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Extraits du journal de Harry Morgan 1996

NOTE LIMINAIRE - En ce début de 21e siècle, la réaction habituelle d'un lecteur, quand il lit les mots Journal de X, est de se dire : « Et qui est X, de si important, pour qu'il nous propose ainsi son journal ? » Cette réaction est normale parce que, en principe, quand un éditeur nous livre un journal intime, c'est celui d'un potentat et/ou d'une vedette des médias (par exemple celui d'un grand patron récemment démissionné, de l'ex-président d'un ex-pays de l'Est, d'une célèbre journaliste et ancienne ministre, d'un chanteur populaire cadavérique, alcoolique et drogué, ou encore de la veuve d'un premier ministre récemment disparu).


Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal !
Il convient donc de rappeler que, au temps jadis, on publiait les journaux intimes de gens qui étaient de parfaits inconnus, ou qui n'étaient connus que d'un tout petit milieu, au seul prétexte que le journal en question avait une qualité littéraire. Autrement dit, les grands mémorialistes sont des grands mémorialistes parce que c'étaient de bons écrivains et qu'ils tenaient un journal ! De bons exemples sont :

• l'Américain Henry David Thoreau (1817-1962), à qui il n'est arrivé qu'une seule chose dans toute son existence - il croyait sincèrement que l'Etat ne pouvait pas obliger les citoyens à payer des impôts, et on l'a mis en prison parce qu'il n'avait pas payé les siens - et qui a passé le reste de ses jours dans une cabane dans la forêt (loin du percepteur !), avec comme principale activité de tenir son journal,

• le Suisse Henri-Frédéric Amiel (1821-81), qui n'a rien fait du tout pendant soixante ans, à part donner quelques cours, mais dont le journal, paru en 1923, est un monument de la littérature du 19e siècle dite « d'analyse et de confession »,

• le Français Paul Léautaud (1872-1956), beaucoup plus connu aujourd'hui que de son vivant, qui était grouillot et critique théâtral au Mercure de France, mais qui a écrit un journal fort pertinemment titré Journal littéraire.

C'est fort des exemples de nos prédécesseurs, et sous leur ombre tutélaire, que nous livrons des extraits de notre propre journal, qui ne contient aucun nom connu, aucun événement extraordinaire et qui n'a jamais eu et n'aura jamais aucun rapport avec rien de ce dont on parle dans les médias.


JOURNAL 1996. La joie de vivre de Zola. - New-York. - Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit de Céline. - Balzac m'exaspère. - La Trilogie de Deptford, de Robertson Davies. - What's Bred in the Bone. - Le crétin Jacques Monod (Le Hasard et la nécessité). - Contresens relativiste chez les auteurs de science-fiction. - « Daddy, is this live ? ». - Tendance des romanciers à éditorialiser. - Le Docteur Pascal de Zola.

26 janvier. - Repris Zola. La Joie de vivre. Un beau raté. La démonstration romanesque y paraît fausse, et téméraire l'intention du romancier, le dessein de description, ou de dissection, de différents spécimens de l'animal humain. Jamais le contrôle de Zola sur ses personnages n'a autant gêné son écriture - et le plaisir qu'on peut prendre à le lire. Roman trop peigné. Personnages qui sont l'exégèse d'un mot. Lazare est la définition-même du velléitaire, du névrosé, du faible. Il n'est que cela.

Le traitement de la névrose (névrose obsessionnelle avec angoisse de mort) est superficiel et sent terriblement la documentation, la conversation avec Charcot. C'est - comme dans les romans sur les boutiques ou sur la Bourse - de l'érudition de journaliste. Certes, le tableau clinique est complet : Lazare est indécis, paralysé par l'idée de la mort, travaillé par la libido, farci de compulsions ; mais la mécanique de cette névrose reste impénétrable à l'auteur et le lecteur voit s'agiter une marionnette.

Ce roman d'une névrose (Lazare), est aussi le roman du masochisme, celui de Pauline, qui ne fait tenir le récit que par son obstination à se faire tondre, humilier, exploiter, trahir, rejeter, tyranniser et cantonner au rôle de garde-malade et de servante. Lointain cousinage avec le Frédéric Moreau de L'Education sentimentale de Flaubert, autre masochiste ignoré.

