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Extraits du journal de Harry Morgan 2008

JOURNAL 2008. Mères abusives. - Les Compagnons de Baal, feuilleton de l'ORTF. - Marguerite Duras et le proto-dolorisme. - Les jihadistes mésopotamiens. - Barbares incendiaires. - Tentation solipsiste. - Les bien-pensants. - Une chronique d'Albert Jacquard. - L'affaire Fritzl. — Lumières et passions. - Encore l'affaire Fritzl : la morale du perpétrateur. - Samir Amin et l'Europe. - La transition démographique comme uchronie catastrophique. - Des anti-films pour esprits précautionneux. - Fritzl et le beau sexe. - Les animaux d'élevage. - Que veulent les émeutiers ? - Siné licencié de Charlie Hebdo - Tariq Ramadan évadé de Chesterton. - L'élection de M. Obama. — La time capsule du Fantôme de l'opéra.


11 janvier. — Voici qui mériterait de figurer dans les annales des mères abusives, à la rubrique des mères jalouses de leurs enfants. Dana Gioia, président du National Endowment for the Arts, déclare dans son adresse inaugurale (17 Juin 2007) :

« ... I may be fortunate that my mother isn't here. It isn't Mother's Day, so I can be honest. I loved her dearly, but she could be a challenge. For example, when she learned I had been nominated to be chairman of the National Endowment for the Arts, she phoned and said, “Don't think I'm impressed”. »

12 janvier. — Regardé Les Compagnons de Baal, feuilleton de l’ORTF, diffusé pour la première fois en 1968. C’est visiblement fait par de vieux érudits, amateurs de roman populaire, qui pensent tout naturellement que cette littérature de masse est susceptible d’être adaptée à cet autre médium de masse qu’est la télévision, et qui attestent leur prédilection en citant à l’intérieur du feuilleton les fascicules de Nick Carter ou de Lord Lister.

Il y a des trouvailles qui sont bien dans l’air du temps, et qui comportent un élément satirique, peut-être involontaire. Ainsi, la secte des braves toqués adorateurs des bêtes, qui se promènent avec leur chat ou leur chien empaillé, qui chantent des inepties lénifiantes et qui sont trop bêtes pour se rendre compte que leur gourou a été remplacé par un imposteur, fonctionne, avec le recul, comme une caricature des mœurs de l’Eglise post-conciliaire, qui a remplacé la messe en latin et les beaux cantiques par la messe en langue vernaculaire et des inventions musicales qui, à l’enfant que j’étais alors, déjà paraissaient consternantes.

15 janvier. — Sur le site internet de l’INA, vu un bout d’émission de l’ORTF de 1968 où Marguerite Duras s’entretient avec la directrice de la prison pour femmes de la Petite Roquette. C’est un beau spécimen de proto-dolorisme et de sympathie préférentielle. Duras insiste pour introduire, à propos des détenues, un clivage entre l’avant (la vie normale) et le présent (la vie carcérale). Mais ce clivage n’est pas, comme le comprend la directrice, un principe de pragmatisme pénitenciaire, Mme la directrice n’étant pas là pour porter un jugement moral sur ses pensionnaires, mais pour assurer que leur séjour se passe dans les meilleures conditions. Le clivage de Duras vise en réalité à constituer les prisonnières en victimes. Peu importe qu’elles aient volé ou qu’elles aient tué. Cela, c’était l’avant. A présent, elles sont recluses, et par conséquent ce sont elles les victimes.

1er février. — Les jihadistes mésopotamiens ont équipé deux femmes souffrant du syndrome de Down de bombes, les ont envoyées dans des marchés aux oiseaux de Bagdad et ont fait sauter les bombes par télécommande.

Ce qui nous frappe comme le comble du cynisme et de la dépravation, paraît aux jihadistes une tactique habile. On se méfie moins d’une femme que d’un homme, et moins encore d’une simple d’esprit. Une femme étant vêtue d’amples robes, qui ressemblent à des tentes portatives, elle peut facilement dissimuler une bombe, d’autant qu’il est délicat de la fouiller sans choquer la pudibonderie orientale. Quant à la cible choisie par les jihadistes, le marché aux oiseaux, elle est justifiée par le fait que, dans le sunnisme, le commerce des animaux est prohibé.

2 février. — Me souvenant que Mauvais genres, comme le reste des émissions de France Culture, conserve des archives en ligne, je réécoute l’émission à laquelle j’ai participé il y a exactement une semaine, au festival d'Angoulême, tout en sachant bien que je vais subir ce qu’a subi le saint curé d’Ars à savoir la grâce de me voir tel que je suis.

3 février. — On voit à la une du Herald Tribune daté des 2 et 3 février la photo d’un brancard dans un hôpital irakien (explosions des deux femmes trisomiques sur les marchés aux oiseaux). La légende précise : A wounded man is wheeled into a Baghdad hospital on Friday. » L’image, anamorphosée et pixellisée, est vraisemblablement prise à l’aide d’un téléphone portable.

Si les faits d’armes, dans cette guerre, consistent à assassiner des civils sur les marchés, à l’aide de machines infernales, c’est précisément parce que chacun de ces attentats est filmé et diffusé en « temps réel » par les nouvelles technologies. En d’autres termes, on ne tue et on ne mutile que pour créer des images de meurtre et de mutilations, la guerre sur le terrain n’étant que la matière d’œuvre de la véritable guerre, qui est celle des images.

18 février. — Des islamistes s’apprêtaient à assassiner le dessinateur danois Kurt Westergaard, auteur de la caricature de Mahomet avec une bombe dans le turban, dont j’annonçais dans Neuvième Art, il y a tout juste un an, qu’elle n’avait pas fini de nous hanter.

