L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTERAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

Extraits du journal de Harry Morgan 2005


JOURNAL 2005.  - Our Mutual Friend de Dickens. -Great Expectations de David Lean. - Trois pensées de Hayao Miyazaki. - Un couple de névrosés. - Charlotte’s Web de E. B. White. - Le Pays où l’on n’arrive jamais d’André Dhôtel. - Amélioration de l'automobile. - Battle Royal. - L'Ecole emportée d'Umezu. - Renaud Camus. - Ma grande théorie du cinéma. - Les écrits apologétiques de Chesterton.  - Le pape Benoît XVI. - L’indéfinition chez Dickens. - Une maxime de La Rochefoucauld. - The Mystery of Edwin Drood. - Les attentats de Londres. - Arthur Machen.  - Arthur Gordon Pym. - The Sorrows of Satan de Marie Corelli. - Harry Potter. - Greed de Stroheim. - Mabuse de Fritz Lang. - Quatermass and the Pit. - Mary Poppins.

4 janvier. - Dormi tard. Un vif soleil d’hiver, tamisé par mes plantes vertes, joue sur mes bibliothèques, et je suis pris d’une fichue envie de ne plus mettre les pieds hors de chez moi.
Je crois que c’est dans Our Mutual Friend que Dickens atteint son sommet satirique. D’accord avec G. K. Chesterton, je n’ai jamais trouvé très amusants le captain Cuttle et Solomon Gills (dans Dombey And Son). De tels personnages, hérités du roman comique à la Smollett, constituent des caricatures faites avec des mots, dont les illustrations de Phiz sont des traductions graphiques approximatives, caricatures animées par le romancier et qui fonctionnent comme des sortes de pantins ou, mieux, d’automates. Ceci explique leur particulière idiotie (en bons automates, ils sont condamnés à répéter leur programme), et c’est aussi ce qui les rend inquiétants et proches du fantastique (ils sont un peu cousins d’Olympia, la femme artificielle de L’Homme au sable de Hoffmann). Les équivalents du Captain Cuttle et de Solomon Gills dans Our Mutual Friend, Silas Wegg et le boutiquier Mr Venus, ont achevé leur évolution naturelle vers le fantastique. Leurs relations reposent sur le fait que le taxidermiste et marchand de squelettes Mr Venus possède dans sa boutique les os de la jambe coupée de Mr Wegg.
Toutes les caricatures de Our Mutual Friend sont d’ordre supérieur et le roman se caractérise par une sorte de libération ou de déchaînement de la verve satirique de Dickens. Des formules comme « cheeks drawn in as if he had made a great effort to retire into himself some years ago, and had got so far and had never got any farther » pour décrire Twemlow, ou « like a face in a tablespoon » pour décrire Miss Tippins, sont à la fois épiphaniques et cauchemardesques.
Même liberté dans l’action scénique.
« There was a mirror on the wall before them, and her eyes just caught him smirking in it. She gave the reflected image a look of the deepest disdain and the image received it in the glass. Next moment, they quietly eyed each other, as if they, the principals, had had no part in that expressive transaction. »
Cette pantomime concerne les Lammle, un couple d’aigrefins jouant la comédie de la félicité matrimoniale. Elle exprime avec une absolue justesse psychologique leur caractère et leurs sentiments, tout en symbolisant leur duplicité puisqu’ils s’offrent un double visage l’un à l’autre comme ils offrent un double visage au monde.

9 janvier. - Des six palmiers qui sont chez moi, quatre prospèrent, deux sont malades. Ce sont les deux qui ont reçu le moins de lumière à leurs début, alors que je ne savais pas encore qu’il faut déplacer les plantes par roulement pour leur procurer des conditions semblables. Il est curieux de constater comme cette petite inégalité de départ fait la différence entre une plante qui végète admirablement et une autre qui s’étiole. On ne peut s’empêcher d’en tirer des conclusions pessimistes sur les débuts dans la vie des êtres.

16 janvier. - Pas noté le visionnage de Great Expectations, version David Lean. Il s’agit, au plein sens du terme d’une illustration filmique du roman, chaque personnage étant réduit à sa scène et tenant des propos découpés dans les dialogues du roman. On n’a changé que la fin (Pip arrache les tentures de la maison de Miss Havisham, la rendant à la vie pour le couple qu’il formera avec Estella), et cela fait songer au film quasi-fantastique qu’un Jacques Tourneur ou qu’un Fritz Lang auraient pu tirer de Great Expectations.

21 janvier. - D’un article sur Hayao Miyazaki dans le New Yorker, je retiens trois réflexions du maître. Miyazaki note d’abord qu’il ne revoit plus ses films après qu’ils sont achevés, parce qu’il n’en voit plus que les défauts, ce qui me donne matière à réflexion, en ouvrant la possibilité que je me réconcilie non avec mes livres parus, mais précisément avec le fait que je n’arrive plus à les ouvrir. Le maître note ensuite que la vie lui a appris que les traumatismes font partie de nous, qu’ils nous constituent en bonne part et que la part qu’ils représentent est centrale. La troisième perle de sagesse de Miyazaki est qu’un auteur se répète toujours et qu’il ne doit pas chercher à échapper à ce ressassement qui, loin d’appauvrir l’œuvre, la nourrit et l’enrichit.

25 janvier. - Il tourbillonne une sorte de neige antigravifique, qui a abandonné le projet de couvrir le village et la campagne et ne pense qu’à danser. Je me disais tantôt qu’elle devait bien finir pourtant par se poser quelque part. Je la retrouve en traversant la forêt, tapissant le sous-bois.

27 janvier. - Rêvé d’Arabella. Elle me montre une grosse bête qui tient de la loutre et du tétard, dans le poil duquel on trouve, accroché à des tétins, de petites boules noires qui sont ses enfants. Arabella m’explique qu’on peut les manger, que ce n’est pas grave, et, de fait, elle en prélève un, qu’elle croque (ou qu’elle fait croquer à l’animal, ce n’est pas clair), l’important étant qu’il en reste.