L'auteur a serti dans La Joie de vivre des éléments autobiographiques, telle la mort de la mère, qui viennent brouiller le tableau et accélèrent la fuite des événements. Il a aussi intégré des traits personnels, et c'est sans doute son erreur principale. La névrose de Lazare est écrite en exagérant les traits de la névrose de Zola (arithmomanie, angoisse de mort). On ne décrit pas une grande névrose en observant à la loupe une névrose « ordinaire ». Il semble d'ailleurs que cette symptomatologie ne soit donnée que par acquit de conscience et Lazare paraît surtout un spleenétique, selon les conceptions du temps. Car Zola, sous le vernis de documentation est constamment et de la façon la plus médiocre de son temps, c'est-à-dire qu'il partage les idées reçues de ses contemporains.

Accents gidiens - est-ce à cause de la proximité géographique de « Bonneville » et de Cuverville ? Des pages entières sur la charité faite aux petits pouilleux paraissent empruntées, plus encore qu'à sa littérature, à la vie de Gide et de Madeleine Gide. On pense aux pages du Journal de Roger Martin du Gard, datées de 1923, sur la visite aux petits pauvres.

Exemple de phrase mal venue dans La Joie de vivre : « Déjà, dans l'air mort de la petite salle à manger, ils entendaient le retentissement d'un procès scandaleux. »

Et celle-ci : « Véronique plongeait la tête dans son pot-au-feu pour cacher l'émotion qui l'étranglait aussi. »

16 février. - Voyage d'étude à New-York, avec mes étudiants.

Sensible d'abord à l'aspect gothique de Manhattan (les high-rise comme des châteaux, ou des donjons), très conscient, ensuite, de me promener dans une utopie, une ville bâtie sur plans, (quadrillage des rues et des avenues ; installation idyllique, pastorale et physiocratique de central park).

Statue de la liberté. Une toute petite tour Eiffel avec une robe.

20 février. - Un pauvre et minable petit dieu qui se cache dans son labyrinthe. Un nabot plâtreux, argileux, à l'œil unique et mal peint qui lui couvre le haut de la figure comme une omelette, avec des bras comme des cierges...

14 avril. - Profité de mes vacances pour relire Céline. J'ai trouvé de bons passages dans Voyage au bout de la nuit. Beaucoup moins conquis par Mort à crédit et le côté « papa saignait dans le vomi », encore que la partie chez l'inventeur me ramène, curieusement, du côté de Wells. Qu'il y ait procédé, cependant, n'est pas niable et le Voyage le démontrait, en « faisant » la guerre de 14, l'Afrique, la banlieue, l'institut Pasteur, New-York, les usines Ford, etc. Mort à crédit en rajoute, un ton au-dessous, le certificat d'études, les marchés de banlieue, les calicots (autre thème Wellsien !), les bains de mer, la pension anglaise, etc, illustrant que l'auteur peut produire à volonté et sur n'importe quel thème.

28 avril. - On dit des enfants de « couples mixtes », que des pans entiers de culture sont perdus (par exemple la langue d'un des parents). Mais au fond, c'est vrai pour chacun de nous, résultat de notre formation - j'entends, de celle que nous nous sommes donnés.

C'est Balzac qui m'inspire cette réflexion. Je n'aimerai jamais Balzac, sauf à y chercher, par esthétisme, un effet particulier dont je m'enticherais. A trente ans passés, c'est trop tard, il ne m'impressionne plus. Son érudition ne m'en impose pas, car Le Livre des bizarres m'a familiarisé avec le dandy Curricle Coates et le jésuite Sanchez qui détaillait les finesses du péché de chair, le cul dans l'eau froide.

C'est surtout le côté « épatant » de Balzac qui me le rend insupportable, le ton de conférencier prétentieux et le vide de la pensée (l'observation « philosophique »). Dans les descriptions du « monde », on sent le parvenu, le désir forcené d'être « au courant », de montrer qu'on est de la partie, (sans compter les flatteries aux copains, les flagorneries et les cris d'écorché vif) qui lui vient de la pratique du journalisme et qui lui gâte la plume. La scène de banquet chez le banquier dans La Peau de chagrin est très inférieure à n'importe quelle scène similaire de Zola et même à l'orgie chez Néron dans Quo Vadis de Sienkiewicz que je lis en même temps. Un ton Louis-Phillipard, enfin, fricard, jusque dans les descriptions d'œuvres d'art où, au lieu d'une admiration sincère, on sent un désir de possession, et l'éternel besoin d'en rajouter.