Réaction d’un imam danois : « This case is about individuals committing a crime and should not be linked to islam. » (IHT, 13 fév. 2008.)

Plût à Dieu que ce Pilate danois ne fût qu’un crank. Mais la doctrine qu’il exprime est très largement répandue, non seulement dans les milieux musulmans, mais aussi dans les milieux bien-pensants. C’est même la doctrine officielle du ministère de l’Intérieur britannique, la Home Secretary Jacqui Smith ayant demandé le plus sérieusement du monde que les attentats islamistes au Royaume-Uni soient désormais qualifiés d’« activités anti-islamiques », parce que, dans son esprit, le tort fait à la communauté musulmane de Grande-Bretagne du fait de l’association de l’islam au terrorisme excède infiniment le tort qui peut être fait à la population britannique autochtone du fait que des fanatiques ont décidé d’exterminer cette population autochtone à coup de bombes.

19 février. — A propos d’une caricature de Joseph Keppler, publiée en 1877 dans Puck, dirigée contre le fondateur de l’église mormone, Brigham Young, et d’une autre contre le pape (The American Pilgrims) Murrell écrit : « It has been and will continue to be argued that this drawing and The American Pilgrims are irreverent and in execrable taste; but censoriousness and censorship to the contrary, nothing is or should be sacred to the humorist. He has his duty to do his craft. » (Murrell, A History of American Graphic Humor, vol. 2, Macmillan, 1938, p. 69.)

25 février. — Savant article, lu sur la Toile, de deux sociologues (« Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Violences sociales et culture de l’écrit », par Denis Merklen et Numa Murard. www.laviedesidees.fr/Pourquoi-brule-t-on-des.html), qui se demandent pourquoi les petits émeutiers des banlieues brûlent les bibliothèques de quartier. La réponse est à chercher, selon nos auteurs, du côté des « ambiguïtés des classes populaires vis-à-vis la culture de l’écrit ». La réprobation que suscitent ces incendies de bibliothèques s’explique elle aussi par de complexes raisons sociologiques. Nos experts écrivent :

« Parce qu’elle [l’implantation des bibliothèques de quartier] associe l’action de l’État à une représentation de la vertu, elle renvoie tout ce qui reste dehors vers le “pôle négatif”, non loin d’une image de la barbarie. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les attaques de bibliothèques nous semblent incompréhensibles. »

On peut éprouver que la réprobation vis-à-vis des destructions de livres est sans relation avec le goût qu’on a ou qu’on n’a pas pour l’action de l’État. On peut éprouver aussi que l’expression « non loin d’une image de la barbarie » est doublement euphémistique, d’abord parce que, selon la triste habitude des sociologues, elle se cantonne aux représentations (« l’image » de la barbarie et non la barbarie elle-même, qui n’est pas un concept scientifique), ensuite parce qu’elle introduit une précaution (« non loin de »). Pour ma part, je ne considère nullement qu’un petit émeutier brûleur de bibliothèque se situe « non loin d’une image de la barbarie ». Je pense que la destruction des livres — et plus généralement des lieux de culture — constitue la définition même de la barbarie. Quant aux petits émeutiers (qui sont donc pour moi la définition même de barbares), je pense que leur relation à la « culture de l’écrit » est sans aucune ambiguïté, cette relation s’analysant comme une haine viscérale, et les petits incendiaires reproduisant en pleine conscience ce que le calife Omar accomplit en 642 (la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie) et ce que les nazis firent à Berlin en mai 1933 (le grand autodafé de livres, présidé par Goebbels).

10 mars. — Je suis à Gradisca D'Isonzo, pour un colloque. Tentation solipsiste. Comme je suis incapable de juger de la correction grammaticale de la langue italienne inscrite dans l’espace urbain, impression qu’« ils » (ceux qui fabriquent l’illusion du monde) se donnent bien du mal, puisque s’ils écrivaient sur les immeubles à vendre « vende-se », comme au Portugal, au lieu de « vende », je ne verrais pas la différence.

15 mars. — On attend quelqu’un dans un lieu public. La personne ne vient pas, on s’impatiente, on guette la porte par où elle doit entrer. La porte s’ouvre enfin, entre un quidam. On n’en est pas moins soulagé et encouragé, comme si la chose importante était l’ouverture de la porte, et que l’entrée du quidam promît celle de la personne attendue.

23 mars. — En ce dimanche de Pâques, la presse annonce le limogeage d’un sous-préfet qui occupait ses loisirs en écrivant de violentes diatribes anti-israéliennes sur le site islamiste oumma.com. On sent la presse bien-pensante, Le Monde, Libération, un peu gênée aux entournures. Certes les journalistes de ces feuilles sont fondamentalement en accord avec les positions du sous-préfet, mais ils se rendent compte aussi que ce monsieur s’affiche de façon un peu trop voyante avec les amis de M. Tariq Ramadan.

L’autre nouvelle du jour est le baptême par le pape Benoît XVI du journaliste italien Magdi Allam, directeur adjoint du Corriere della Sera. Allam a quitté l’islam, ne voulant plus être complice de pratiques telles que le mensonge utilisé comme arme politique, la conversion à la pointe de l’épée, etc. La presse française présente Allam comme un « pourfendeur de l’islam » (Le Figaro), et n’est pas loin de voir dans son baptême par le pape une provocation délibérée, réplique de l’affaire dite du « discours de Ratisbonne ».

Il est fort instructif de comparer les deux polémiques, celle qui met en scène sous-préfet et celle qui met en scène le journaliste. En apparence elles sont symétriques : le sous-préfet critique virulemment Israël, de même que le journaliste critique virulemment l’islam. Mais si l’on examine plus attentivement, cette similarité apparaît trompeuse.

