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Extraits du journal de Harry Morgan 2009

JOURNAL 2009. - Das Kabinett des Dr Caligari - Jeunesse. - « Baby P » et la morale du perpétrateur. - Créole de banlieue. - A Girl of the Limberlost (1909) de Gene Stratton Porter. - L'Église et les médias. - Drood de Dan Simmons. - Les « affaires ». - Un éditorial d'Antoine Mercier.


18 janvier. — Revu Das Kabinett des Dr Caligari, qui me frappe par ses évidents rapports avec les littératures dessinées. Les personnages ont l’air de sortir des bandes de Lyonel Feininger (Caligari lui-même, avec sa houppelande qui le rend presque aussi large que haut, son tuyau de poêle, ses lunettes qui le font ressembler à un hibou, est absolument un personnage de bandes dessinées). De plus, le réalisateur Robert Wiene adopte des solutions imagières (par exemple la gémellité de certains personnages) qui sont celles des littératures dessinées.
Le personnage clé, celui du somnambule Cesare, est intéressant quant à lui du point de vue de l’histoire du fantastique, car cette figure du somnambule, classique dans le roman gothique (on pense à Edgar Huntly or Memoirs of a Sleep-Walker, 1799, de l’Américain Charles Brockden Brown), s’est perdue dans la littérature fantastique postérieure. Quant au cinéma, le somnambule n’y a, à ma connaissance, jamais été très représenté, alors qu’un tel personnage paradoxal — il est à la fois endormi et éveillé — est à l’évidence d’un excellent rapport dans le récit filmique, étant d’ailleurs cousin de cet autre personnage éminemment filmogénique qu’est le vampire — qui, lui, est à la fois mort et vivant. Il n’est pas anodin que Cesare dorme dans un cercueil, deux ans avant le Nosferatu de Murnau.

29 janvier. — [Festival de la bande dessinée d'Angoulême.] Une troupe de collégiens investit la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Au lieu d’entrer dans les expositions, ou d’étudier la curieuse architecture du lieu, tous s’agglutinent devant un distributeur automatique, qui est la seule chose qui leur paraisse digne de quelque intérêt, probablement parce que le robot vendeur permet dans leur système une manifestation d’autonomie : ils vont acheter avec leur argent une chose qu’ils auront choisie.
Et là-dessus il s’avère qu’aucun de ces mioches n’a la moindre idée ni du fonctionnement de la machine, ni du prix des marchandises. L’un d’eux croit que le code 6C d’une friandise quelconque signifie qu’elle coûte six centimes d’euro. Et lorsqu’un camarade plus futé l’aura détrompé et lui aura appris que la friandise coûte un euro, le premier émettra un « Ah, tout de même ! » de petit bourgeois prudent qui se ravise — car il va de soi que ces petits imbéciles avides d’émancipation sont le portrait craché de leurs parents et que celui-là en particulier pense et parle exactement comme son père.
Projection à l’espace Franquin de deux épisodes de Gegege no Kitaro, d’après le manga de Shigeru Mizuki. Autres collégiens, bruyants, mal élevés (celui qui me heurte avec son sac en gagnant son siège, me jette un regard de vague étonnement, se demandant ce qui freine ainsi sa progression, sans penser à s’excuser, et il répétera le même manège exactement en repassant dans l’autre sens), mais surtout veaux à un degré inimaginable. Ils sont assis pour la satisfaction d’être assis, sans idée de ce qu’ils vont voir, qui ne les intéresse d’ailleurs nullement, sans autre attente que celle, idiote, de quelque chose qui les désennuie. Mais aux premières images du générique, le troupeau s’égaie, probablement parce que l’un quelconque s’est levé et que tous les autres sont saisis de la frousse de rester en arrière.

