LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTERAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

Extraits du journal de Harry Morgan 2006


JOURNAL 2006.  - La mort du chat Rochester. - The Last Chronicle of Barset de Trollope. - Les caricatures danoises. - Agatha Christie. - John Dickson Carr. - Les Martyrs de Chateaubriand. - L'Évangile selon Judas. - Mimésis d'Auerbach. - Le discours du pape à Regensburg.


1er janvier. — Mon pauvre Rochester a disparu hier au soir, au bruit du premier pétard de nouvel an. Je suis bien sûr qu’il est mort dans un coin où il s’est caché.
C’est bien touchant, ce chat qui s’en va, tout simplement, comme un vieil ami qui prend congé. Je n’arrive pas à croire tout à fait qu’il est mort, tout en sachant que lorsque je me serai entièrement rendu à l’évidence, le chagrin me rattrapera.
Je savais qu’il était sur sa fin. J’étais un peu embêté en allant chez les Joubert pour Noël, n’étant pas sûr de le retrouver vivant en rentrant. Finalement, il m’a attendu et nous avons passé sa dernière semaine ensemble.


2 janvier. — J’allais partir pour donner mes cours — d’ailleurs inexistants ; j’avais oublié qu’on ne rentre que demain — quand j’ai découvert Rochester, prostré, dans l’herbe, à deux mètres de l’auto. Où s’était-il caché ? La vétérinaire est venue à 15 h. 54. A 16 h. 09, j’enterrais Rochester à côté du Moir, dans l’auge en béton, près du vieux puits.
Il me semble que c’était une bonne mort du point de vue d’un chat. Je crois que les bêtes nous associent à une idée de sécurité, et que Rochester est mort rassuré, en pensant quelque chose comme la traduction en chat de : « Il est là, tout va bien. »
On ne devrait pas le dire, même à propos de bêtes, mais de tous les chats que j’ai eus, je crois bien que Rochester était mon préféré. Avant le rassombrissement dû à l’âge, il était véritablement une crème de chat, toujours content, toujours souriant — si on peut employer ce terme pour un félin. Et puis il était un peu bêta, ce qui paraissait fait à dessein pour remuer dans l’humain la fibre parentale.
Il a eu, du point de vue d’un chat, une vie parfaite. Seule ombre, les hivers dans un appartement trop petit, où il s’embêtait et où il mangeait trop, par désœuvrement. Mais tous les étés se passaient à Morgan Hall. Et puis on peut difficilement avoir des regrets quand, après tout, on est loti à la même enseigne que l’animal.

15 janvier. — Achevé The Last Chronicle of Barset. Ce n’est qu’avec regret qu’on prend congé du monde rural de Trollope et de ses foules de personnages pris sur le vif. (Je n’écris pas « pris sur le vif » pour user d’un poncif littéraire, mais parce que l’art de Trollope est celui de l’observation, alors que les personnages de Dickens sont en quelque sorte reconstitués par le romancier, et que ceux de George Eliot, dans The Mill on the Floss, par exemple, sont vus à travers le prisme de la mémoire.)
L’intrigue secondaire de The Last Chronicle, tournant autour du financier Dobbs Broughton et de sa femme, du peintre Conway Dalrymple, de la vieille usurière Mrs Van Siever et de sa fille, n’a d’autre fonction que de montrer l’opposition entre la vertu naturelle des ressortissants du comté fictif du Barsetshire et la sophistication (dans son sens véritable de dénaturation) des urbains. Les personnages servant d’interface entre les deux mondes, Adolphus Crosbie, John Eames, sont atteints à des degrés divers par la corruption de la ville. Eames flirte imprudemment avec une intrigante. Quant à Crosbie, ambitieux qui s’est brûlé les ailes, il est tombé aux mains des usuriers.
Le roman urbain est traité sur le mode comique, ce qui vient alléger le climat angoissant du roman rural. Mais la différence de ton indique aussi la différence de l’intérêt que Trollope porte aux deux mondes. Les urbains de Trollope sont trop superficiels, sophistiques et subtils pour mériter notre commisération. Leur monde étant un monde d’apparences, leurs infortunes mêmes perdent de leur substance. Il n’est pas jusqu’à la ruine financière qui ne paraisse un destin normal dans le cas de parieurs ou de parvenus, et le lecteur accueille leur déconfiture avec jubilation.
Le tour de force de Trollope est la description de son personnage principal, le révérend Josiah Crawley, sur qui pèse un soupçon de vol. Crawley est un érudit appauvri et d’un orgueil douloureux. Il se dessert en refusant de se défendre contre l’accusation qui pèse sur lui. Il rumine ses griefs contre le destin qui l’oblige à faire vivre sa famille dans la misère, en comparant ses prouesses d’helléniste ou d’hébraïsant à l’ignorance d’ecclésiastiques, ses anciens camarades d’étude, aujourd’hui comblés d’honneurs.
D’après les trollopiens, le révérend Crawley serait un portrait du père de Trollope (de même que l’emphatique et brouillon Mr Micawber, dans David Copperfield, est un portrait du père de Dickens). Il est de fait que le révérend Crawley, érudit pauvre, transmettant son érudition latine et grecque à ses enfants, parce que c’est l’unique chose qu’il peut leur donner, et ne leur permettant aucun jeu, ressemble beaucoup à la description que fait Trollope de son père au chapitre premier de son Autobiographie.
On retrouve chez Dickens comme chez Trollope, c’est-à-dire dans la description de Micawber comme dans celle de Crawley, l’inquiétude d’un enfant face à un père à la fois obstiné et velléitaire, qui échoue dans ses entreprises et n’est pas conséquent pas capable d’assurer le quotidien.