Aux pays occidentaux, dont Israël, on reproche de ne pas appliquer leurs propres normes éthiques dans des situations exceptionnelles (guerre, occupation). La phrase du sous-préfet islamiste la plus citée par les médias désigne ainsi Israël comme le « seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles ».

Aux régimes islamistes, on reproche tout à l’inverse d’appliquer de façon intégraliste les préceptes coraniques, l’imposition de l’islam par la guerre, le statut infamant réservé au chrétien et au juif, l’assassinat des musulmans ayant apostasié, etc.

Aux uns, on reproche donc de n’être pas fidèles à eux-mêmes. Aux autres, on reproche d’être ce qu’ils sont. C’est précisément ce qui donne aux réactions des islamistes contre les critiques ce caractère confirmatoire qui frappe tant les Occidentaux. Aux accusations de violence, l’islam répond par la violence. Ainsi, Magdi Allam vivait sous protection policière depuis qu’il a explicitement condamné les attentats-suicides. Il est à parier que son baptême public déclenchera protestations et émeutes.

24 mars. — Il y a un en deçà de la malignité qui relève de la préoccupation malsaine. Quel que fût le sujet de sa conférence, le père Coughlin, le Radio Priest des années 1930 et 1940, revenait aux juifs, ou aux « prêteurs d’argent », comme il les appelait. Et comme les instances juives américaines protestaient, la dispute s’égarait interminablement, comme dans les vieux couples, sur la façon même de se disputer. Le journaliste de droite Patrice de Plunkett a écrit un livre contre les amis des bêtes. Quoiqu’il prétende critiquer seulement leur tendance à attribuer à leurs compagnons des sentiments humains, on sent que ce qui l’agace est bien l’amour qu’on peut avoir pour un animal, où il ne veut voir que de la niaiserie et de l’attendrissement, et qu'il n’écrit que pour blamer cette dilection.
Je décèle cette même préoccupation malsaine chez nos modernes bien-pensants. Quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on est toujours plus ou moins suspect à leurs yeux de racisme, de xénophobie, ou simplement de « refus d’ouverture à l’Autre ». Il y a des bien-pensants qui flairent le « raciste » comme les antisémites flairent le « juif ».

26 mars. — J’ai parfois l’impression que je note dans ce journal tous ces détails sur les bien-pensants pour me convaincre que je n’ai pas la berlue. Si l’on arrache les rideaux de dialectique derrière lesquels s’abritent ces vertueux, que voit-on ? Bigoterie (on est prié de s’extasier devant le mahométisme), apologie de la censure (sous prétexte qu’« il ne faut pas choquer »), un antisionisme qui ne diffère de l’antisémitisme que par l’affirmation des intéressés qu’ils ne sont pas antisémites.

Reste l’antiracisme, me dira-t-on, forcément admirable. Mais l’est-il tant que cela ? Cet antiracisme, rebaptisé, dans l’étrange sabir agrammatical qui a cours désormais, le « vivre ensemble », est notre idéologie officielle. On le sert aux malheureux gamins des écoles à longueur de temps et sous toutes les formes possibles. — En comparaison, le bourrage de crâne patriotique d’il y a un siècle, qui a conduit à la boucherie de la Grande Guerre, était, je crois, plutôt moins appuyé. Or toute idéologie officielle attire les médiocres et les opportunistes.

Aux idiots et aux habiles, il faut rajouter les persécuteurs. L’accusation de racisme ou d’islamophobie perd de réputation celui contre qui elle est portée. Elle n’est pas réfutable, puisque la dénégation elle-même accable l’accusé (s’il se défend, c’est la preuve qu’« il y a du louche »). Une issue judiciaire heureuse ne réhabilite nullement l’accusé (si le présumé raciste n’est pas condamné, c’est que la justice s’est trompée). Bref, à ce jeu de l’accusation, on gagne à tout coup, contre un adversaire désarmé, et en se conférant à soi-même un brevet de vertu. Il y a donc place, de ce côté de l’antiracisme, pour de solides vocations de salauds.

15 avril. — Chronique d’Albert Jacquard sur France Culture. Le vieux savant se dévoile pour une fois complètement et note que la grandeur de l’homme, c’est que, à l’aide de la science, il lutte contre la mort, qu’il gagne ainsi un certain temps, que ce combat est certes perdu d’avance, mais que c’est un beau combat.

« Comme Robinson [Crusoe], il nous faut prolonger autant que la nature nous le permettra notre conscience d’être. Le sentiment de lutter contre la mort peut suffire à notre besoin d’être plus que nous -mêmes.
« Dans cette guerre qui sera, nous le savons bien, finalement perdue par chacun de nous et par l’espèce, nous pouvons remporter des batailles limitées. Ces succès provisoires peuvent être regardés comme d’éclatantes victoires, mais ces victoires aboutirons nous le savons bien à une défaite finale. ».

Propos de vieillard qui s’accroche à la vie, dont le souci est de se prolonger, et qui confond cela avec de la grandeur.
Et comme Jacquard est le prototype du bien-pensant, défenseur de tous les opprimés, immigrés clandestins, clochards, etc., je ne puis m’empêcher de voir ici la vérification de ce que je notais dans ce Journal* : l’idéologie dominante, celle des bien-pensants, n’est nullement une idéologie généreuse, comme pourrait le faire penser la noblesse des causes défendues. C’est une idéologie du grief, dont l’assise est le caractère foncièrement injuste de l’existence elle-même, dans ses deux aspects : le fait qu’on n’ait pas toujours existé ; le fait qu’on doive disparaître un jour.