7 février. — Voici un exemple frappant de morale du perpétrateur. Un malheureux bambin de 17 mois, désigné par la presse britannique comme « Baby P », est mort en août 2007, à Londres, à la suite des sévices infligés par sa mère et par l’individu à qui elle ouvrait son lit. Il n’y a malheureusement rien d’original dans le martyre et la mort de Baby P. Comme l’écrit Léon Daudet (Paris Vécu, 1929) : « Le martyre d’enfant est un épisode fréquent du drame de la grande ville, où foisonnent les faux ménages, et où l’abus de l’alcool comporte la fureur contre le faible. Celle-ci s’exaspère et tourne à la rage bestiale, en raison même de la résignation et de la non-résistance de la petite victime. » Ce qui fait l’originalité de la fin tragique de Baby P est qu’il a été tué, pour ainsi dire, sous le regard de la police et des services sociaux du borough de Haringey. L’enfant avait été vu soixante fois par des assistantes sociales. Il avait été hospitalisé deux fois. Les deux fois, un diagnostic médical plus ou moins vraisemblable écarta la thèse des sévices. Les deux fois, la mère fut relâchée sans qu’aucune action ne fût intentée contre elle. Le 1er août 2007, une pédiatre arabe d’un hôpital public examina l’enfant et conclut qu’il souffrait de coliques. L’enfant avait en réalité la colonne vertébrale brisée et plusieurs côtes cassées. Deux jours après, on le trouvait mort dans son berceau. Les services sociaux venaient d’organiser une semaine de vacances pour la mère, afin de la récompenser de se montrer coopérative.
L’histoire ne s’arrête pas là. Sharon Shoesmith, directrice des services sociaux du borough de Haringey, conduisit en 2008 une enquête interne sur la mort de Baby P. L’affaire était d’autant plus embarrassante qu’en 2000, la mort de la petite Victoria Climbié, dans le même district de Haringey, avait soulevé une énorme indignation dans l’opinion, et amené une réforme de la législation relative à la protection de la jeunesse. Pourtant, au terme de son enquête, Mme Shoesmith concluait que ses services s’étaient comportés de façon exemplaire. La presse s’empara du rapport et Mme Shoesmith, devenue la femme la plus haïe d’Angleterre, fut finalement contrainte à la démission. Je viens d’entendre la première interview qu’ait accordée cette dame, deux mois après sa démission forcée. Elle s’estime victime d’une grave injustice.
L’affaire de Baby P révèle un mélange unique d’incompétence (une pédiatre saoudienne faisant « fonction d’interne » est incapable de diagnostiquer une colonne vertébrale brisée), d’angélisme (ni la police ni les services sociaux ne semblent capables d’accéder à cette vérité qu’un enfant est en péril de mort et doit être retiré à sa mère), et d’irresponsabilité (la bureaucratie qui a laissé tuer Baby P se blanchit elle-même avec une parfaite tranquillité d’âme). Cependant angélisme et irresponsabilité ne sont que les produits de ce que j’appelle morale du perpétrateur. Les services sociaux, ayant renoncé à leur vocation initiale de protection de l’enfance (cela, c’était la morale ancienne, la morale de la victime), fonctionnent au service d’une classe parasitaire, parée de toutes les vertus. La mère de Baby P, qui n’a jamais travaillé, vivait d’une confortable rente sociale ; aussi longtemps qu’elle se montrait malléable, les services sociaux la protégeaient.
Cette classe parasitaire est parfois internationale, comme le démontra précisément, il y a dix ans de cela, l’autre affaire qui secoua le borough de Haringey, l’affaire Climbié. La meurtrière de Victoria Climbié, l’Ivoirienne Marie-Thérèse Kouao (qui n’était pas la mère mais une vague grand-tante de Victoria, ces prêts d’enfant étant paraît-il fréquents en Afrique noire), avait vécu successivement de l’aide sociale en France et au Royaume-Uni, la petite victime elle-même passant les frontières sans aucune difficulté, avec un passeport qui n’était pas le sien.
L’affaire Climbié était compliquée par la question raciale, car la victime, sa meurtrière et le compagnon de celle-ci, mais aussi les principaux responsable de la police et des services sociaux qu’on avait chargés du dossier étaient noirs, ce qui avait pu décourager des policiers, des médecins ou des assistants sociaux blancs, d’intervenir, de peur d’être taxés de racisme.
L’affaire Climbié se compliquait également de satanisme, car Marie-Thérèse Kouao expliqua à plusieurs pasteurs noirs que l’enfant était possédée, et il est possible qu’elle ait fait partager sa conviction à d’autres personnes. Elle la fit partager du moins à son compagnon et complice, qui trouvait la preuve évidente que Victoria était démoniaque dans le fait que, lorsqu’il la battait à coup de marteau ou de chaîne de vélo, l’enfant n’émettait jamais le moindre cri.