26 janvier. — Angoulême. Signé à côté de Zak, l’editorial cartoonist du quotidien belge néerlandophone De Morgen. Il me confie deux réflexions résumant sa conception du cartoon éditorial. Premièrement, il faut se préserver de la tentation du didactisme : un dessin de presse n’est pas un culture quicky sur la situation internationale. Deuxièmement, il faut se garder de prendre position, le lecteur n’ayant que faire de l’opinion de la personne privée, pour ainsi dire, du cartoonist. Cela résume en effet parfaitement le détachement absurdiste des dessins de Zak. Des passants arborent un masque de chirurgien pour lutter contre une pandémie. L’un d’eux est emballé de la tête aux pieds, et ressemble donc à une islamiste en tchador. « Un fondamentaliste », commente un autre.

28 janvier. — Au stand de l’an 2, regardé Edmond Baudoin dessiner un chat sur la double page de titre d’un de ses livres. C’est somptueux, exécuté à main levée, au pinceau, avec une extraordinaire modulation du trait et un mouvement incomparable. Absolument ce que ferait un vieux maître chinois.

3 février. — Une semaine entière dans les oraux. Outre que c’est extrêmement monotone et fatigant, il faut compter aussi, matin et soir, avec l’heure de conduite sur les routes enneigées et verglacées, et dans les bouchons.
J’ai eu plusieurs fois des remarques de collègues, parce que, fidèle à mon personnage, je garde volontiers mon chapeau sur la tête, quand je suis assis à lire les dossiers des candidats. J’entends à chaque fois la même sornette : « Du moment qu’on interdit le foulard islamique, il faut interdire aussi le chapeau. » L’autre jour, à la cantine, j’ai pris la remarque à la blague et j’ai expliqué dignement que mon chapeau était un chapeau laïque et républicain. J’en ai été pour ma peine car la collègue qui me prenait à parti n’a visiblement pas compris. Ce matin, face à une autre collègue, je me suis tout à fait mis en colère et j’ai dit qu’on avait interdit le foulard islamique à l’école pour mettre fin aux provocations continuelles d’une secte de fanatiques et d’égorgeurs, et que l’affaire n’avait rien à voir avec des querelles de modistes.