* Pages retrouvées, 2005 ; j’écrivais : « Le premier grief, jamais exprimé, d’un apôtre du dolorisme post-moderne vise sa propre mortalité. »

1er mai. — Affaire de séquestration et de viol en Autriche, digne du plus épouvantable roman gothique. Un pervers bricoleur et méthodique, Josef Fritzl, a séquestré l’une de ses filles, sur laquelle il avait jeté son dévolu, pendant vingt-quatre ans, dans des sortes d’oubliettes creusées sous sa maison. Sept bébés sont nés de cette monstrueuse union. L’un d’eux, mort peu après sa naissance, a été incinéré dans la chaudière. Trois ont été remontés à la surface et élevés par le pervers, non par pitié, mais parce que le cachot était trop étroit pour les contenir tous. Les trois autres enfants ont passé leur existence entière sous terre, sans jamais voir la lumière du jour, dans un réduit de soixante mètres carrés, suitant d’humidité, et où l’on respirait à peine.

La séquestrée, âgée aujourd’hui de quarante-deux ans, paraîtrait selon les témoignages aussi vieille que sa mère, septuagénaire. Un fils de dix-huit ans est décrit comme un être chétif et tordu — car le souterrain était trop bas pour qu’il pût se tenir debout —, d’une pâleur mortelle, et presque totalement édenté. Sur le plan cognitif, il est apparemment au niveau des « enfants sauvages » des siècles passés, parle très difficilement, ne peut se repérer dans l’espace. Un petit de cinq ans paraît en meilleur état, semble capable de marcher, quoiqu’il se déplace de préférence en rampant, possède le langage, quoiqu’il communique avec son frère par cris et grognements. Une fille de dix-sept ans est mourante, apparemment du fait de la privation d’oxygène. C’est du reste le fait que Fritzl ait accepté d’hospitaliser cette agonisante qui a amené la perte du pervers. Les médecins, ne comprenant littéralement pas la nature de l’être qu’ils examinaient, et soupçonnant une maladie génétique, ont lancé un appel à la télévision pour que la mère se manifeste. Les séquestrés avaient une télévision dans le souterrain, seul lien avec le monde. La mère a supplié son père de la laisser aller à l’hôpital, ce que ce dernier, probablement aveuglé par un fantasme de toute puissance, a accepté. La séquestrée s’est confiée aux médecins, ce qui a mis le feu aux poudres.

Les médias ont dans un premier temps insisté sur l’apparente normalité du pervers. Puis les langues se sont déliées et il est apparu que Fritzl était l’incarnation du paranoïaque de quartier, tyrannique, violent, dominateur, et, dans sa famille, un véritable démon. On retrouve ici l’aveuglant bon sens des braves gens. Fritzl avait changé son épouse en esclave terrifiée. Il était de notoriété publique que ses enfants subissaient des tabassages en règle. Sa fille, après plusieurs fugues (pourquoi fugue-t-elle ?), disparaît sans laisser de traces, à l'âge de dix-huit ans. Les trois petits-enfants qui vivent sous son toit, quoique intelligents et studieux, manifestent une crainte maladive, ce que leurs enseignants attribuent au fait que leur grand-père est réputé « très sévère ». Tout cela est très normal, en somme, aux yeux des braves gens, toujours prompts à expliquer qu’on ne peut pas mettre quelqu’un en prison parce qu’il rabroue sa femme ou parce qu’il gifle ses gamins.

Quant aux autorités, leur responsabilité, n’en déplaise à une presse complaisante, paraît écrasante. Fritzl s’est vu confier sans difficulté la garde des trois bébés qu’il a remontés à la surface, sans que les services sociaux ne posent aucune question sur la localisation de la mère des nourrissons, Fritzl ayant seulement déclaré qu’elle avait rejoint une secte. Or Fritzl est un ex-taulard, violeur et incendiaire. Ainsi, les services sociaux apparaissent comme une sorte de concentré de braves gens, une collection d’heureux niais, enthousiastes et obligeants, prêts à délivrer des brevets de pédagogie ou de philanthropie à tout paranoïaque qui se présente, et dont ils ont au demeurant une peur bleue. Fort éclairant est le fait que les ronds-de-cuir astreints à des visites de contrôle auprès des trois enfants placés eussent pris l’habitude de passer de préférence en l’absence de Fritzl.

2 mai. — Chaque jour apporte sa petite moisson d’informations sur le cas Fritzl. L’impéritie des autorités autrichiennes a été beaucoup aggravée par ce qu’il faut bien appeler une organisation méthodique de l’impunité des criminels. Fritzl a multiplié les viols dans les années 1960, n’a été condamné qu’une fois pour tous ces viols et, après cette unique condamnation, n’a purgé que dix-huit mois de sa peine, sous prétexte qu’il était chargé de famille. Il eût été très scandaleux en effet de garder en prison un homme comme Fritzl, qui eût été indûment empêché pendant ce temps de « s’occuper de sa famille », c’est-à-dire, en clair, de violer ses propres enfants.

Le casier judiciaire de Fritzl a été effacé après dix ans, à l’expiration du délai de prescription. De fait, il serait choquant que d’anciennes pécadilles viennent hanter un homme qui s’est sans doute réformé. Quant à supposer qu’on pût faire de façon routinière une analyse d’ADN afin de vérifier qu’un grand-père adoptant n’est pas incestueux, pareille hypothèse relève du loufoque. L’extension des tests ADN à des situations autres que le cas flagrant de délit sexuel fait précisément partie des tristes dérives que les bien-pensants de tous les pays combattent avec tant d’énergie.

La culture de l’excuse qui triomphe ici repose sur des conceptions doctrinales — je n’arrive pas à écrire « philosophiques » — véritablement navrantes, relevant de l’anti-autoritarisme le plus irréfléchi et le plus imbécile, l’État étant assimilé au mal et ses représentants, législateur, juges, policiers, travailleurs sociaux, ne voulant pas tenir le rôle des « méchants ». Cette renonciation des autorités au rôle « viril » laisse naturellement toute latitude aux Fritzl de tout poil, qui sont, eux, trop contents d’endosser ce rôle du « père sévère » ou du « patriarche ».