5 mai. - Lu deux volumes de La Trilogie de Deptford, de Robertson Davies, mort l'an passé. Romans de la veine « anecdotique ». Même si j'ai trouvé ennuyeux de longs passages, et l'intrigue très artificielle, c'est assez remarquable dans la volonté de créer une mythologie personnelle, et la thématique est proche de mes intérêts (analyse jungienne, magicien à la Houdini, théâtre de Henry Irving et d'Ellen Terry).

On ne peut lire un romancier nord-américain sans éprouver que la norme de la littérature est fixée par le roman populaire. D'où l'impression fréquente de lire ce que les anglais appellent, je crois, un « roman policier sans crime ». Beaucoup d'auteurs trouvent expédient, d'ailleurs, comme le fait celui-ci, d'inclure dans leur fiction un meurtre qui est plutôt prétexte qu'enjeu.

26 mai. - La lecture comme re-fabrication permanente de soi écrivain.

Repris un Robertson Davies (What's Bred in the Bone, appartenant à la Cornish Trilogy). Cela ressemble beaucoup à ce que j'ai déjà lu, roman de formation, lâchement construit autour de personnages et d'anecdotes, avec des échappées vers les arts. Une sorte de conte de fées pour intellectuels. On est ici à la limite de la plaisanterie, du pastiche de roman gothique. (Le petit frère microcéphale qu'on séquestre au grenier).

Il y a de fort bonnes choses, par exemple l'éveil de la conscience de soi et de la conscience du monde d'un moutard de trois ans face à une pivoine. Aussi la façon dont on le déforme, chaque adulte y allant de sa sornette, (« vérifie bien qu'il n'y a pas de suie dans le canon, il faut toujours bien nettoyer son fusil »).

27 juin. - A France-Culture, des entretiens datant de 1970 avec le regretté Jacques Monod (Le Hasard et la nécessité). Il a cru pouvoir démontrer, en se basant sur la biologie moléculaire, que la vie avait une chance infinitésimale d'apparaître et qu'il est très improbable qu'elle soit apparue ailleurs que sur Terre. On sait déjà qu'il s'est trompé, puisqu'on a trouvé des micro-organismes dans les fissures de la croûte terrestre, à l'intérieur de roches volcaniques et dans des geysers brûlants des fonds océaniques, sans oxygène et sous des pressions énormes. Autrement dit, la vie est apparue deux fois sur Terre. On pense à présent que là où il y a de l'eau et de l'énergie, il y a de la vie.

Œuvre à jeter. Je ne suis pas sûr que le bonhomme vaille mieux. En tous cas il « passe » très mal à la radio, cassant, coupant, dédaigneux.

Bon spécimen de dictateur universitaire. Il y a eu une période d'une trentaine d'années, commençant dans les années 1950, où les universitaires ont dominé la pensée contemporaine et ont tenu le rôle traditionnellement dévolu aux écrivains. Depuis, on en a un peu rabattu.

Fait remarquer à Manu que les romanciers de science-fiction à la Henri Verne (et fréquemment les scénaristes de films ; voir La Planète des singes) prennent la contraction relativiste du temps à contresens. Soit le voyage à vitesse relativiste vers une étoile située à neuf années-lumière. Au lieu que le temps passe à « vitesse normale » sur Terre et soit dilaté pour un vaisseau se mouvant à une vitesse proche de la lumière (le voyage qui, du point de vue de la Terre, prend neuf ans, passe comme un seul jour pour le voyageur), les années passent « normalement » dans le vaisseau (le voyageur vieillit de neuf ans !), et c'est sur Terre qu'il se passe un temps considérable, par exemple des millions d'années.

Mesurée à nos chronomètres terriens, la lumière d'une étoile située à neuf années-lumière met neuf ans à nous parvenir. Pour un photon émis par l'étoile, le temps ne passe pas du tout et le voyage est instantané.