30 janvier. - Dans le train, de retour d’Angoulême. Derrière moi, un type disserte sur les malades et les maladies, pendant les deux heures que dure le voyage jusqu’à Paris. Un tel : dix jours à l’hôpital, attend les résultats de son scanner. Tel autre : sérieuse alerte cardiaque, censé suivre un régime, en parle mais ne fait rien. Celui-ci : cancer du côlon. Celle-là : un grave accident, six vertèbres déplacées, porte une minerve. Le tout avec des parlures d’hôpital, des précisions sur la sémiologie, sur les traitements, sur le pronostic. La compagne du type lui donne la réplique, pas ennuyée du tout par un sujet qu’on devine favori et qui doit être limité seulement par le fait que ces gens ne peuvent pas fréquenter que des malades ou des accidentés.
En me levant, vu le duo. Il s’agit d’un couple âgé, qui visiblement n’accepte pas son âge. Il est habillé comme un jeune homme. Elle porte les cheveux longs, retenus par un serre-tête, comme une jeune femme et, avec son visage frippé, elle ressemble à une momie. On devine du coup l’enjeu névrotique de la conversation médicale : « Ils mourront tous, sauf nous, il n’y a que nous qui échapperons. »

2 février. - La création artistique repose sur la faculté de voir l’œuvre achevée, en l’extrayant pour ainsi dire du néant.

15 février. - Lu Charlotte’s Web de E. B. White. Comme une bonne partie des chefs-d’œuvre de la littérature enfantine, c’est tour à tour extrêmement drôle et extrêmement émouvant. Le message philosophique sur la mort et la naissance est dextrement délivré, et le roman est peut-être plus poignant pour un lecteur adulte que pour un lecteur enfant, car on comprend très tôt que l’araignée Charlotte va mourir.
Un adulte éprouve aussi, en arrivant vers la fin du roman, qu’il reste un point non élucidé : Charlotte est clairement un portrait de femme, mais on ne comprend pas qui est le modèle. C’est la dernière phrase qui l’explicite pour un lecteur un peu familier de la biographie du couple littéraire que furent Katharine et E. B. White.

26 février. - Lu Le Pays où l’on n’arrive jamais (1955) d’André Dhôtel. C’est très bien, avec cependant on ne sait quoi d’un peu court ou d’un peu facile. Le roman commence comme du Marcel Aymé mais ressemble dans sa deuxième moitié à un volume de la « bibliothèque verte ». Il n’est pas étonnant qu’il soit prescrit à titre de roman pour enfants par des enseignants intelligents. J’ai même un peu l’impression qu’il s’agit d’un roman pour enfants que l’éditeur a publié comme roman pour adultes, le jugeant hors de portée d’un public enfantin.
Les éléments autobiographiques sont évidents. Dhôtel est clairement un enfant de milieu populaire, qu’on a mis au travail très tôt. Il y a du reste des excentricités syntaxiques que je m’étonne qu’on ait laissé passer (imparfait du subjonctif après « il arriva »).

6 mars. - Je crois bien que je n'ai jamais noté dans ce journal mon idée géniale destinée à améliorer l'automobile : il s'agirait d'ajouter à la batterie des feux (feux de position, codes, feux de route), un feu social, d'une couleur caractéristique (dans mon idée : un feu vert). On l'allumerait pour demander le passage (« Puis-je passer ? ») et pour s'effacer (« Après vous, je vous en prie »), et plus généralement pour remercier ou pour s'excuser. (« Pardon, c'est ma faute. - Pas du tout, c'est la mienne. »)

17 mars. - Vu l'excellent Battle Royale de Kinji Fukazaku, d'après le roman de Kôshun Takami. Derrière des codes apparemment simplistes (l'intrigue adopte le truc increvable des Dix Petits Nègres et la situation de base ressemble à celle d'un jeu vidéo), le film révèle sa complexité à travers le « bon héritage » des avant-gardes en sciences sociales, depuis le sémio-structuralisme jusqu'au post-modernisme. Les conventions sociales sont décrites dans leur caractère arbitraire et les personnages sont désabusés moins parce que la vie les a malmenés que parce qu'il ne reste rien à quoi croire. Les stratégies de survie classiques (le pacifisme, l'évasion, la coopération, la défense passive, le chacun pour soi, etc.) échouent toutes parce que les dés sont pipés.
Curieusement, le propos du film rejoint celui des Invasions barbares de Denys Arcand : le maître du jeu, joué par Takeshi Kitano, choisit un suicide stoïcien et la morale du film est un haïku : au moment de ma mort, je suis heureux d'avoir eu des amis.

21 mars. - Lu L'Ecole emportée (Hyôyrû Kyôshitsu) de Kazuo Umezu. J'ai toujours eu une grande admiration pour cet auteur, assurément l'un des plus originaux du manga, par sa description de l'enfance, de la relation de couple (c'est la seule expression qui convienne) de la mère et de l'enfant, des sociétés d'enfants, et de l'affrontement par les enfants des névroses et de la violence cachées des adultes. Le fantastique n'a pas d'autre fonction que de métaphoriser cette violence. Le tout est servi par une forme elle aussi sans équivalent, un dessin pour journal de petites filles, une séquentialité basée sur la répétition à l'identique, et une description frontale de la violence, qui n'utilise pas les flots de sang du gore, qu'Umezu précède historiquement, ni même les raffinements d'horreur du genre ero-guro, à la Maruo, mais qui emprunte plutôt à l'esthétique des broadsheets : quand un corps est démembré, Umezu dessine soigneusement les membres épars.

22 mars. - On écrit souvent les livres qu’on aimerait lire. Je crois que mes fictions martiano-spirito-souterraines sont tout simplement les romans de vieille anticipation que j’ai longtemps cherchés sans jamais les trouver parce qu’ils n’existaient pas.

27 mars. - « Et Dieu dit : “Comment voulez-vous que Je croie à l’homme ? C’est Moi qui l’ai inventé.” »
(Supplément au Dictionnaire du diable, article Dieu.)