4 mai. — C’est une grande erreur que de croire que les opinions sont formées à partir de l’examen de faits et que l’étude et la réflexion les puissent modifier. Les opinions dépendent des penchants, ni plus ni moins que les préférences amoureuses ou que les goûts culinaires. Ce sont les opinions qui déterminent l’interprétation des faits, et non l’inverse. Si j’étais un moraliste du XVIIIe siècle, j’écrirais que les hommes se déterminent par leurs passions et non par leurs lumières. Et comme le débat public n’est plus aujourd’hui qu’une interminable querelle d’idéologues, on abuse de la science plus fréquemment que dans des époques moins doctrinaires, en feignant d’y trouver argument pour sa cause.

Du reste, il ne faut point s’illusionner sur la portée de ce recours aux données empiriques. Combien de fois, ayant signalé à quelque auteur fort péremptoire une erreur flagrante, n’ai-je pas obtenu cette réponse : « Vous avez sans doute raison, je ne suis nullement un spécialiste de la question », réponse donnée avec une complète tranquilité d’esprit, comme si l’auteur pensait : Qu’est-ce que cela fait ? J’ai raison quand même.

6 mai. — L’affaire Fritzl, à cause de son côté prodigieux, opère décidément comme un extraordinaire révélateur. Les journalistes français, qui posent au début de chaque article que cette fois on sait tout, qu’il n’y a pas à chercher plus loin, révèlent d’ailleurs à quel point l’affaire les dérange et remet en cause les vérités admises.

Deux éléments périphériques sont très typiques de l’ordre établi et de l’idéologie qui informe cet ordre social. Premièrement, Fritzl est défendu par un avocat de renom, qui a déjà affirmé l’irresponsabilité pénale de son client — alors qu’un pervers ne souffre par définition d’aucune pathologie mentale. On est ici au point suprême de la culture de l’excuse, l’ampleur et l’horreur du crime devenant eux-mêmes les garants de l’impunité du perpétrateur : la preuve que Fritzl ne peut être responsable de ses actes, c’est que ce qu’il a fait confond l’imagination. En second lieu, les paparazzi, décidés à prendre des photos des malheureuses victimes, hospitalisées dans une clinique psychiatrique, se révèlent tellement agressifs que la police et une société de gardiennage ne suffisent plus à les tenir à l’écart. L’hôpital est à présent défendu par un commando antiterroriste. Ainsi la véritable punition concernera non Fritzl, mais ses victimes, qui, après des décennies de séquestration et de sévices sexuels, devront à présent subir le pilori et être exposées au même degré qu’elles ont été cachées, car il est clair que ce sont elles les monstres.

Il semblerait que Fritzl, qui travaillait dans l’immobilier, eût été un petit notable, ce qui pourrait expliquer que les autorités se montrassent si empressées avec lui. Lorsque la fille de Fritzl avait fugué, dans son adolescence, la police l’avait ramenée à son père, alors qu’il était de notoriété publique qu’il était son violeur. Du reste, un détail, au moment du dénouement, dit tout : lorsqu’elle est arrivée à l’hôpital avec son père, la séquestrée a été immédiatement arrêtée, la police ayant été avertie par un appel anonyme (émanant peut-être de la femme de Fritzl), et la séquestrée étant recherchée par la justice pour l’abandon de ses trois enfants.

Il y aurait un bel essai à faire sur la figure du violeur séquestrateur comme incarnation de la morale dominante, c’est-à-dire de la morale du perpétrateur, et sur le point de bascule qui provoque le retour à la morale courante, c’est-à-dire à la morale des victimes. Dans le cas de Fritzl, ce basculement a nécessité une négociation, la séquestrée s’en tenant initialement à la version paternelle, qui était aussi la version officielle (celle de la fille sans repères, vivant dans une secte et déposant sur le perron de ses parents les enfants nés de ses amours de rencontre), et ne racontant son histoire que lorsqu’elle eut obtenu la promesse qu’elle ne verrait plus jamais son père.

Il est singulier que le retournement ait été opéré par des médecins, et au premier chef par le Dr Albert Reiter — auquel les victimes doivent une fière chandelle —, qui s’est douté qu’il y avait du louche et qui a interrogé Fritzl. Sans doute fallait-il posséder le concept de pathologie pour pouvoir intervenir ici. On peut supposer que si Fritzl et sa fille avaient été vus par exemple par une assistante sociale, ils fussent repartis comme ils étaient venus, vers leur souterrain, après que l’assistante sociale eût délivré une admonestation à Elizabeth, pour l’encourager à conserver le lien social avec son père.

Deux éléments restent inexpliqués, et sont curieusement glossed over par la presse, ce qui atteste leur caractère symptomatique. Premièrement, comment l’épouse de Fritzl peut-elle prétendre n’avoir rien su, n’avoir rien vu, et comment les enquêteurs et les médias peuvent-ils la ranger dans les victimes ? En second lieu, comment les services sociaux et la justice ont-ils pu laisser Fritzl répéter trois fois le scénario consistant à déposer un bébé sur le pas de sa porte, en lui laissant légalement adopter le premier et en lui confiant la tutelle des deux autres ?