5 février. — Je ne suis pas moins attristé par les violences et les saccages d’ambassades, dans tout le monde musulman, après la publication de caricatures de Mahomet dans la presse occidentale, que par les attentats de New-York en 2001, de Madrid en 2004 ou de Londres en 2005, ou que par le meurtre rituel du cinéaste Theo Van Gogh à l’automne 2004. On est absolument dans du terrorisme.
Seul élément positif, les médias européens ont assez largement diffusé les cartoons incriminés, alors que le film de Van Gogh était complètement passé à la trappe. Il semble donc qu’on ait franchi une ligne invisible et que les médias se soient rendus compte qu’ils ne pouvaient plus longtemps céder au despotisme islamique, sans mettre en danger leur existence même. Parmi les exceptions, mon cher Herald Tribune, autrement dit le New York Times, qui adopte une attitude « bien-pensante » et pense qu’il ne faut pas céder à la tentation de la provocation.

11 février
. — Il me semble que mes visionnages de films fantastiques américains classiques, et les abondantes notes que je prends, mais aussi mon engouement pour les films psychanalytiques de Hitchcock ou de Lang, pour une partie du mélodrame, voire pour une partie de ce qui est donné comme du film noir (je pense à l’étonnant The Strange Affair of Uncle Harry, de Siodmak, ou à Keeper of the Flame, de Cukor), pourraient donner un petit volume consacré au Cinéma gothique américain.

12 février. — C’est au tour d’un consulat de France en Turquie d’être pris pour cible, par les national-islamistes turcs, la mouvance à laquelle appartient Ali Agça, auteur de la tentative de meurtre sur le pape, en 1981, récemment libéré, dans des conditions très obscures, par le pouvoir turc.
Une chose absolument incompréhensible pour moi est l’absence de réaction des gouvernements européens, et de l’Union elle-même, aux saccages des représentations diplomatiques, qui constituent des violations flagrantes du droit international. Au lieu de déférer les Etats musulmans devant la Cour internationale de justice de La Haye, on leur envoie en délégation des prêtres et des pasteurs pour tâcher d’éteindre l’incendie. Politique d’appeasement ? Il me semble plutôt que les gouvernements européens s’efforcent de singer les modes de pensée musulmans en feignant de considérer qu’on est devant un problème religieux et que le seul droit qui s’applique en la circonstance est le droit musulman.
Au club des ronchons du dimanche matin (L’Esprit public, de Philippe Meyer), on ne s’est pas gêné pour dire qu’on assistait à la victoire de la Qaeda, quatre ans après le onze septembre, et que les populations musulmanes embrassaient le terrorisme ; pour dire aussi que tout cela vérifiait les thèses de Huntington sur le choc des civilisations, tant décriées par les bien-pensants de tout poil.

14 février. — J’ai avec mon ami Manuel Hirtz un vieux débat sur la valeur des romans d’Agatha Christie. Je manque cependant d’arguments puisque je n’ai jamais réussi à lire plus de trente pages de cet auteur. J’ai donc lu en entier, à fin de vérification, Sleeping Murder, le dernier des « Miss Marple », et le seul Agatha Christie que je possède. Conclusion : c’est écrit à coup d’adverbes, les personnages sont découpés dans du carton et, pour finir, le projet-même du roman à énigme — cette hésitation sur un scénario passé que l’auteur a truqué à dessein — le fait sortir de la littérature pour le ranger dans les passe-temps solitaires ; il s’agit d’une sorte de distraction pour doux maniaques, assimilable à un problème de bridge ou à une grille de mots croisés. Ceci explique du reste — car la première condition d’existence de toute littérature est sa propre justification — que l’univers mental des Agatha Christie soit précisément celui du hobby et que l’existence de ses personnages tourne autour du jardinage, du tricot, etc. (Même la détection est pour Miss Marple un passe-temps.)

16 février. — Je crains que les Français, à cause de leur attachement à la pensée victimaire, ne passent à côté d’un renouveau intellectuel, que John Vinocur appelle dans le Herald Tribune le « post-politiquement correct », une social-démocratie européenne débarrassée de ses illusions, et qui aurait par conséquent renoncé au multiculturalisme, c’est-à-dire à l’illusion d’une intégration sans assimilation.