24 février. — L’idéologie dominante produit sur un esprit un peu conventionnel une sorte de sidération. Le retournement des valeurs est si constant qu’on le croit sans fin. Les journaux m’apprennent que le terroriste éthiopien Biniyam Mohamed, qui était détenu à Guantánamo Bay, vient, sous les applaudissements des médias, de rentrer au Royaume-Uni, pays avec lequel il n’a aucun lien, mais duquel il réclame un éternel asile et des dommages pour les mauvais traitements qu’il déclare avoir subis. Quand on lit après cela, dans les mêmes journaux, une histoire de trafic de drogue, et qu’on découvre que les trafiquants purgent leur peine, l’espace d’un instant, l’esprit s’effare : Comment se fait-il que ceux-là puissent encore être punis ?

17 mars. — Spécimen du créole parlé en banlieue, relevé sur internet, — car ce créole s’écrit, ou plutôt il s’épelle.

« en tt cas dpui ke je v sur youtube ou koi g jamais vu perssonne insulté les juif ou koi ke se soit mais par contre les blanc français ki insulte les noirs, les arabes, les musulmans, tan trouv a la pelle d cons comme sa ! et je croit ke tan fait partie ! »

Le plus curieux est que, à côté de la transcription phonétique (ke, koi, ki, je v, etc.), un souci de grammaire et d’orthographe d’usage se décèle encore dans cette prose, quoique de manière erratique. Même un syntagme comme « t’en fais partie », quoique totalement dégrammatisé (le scripteur ignore que « t’en fais » comporte trois mots) ressemble sur le plan morphologique à du français.
« En tout cas » est correct, peut-être par accident, à cause de la commodité d’abréger « tout » en tt (je connais bien des scripteurs natifs qui eussent écrit « en tous cas »). La distinction entre l’infinitif et le participe passé des verbes du premier groupe est définitivement perdue, faute de compréhension de la syntaxe de la phrase. La conjugaison des verbes autres que du premier groupe n’a jamais été apprise et le scripteur se base sans doute sur des souvenirs visuels de textes écrits : « Je croit » lui paraît vraisemblable parce qu’il a vu dans les textes narratifs de ses manuels scolaires des « il croit, il voit », etc.
Quant aux s du pluriel, ils sont devenus honorifiques. Les noirs, les arabes, les musulmans — et, curieusement, les cons —, y ont droit, mais pas les juifs ni les blancs.
Étonnant sabir. Étonnante population, dont le niveau en orthographe est à peu près celui des paysans de 1900 — quoique naturellement la technologie numérique ait donné une physionomie particulière à leurs abréviations —, mais qui, contrairement à nos aïeux, ont bénéficié de dix ou douze années de scolarité. Ces années de nul profit, on n’ose imaginer à quoi elles ont été employées.

18 mars. — A Girl of the Limberlost (1909) de Gene Stratton Porter m’intrigue suffisamment pour que, l’ayant téléchargé, je le lise en entier sur mon ordinateur, au risque d’une crise migraineuse.
La singularité du roman est que le salut d’Elnora Comstock ne vienne pas de la littérature, qui, dans les fictions semi-autobiographiques, permet en général aux enfants mal aimés de survivre, mais de l’histoire naturelle, Elnora assurant sa réussite sur les plans intellectuel, psychologique et financier, à travers l’élevage et la collection des papillons. Ces papillons deviennent donc un symbole, qui structure le roman et qui le rend particulièrement graphique et, à ce titre, adaptable au cinéma (on ne compte pas moins de quatre versions filmiques de A Girl of the Limberlost).
La fin du roman, avec son triangle amoureux, est beaucoup plus conventionnelle.
Si les personnages autres qu’Elnora et sa mère ont une psychologie réduite, les scènes sont adroitement conduites et les conversations sont vives et enjouées. Le récit est rempli de petites trouvailles (Elnora, allant à l’école, marche sur le sentier qu’elle a elle-même tracé), ou de sentences gnomiques (« When a woman is disappointed she always works like a dog to gain sympathy »).
L’absurdité de l’intrigue s’explique par la nécessité de transformer en récit des données psychologiques. L’auteur est incapable de décrire une mère qui, tout en étant une femme très ordinaire, se montre froide et peu aimante, ce qu’un Mauriac accomplira si aisément. La mère est donc peinte comme prodigieusement avare et sadique dans la première moitié du livre, pour une raison hautement romanesque — elle rend sa fille responsable du fait qu’elle n’a pu sauver son mari qui se noyait dans le Limberlost —, et elle subit une réforme morale dans la seconde moitié, quand elle apprend que ce mari était volage. (Pour justifier que la mère accomplisse sa métamorphose, et sorte d’un veuvage névrotique, l’auteur lui fait de plus découvrir qu’elle est riche, du fait des intérêts composés de ses placements.)
Simplification ou, pour mieux dire, stylisation des personnages et du décor ; concrétisation des thèmes et des motifs sous forme de péripéties romanesques, procédés éprouvés tels que l’usage récurrent d’un motif qui fait symbole, voilà ce qui sépare roman démotique et littérature. C’est du reste ce qui explique que les chefs-d’œuvre du cinéma (je parle ici du cinéma classique) soient adaptés de cette littérature moyenne, car la stylisation, la concrétisation, les procédés récurrents sont au cinéma, des contraintes structurelles.
Mais au-delà, c’est l’étrangeté qui caractérise la grande œuvre, la familiarité, le roman populaire. L’elopement de Maggie Tulliver dans The Mill on the Floss a un sens qui n’est pas plus naturel pour nous que pour un Victorien, ni même que pour George Eliot. Le motif fonctionne de façon singulière, et sa signification est propre à l’œuvre qui le contient, raison pour laquelle il nous restera toujours en partie impénétrable. Dans A Girl of the Limberlost, le symbole récurrent qu’est la découverte d’un papillon rare a certes une signification intensément personnelle pour l’auteur, le roman étant autobiographique et l’auteur étant elle-même une naturaliste, mais ce motif nous est aisément compréhensible et il assure la transparence du roman, sur lequel il jette une vive lumière.