10 avril. - Un peu lu sur le site de l’écrivain Renaud Camus les archives relatives à la polémique faite il y a cinq ans au sujet d’un volume de son journal. Le navrant n’est pas l’absence de scrupules et le cynisme des détracteurs de Camus issus de la caste médiatique. C’est leur entière prévisibilité. On sait d’avance, avant d’avoir lu un mot de leurs articles dans Le Monde ou dans Libération, de quel côté se placeront, dans la controverse, Philippe Sollers, Jacques Derrida, Philippe Meirieu, ou encore Josyane Savigneau.
La posture littéraire de Renaud Camus m’agace autant qu’elle m’amuse. Je vois une sorte de dandy gidesque (gidesque non à cause de l’homosexualité, mais à cause de la manie de réfuter une position sitôt qu’elle est avancée). Si « l’affaire Camus » m’intéresse, c’est parce qu’elle révèle le poids de l’idéologie dans notre société. Cette idéologie s’appuie sur un dogme unique, souvent désigné par les expressions d’« antiracisme » ou de « droits de l’homme ». Mais ces expressions ne sont pas les bonnes car le dogme est question est en réalité négatif. Nous ne croyons à rien, sinon à la faute de l’homme blanc, attestée par les grands crimes du XXe siècle (extermination des juifs d’Europe, guerres de décolonisation). Ou si l’on préfère, nous croyons seulement que nous n’avons plus le droit de rien croire de ce qui nous définissait comme européens.
Ce dogme a contaminé toutes nos institutions, religieuses, politique, culturelles. Les institutions neuves, par exemple l’Union européenne, lui sont entièrement inféodées. (C’est ce qui explique que le projet de constitution européenne ne puisse pas plus citer le christianisme que l’héritage gréco-latin ou que les Lumières.) Mais la véritable église de ce dogme, ce sont les médias, dont les « intellectuels » font au passage office d’inquisiteurs.
Seule est admissible, dans cette nouvelle orthodoxie, l’affirmation d’une sorte de neutre culturel, baptisé « multiculturalisme ». Mais ce mot est lui aussi trompeur, car on n’est nullement devant un syncrétisme, mais seulement devant un reniement. Par conséquent, déclarer comme le fait Camus l’amour de sa culture, française et européenne, c’est se voir soupçonner d’élitisme, d’arrogance et de « racisme », parce qu’on ne peut aimer sa culture sans renier les autres, et que la seule déclaration permise est : « J’aime toutes les cultures. »

17 avril. - Ma grande théorie cinématographique est que chaque plan du cinéma mondial est relié à tous les autres et que la vision d’un film convoque constamment toute l’histoire du cinéma. Explication  : le cinéma est fondamentalement un art écartelé. C’est la succession des plans qui constitue le récit filmique, mais chaque plan est, sur le plan pictorial et sur le plan narratif, une œuvre achevée ou, si l’on préfère, un petit film autonome. Je fais l'hypothèse que cette œuvre, clandestine parce qu’aussitôt perdue dans le flux narratif, communiquerait secrètement avec toutes les autres.

18 avril. - Je ronge studieusement, depuis un an, les trois volumes d’écrits apologétiques de G. K. Chesterton. Je viens d’achever The Everlasting Man (1925). C’est souvent éblouissant, quoique parfois décousu et rambling, parfois aussi bien mince. (Les considérations sur l’homme préhistorique reposent manifestement sur un contresens. Chesterton s’en est rendu compte et, voulant se justifier dans un appendice, n’a fait que s’enferrer. Les aperçus sur l’histoire des religions sont tout aussi filandreux et l’auteur s’en justifie également dans un autre appendice.) Reste un christianisme que j’ai envie de qualifier de littéraire : la spécificité de la foi catholique, selon Chesterton, c’est qu’elle est fondée sur un récit, et il se trouve que ce récit possède les caractères du merveilleux.

19 avril. - Election à la papauté du cardinal Ratzinger, qui prend le nom de Benoît XVI. Il est à parier que le nouveau pape gardera les positions les plus conservatrices de Jean-Paul II, en ajoutant les siennes. Je ne suis pas nécessairement hostile à ses thèses jugées les plus réactionnaires, l’idée que l’Europe est une entité culturelle dont la base historique est le christianisme, l’affirmation que l’Eglise détient la vérité et que les autres religions ne disposent au mieux que d’une vérité imparfaite (il n'est pas exorbitant d'exiger d'un dogme qu'il soit soumis au principe de non-contradiction), la préférence d’une Eglise des catacombes à une Eglise plus vaste, mais constituée de gens qui croient peu ou ne croient pas. Quant aux positions doctrinales sur le contrôle des naissances, l’homosexualité, le mariage des prêtres, qui préoccupent tant mes contemporains, elles sont totalement dénuées de sens pour moi, de même d’ailleurs que les positions inverses des catholiques modernes. Je n’accorde aucun crédit à la famille en tant qu’institution.

24 avril. - Je n’ai jamais rien écrit de plus faux que : « Il n’y a que le génie qui se fane. La bêtise est éternelle. » La bêtise est précisément ce qui passe le plus vite. C’est ce qui donne l’impression de lire une chose incroyablement ancienne quand on tombe sur un roman pour enfants « éducatif » des années 1950 ou sur un hebdomadaire bien-pensant des années 1980, alors qu’on peut lire un essai de Chesterton vieux d’un siècle (je suis dans Heretics, paru en 1905), et trouver que Chesterton n’a rien perdu de son actualité.

6 mai. - Je lis dans le Herald Tribune un article sur le génocide ruandais, écrit par un juif américain, descendant de survivants du génocide nazi, et je découvre au hasard d’une phrase que l’auteur est né dans les années 1970, c’est-à-dire qu’il a une dizaine d’années de moins que moi. Les considérations génocidaires le cèdent aussitôt aux considérations chronologiques. L’auteur de l’article a sur moi ce qu’en termes de course on appellerait un handicap de dix ans dans ce grand holocauste généralisé qui est le fait de vieillir et de mourir.