17 février. — Lu un John Dickson Carr, Death Turns the Table. C’est encore plus aberrant (un amateur de romans à énigmes dirait : « Plus ingénieux ») qu’Agatha Christie en ce qui concerne le montage du scénario fatal. Comme les intentions romanesques sont plus ambitieuses, c’est aussi plus visiblement idiot. Le maximum d’Agatha Christie, quand elle parle d’un couple, est : « Sweet young things. » Le maximum de Dickson Carr, quand il parle d’un jeune homme, est : « Il deviendra aigri s’il ne trouve pas rapidement la femme qu’il lui faut. »
Dickson Carr est un faux Anglais. Il use d’anglicismes, écrit lorry au lieu de truck, sans parvenir à angliciser son roman, qui se déroule du coup dans un univers composite, dont on oublie constamment qu’il est censé être britannique.

21 février. — Voici un terrible secret. Il y a deux sortes d’écrivains, ceux qui peuvent créer au milieu d’une foule, qui écrivent au café, qui composent leur chapitre sur le marbre de l’imprimeur (modèle : Charles Dickens) et ceux qui ont besoin d’être isolés, qui ne se retrouvent que quand ils sont seuls (modèle : Friedrich Nietzsche). Je suis de ces derniers et la pensée créatrice ne réapparaît chez moi qu’après une douzaine d’heures à peu près de solitude.

4 mars. — Superbe promenade dans la neige. Elle ennoblit tout. J’ai, depuis mon adolescence, une songerie de neige, que j’associe je ne sais pourquoi au Moyen Âge (peut-être à cause de souvenirs des Très Riches Heures du Duc de Berry), et aussi à une notion de pureté, d’idéal mystique. Je crois que le merveilleux manifesté dans la métamorphose d’un paysage familier renvoie pour moi à une notion religieuse : la possibilité d’une transformation du monde par la puissance divine.

8 mars
. — La littérature — j’entends ici l’histoire littéraire — invite à concevoir une humanité abrégée. J’imagine volontiers une petite ville où les professeurs de lettres seraient Jouhandeau et Gabriel Bounoure, où le bibliothécaire serait Georges Bataille, le cordonnier Jacob Boehme, le banquier David Ricardo, et ainsi de suite.

9 mars. — L’angoisse ne s’exprime jamais chez moi que sous la forme de la culpabilité. Devant tout événement fâcheux, et même devant toute incertitude, ma première réaction est de chercher où est ma faute, cette faute ne tiendrait-elle que dans mon incapacité à faire face aux circonstances.

19 mars. — Je lis avec une vive curiosité Les Martyrs de Chateaubriand, sorte de compromis entre L’Astrée et le Paradise Lost. C’est fort réussi et comme poésie épique et comme allégorie, mais tout à fait raté comme roman historique. Les épisodes de Clothilde, de Boadicée, de Velleda, etc., défilent sans qu’ils soient développés et le lecteur reste sur sa faim. De plus, l’auteur nous noie sous une érudition disparate où ne manque ni un toponyme ni une particularité vestimentaire, mais qui est impuissante à nous restituer l’époque. Quant au projet de propagande religieuse et nationale, dans la peinture des débuts du christianisme et des débuts de la France, il tombe complètement à plat et Chateaubriand sombre fréquemment dans le ridicule. (« Elle reçoit l’épouse du défenseur des Chrétiens avec la noblesse d’une impératrice, la bonté d’une mère, et le zèle d’une sainte. »)
Nietzsche, dans la deuxième Inactuelle, distingue trois point de vue dans l’étude de l’Histoire, le point de vue monumental, le point de vue antiquaire et le point de vue critique. L’histoire monumentale peint le passé « dans sa vérité iconique », elle est exemplaire et sublime. Par contre quand on adopte les façons antiquaire et critique «  les rares personnages qui deviennent visibles ont quelque chose d’artificiel et de merveilleux ». Chateaubriand, qui répond à ses détracteurs en justifiant chaque emprunt à un auteur classique, est férocement antiquaire, alors que son projet romanesque lui commandait d’être monumental.

25 mars. — Pour la première fois, je trouve dans le très bien-pensant New York Times, sous la plume de Roger Cohen, le soupçon que l’Occident a un problème non avec une « perversion » de l’islam, mais avec l’islam lui-même, thèse que le respectable quotidien n’aurait jamais imprimée, je crois, même au conditionnel, il y a seulement un an.