21 mars. — Depuis quelque semaines, les médias se déchaînent contre l’Église et contre le pape. Fin janvier, un geste de rapprochement de Benoît XVI à l’égard de la fraternité S. Pie X s’égare dans une polémique sur le négationnisme, parce qu’il se découvre que Mgr Williamson, l’un des évêques schismatiques dont le pape a levé l’excommunication, a tenu des propos négationnistes qui ont été filmés par une télévision suédoise. Et voici que la simple levée d’une excommunication (qui autorise seulement l’intéressé à participer aux sacrements, comme tout fidèle) devient pour les journalistes unanimes la « réintégration d’un évêque négationniste », comme si Mgr Williamson devenait évêque de l’Église catholique — et qu’il dût sa distinction à son négationnisme —, ou, à tout le moins, que cette promotion fût accordée nonobstant son négationnisme.
Au début de ce mois, la prétendue décision d’un évêque brésilien d’excommunier une petite fille de neuf ans, enceinte après un viol et qui a avorté, est l’occasion pour tous les médias de rappeler à quel point les catholiques sont arriérés. Cette nouvelle histoire est elle aussi montée de toutes pièces. Pour commencer, l’archevêque de Recife n’a excommunié personne. Il a simplement rappelé que le fait de procurer un avortement tombait sous le coup de l’excommunication latæ sententiæ, c’est-à-dire d’une excommunication automatique. Cette peine frapperait donc, selon l'ecclésiastique, la mère et les médecins, mais en aucun cas la fillette elle-même. Cependant, en donnant cette interprétation, le prélat s’est montré un piètre canoniste — car l’Église admet parfaitement des manœuvres entreprises en vue de sauver la mère, mais qui ont pour conséquence de tuer le fœtus — et il a été blâmé par la conférence des évêques du Brésil et par le président de l’Académie pontificale pour la vie (plusieurs journaux ont titré malgré tout sur le fait que le Vatican « approuvait l’excommunication »).
Dernier scandale en date, le 17 mars, une phrase détournée de son contexte permet, au moment du départ du souverain pontife pour l’Afrique, d’insister sur son refus criminel du préservatif dans la lutte contre le SIDA. Le pape a dit verbatim :

« Je pense que l’entité la plus efficace, la plus présente sur le front de la lutte contre le SIDA est justement l’Église catholique, avec ses mouvements, avec ses réalités diverses. Je pense à la communauté de Sant’Egidio qui fait tellement, de manière visible et aussi invisible, pour la lutte contre le SIDA, je pense aux Camilliens, à toutes les sœurs qui sont au service des malades… Je dirais que l’on ne peut vaincre ce problème du SIDA uniquement avec des slogans publicitaires. S’il n’y a pas l’âme, si les Africains ne s’aident pas, on ne peut résoudre ce fléau en distribuant des préservatifs : au contraire, cela risque d’augmenter le problème. »