7 mai. - Les personnages de Dickens sont souvent mal définis au début des romans, comme si l’auteur lui-même les connaissait mal. Dans Our Mutual Friend, les Wilfer sont présentés de façon générique comme une famille d’intrigants dickensiens, figés dans leurs blessures narcissiques, et ce n’est que peu à peu que le père, Reginald Wilfer (« The Cherub »), apparaît comme ce qu’il est : un brave type dominé par sa femme (a henpecked husband). Loin de nuire au roman, ce type d’hésitation le sert plutôt, en rendant la nature humaine dans sa complexité. Après tout, Bella Wilfer, la fille aînée, est elle-même un personnage des plus ambigus : fondamentalement bonne, elle a été déformée par les leçons de névrose maternelles. Elle est, de plus, au début du roman, dans une situation scabreuse puisqu’elle a, en somme, été vendue, pour être la femme de John Harmon, le mariage étant pour celui-ci une condition préalable lui permettant de toucher son héritage.
Mais dans Our Mutual Friend, c’est le personnage de Fledgeby qui représente le véritable tour de force, car il est décrit de façon irrémédiablement double : en société, c’est l’incarnation même du hobbledehoy, du jeune homme paralysé par la timidité, qui plonge le nez dans ses chaussures quand on lui adresse la parole ; en privé, c’est un usurier habile, exerçant par l’intermédiaire d’un prête-nom, le juif Riah, et ayant cette intelligence de l’usure, intelligence lente (de son propre aveu, Fledgeby n’a aucune vivacité d’esprit). Un moderne dirait que Fledgeby présente un problème névrotique de l’ordre de la phobie sociale (ce qui explique qu’il perde tous ses moyens dans le monde, en particulier devant les dames), mais Dickens, qui le décrit naturellement avec le matériel culturel de son temps, le présente dans sa contradiction même, c’est-à-dire d’une part comme un jeune niais (Fledgeby cherche toujours ses moustaches inexistantes sur un visage encore glabre), et d’autre part comme un jeune roué.

8 mai. - « Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui. » Cette maxime de La Rochefoucauld, je ne suis pas sûr qu’elle s’applique exactement aux lecteurs de mémoires. J’ai beau pousser les miens (Pilgrim Through This Barren Land) à la blague, ou plutôt à l’exaspération blagueuse, je vois bien que mes lecteurs trouveront là-dedans des horreurs indicibles.

13 mai. - La nouvelle de Marcel Aymé Le Temps mort (dans Derrière chez Martin, 1938) décrit avec lucidité les attentes amoureuses de l’artiste, en usant de ce procédé, favori d’Aymé, qui consiste à décrire les artistes comme s’ils étaient des paysans.
« “Tel que vous me voyez, lui dit Dédé, je cherche une affection. Pour celui qui n’a pas la chose de se faire des réflexions intimes, c’est bien simple, n’est-ce pas. Il n’a qu’à se contenter d’assouvir son idéal esthétique. Mais l’artiste ne peut pas. En amour, l’artiste voit plus loin que l’acte, et si vous lui demandez pourquoi, je vous répondrai que c’est parce qu’il a besoin d’être compris et d’être estimé dans son art. Naturellement que toutes les femmes ne peuvent pas prétendre. C’est à nous de savoir distinguer.” »

DICKENSIENS, NE LISEZ PAS CETTE ENTREE SI VOUS N’AVEZ PAS LU OUR MUTUAL FRIEND. NOUS DEFLORONS L’INTRIGUE.

14 mai. - Achevé avec perplexité Our Mutual Friend de Dickens. Le coup de théâtre de la fin - Mr Boffin a fait semblant de devenir avare et despotique pour pousser Bella à lier son destin à John Rokesmith et à se réformer moralement - paraît d’une invraisemblance totale. Je ne suis pas sûr qu’il faille supposer, comme le fait Chesterton, un revirement dickensien, qui aurait voulu initialement montrer la réforme morale de Boffin, plutôt que de Bella, en peignant un Golden Dustman pourri par l’argent puis redevenant bon et généreux. C’est la stratégie narrative de Dickens qui commande le choix romanesque. Comme le fait observer Chesterton lui-même, Dickens « was not good at describing change in anybody ». D’où précisément ces changements à vue : la réforme morale de Bella, la comédie jouée par Boffin.
Le coup de théâtre pose aussi le problème du caractère décelable ou non du ou des mystères que contient un roman. Chez Dickens, il y a une différence tranchée entre les mystères livrés en pâture au lecteur et les coups de théâtre. Secret fait pour être percé, dans Bleak House, le fait que lady Dedlock soit la mère d’Esther. Coup de théâtre, dans Martin Chuzzlewit, le fait que le vieux Martin soit le deus ex machina ou, dans Great Expectations, le fait que le bienfaiteur de Pip soit le forçat. (Dickens use d’une magistale misdirection en faisant supposer que c’est Miss Havisham.) C’est précisément parce que les coups de théâtre sont totalement imprévisibles chez Dickens (ils retournent le roman cul par dessus tête) qu’ils prennent un caractère fantastique.
Les lecteurs de Our Mutual Friend en livraisons mensuelles ont confondu les deux catégories de secrets dickensiens. Devinant très tôt que John Rokesmith n’était autre que John Harmon, l’héritier prétendument noyé, ils ont supposé que Dickens avait insuffisamment caché son jeu. Le romancier s’est fendu, dans l’édition en volume, d’une postface dans laquelle il proteste qu’il n’a aucunement cherché à dissimuler cette identité, que le lecteur est au contraire censé deviner, et Dickens met en balance ce secret de polichinelle avec l’autre secret du roman, celui de l’attitude des Boffin, qui est, quant à lui, indécelable, alors même qu’il structure tout le roman.

Our Mutual Friend illustre bien ce que j’appelais, à propos de Bleak House, le sérialisme. Noyades : celle du présumé John Harmon, qui lance la situation de départ du roman, celle de Gaffer Hexam, la quasi noyade de « Rogue » Riderhood, la quasi noyade d’Eugene Wrayburn, attaqué par le maître d’école Bradley Headstone, la noyade finale de Headstone et de « rogue » Riderhood, qui le fait chanter. Mariages : celui de John Rokesmith/Harmon et de Bella Wilfer, celui d’Eugene Wrayburn et de Lizzie Hexam, celui, prévisible, de la couturière des poupées et du jeune Sloppy. Agressions : la tentative de meurtre d’Eugene Wrayburn par Bradley Headstone, la raclée vengeresse administrée à l’usurier Fledgeby par l’aventurier ruiné Mr Lammle.