26 mars. — Passage à l’heure d’été. Ce n’est pas seulement qu’on perd une heure. Tout la journée en semble accélérée. On a une impression bizarre de se précipiter à travers le matin, de dévorer l’après-midi. J’ai écouté comme toutes les semaines le club des ronchons du dimanche matin puis les décraqués. Ces émissions paraissaient défiler beaucoup plus vite que d’ordinaire. Sentiment louche qu’on ne perd pas une heure, mais qu’on perd la journée.

14 avril. — Vendredi saint. Je suis à Paris parce que Christian Rosset veut me faire enregistrer des propos sur le strip en tant que forme brève pour un Surpris par la nuit. Il m’y prépare en bavardant sur tout autre chose au café pendant deux heures.
Fait étape chez Jennequin. En entrant dans l’appartement-bibliothèque où ont dormi des gens aussi divers que Roberta Gregory, Tom Hart ou Bernard Joubert, je suis saisi par une violente odeur de vieux comic books. La collection de Jennequin occupe l’une des deux pièces.

19 avril. — Une idée de cinéma. Un personnage prend place dans un train de nuit. Un homme assis en face de lui semble dormir, la tête renversée. L’arrivant observe le jeu des lumières des gares et des rues le long desquelles on file sur le visage du dormeur, ne sachant si celui-ci a des expressions de physionomie dans son sommeil ou si c’est une illusion de la lumière.
Finalement, n’y tenant plus, notre homme pose la main sur le genou de son vis-à-vis. Celui-ci glisse et s’abat. Il était mort.

20 avril. — Acheté un bonsaï et un bain d’oiseau pour mon jardin. Mais comme à chaque fois que je ne travaille pas (à peine écrit ce matin), je ressens de la tristesse et de l’abattement.

Visionné six épisodes de The Prisoner, en anglais, prêtés par Manu. C’est épatant et comme fiction et comme discours d’intervention sociale.

23 avril. — Dans le numéro du New Yorker daté du 17 avril, excellent papier d’Adam Gopnik sur un « coup » médiatique du National Geographic, la publication d’un manuscrit gnostique, L’Évangile de Judas, présenté comme une révélation à la Dan Brown censée remettre en cause les débuts du christianisme. Gopnik connaît suffisamment d'histoire des religions pour savoir que la Gnose est une variante tardive (le manuscrit date du deuxième siècle) et passablement excentrique du christianisme (une hérésie, au sens technique du terme). Il écrit : « The finding of the new Gospel, though obviously remarkable as a bit of textual history, no more challenges the basis of the Church’s faith than the discovery of a document from the nineteenth century written in Ohio and defending King George would be a challenge to the basis of the American democracy. »
D’autre part, Gopnik juge le manuscrit d’un point de vue purement littéraire et conclut ce que, grand lecteur d’écrits apocryphes chrétiens, j’ai souvent conclu moi-même : indépendamment de toute question théologique, les Évangiles canoniques sont tout simplement, dans cette abondante littérature, les plus convaincants comme œuvres. « Simply as editors, the early Church fathers did a fine job of leaving the strong stories in and the weak stories out. »

26 avril. — Ceci mériterait de figurer au dictionnaire de la bêtise :

« But remember that the Sudanese government is hanging on by its fingernails. It is deeply unpopular, and when it tried to organize demonstrations against the Danish cartoons, they were a flop. » (Nicholas D. Kristof, IHT)

Pour qu’une populace arabe refuse de participer à des émeutes anti-occidentales, il faut en effet que son gouvernement soit bien impopulaire !

Sieste auprès de mon bonsaï, après que j’ai lu pour m’endormir une histoire de Kai Lung d’Ernest Brahma. (Dans le recueil The Wallet of Kai Lung, 1900). Au réveil, je suis pris d’une sorte de berlue et mes deux chats, qui ont dormi avec moi sur la courtepointe, m’apparaissent avec des frimousses de petits lions chinois.

7 mai. — Le français. — Une journaliste de France Info dit que, dans tel film, on a rajouté numériquement un glacier à une chaîne de montagne et parle d’un « anachronisme ». Sauf à supposer que la journaliste se réfère à l’ère géologique pendant laquelle ce glacier existait, elle ignore le sens du mot anachronisme et croit qu’il désigne toute infidélité au référent, tout ce qui normalement « ne devrait pas être là ».
A la poissonnerie : « Produit fabriquer en France. » A la jardinerie : « Arroser sans ecsès. »
Mon frère Pierre orthographie « un crépis ».

