoulée, éclaire la psychologie du personnage de Roger qui, à la fin du roman, « sublime » sa jalousie en faisant de l'enfant du couple Roger-Hetta son héritier et en offrant au couple de vivre chez lui. Il déclare du reste, dans des scènes séparées, à Hetta et à Paul, qu'ils doivent, l'un et l'autre, le considérer à présent comme leur père.

26 juillet. - [Au Portugal.] Observation très curieuse, à l'occasion d'une visite de Dimitri, un ami de ma femme, qui l'emmène en famille manger du poisson tandis que je soigne ma dysenterie : Dimitri, qui est russe, comme son nom l'indique, rougit de confusion en entrant dans la petite cuisine où je fais cuire mon riz, et de sympathie en apprenant que je suis malade. Les Portugais ne rougissent pas. Leur teint ne le permet pas. Cela me manquait ; je ne m'en étais jamais rendu compte. La rougeur des peuples pâles a une fonction sociale. C'est une âme portée au dehors. Elle dit : «  Tu n'as rien à craindre de moi, puisque tu m'intimides », et : « Vois mon émotion, je suis pareil à toi ». Cette peau érubescente est un organe social, comme la glande à miel des fourmis.

13 septembre.  - My Ántonia, de Willa Cather. Tout le début dans la prairie, décrite comme des limbes, un tohu-bohu, un monde encore informe, est excellent, et l'auteur n'a eu que le défaut (majeur, il est vrai) de faire de son narrateur un garçon - ce que le lecteur oublie tout le temps, du reste, tant le point de vue est évidemment féminin. Et comme la société décrite est celle des femmes...

Le style, sous une apparente simplicité, révèle un art consommé.

"Mrs Harling, did you ever hear about what happened up in the norwegian settlement last summer... ?"

Mrs Harling came out and sat down among us. "Could you throw the wheat into the bin yourself, Tony?" She knew what heavy work it was.

Un moindre romancier aurait entremêlé cela de quelques « dit-il » ou « dit-elle », et se serait cru tenu à des détails inutiles sur les mouvements de Mrs Harling. Les phrases d'action et les phrases de dialogues découlent logiquement l'une de l'autre et tirent leur sens de leur position respective - cela fait penser aux mouvements d'une partie d'échec. Toutes les indications sonnent juste et nous rendent les personnages palpables.

Romancier infiniment supérieur à un Hemingway.

23 octobre. - Il vient de paraître, sous le titre d'Impostures intellectuelles, un ouvrage d'Alan Sokal - un physicien, auteur d'un hoax (il a fait accepter une parodie hilarante d'un texte du genre « déconstructiviste » par une prestigieuse revue académique, Social Text) - et d'un Belge, Jean Bricmont. Dans leur livre, Sokal et Bricmont déboulonnent les nullités universitaires françaises à la mode dans les années 70 en illustrant sur l'exemple leur ignorance des sciences dures dont ils se réclament constamment.

Dès avant le livre paru, réaction furieuse, à la parodie, de la part des intellectuels français. Article particulièrement stupide, mensonger et diffamatoire du sociologue Bruno Latour dans Le Monde du 18 janvier (le bonhomme oublie de préciser qu'il fait partie de ceux dont on rit, puisque la parodie est faite notamment à l'aide de ses élucubrations). Le démographe Hervé Le Bras, dans La Recherche d'avril, se drape dans les oripeaux de la science et dans des souvenirs de Karl Popper pour disqualifier le protocole expérimental de la parodie (sic).

A la parution du livre, nouvelle levée de boucliers (« c'est du scientisme » ; « on veut tuer la pensée ») et rhétorique anti-américaine - à moins qu'elle ne soit anti-belge. Article de Kristeva dans le Nouvel observateur, décousu et furibond.

Accuser Sokal de « scientisme » dénote une curieuse tournure d'esprit. Que l'on sache, ce sont les Lacan, Kristeva, Deleuze etc. qui multipliaient les mathèmes et les pseudo-équations !

Tel pseudo-théorème de Mme Kristeva (Semeiotike, p. 180-1, mon exemple) :

« Pour un texte pris comme une production (Pt) on ne peut pas établir un processus systématique et constructif pour déterminer si oui ou non une formule (séquence) prise dans Pt est vraisemblable, c'est-à-dire possède : 1. la propriété syntaxique de dérivabilité dans Pt, 2. la propriété sémantique de vérité identique, 3. la propriété idéologique d'effet subi. »

prétend formuler une loi de la production littéraire. On cherche donc quelle peut être sa signification, et force est de répondre qu'il n'en a pas. L'utilisation d'une pseudo-algèbre vise à faire passer pour un savoir structuré ce qui n'est qu'un salmigondis.