DICKENSIENS ATTENTION ! LISEZ D’ABORD LE MYSTERE D’EDWIN DROOD, AVANT DE LIRE CI-DESSOUS NOS NOTES ET NOTRE TENTATIVE DE CONTINUATION

6 juillet. - Lu The Mystery of Edwin Drood de Dickens. Je constate avec stupéfaction que l’universitaire auteur des notes dans mon édition postule la mort de Drood, sur la base des témoignages habituellement invoqués - de l’ami et biographe de Dickens, Forster, des deux illustrateurs Collins et Fildes, et du fils aîné de Dickens -, mais surtout d’un examen interne du texte et d’un rapprochement avec d’autres fictions victoriennes, ce qui montre à quel point la critique textuelle, avec son postulat de fictions surdéterminées par des réseaux de sens à la fois dans le texte et dans le matériau culturel de l’époque, peut s’égarer. Car enfin, si Drood était mort, il n’y aurait pas de roman : comme tout indique l’intention criminelle de Jasper dans la première partie, la deuxième partie serait consacrée seulement aux moyens de le confondre et, le roman ne réservant pas de surprise, cette seconde partie serait nécessairement très ennuyeuse. C’est ce qu’a bien vu Chesterton : « If Drood is really dead, one cannot help feeling the story ought to end where it does end, not by accident but by design. (...) If there was to be much more of anything, it must have been of anti-climax. »
La seule chose dont nous soyons certains est donc que The Mystery of Edwin Drood ne peut pas raconter tout simplement l’assassinat d’Edwin Drood par son oncle Jasper.
Quels sont les éléments qui indiquent la culpabilité de Jasper ? (J’englobe ici toutes les indications fournies par le romancier, que ce soient des indices au sens policier ou des procédés littéraires comme le soupçon qu’entretient un autre personnage.)
1. La mégère de la fumerie d’opium cherche à faire chanter Jasper. Elle l’a entendu dans une rêverie d’opium répéter le meurtre et menacer Ned (il est le seul à appeler Edwin Drood Ned).
2. Rosa soupçonne Jasper d’avoir tué Edwin pour l’épouser elle. Datchery le soupçonne aussi, puisqu’il l’espionne.
3. L’écharpe de Jasper a pu servir à étrangler Edwin. Ceci est apparemment établi par la correspondance entre Dickens et l’illustrateur Fildes. Dickens voulait un Jasper montant ses escaliers, l’air sournois, avec l’écharpe au cou. Le dessinateur trouva cela trop révélateur. (Cette illustration ne fut jamais réalisée.)
4. L’évanouissement de Jasper quand Grewgious lui annonce qu’Edwin et Rosa avaient rompue leurs fiançailles est si suspect que Jasper éveille les soupçons de Grewgious. (Jasper a tué Edwin pour pouvoir épouser Rosa et se rend compte trop tard que son meurtre était inutile.)
5. Le fait que Jasper erre dans la cathédrale la nuit pendant que Durdles, son guide, cuve son vin fait soupçonner qu’il cherche un endroit où cacher le corps de Drood. Et il trouve la chaux vive, qui ronge les cadavres.
6. En faisant porter les soupçons sur Neville Landless, Jasper cherche à les détourner de lui-même.
Le romancier indique donc clairement que Jasper a formé le dessein de tuer Drood. Mais encore une fois, si Drood était mort, il n’y aurait plus de roman possible.
De fait, il est suggéré que Drood est vivant, d’abord par le titre du roman (il y a un mystère ! Dickens a noté aussi sur son brouillon The Flight of Edwin Drood et Edwin Drood In Hiding), ensuite par l’illustration au bas de la couverture des livraisons. On y voit, dans une sorte de crypte, un personnage muni d’un quinquet, dont la lumière tombe sur un autre personnage, qui se cache dans l’ombre et qui met la main à la poche de son manteau.
Je vois dès lors deux solutions possibles.
Première solution : innocence de Jasper. Dickens retourne son roman cul par dessus tête, comme dans Martin Chuzzlewit Great Expectations, Our Mutual Friend. Tous les indices que j’ai cités, constituent des misdirections (des « blinds » comme disent les amateurs de romans à énigme).
1. La mégère de la fumerie a entendu Jasper menacer Drood dans une rêverie d’opium. - Mais la rêverie d’opium est celle de l’enlèvement de Rosa et non celle du meurtre d’Edwin.
2. Rosa soupçonne Jasper d’avoir tué Edwin pour pouvoir l’épouser. - Mais elle se trompe.
3. L’écharpe de Jasper aurait pu servir à étrangler Edwin. - Mais Jasper ne s’en est pas servi.
4. Jasper s’évanouit quand Grewgious lui annonce que les fiançailles entre Edwin et Rosa sont rompues parce qu’il entrevoit effectivement la possibilité qu’Edwin ait eu honte et se soit enfui, et qu’il soit donc encore en vie. Les soupçons de Grewgious ne sont pas justifiés.
5. Misdirection encore le fait que Jasper explore de nuit dans la cathédrale.
6. Misdirection toujours, le fait qu’en faisant porter les soupçons sur Neville, Jasper ait l’air de vouloir se disculper.
Cependant cette solution de l’innocence de Jasper (dont, encore une fois, Dickens serait parfaitement capable) paraît peu rentable au point de vue de l’intrigue. A quoi bon faire soupçonner au lecteur que Jasper entretient de sombres desseins si c’est pour lui dire ensuite : vous avez mal interprété ? Cela ne peut entraîner de la part du lecteur que de la frustration. Peu rentable aussi au point de vue romanesque : un Jasper innocent est un personnage de peu d’intérêt. Ajouter que, chez Dickens, les amoureux éconduits sont effectivement capables de tuer. On pense au maître d’école Bradley Headstone, dans Our Mutual Friend.
Deuxième solution : intention criminelle de Jasper, mais survie de Drood. C’est cette solution la plus vraisemblable. Il faut donc tabler sur un Jasper criminel mais un criminel maladroit. Les six indices que sont l’aveu dans la fumerie d’opium, l’écharpe, etc., sont par conséquent à prendre à leur valeur faciale. De fait, l’incident de l’évanouissement de Jasper n’a véritablement de sens que si Jasper a tué ou cru tuer Drood. Dans ce type de scène, le personnage doit avoir une bonne et une mauvaise raison d’agir. Jasper a une bonne raison de s’évanouir (le soulagement à l’idée que Drood est peut-être vivant et qu’il se cache par honte). Mais si Jasper n’a pas cru tuer Drood, il n’a plus de mauvaise raison de s’évanouir (la mauvaise raison étant la révélation de l’inutilité du crime) et la scène ne sert plus à rien.