13 mai. — J’aimerais faire un bouquin qui s’appellerait La Fin des image, dont le livre premier, qui reste à écrire, serait consacré à L’Aniconisme occidental et dont le livre deux, développement de mon papier sur l’affaire des caricatures danoises, serait consacré à L’Iconophobie islamique.

15 mai. — « Ceux qui aiment exagérément les animaux n’aiment pas souvent les hommes et ne peuvent presque jamais souffrir les enfants. » Georges Duhamel, Les Plaisirs et les jeux.

16 mai. — Je confie à mes collègues W. et U. la modestie de mes talents pianistiques et je dis l’importance d’avoir dans son existence une chose qu’on fait mal, pour laquelle on sait n’avoir pas de talent. Mais je crois qu’elles n’ont pas très bien compris ce que je voulais dire.

17 mai. — Printemps. — On se lève dans une lumière d’aquarium, un vert atmosphérique. Tout paraît bizarrement déformé, comme si la puissance végétale courbait le monde. Et il semble que cette force végétative soit une chose contre laquelle il faille lutter, et de laquelle nous n’aurons pas forcément raison.

19 mai. — La précaution comme indice d’un esprit malade. — Ils souffrent plus qu’ils ne croient, ceux et celles qui disent : “Je ne prendrai plus d’animal ; on a trop mal quand il meurt”, ou : “Je ne veux plus tomber amoureux, car je ne veux plus vivre de rupture.”

20 mai. — Revoilà ma vieille amie la dépression. .
Mon frère Denis téléphone et arrive à m’animer un peu en me lançant sur le sujet des palestiniens. Moi qui suis bien incapable d’éprouver de la haine envers qui que ce soit, je crois que je finirai par ressentir presque de l’aversion, non contre un peuple, mais contre la théorie d’un peuple, contre cette fabrication tardive d’un prétendu peuple palestinien, obtenu par pullulation d’un ramassis d’apatrides déplacés par la guerre de 1948, fabrication qui n’a jamais eu d’autre but que de contester la légitimité de l’Etat d’Israël.

22 mai. — J’émerge d’un sommeil réparateur, sentant contre moi les petits corps tièdes de mes compagnons à fourrures. Et puis, au lieu de la joie de renaître au monde, je sens ma conscience s’imboire de ce mélange — qui ne m’est que trop familier hélas — d’aigreur empoisonnée et d’impuissance trépidante, comme si mon cerveau avait lancé instantanément le programme de la dépression. Et avec le souvenir, me revient aussi la révélation que je ne pourrai, aujourd’hui encore, ni travailler ni même me détendre.

25 mai. — Arrivé au bout de mes cogitations sur ma propre pathologie, j’arrive à cette vérité : Il n’y a que l’amour qui permette aux êtres de découvrir qui ils sont. La plainte que j’exprime dans Pilgrim Through This Barren Land — qui est que mes parents n’ont jamais pu m’accepter pour ce que j’étais — n’est que l’expression de cette privation de moi-même, consécutive à une privation d’amour.

27 mai. — De l’importance des inadaptés. — Ce sont les malades, les malheureux, les excentriques, les disharmonieux qui font évoluer les idées et les mœurs. Les tenants de l’ordre ont beau jeu de leur faire remarquer que ce sont eux qui posent problème, que les autres sont contents de leur sort. Reste que, sans ces mal fichus, nous n’aurions ni littérature, ni art, ni probablement révolutions scientifiques, et certainement aucun réformisme social.

31 mai. — Je relis avec admiration Mimésis : La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale d’Auerbach. Est-ce parce que l’exercice pratiqué par Auerbach, l’explication de texte, apparemment le plus scolaire qui soit (il figure toujours, sous le nom de commentaire composé, à l’épreuve anticipée de français du baccalauréat général et technologique), devient, sous sa plume, à la fois le plus difficile et le plus fécond ? Est-ce parce que cette lecture me ramène à une découverte intellectuelle de mes années de formation, qui est celle des études romanes, à travers Ezra Pound (The Spirit of Romance, ABC of Reading) ? Est-ce à cause de l’importance de l’ouvrage du point de vue scientifique, autrement dit de son rendement spécifique sur le plan de la théorie ? Toujours est-il que, depuis quelques jours, je retrouve Auerbach au bout de toutes mes réflexions.