Madame Kristeva prévient dans des notes infrapaginales que sa pseudo-algèbre fonctionne sur le mode métaphorique et soutient dans des revues à grand tirage qu'il y a une troisième voie entre rationalisme et poésie. Plus exactement, elle se rabat sur l'idée de métaphore quand on lui fait remarquer que ses élucubrations n'ont aucun sens. Une métaphore de quoi, c'est ce qu'on ne saurait décider, le langage mathématique étant par définition un langage non métaphorique. M'étant longtemps penché sur cette troisième voie entre poésie et raison, je n'y décèle qu'une revendication du droit à la pensée floue, du droit d'écrire n'importe quoi. (Sokal et Bricmont font remarquer très justement que les tenants du relativisme postmoderne jouent double jeu. Devant un public ordinaire, impressionné par le clinquant de leur érudition, ils poussent leurs thèses jusqu'au bout : la sémiologie permet de définir les lois de la production littéraire avec la rigueur des mathématiques ; la science n'est qu'un texte parmi d'autres et n'a de valeur que sociale, etc. Malmenés par des critiques, ils se rabattent sur des positions de repli : la sémanalyse n'est qu'une métaphore ; ils ont voulu dire seulement que le scientifique est, dans ses représentations, influencé par sa culture.)

8 novembre. - Je lis The Quincunx, de Charles Palliser, très épais pastiche victorien, assez éloigné de Wilkie Collins, en dépit de ce que prétend la prière d'insérer, mais habité par Dickens. (Au milieu de nombreux clins d'œil au lecteur, je relève celui-ci : l'auteur a donné à son héros le nom de John Huffam. Ce sont, comme le savent tous les dickensiens, les deuxième et troisième prénoms de Dickens - de sorte que le sous-titre, The Inheritance of John Huffam, peut se lire comme une sorte d'aveu littéraire, l'héritage de Dickens.)

Roman intéressant, quoique non sans défauts, ou plutôt : intéressant par ses défauts mêmes, le principal étant que John qui, au début du roman, doit avoir à peu près six ans, ne réagit jamais comme un enfant, et qu'il forme par conséquent avec sa mère un couple des plus ambigus.

La dégringolade de la mère est décrite avec une sadique délectation : Mrs Isbister la ravale au rang de servante (elle finit par la rebaptiser Meg dans le simple but de l'humilier) ; elle porte, conformément au cycle victorien de la pauvreté, des vêtements de plus en plus lamentables en les revendant au fur et à mesure :

« Later we exchanged our fine clothes for cheaper but warmer garments. This was a crucial step for, as Miss Quillian pointed out, it would henceforth be impossible for my mother to appear as a lady in the cheap and ill-fitting garments she now wore. »

Elle est constamment menacée du Poorhouse, où elle porterait « le costume des pauvresses et l'insigne de la paroisse ». Mrs Purviance en fait une prostituée puis, incapable de la retenir, lui fait ôter sa belle robe.

« After a few minutes my mother came in again with Annie. Now she was dressed as the poorest servant-girl, but, grotesquely, she was still rouged and powdered. »

11 novembre. - Beaucoup moins enthousiasmé par The Quincunx, étant venu à bout de ses 1200 pages. On garde de cette lecture une impression d'absurde très fâcheuse, comme si le livre hésitait jusqu'au bout entre novel et romance. L'intrigue est très artificielle et si compliquée qu'on lit, dans des chapitres entiers, de l'intrigue à l'état pur, un morceau de dialogue surpris par le narrateur alternant avec une glose de celui-ci :

« Of course! Escreet was the founder of an illegitimate line combining the two families of Huffam and Mompesson! ».

La fin est complètement ratée, probablement parce que l'auteur a voulu éviter un happy end ; le narrateur, ayant lutté pour son héritage et la femme qu'il aime pendant plus de mille pages, renonce finalement à l'un et à l'autre.

Enfin on se surprend à penser que les parties intéressantes, c'est-à-dire la description des bas-fonds de Londres (y compris au sens littéral : les égoûts de la ville), ne le sont que par leurs emprunts à une riche documentation, à commencer naturellement par le livre de Mayhew. C'est vrai aussi pour le high life : la description du fonctionnement de la maison aristocratique des Mompessons et de son armée de serviteurs strictement hiérarchisée apparaît évidemment comme l'exploitation systématique d'un livre du style « la vie quotidienne de l'aristocratie britannique ».