On peut faire deux hypothèses :
1. Jasper, opiomane, a tué Drood comme en rêve, en croyant réussir son crime alors qu’il l’a raté. [thèse défendue par Andrew Lang et William Archer.]
2. Jasper a trouvé Drood déjà mort, ou du moins il l’a cru mort. Il a cru alors être lui le coupable. (On peut supposer ici une sorte de dédoublement de Jasper, du fait de l’opium, comme dans The Moonstone de Collins, qui fait penser à Jasper qu’il a accompli le crime et qu’il en a perdu ensuite tout souvenir.)
Qu’aurait été la seconde partie du roman ? On ne peut ici qu’esquisser quelques grandes lignes, d’après les pistes que nous fournit le romancier.
• Cette seconde partie aurait évidemment été dominée par Crisparkle et son ami de collège Tartar, deux modèles de virilité et de décision, ainsi que par Datchery.
• Le mystère sous-jacent à la disparition d’Edwin est un mystère oriental, lié à la fumerie d’opium et à la présence de la fumerie rivale, celle du chinois. (Les deux sont mises à égalité sur l’illustration de couverture.) Autre parallélisme : la présence des deux marins : Datchery, qui enquête à Cloisterham, Tartar, qui habite Staple Inn. [Les droodiens ont relevé cet élément oriental. Howard Duffield, repris par Edmund Wilson, a imaginé une association de Jasper avec les Thugs étrangleurs. Felix Aylmer évacue la culpabilité de Jasper par une histoire de vengeance égyptienne conforme à la loi coranique.]
• Une piste à mon avis très intéressante est la suivante (qui tient compte du fait que le roman doit nécessairement redémarrer sur de nouvelles bases dans la deuxième partie) : n’est-ce pas Neville qu’on avait l’intention de tuer ? Le roman fournit deux crapules toutes prêtes. Sapsea et Honeythunder. Les Landless ont clairement été spoliés, d’abord par leur beau-père, ensuite par l’hypocrite philanthrope Honeythunder. Sapsea est agent immobilier. Il a les moyens de spolier les Landless, qui ne sont peut-être pas si landless que cela.
Si je devais finir Edwin Drood (ce qu’à Dieu ne plaise !) j’adopterais la prémisse suivante : C’est Neville qu’on visait (sombre affaire de spoliation dont le secret se décèlera dans les fumeries d’opium). C’est Drood qu’on a atteint. Jasper, dans une stupeur d’opium, a cru être responsable de cet acte et a voulu égarer les soupçons en faisant accuser un ou des inconnus. Pour ce faire, il a jeté les deux bijoux de Drood dans le déversoir. (Jasper ignorait l’existence du troisième bijou, la bague.) La révélation au lecteur et aux personnages, y compris à Jasper lui-même, qu’il n’est pas l’assassin de Drood constituerait ce renversement du roman cul par dessus tête dont Dickens a le génie.
Mon avis est que Drood s’enfuit, pour une raison quelconque. On retrouve ici le thème typiquement dickensien de la fuite. (Encore une fois, l’un des titres possibles pour Dickens était The Flight of Edwin Drood.) Le Drood qu’on retrouve à la fin est un homme transformé, ce qui correspond à un pré-projet dickensien cité par Forster : les deux enfants, Edwin et Rosebud, élévés ensemble, destinés au mariage, mais que la vie a changés.
Les recherches en vue de retrouver Drood sont naturellement un élément important de la deuxième partie du roman, et pour retrouver Drood, il faut retrouver la bague. (Est-ce cela que concerne l’affiche LOST sur l’illustration de couverture ?)
Ces éléments ne permettent cependant pas de continuer de façon positive le roman, car il est reste trop de points sur lesquels on ne peut émettre que des conjectures.
• Pourquoi Drood se cache-t-il (ou s’enfuit-il, dans mon hypothèse) ? Est-ce pour enquêter sur ses agresseurs, et dans l’intérêt d’Helena Landless, dont il est épris ? Est-ce pour échapper à son oncle, dont il connaît les intentions meurtrières ?
• Pourquoi Jasper est-il si gai le jour de la mort de Drood ? Parce qu’il a l’idée d’un crime parfait, en tuant Drood et en faisant soupçonner Neville ? Parce qu’il a provisoirement vaincu son besoin d’opium ? (Jasper déserte la fumerie pendant plusieurs mois. Il fume seulement une pipe chez lui après la visite de la crypte, au ch. 5) Est-ce au contraire parce qu’il est retombé dans l’opium ? (Mais dans ce cas il devrait trembler et avoir les yeux vitreux.)
• Quel est le cri (« a ghost of a cry ») qu’a entendu Durdles dans la cathédrale un an avant le meurtre ?
• Qu’est-ce que Durdles, qui ne figure naturellement dans le roman que pour découvrir les secrets ensevelis, doit trouver exactement en sondant les murs ? Retrouve-t-il la bague dans la chaux, ce qui relancerait le roman ? Est-ce Durdles qu’on voit sur l’illustration de couverture, découvrant Edwin Drood vivant, dans le faisceau de son quinquet ?
• Qui est Datchery ? Ce n’est certainement pas un policier. Mais il enquête. Il porte à l’évidence une perruque. Le narrateur insiste trop sur son chapeau porté à la main et ses cheveux blancs au vent pour qu’il en soit autrement. Est-ce Drood lui-même ? [Thèse de Proctor, à laquelle adhèrent Andrew Lang et William Archer.] Mais comme le fait observer Chesterton, la victime d’une tentative de meurtre ne se déguise pas pour espionner son assassin : elle le livre à la police. [Pour Paul Maury, traducteur et finisseur du roman en six chapitres (Marabout géant, 1956), Drood est déguisé en Datchery, et l’équipe des « bons », Grewgious, Crisparkle, Tartar, Neville Landless et Datchery-Drood, confond Jasper, qui a raté son coup parce que Drood est ressorti à temps de la chaux vive.] Est-ce Helena Landless (qui usait du travesti étant enfant) ? [thèse de John Cuming Walters.] Je penche quant à moi pour le théâtral Bazzard, le clerc de Mr Grewgious. Chesterton note très justement : « Notably there is one person in the story who seems as if he were meant to be something, but who hitherto has been nothing ; I mean Bazzard, Mr Grewgious’s clerk, a sulky fellow interested in theatricals, of whom an unnecessary fuss is made. »