10 juin. — Le cinéma hollywoodien montre toujours la névrose sous la forme de la transformation. Le héros s’apprêtait à embrasser sa femme, mais quelque chose dans son environnement déclenche le processus morbide et il se montre soudain froid comme la glace. Autrement dit, la névrose donne au névrosé un double visage, à la façon du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde.
Rien n’est moins réaliste. Une caractéristique du névrosé est, tout au rebours, qu’il est unidimensionnel. On n’obtient jamais de lui qu’un seul type de réaction et il est incapable de dévier de sa ligne. Ce qui fait la richesse des êtres, et aussi la difficulté de vivre avec eux, est qu’ils nous présentent selon les moments différents visages, dont tous ne nous paraissent pas séduisants. Le névrosé a ceci de rassurant qu’il ne présente jamais qu’un visage.

11 juin. — Tourné avec la petite caméra de mon appareil photo, et monté avec mon ordinateur, deux minutes à peu près de film muet, avec intertitres, en huit heures, les premières images que je tourne de ma vie.

12 juin. — Je lis The Allegory of Love de C. S. Lewis.
L’allégorie telle qu’elle a été pratiquée par Lewis lui-même dans ses romans scientifiques et ses romans pour enfants est ce que j’essayais de faire, longtemps avant de découvrir l’existence de la trilogie planétaire et du cycle de Narnia, dans mes deux brouillons d’« albums » de Whitman et Ferlinghetti. J’ai toujours un fichier de noms de personnages qui pourraient tous sortir d’une version comique de l’Orlando Furioso ou de The Faerie Queene.

13 juin. — Je crois que nombre d’intellectuels se trouvent dans leur jeunesse, qu’ils en aient conscience ou non, devant le choix de rejeter ou leur famille ou leur société, et que ce qui me distingue du modèle courant est que j’ai choisi de rejeter ma famille. J’éprouve toujours un peu de mépris vis-à-vis de gens d'idées avancées, qui tiennent un discours très radical, et dont il se découvre qu’ils sont en bons termes avec leurs vieux parents.
J’ai envie d'étendre ma remarque à l'entourage et aux systèmes de pensée. A côté des anticléricaux « théoriciens » qui, comme mes amis Joubert, n'ont jamais vu un prêtre de leur vie, nombre de partisans de l'antichristianisme bouffent du curé parce qu’ils ont eu, enfants, des expériences fâcheuses avec une parente bigote, une religieuse sadique, un prêtre dégoûtant, etc. On aimerait leur dire : fâchez-vous avec la parente, la religieuse ou le prêtre, ou avec leur mémoire, mais ne jetez pas saint Augustin ou le Dante !

22 juin. — Rêvé que je lisais une page d’Erich Auerbach, titrée « Sac d’os », et dont la dernière phrase était quelque chose comme : « Car ce qu’ont de commun toutes les voix qui s’expriment à travers tant de textes et de modes narratifs si différents, c’est qu’elles émanent de sacs de parchemins, tendus sur des muscles, des tendons, des nerfs — sacs d’os. »

5 juillet. — Vingt-quatre heures à Paris. Travaillé sur la thèse avec Annie Renonciat. Un saut au musée de Cluny. Dans une petite librairie italienne, acheté le premier volume de la Commedia de Dante, l’Orlando Furioso et I Promessi Sposi de Manzoni. Dante m’enchante.

9 juillet. — Dans le train pour Angoulême, un fémelin, un homme-mère, fondant de sollicitude et d’adoration pour sa collection de moutards, un bébé et un nombre indéterminé de fillettes. Il a passé le voyage debout, à chercher divers hochets ou colifichets dans les sacs rangés sur les porte-bagages. Lunettes rondes, visage doux. Je l’ai pris d’abord pour une femme particulièrement disgraciée. Une sorte de Bernard Joubert raté.