Ceci, qui contient, pour qui sait entendre, une acceptation implicite du préservatif, nouvelle chez un pape (on ne résoudra pas le problème en distribuant des préservatifs, autrement dit, le préservatif ne suffira pas ; il risque même d’augmenter le problème en donnant une fausse impression de sécurité), devient sur France Info : « Le pape Benoît XVI, qui a entamé au Cameroun son premier voyage en Afrique, campe sur les positions de l’église catholique en s’opposant à l’usage du préservatif pour lutter contre le SIDA », (France Info, 18 mars 2009). Les journalistes ont donc produit une complète affabulation en attribuant au Saint-Père une défense d’user du préservatif (« on ne peut résoudre ce fléau en distribuant des préservatifs » devenant mystérieusement : « on ne doit pas distribuer de préservatifs ») — et plus flagramment encore en faisant dire au pape que le préservatif ne protégeait pas contre le SIDA (« on ne peut résoudre ce fléau en distribuant des préservatifs » devenant : « le préservatif n’est pas une barrière efficace contre le virus du SIDA »). Et les éditorialistes les plus effrontés ne se sont pas gênés pour accuser le souverain pontife de « crime contre l’humanité ». De la position de fond du pape, l’exigence d’une réforme morale du mâle africain, il ne sera jamais question dans les médias.
Indépendamment de la révulsion naturelle que m’inspirent les préjugés haineux et l’ignorance crasse des gens de médias, je tire un enseignement de cette campagne de presse, et de tant d’autres semblables : un journaliste ne dispose pas de l’équipement cognitif nécessaire à une critique virulente de l’institution, quelle qu’elle soit. Une telle ambition de remise en cause radicale devrait être réservée à une minuscule élite, de même qu’une position de supériorité détachée, de même encore qu’une position authentiquement réactionnaire. Ce que le commun a de mieux à faire, en somme, est de se ranger du côté de l’ordre et de la tradition.

Le plus extraordinaire dans ces phénomènes de meute médiatique est que la proie institutionnelle est systématiquement rendue responsable de son malheur. Si l’Église est ainsi attaquée, c’est qu’elle « souffre d’un véritable problème de communication ». Le journaliste est donc en position de dire : « Ce que vous déclarez est trop compliqué pour moi. Je vais le réinterpréter en fonction de l’opinion commune, et en fonction de mes préjugés. » On ne peut plus carrément proclamer la tyrannie des crétins.

1er mai. — Nos bien-pensants, qui n’ont pour unique préoccupation que le « racisme » que manifesterait la population autochtone vis-à-vis de certaines minorités ethniques, se montrent fort gênés quand on leur parle du racisme anti-blanc ou de l’antisémitisme virulent qui se manifestent à l’intérieur de ces mêmes minorités. Et les abominables persécutions subies par les chrétiens en terre d’islam sont passées sous silence par ceux-là même qui se montrent les plus empressés à servir la cause de l’islam en Europe. Mais la défense des faibles, c’est d’abord la défense des siens. Et le premier principe des relations internationales est celui de réciprocité, de sorte que toutes les exigences et toutes les récriminations communautaristes en Europe devraient se heurter d’abord à cette protestation : « Mais les chrétiens d’Orient... » Décidément, ceux qui, en Europe, prennent fait et cause pour les minorités issues de l’immigration ne peuvent se réclamer de l’impératif de justice.

3 mai. — Pensées.

La partie de la religion la plus difficile à comprendre pour des esprits supérieurs est celle qui paraît la plus naturelle au peuple et aux enfants. Pourquoi Dieu a-t-Il tant besoin de nos prières ? Que gagne-t-Il à être adoré et pourquoi récompense-t-Il ceux qui L’adorent ?

Béatitude chez les animaux. La souris cachée sous des feuilles, et qui se chauffe au soleil de printemps, ne doit pas avoir des impressions très différentes de celles de l’être humain qui s’apprête à une sieste, sous une vaste couette, dans une chambre calme où le soleil entre en grandes raies.

On ne soupçonne pas la tranquillité, je dirai même le bonheur des idiots. Que l’existence est simple.

29 mai. — Le plaisir de planter des arbres, le plaisir de voir qu’ils poussent, me semblent provenir de la conclusion qui s’impose naturellement, que nous vivons plus longtemps que les arbres, puisque nous, pendant ce temps, ne changeons pas.

1er juillet. — Ainsi s’expriment les islamistes dans leur variante universitaire :

« Les critiques que formule Corcuff à l’égard du communiqué du Mouvement des indigènes de la république concernant le meurtre d’Ilan Halimi témoignent d’une approche trop abstraite des problèmes politiques et d’une lecture de ce communiqué altérée par des inquiétudes excessivement déterminée [sic] par les jugements négatifs voire les dénonciations dont l’Appel des indigènes de la république a été l’objet de la part de la plupart des composantes de la gauche. »

(Extrait d’une réponse publiée sur le site oumma.com de Sadri Khiari, membre du Mouvement des indigènes de la République, au trotskiste Philippe Corcuff, « compagnon de route » des précités.)