7 juillet. - Série d’attentats de la Qaeda à Londres. Comme déjà après les attentats de New-York, je me surprends moi-même par l’intensité de ma colère et de mon abattement.
On voit poindre une situation dont on ne concevait pas naguère qu'elle fût possible, la palestinisation de l'occident, c'est-à-dire le fait que nous soyons tous dans la position des Israéliens, à la merci de fanatiques religieux, suicidaires et génocidaires.

20 juillet. - Je croyais que mon titre « Le Cinéma victorien de D. W. Griffith » était une espèce de trouvaille. Mais je trouve chez Joubert un Dover Book reprenant des articles de la revue Image où ce qualificatif est habituel, de sorte que l'expression est une clé de mon engouement pour le grand cinéaste, plus que le fil conducteur d'une pénétrante analyse.

23 juillet. - Avant-hier, nouvelle vague d'attentats islamiques à Londres, heureusement ratés (les détonateurs n'ont pas déclenché l'explosion des bombes).
On a coutume de dire que la guerre actuelle est d’abord une guerre à l’intérieur du monde islamique, dont l’enjeu est la réforme de l’islam, ou la modernisation du monde arabo-musulman. Mais la guerre révèle tout aussi bien les failles de notre propre civilisation. Nous sommes d’abord les victimes de notre abêtissement, c’est-à-dire du remplacement d’une véritable culture par un prêt-à-penser inepte, dont les bases sont premièrement l'autoflagellation, en second lieu l'angélisme et l'ouverture sans esprit critique aux croyances, aux cultures et aux civilisations étrangères, enfin, la recherche d'un pathétique mièvre qui entraîne un relativisme moral radical, chacun n'étant plus jugé qu'à l'aune de ses souffrances. Pour parler sans ambages, nous sommes déjà largement orientalisés, sinon islamisés, et cet orient intérieur nous rend vulnérable face aux attaques.
Une chose étonnante est l’absolue tranquilité d’esprit de cette classe moyenne orientalisée. Elle a totalement intégré la pensée victimaire, s’admire d’être du côté des faibles et des opprimés et n’a pas du tout conscience des composantes xénophobes de son anti-sionisme ou de son anti-américanisme. Elle ignore du reste que les positions qu’elle adopte sont des options politiques et idéologiques - discutables par définition -, parce qu’elle croit se placer sur un plan supérieur et presque transcendant, qui est celui des grands principes. Un bien-pensant qu’on attaque sur son antisémitisme ou son adulation de régimes corrompus du sud réagit avec une espèce d’incrédulité, convaincu qu’il incarne le Bien et que l’attaque ne peut être que malveillante.

30 juillet. - Je n’avais lu d’Arthur Machen que Le Grand Dieu Pan, dans la traduction de Paul-Jean Toulet. Je parcours avec curiosité deux volumes de ses œuvres. The Red Hand annonce un peu Chesterton, mais un Chesterton sans le christianisme, où les coïncidences ne sont ni paradoxales ni providentielles. The Horror est dans la veine d’un roman-catastrophe de Wells, mais les moyens romanesques de Machen sont plus modestes que ceux de Wells.
C’est quand il traite son sujet du satanisme et de la persistance des êtres du paganisme et de la féerie que Machen est à son meilleur. The White People est une chose très étrange, très envoûtante, tout comme Le Grand Dieu Pan, quoique dans cette prose poétique, Machen se montre en-deçà d’un Walter de la Mare. Du côté du merveilleux chrétien, la longue nouvelle (ou le très court roman) The Great Return, sur le retour du Graal, est un texte étonnant et profondément remuant si l’on est un peu ritualiste.
De ce que j’ai lu, c’est A Fragment of Life que je préfère, une chose très finement observée en ce qui concerne le monde réel et la médiocrité banlieusarde d’un jeune couple, très touchante dans la description de la femme, très convaincante en ce qui concerne l’aspiration au rêve.

5 août. - Lu l’étonnant Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket de Poe. Ce texte mixte, fait de couches successives au programme narratif inconciliable, à la fois histoire horrifique à la Blackwood’s Magazine, pot-boiler maritime, récit de voyage et voyage extraordinaire, est littérairement à la fois le comble de l’impudence (Poe, manifestement ignorant en matière de navigation, recopie des manuels ; ses aperçus sur les mers du sud sont repris de relations de voyages) et le comble de la sincérité : la fin est un voyage dans un autre monde, où les lois de la physique sont modifiées (l’eau est faite de cordes de couleurs différentes), et une allégorie, qui est peut-être une allégorie raciste ou racialiste. (Poe décrit apparemment au pôle sud un « sud » tropical qui a été le lieu de l’affrontement de deux races antédiluviennes, la blanche et la noire.) L’écriture est bâclée et le texte rempli de contradictions. La chose surprenante est que tout cela soit strictement le programme d’un Jules Verne, aussi bien le didactisme des relations de voyage que le côté fantastique et allégorique des visions polaires. Verne a d’ailleurs continué Pym dans Le Sphinx des glaces, et fort bien. Poe use d’une misdirection en faisant soupçonner au lecteur un volcan (nuée, lueur rougeoyante, cendres blanches), alors que c’est vraisemblablement une ouverture polaire qu’il a en tête, conformément aux théories du captain Symmes, avec maelström et aurore boréale. Verne n’a que faire d’un volcan (il en a déjà placé un au pôle nord dans Hatteras) et il opte pour un phénomène magnétique. Le sphinx des glaces, dont l’origine n’est pas révélée, est un gigantesque aimant. Pas d’ouverture polaire, par contre, chez Verne, mais, de fait, Verne avait déjà continué le Pym, longtemps avant Le sphinx des glaces, dans Voyage au centre de la terre.