Le plus dur reste à entendre, car parmi les événements terrifiants que sont la séquestration, le viol et les naissances incestueuses, c’est la séquestration qui a occupé jusqu’à présent l’avant-scène, compte tenu du fait incroyable que la fille de Fritzl ait été enfermée pendant vingt-quatre années et que ses enfants n’aient jamais vu la lumière du jour. Mais le souterrain de Fritzl était en réalité sa chambre de torture et ses victimes n’y étaient conservées que pour assouvir ses penchants sexuels. Ce qui a été présenté d’après les premières photos comme une sorte de quasi-appartement, possédant frigo, congélateur, salle de bain, etc., comprenait en réalité une série de cachots. Il est du reste très surprenant que seule la presse anglophone décrive le souterrain de Fritzl comme le « donjon » d’un pervers sexuel, les presses francophone et germanophone parlant de cave ou d’oubliette (Verlies).

12 mai. — Un M. Samir Amin, vieux marxo-maoïste reconverti dans le tiers-mondisme, économiste de son état, que j’entends à France Culture, nie véhémentement qu’il puisse exister une Europe ayant une culture propre, et plus véhémentement encore que le fondement de cette culture puisse être le christianisme.

Il ne s’agit au surplus que de nous faire accepter, au prix d’un nouveau sophisme, le peuplement massif du continent par des non-européens. Enfin de quoi avez-vous peur ? nous dit M. Amin. Votre Europe prétendument chrétienne n’a jamais existé, c’est une imagination de supériorité blanche ; c’est un fantasme, et un fantasme raciste, comme toujours chez vous. Vous n’existez pas, nous dit M. Amin, vous n’avez donc pas lieu de vous plaindre. Notez du reste à quel point, tout inexistants que vous êtes, vous êtes mauvais. Et puis à la fin, musulman égyptien, ayant passé l’essentiel de ma vie en Afrique, je sais peut-être mieux que vous ce qu’est l’Europe.

19 mai. — Selon certaines projections, la Terre compterait au milieu du XXIe siècle, du fait de l’explosion démographique, plus d’humains en même temps qu’elle n’en aura comptés de façon cumulée depuis le Christ jusqu’au XVIIe siècle. Événement d’importance cosmique (si toutefois rien de ce qui concerne notre petite espèce puisse être jugé important à l’échelle de l’univers), sorte de basculement à l’horizontale de l’axe du temps, l’histoire se jouant désormais de façon simultanée, et donc nécessairement de façon chaotique.

L’Occident, qui ne représentera plus qu’une toute petite fraction de l’humanité, perdra son rôle central, en cet âge de toutes les barbaries, où des tyrannies étranges ensanglanteront le monde. Et précisément, l’Occident ne survivra qu’à la condition qu’il continue à vivre dans l’histoire, et il constituera alors le dernier îlot de rationalité dans une uchronie catastrophique.

20 mai. — On n’a jamais songé à faire des anti-films pour esprits précautionneux. L’intrigue se nouerait et se dénouerait aussitôt. Le jeune homme naïf apercevrait le danger que représente la femme fatale et s’en irait à temps. La victime prudente ne serait pas tout à fait assassinée. Le spectateur soulagé sortirait de ces brèves séances en se disant : « C’est bien mieux ainsi. »

26 mai. — D’après la presse, le monstre Fritzl, qui a emmuré vivants dans un cachot sans air et sans lumière sa fille et trois des sept enfants qu’il a engendrés en violant sa fille, aurait reçu plus de deux cents lettres d’amour de femmes. Ces malheureuses féliciteraient Fritzl d’avoir si bien protégé sa famille, de s’être si bien occupé de sa fille...

31 mai. — Vu sur internet des images de truies d’élevage, contraintes à l’immobilité dans leurs étroites cages, couvertes d’escarres du fait de cette immobilité, et qui, parce qu’elles ne peuvent même pas tourner la tête, ne verront jamais les porcelets qui les têtent, de lapins grandis dans des cages grillagées, dont les pattes ne sont qu’une plaie, au squelette déformé car ils ne peuvent jamais se redresser. Parmi les crimes de notre civilisation, le plus grave est assurément la destitution des animaux — et c’est aussi le crime qui résume tous les autres, car d’un être conscient et souffrant, on fait une chose, en niant que cet être puisse posséder des facultés cognitives et des facultés sensitives.

Le plus abominable est que ce crime vienne en surplus. Il est bien entendu que ces animaux seront tués, ils n’existent que pour cela. Mais on pourrait du moins leur assurer une existence acceptable, en conformité avec les besoins de leur espèce. C’est ce que l’homme s’est efforcé de faire depuis le néolithique. Le crime supplémentaire, le crime gratuit, consiste précisément à transformer l’existence entière de ces bêtes en une monstrueuse parodie de ce qu’elle devrait être.

La façon dont ces animaux chosifiés sont traités confond l’esprit. Les imaginations les plus gothiques, les plus épouvantables, sont au-dessous de la réalité. L’impératif économique de rendement devient ici une sorte de contrainte scénaristique pour des pervers imaginatifs. Par exemple, si les planchers des cages des poules ou des lapins sont en grillage, c’est afin d’épargner le travail de nettoyage des cages, les déjections tombant en-dessous.

On pourra toujours prétendre que ces bêtes s’accommodent de pareilles conditions puisqu’elles y survivent, mais précisément, elles n’y résistent pas. 25 % de morts chez les lapins, pendant les quarante jours d’encagement qui représentent leur existence entière. Quant au niveau de souffrance et de stress des bêtes qui ne meurent pas, il est incalculable.