4 octobre. — Je lis à la suite Drood (2009) de Dan Simmons et The Enchantress of Florence (2008) de Salman Rushdie. Il est remarquable que, dans la pratique contemporaine des univers fictionnels, les mondes incomplets du rêve, de l’hallucination, de la vision d’opium (Drood), du fantasme érotique, de la miniature persane (The Enchantress of Florence) soient eux aussi des mondes fictionnels de plein droit. Il y a ici un renversement total par rapport aux positions antimimétiques des décennies 1960 et 1970.

12 octobre. — Les « affaires » sont aujourd’hui beaucoup moins des scandales politico-financiers, qui n’intéressent plus grand monde, que des débats moraux. On s’indigne par exemple que le ministre de la culture Frédéric Mitterrand ait pris la défense du cinéaste Roman Polanski, rattrapé par la justice américaine pour une vieille affaire de mœurs ; et, du coup, l’opinion publique condamne le ministre lui-même, qui s’est étendu, dans des mémoires, sur ses amours tarifées avec des garçons.
Le goût marqué de mes contemporains pour ces débats, leur caractère inextricable et le fait qu’ils naissent l’un de l’autre, cela s’explique sans doute par l’hyper-correction d’une époque doctrinaire et prêcheuse, et simultanément par l’anomie de la doctrine elle-même. Curieuse époque, qui se montre d’autant plus moralisatrice qu’elle ne croit en réalité plus à rien, sinon précisément à sa supériorité morale sur toutes les époques précédentes.

30 octobre. — Qui lirait ce journal pourrait se demander pourquoi un spécialiste de l’image narrative se montre si préoccupé par la question de l’islam conquérant. La vérité est que mes véritables adversaires sont moins les islamistes, que je méprise, que les esprits éclairés qui voudraient remettre aux barbus les clés de l’Europe. Mes grands ennemis ont toujours été les bien-pensants. Il y a soixante ans, ils s’en prenaient à des formes narratives socialement disqualifiées et s’efforçaient d’éradiquer les littératures dessinées. Ils ont aujourd’hui étendu leurs ambitions, et leur souci de destruction de tout art et de toute culture prend désormais les allures d’une révolution culturelle, à la faveur de la substitution démographique.

29 décembre. — L’introduction par le pape Benoît XVI du procès en béatification de Pie XII a été l’occasion d’un nouveau déchaînement de la presse et on n’a pas hésité à ressortir la vieille calomnie fabriquée par le KGB d’un pape qui aurait été, par son silence, complice des nazis. L’une des choses les plus bêtes et les plus malveillantes que j’ai lues est un éditorial d’Antoine Mercier, journaliste à France Culture, sur le site Causeur, qui donne du prétendu silence de Pie XII une explication pseudo-doctrinale, explication qui relève de la théologie spontanée :

« (...) Le projet d’extermination des juifs en tant que peuple — toujours considéré alors comme déicide —, bien qu’effroyable dans ses effets, constituait dans son principe une preuve que l’Histoire donnait ultimement raison à ceux qui s’étaient substitués à lui comme nouveau peuple élu. »

Un internaute paraphrase cela drôlement : « si Pie XII avait crié haut et fort, le peuple élu aurait été réélu ».
On peut s’étonner que les gens de médias, systématiquement euphémiques, voire prosélytes, quand il s’agit de l’islam, s’acharnent à un tel point contre le catholicisme. Il est possible que les autorisés de parole, qui savent très bien, au fond d’eux-mêmes, qu’ils se conduisent en lâches, parce qu’ils craignent les couteaux des assassins, cherchent à se décerner à bon compte des brevets d’héroïsme et de libre-pensée en s’en prenant à une religion qui, elle, ne se défend pas, même contre les calomnies.
Seulement l’histoire n’est pas tendre pour les donneurs de leçon. Pie XII a parlé aussi clairement qu’il a pu, compte tenu des représailles allemandes. Ceux qui lui reprochent aujourd’hui de n’avoir pas parlé suffisamment sont ceux-là même qui, en courant infiniment moins de risques, se taisent sur l'extinction programmée des chrétiens d'Orient et s’en font dès lors les complices.

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