13 juillet. — Quatre jours d’université d’été du CNBDI au château de La Pouyade. Le soir de mon arrivée, tombé à ma grande surprise sur Lewis Trondheim, qui assiste aux journées dans le public. Lewis a regardé le match de finale de la coupe du monde dans un bistrot, par dessus ma tête, pendant que je lisais un bouquin sur le New Yorker.
Trondheim voit le colloque comme une sorte d’anniversaire des vingt ans du colloque de Cerisy. Thierry Groensteen m’a dit la même chose le premier matin. Renoué aussi avec l’universitaire espagnol Antonio Altarriba, autre vétéran.
J’ai donné la conférence introductive sur les différents discours sur la bande dessinée et fait les synthèses à la fin des journées. Groensteen a conclu le cycle des conférences le quatrième jour, en parlant de l’histoire et de l’état de la critique, de sorte que la fin rejoignait le début.

15 septembre. — Lu l’excellent discours du pape Benoît XVI, prononcé le 12 sept. 06, à son ancienne université, à Regensburg, sur les rapports entre foi et raison.
J’assens sans restriction à la proposition suivante (je cite la version anglaise) :

« This inner rapprochement between Biblical faith and Greek philosophical inquiry was an event of decisive importance not only from the standpoint of the history of religions, but also from that of world history — it is an event which concerns us even today. Given this convergence, it is not surprising that Christianity, despite its origins and some significant developments in the East, finally took on its historically decisive character in Europe. We can also express this the other way around : this convergence, with the subsequent addition of the Roman heritage, created Europe and remains the foundation of what can rightly be called Europe. »

Très surpris de découvrir que le discours fait la une de l’actualité et qu’il est même à l’origine d’une réplique de l’affaire des caricatures du Prophète, les islamistes ayant isolé du contexte la citation que fait Benoît XVI d’un empereur byzantin du XIVe siècle, qui dit à son interlocuteur, un Persan instruit :

« Show me just what Mohammed brought that was new, and there you will find things only evil and inhuman, such as his command to spread by the sword the faith he preached. »

17 septembre. — Déplorable, consternant parti pris des médias occidentaux sur le discours de Regensburg, comme déjà en février, sur les caricatures danoises.
La position des journalistes repose sur deux bases.
Premièrement, un principe de culpabilité par inférence, ou d’accusation auto-vérificatrice. Le Figaro du 15 sept. écrit de façon caractéristique :

« (...) Benoît XVI a engagé le débat avec l'islam. L'affrontement, pourrait-on tout aussi bien écrire, au vu des réactions que suscitent les propos du Pape dans le monde musulman. »

La virulence des réactions fait donc présumer la violence des propos. L’intention maligne est présumée elle aussi : le discours savant d’un théologien sur le logos devient une attaque contre l’islam.
Deuxièmement, une rectitude politique qu’on a envie de qualifier d’intégriste, le seul discours considéré comme acceptable sur l’islam étant celui de « l’islam religion de tolérance », ce qui justifie l’accusation d’extrémisme portée contre un locuteur qui suscite, fût-ce involontairement, l’ire des musulmans. Ce choix par les journalistes du « politiquement correct » va jusqu’à l’aveuglement volontaire : la possibilité que les protestaires islamiques soient des agitateurs paranoïaques ou des populistes opportunistes n’est jamais examinée.
D’emblée, les journalistes ont considéré ou ont feint de considérer que le discours de Benoît XVI était incendiaire. Puis les clarifications du Saint-Siège ont été qualifiées par la presse d’excuses ou d’expressions de regrets (« le pape a déclaré regretter sincèrement ses remarques sur l’islam », France Info, 17 sept. 06, 10h), ce qui confortait un scénario journalistique simpliste — le pape aurait commis un ou plusieurs dérapages verbaux, puis il se serait excusé — au prix d’une véritable désinformation. On a d’ailleurs la nette impression, d’après leurs articles et leurs propos, que les journalistes n’ont pas lu le discours de Regensburg et qu’ils se fient aux passages cités par les agences de presse.

Retour au sommaire de l'Adamantine littéraire et populaire