22 novembre. - Dans le journal de l'abbé Mugnier, ce passage (3 août 1929) :

J'ai demandé à Valéry le conseil qu'il donnerait à un jeune homme qui viendrait lui demander un programme de vie, le voici : « Ne croyez à rien. Faites le moins de mal possible à vos contemporains, et travaillez. »

Ce n'est pas mal.

Lu Green Mars, de Kim Stanley Robinson, un peu en diagonale. C'est aussi pesant que Red Mars, le premier de la série ; mais on ne fait pas le roman d'une planète en 250 pages.

J'ai été incapable de m'intéresser aux personnages, dont la psychologie est soigneusement détaillée. Les héros du plus médiocre des romans mainstream paraissent, auprès d'eux, passionnants. C'est la difficulté du roman d'action. Sorti du registre de l'aventurier (Alan Quatermain, Richard Hanney, etc.), on ne sait quels personnages peindre. De fait, le seul personnage attachant de ces romans martiens est le coyote, qui est précisément un vieux dur à cuire de roman d'aventures.

La trilogie de Robinson me paraît représenter l'aboutissement du roman scientifique, en ce que sciences humaines et sciences dure y sont enfin traitées à égalité. La psychologie des caractères elle-même finit en médecine. L'un des personnages de Green Mars devient aphasique à la suite de tortures, et la description de ses symptômes et des progrès de sa rééducation lui tient lieu de caractère.

Le cycle martien est truffé de concepts scientifiques disparates, dont l'énumération peut paraître parfois aussi dense que dans une page de Kristeva ou de Deleuze. On trouve, dans une tranche d'une vingtaine de pages (début de la quatrième partie du premier volume), outre les question courantes (géographie, géologie, climatologie martiennes), une explication technique sur l'évolution, la microbiologie et le génie génétique, un concept d'Hildegarde von Bingen (la viriditas), une référence implicite à Freud (la biologie, c'est le destin), un carré sémiotique de Greimas, une référence à la typologie des caractères d'Hippocrate et de Galien, etc.

Le mélange ne prend pas toujours : dans le second volume, les personnages dissertent sur la Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn, sans grand rapport avec le roman. Et si la vérité sur l'assassinat de John Boone, le premier homme sur Mars, ne sera jamais établie (en dépit de nombreux chapitres très ennuyeux), c'est probablement pour illustrer qu'en histoire « il n'y a pas de vérité ultime ».

Le roman martien de Kim Stanley Robinson parle, comme on pouvait s'y attendre, davantage de la Terre des années 1990 que de Mars au 21e siècle (domination des multinationales, désastre écologique et - sur Mars - « écologistes fondamentalistes » et religions New Age). Mais je note une nouvelle fois à quel point la science-fiction est obsédée par l'histoire américaine. Mars n'est, ici encore, qu'une métaphore de l'Amérique des pionniers, et la révolution martienne une métaphore de la révolution américaine.

C'est naturellement le concept même de terraformage qui fait l'intérêt de la lecture - permettant la mise en possession fantasmatique d'une planète. Il est, lui aussi, un fantasme d'homme de la fin d 20e siècle. Les techniques qui pemettent de rendre Mars habitable sont celles qui pourraient sauver la Terre de l'effet de serre.

Certaines scènes sont très réussies, telle la fin de Green Mars, la procession hors des villes, pour échapper au mascaret, sans scaphandres ni masques à oxygène, avec de simples masques filtrant le CO2.

5 décembre. - Léautaud, Bierce, Swift, les amers, les écrivains à qui on regrette de ne pouvoir serrer la main.

21 décembre. - Dans l'analyse littéraire telle qu'elle se pratique aujourd'hui se distingue assez bien la notion petite bourgeoise qu'un texte littéraire contiendrait une sorte de message codé, de chiffre - que le commun des mortels ne pourrait comprendre, mais que le professeur saura expliquer. L'écrivain ne pourrait, en tous cas, écrire clairement, sous peine que ce ne fût plus de la littérature (notion de degré zéro de l'écriture).

J'ai une édition de seconde main des Selected Poems d'Eliot, chez Faber, contenant dans la marge les gribouillis d'un étudiant. A propos d'Ash-Wednesday, des indications comme « rejection of carnal love », « man deprived of presence of woman ». Et, naturellement, la « lady [with] three leopards... under a juniper tree » est le retour du désir charnel refoulé.

Vu à travers ces œillères, le poème n'est plus que l'amphigourique débat de conscience d'un clerc tourmenté par la chasteté.

 

 

Retour au sommaire de l'Adamantine littéraire et populaire