17 juin. — Dialogue.
— Encore une émeute, à Vitry-le-François, cette fois. Un jeune homme est mort par balle lors d’un affrontement entre bandes. Les casseurs ont terrorisé la ville toute la nuit et se sont violemment affrontés avec les forces de l’ordre. Je dis « un jeune homme » et « les casseurs », pour dire comme tout le monde. Il s’agit, comme toujours, de jeunes arabes et de jeunes noirs.
— Écoutez cet éditorial du Monde. « Le déferlement de violence qui a balayé Vitry-le-François (Marne) dans la nuit du 14 au 15 juin a obéi aux lois de ce désespoir ordinaire qui secoue sporadiquement les banlieues. Comment pourrait-il en être autrement ? D'un côté se creusent toutes les fractures — sociales, scolaires, ethniques, urbaines — qui minent la société française et accentuent les logiques de ségrégation et de ghettoïsation des quartiers les plus pauvres. D'un autre côté, malgré le courage et l'abnégation des élus et des acteurs locaux, toutes les tentatives des pouvoirs publics de sortir de cette impasse s'épuisent en vaines querelles tant la tâche semble sisyphéenne et les moyens trop chiches. »
— Il me semble que, cette fois, Le Monde déroule son argumentaire sans aucune considération pour les faits. Il s’agit d’un règlement de compte entre bandits. Qu’est-ce que les fractures et la ségrégation ont à voir là-dedans ?
— C’est bien parce que Vitry-le-François est un ghetto désespérant que ces jeunes sont dans la désinsertion et la délinquance. Ajoutez la présence policière, symbole d’un État injuste et haï.
— Cependant ni la police ni les gendarmes n’ont rien à faire dans cette histoire. L’habituel prétexte des bavures n’existe donc pas ici.
— Il n’empêche.
— Les forces de l’ordre sont intervenues pour rétablir l’ordre. Préféreriez-vous que les petits gangsters assassinent la population du voisinage ? Pour se venger d’une mort dont ils sont eux-mêmes les responsables ?
— Demandez-vous : à qui la faute ?
— Vous n’allez tout de même pas prétendre que l’État est responsable des affrontements entre gangs !
— Le fait que ce jeune homme soit décédé est une injustice de plus qui s’ajoute à toutes les autres.
— C’est complètement grotesque.
— Mais c’est ainsi. Mettez-vous à leur place.
— Mais enfin qu’est-ce qu’ils veulent, vos pauvres malheureux tombés dans le gangstérisme par la faute de la société ?
Ils veulent que l’on ressuscite le mort.

29 juillet. — Signé la pétition en faveur du dessinateur Siné, licencié de Charlie Hebdo par Philippe Val pour de prétendus propos antisémites. Siné faisait dans sa rubrique de l’ironie sur la possible conversion au judaïsme du fils du Président de la République, fiancé à l’héritière des magasins Darty, qui est juive. Propos parfaitement anodins, donc. Mais un journaliste du Nouvel Observateur, parlant sur RTL, y a décelé l’association juif + arrivisme + argent, constitutif paraît-il de l’argumentaire antisémite.
Le licenciement de Siné soulève une indignation générale, et on peut supposer que Philippe Val s’est perdu de réputation en usant d’un prétexte pour régler ses comptes avec un dessinateur « historique » de Charlie. Quant aux professionnels de la dénonciation, directeurs d’associations de lutte contre le racisme, éditorialistes, philosophes populaires et autres gardiens de la rectitude politique, il est permis d’espérer que leur pratique de l’anathème se retourne contre eux.
Rien n’est simple, cependant, et les protestataires se recrutent en partie dans les milieux d’extrême gauche pro-islamistes. Or ces derniers, au lieu de d’exiger que cessent les accusations croisées d’antisémitisme, d’islamophobie, etc., se situent au contraire au cœur de ces querelles, puisqu’ils cherchent à opposer la virulence des accusateurs dans l’affaire Siné à la prétendue mansuétude avec laquelle on traiterait selon eux les atteintes à l’islam. Il s’agit là naturellement d’un argument captieux, brandi par d’effronté coquins qui, au moment où l’Occident brise le joug du cléricalisme et du moralisme chrétiens, voudraient lui imposer un joug infiniment plus pesant et plus infamant, qui est celui du mahométisme.

31 octobre. — J’ai souvent relevé chez les bien-pensants une haine de la littérature, qu’ils considèrent comme une sorte de conservatoire des attitudes politiquement incorrectes issues d’âges ténébreux. Cependant la véritable raison de cette haine me paraît tenir dans cette remarque de Harold Bloom que ce n’est pas le monde qui contient la littérature, mais la littérature qui contient le monde. Ainsi, l’agitateur islamique Tariq Ramadan, esprit faux et onctueux, est la copie dans le monde réel du personnage fictif de Misysra Ammon dans le roman de G. K. Chesterton The Flying Inn (1914). Le roman de Chesterton se situe dans une Angleterre conquise par l’islam et Ammon tâche de persuader les Britanniques qu’ils ont toujours été musulmans sans le savoir. Les noms des auberges ou l’Union Jack évoquent selon lui des symboles islamiques. Dans le monde réel, Tariq Ramadan se place, à longeur d’articles, dans une position identiquement paradoxale. Voici à titre de spécimen, un échantillon de la prose, à la fois bâclée et bizarrement ampoulée, du Dr Ramadan dans Le Temps de Genève d’aujourd’hui :

« Notre dialogue doit lutter contre les tentations dogmatiques en s'appuyant sur un dialogue [sic] profond, critique et toujours respectueux. Un dialogue dont le sérieux nous impose l'humilité.
« Il faut également plonger dans l'Histoire et entamer un dialogue sur les civilisations. La peur du présent nous fait parfois lire le passé avec une vision biaisée : le pape avait étonnamment affirmé que les racines de l'Europe étaient grecques et chrétiennes comme pour conjurer la menace présente de la présence [sic] musulmane en Europe.
« Sa lecture, je l'ai dit après sa conférence à Ratisbonne, est réductrice et il faut revenir aux faits passés comme à l'histoire des idées. On s'aperçoit alors que cette opposition entre l'Islam et l'Occident est une pure projection, presque un instrument idéologique, destiné à créer des entités que l'on oppose ou que l'on invite à dialoguer. Or, il y a beaucoup d'islam en Occident et beaucoup d'Occident en Islam et il est important que l'on entame une réflexion interne et critique... »