4 juillet. - Mot de Manuel Hirtz, extrêmement drôle, après que je lui ai donné à relire les épreuves du Petit critique illustré, pour qu'il en vérifie l'onomastique : « J'ai eu, au bout d'un moment, une sorte de berlue ; moi qui lis à longueur d'année des ouvrages sur la bande dessinée, pour la première fois, j'ai eu l'impression d'en lire un avec lequel je sois d'accord sur tout, où, à chaque phrase, je m'exclamais : “Voilà qui est bien dit, voilà qui est prudent, voilà qui est frappé au coin du bon sens !” »

18 juillet. - Anecdote américaine, lue il y a quelques années dans le Herald Tribune - et qui probablement a circulé sous plusieurs formes légèrement différentes. Un père emmène son fils au base-ball. L'enfant demande : « Daddy, is this live ? » 

Cette anecdote me paraît plus exemplaire que profonde. L'interprétation qu'on en donne (les enfants, vissés devant la télé, perdent le contact avec le réel et ne le retrouvent que par une approximation télévisuelle, le direct) est, somme toute, assez éloignée de la réalité. L'apologue révèle même le contraire de ce qu'on croit qu'il illustre. Loin d'être formé par la télévision, l'enfant en ignore les modalités élémentaires - le direct et le différé - et, égaré dans le champ sémantique, il cherche le sens du mot live dans le registre non du « temps réel »  mais de la « vie réelle  ».  On devine qu'il suppose « live »  un événement de la « vrai vie  »,  par opposition à l'événement virtuel d'une fiction, par exemple.

11 septembre. - Je ne crois pas me tromper en repérant dans ce qui paraît actuellement comme romans une tendance à donner son opinion sur tout. Il est déjà fort beau que l'action ilustre ou reflète ces sortes d'éditoriaux collés bout à bout. A rapprocher de la manie des auteurs de chercher leurs idées dans le journal de la veille.

23 novembre. - Le Docteur Pascal. C'est du pire Zola, nous refaisant les numéros anciens : du malade, du moribond ; de la ruine, de la baraque qu'on coule ; du complot, de la ligue et de l'entremise ; du délire religieux ; du touchant amour en défi au monde entier. Il n'est pas jusqu'au résumé des épisodes précédents qui ne tourne au ridicule, le tableau général révélant la faiblesse de composition et les contradictions de romans qui, pris isolément, se tenaient.

Il y a chez Zola un côté femelle et même un côté mémère. Voir en particulier l'obsession du gaspillage. Zola en plaisante lui-même, chargeant ses portraits d'avares (la servante du docteur Pascal) - mais c'est pour nous peindre ensuite, chez les maîtres, un bel écroulement, une belle ruine, une superbe déconfiture.

Femelle aussi, son apologie de la maternité, de la fécondité, de la pondeuse. Il est constant par ailleurs qu'en dépit de la réputation que lui ont valu ses scènes de Bourse, de grève, de grands magasins, etc., Zola est le romancier des intérieurs, des maisonnées, des terriers.

Femelle enfin son attendrissement, dans Le Docteur Pascal, pour le couple Pascal-Clotilde. Il s'agit en effet moins ici de romantisme que de sentimentalisme. Et, cette fois encore, ce que Zola a versé de sa vie pour faire ce roman (liaison avec sa bonne, qui lui donne deux enfants) sert mal l'intrigue et il ne parvient pas tout à fait à nous rendre crédible son docteur Pascal amoureux.

Le discours sur l'hérédité lui-même n'excède jamais le registre des bonnes femmes, le menton de son papa et les yeux de sa maman, et les vieilles histoires de la veine : pour l'alcool, il tient de son grand-père.

Et voici l'essentiel : l'échec - et non seulement l'échec du roman mais celui du dessein général des Rougon-Macquart - m'apparaît surtout dans ceci que Le Docteur Pascal, roman de l'hérédité, ne parvient jamais à être un roman scientifique. Ecrire, comme le fait Armand Lanoux (préface de l'édition en Livre de poche, 1978), qu'il s'agit « du roman de la science »  me paraît une simple commodité d'expression, une formule. Prétendre, comme le fait cet auteur, qu'il s'agit d'« un des premiers romans scientifiques »  (en 1893 !) est ahurissant. Le seul passage se préoccupant tant soit peu de science est celui de la mort de l'oncle. Macquart meurt par « combustion humaine spontanée  »,  comme le Krook de Bleak House de Dickens. Cette irruption dans ce qu'on n'appelait pas encore les sciences parallèles n'est d'ailleurs point justifiée. Elle ne sert pas à l'intrigue - car si Pascal découvre que la vieille Rougon assistait à la scène et a laissé brûler le malheureux, il ne la dénonce point. La combustion spontanée du vieil alcoolique nous apparaît seulement, avec le recul, comme un trait de bêtise de plus - tout comme la description de l'enfant dégénéré Charles, qui saigne en dormant et meurt exangue.

 

 

 

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