Qui connaît le modèle littéraire (le Misysra Ammon de Chesterton) détient donc la clé du Dr Ramadan et de sa stratégie. Pour ce qui touche le personnage, Misysra Ammon est une sorte d’ambassador of good-will, chargé de faire passer aux Anglais la pilule de l’islam. Le Dr Ramadan assure un rôle identique mais son théâtre d’opération est l’Europe entière. Quant à la stratégie, il s’agit de plonger l’auditoire dans une sorte d’hypnose ou de sidération, de le « laisser sur place », pour ainsi dire, en tenant pour acquis, et même pour rabâchés, les points précisément qui font débat. Misysra Ammon démontre ainsi aux milieux avancés qui constituent son auditoire que partout où l’on croit voir la croix, c’est le croissant qui règne. De même, selon le Dr Ramadan, il n’y aurait guère que ce pauvre pape pour croire encore — pour croire étonnamment — qu’il existât une civilisation européenne dont les fondations seraient la philosophie grecque et le judéo-christianisme.

Et comme le Dr Ramadan est désormais chargé de cours (ou plutôt, dans sa prose boursouflée, « professeur d’islamologie ») à Oxford, il rejoint son modèle littéraire en conférant à la langue de Shakespeare des accents inouis : « Loo-ook at your own inns. Your inns of which you write in your boo-ooks ! Those inns were not poo-oot up in the beginning to sell ze alcoholic christian drinks. They were put up to sell ze non-alcoholic Islamic drinks. »

6 novembre. — L’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis m’inspire deux réflexions. Premièrement, je ne crois pas que cette élection témoigne d’une évolution des mentalités au terme de laquelle l’appartenance ethnique du candidat démocrate n’aurait plus d’importance. Tout au contraire, il s’agissait, pour un pays dont la population est blanche à quatre-vingt dix pour cent, de se prouver à lui-même qu’il a surmonté ses préjugés raciaux, en votant délibérément pour un candidat noir. Pour exprimer les choses de façon plus polémique, les bien-pensants, qui prétendaient voter pour Obama nonobstant le fait qu’il est noir, ont en réalité voté pour lui parce qu’il est noir. Cette élection représente donc le triomphe de l’idéologie aujourd’hui dominante (multiculturalisme, rectitude politique), idéologie purement réactive (le choix de l’électorat visait non à affirmer une préférence, mais à écarter une critique), et défensive (il s’agissait de prouver qu’on n’est pas raciste). Les médias occidentaux ont du reste illustré l’ambiguïté de ce vote jusqu’à la caricature, en répétant sur tous les tons, et sans percevoir la contradiction, premièrement que les États-Unis étaient désormais une société post-raciale et en second lieu que l’élection d’un noir était un événement d’importance historique. Si la société américaine était réellement post-raciale, l’élection d’un noir eût dû en toute logique passer inaperçue ! En réalité, la vision des médias était à peu près millénariste, l’élection d’un noir à la Maison blanche annonçant dans l’esprit des journalistes l’avènement d’une ère nouvelle. Dans un tel millénarisme, la contradiction que je viens de relever disparaît, car l’événement crucial assure précisément le passage d’une ontologie à l’autre : certes la société américaine est raciste, mais l’élection d’Obama représente le passage instantané de cette société raciste dans un nouvel univers (« cieux nouveaux et terre nouvelle », 2P 3, 13 ; Ap 21, 1) où tout racisme est aboli.

Ma deuxième réflexion est la suivante : je suis porté à craindre que l’élection de M. Obama ne déboussole un peu plus les bien-pensants et qu’on ne se targue de ce précédent. Il serait facile en effet de prétendre que ce qui a été possible aux États-Unis ne pourrait pas se produire en Europe, que nous sommes décidément incorrigibles. Nous autres Européens ne pouvons pourtant pas nommer des personnes de couleur à toutes les fonctions électives, dans l’unique but de prouver que nos avons surmonté nos préjugés !

D’un autre côté, il est possible que l’élection de M. Obama, où je vois le triomphe de la rectitude politique, en annonce paradoxalement la fin, et que l’élection d’un candidat noir au poste de président du plus puissant État de la planète supprime la possibilité du chantage constamment exercé en Occident par les minorités ethniques ou religieuses contre la majorité blanche. Et sans doute étaient-ils quelques uns à escompter qu’en votant pour M. Obama ils écarteraient par un argument décisif cette accusation de racisme, qui aujourd’hui pèse sur l’homme blanc comme l’accusation de déicide pesait jadis sur le juif.

13 décembre. — On vient d’ouvrir les archives sonores de l’Opéra de Paris, c’est-à-dire la time capsule dont il est question dans Le Fantôme de l’opéra de Gaston Leroux. (« On se rappelle que dernièrement, en creusant le sous-sol de l’Opéra, pour y enterrer les voix phonographiées des artistes, le pic des ouvriers a mis à nu un cadavre ; or j’ai eu tout de suite la preuve que ce cadavre était celui du Fantôme de l’Opéra. »). Je peux donc ce soir écouter sur internet la voix de Nellie Melba, gravée sur une cire neuve, comme si un sortilège m’avait permis d’acheter un disque de phonographe dans le Paris de 1907.

http://expositions.bnf.fr/voix/03.htm

Il n’y a pas de plus grande jouissance pour un amateur de livres que de voir la vie quotidienne intriquée dans la fiction et de vérifier que les figures littéraires font partie du monde naturel.

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