11 août. - Pour un essai : Les Maladies de la littérature.
Je lis The Sorrows of Satan de Marie Corelli. Elle mériterait bien de figurer dans mon essai, car elle révèle un désir pathologique de se venger de la profession littéraire et de censurer son époque en lui lançant l’accusation de dépravation. En ce sens (la présence d’un programme caché qui vient contaminer le roman et le détruire de l’intérieur) Corelli me semble bien la fondatrice du best-seller.
Corelli fait partie de ceux que Nietzsche appelle « les mauvais écrivains nécessaires ». (« Il faudra toujours qu’il y ait de mauvais écrivains, car ils répondent au goût des générations non développées, non mûries. » Humain, trop humain, I, 201.)

18 août. - Lu le sixième Harry Potter. C’est décidément de plus en plus mal bâti. L’intrigue repose d’un bout à l’autre du volume sur le fait que tous les personnages sont complètement bouchés. Cela souffre aussi terriblement du dialogue de l’auteur avec son fan-club, amenant des choix qui, romanesquement, s’avèrent désastreux. Le fait que je m’ennuie beaucoup pendant les cent premières pages me révèle de plus que le cycle n’est intéressant que comme school story. Ce qui est amusant est la description de la vie de l’école et des cours de sorcellerie. Mais précisément, il n’y a pas, dans ce volume, d’événement particulier accordé au calendrier scolaire, et le cadre académique paraît par conséquent artificiel. Du coup, le roman manque de structure. Rowling est la plus faible dans ses tentatives philosophiques, écrites visiblement à destination des parents et des éducateurs. Elle est à son meilleur dans les scènes de comédie et les scènes d’action. La fin est, comme toujours, très enlevée.

14 octobre. - Revu Greed de Stroheim dans une version complétée par des photos de plateau et des intertitres retrouvés. Les éléments en or (la cage de l’oiseau, la dent géante de l’enseigne, le bridge de Trina, etc.) sont dorés par colorisation, comme dans la légendaire copie coloriée au pochoir sur les instructions de Stroheim. Le film ainsi reconstitué - qui est plutôt une sorte de blueprint et ne peut avoir d’intérêt que pour des spectateurs connaissant bien la version courante - ramène bizarrement le naturalisme de Stroheim vers Dickens, à cause des deux intrigues supplémentaires du couple de vieux voisins de palier et du couple que forment l’affreux usurier et la femme de ménage mexicaine (qui, soit dit en passant, est, filmiquement, un personnage très fort). L’explication naturaliste par l’hérédité chargée de MacTeague est moins appuyée dans les cartons de cette version longue, ce qui est heureux, car cette explication parasitait le discours proprement filmique, qui est, quant à lui, plutôt d’ordre psychanalytique. Prennent toute leur valeur, dès lors, le symbolisme appuyé des trains quand MacTeague conquiert Trina, ou encore l’explication de l’avarice de la frigide Trina à la fois comme dérivatif à une union charnelle qui lui fait horreur et comme attachement à un substitut symbolique de sa virginité perdue : l’or.
C’est par l’audace du traitement que Greed est un chef-d’œuvre. Les plans montrant Trina terrifiée par les baisers de MacTeague, le loustic Marcus renonçant « noblement » à Trina en pleurnichant d’émotion devant sa propre grandeur d’âme, MacTeague assis à côté de Trina sur le collecteur d’égout et faisant sa cour en jouant « Plus près de toi mon Dieu » sur un minuscule acordéon, MacTeague jubilant sous des trombes de pluie parce qu’il comprend que Trina sera sienne, Trina dans son lit de jeune fille, couverte de son immense chevelure, et murmurant « Je ne veux pas... », nous indiquent ce qu’aurait pu être un cinéma qui se fût donné d’emblée la liberté du roman.

30 octobre. - Revu Mabuse der Spieler de Fritz Lang. Toutes mes préventions contre la période muette de Lang (incohérence des scénarios, esthétisme) tombent ici. Thea von Harbou est à l’aise dans le récit feuilletonesque, qui s’accommode de son désordre d’idées et d’intentions. Et sur le plan formel, ce Mabuse est un sommet de l’esthétique langienne, dont le génie se révèle essentiellement au niveau du plan, dans la composition et dans le réglage de chaque image. Dans Die Nibelungen et Metropolis, Lang se perdra dans le hiératisme et le monumental. A la fin de la période muette, Frau im Mond ne contiendra plus que des traces de ce génie de dessinateur.

23 novembre. - Revu Quatermass and the Pit, version Hammer, réalisé par Roy Ward Baker, qui n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre. Les mouvements de caméra rendent à merveille l’atmosphère de claustrophobie et de confusion de l’exploration du « pit ». Le rythme endiablé du film parvient à le faire passer d’une histoire de science-fiction classique (la découverte d’un vaisseau extraterrestre fossile dans un chantier du métro) à une révélation historico-gnostique combinant évolutionnisme et métapsychique, qui débouche à son tour sur un thriller métaphysique à la Charles Williams. Rien de tout cela n’a le sens commun, mais c’est sans importance, d’abord parce que la succession des images impose sa propre logique, ensuite parce que c’est l’idée qui compte dans le récit scientifique, et que cette idée fonctionne comme un bloc de sens. C’est précisément pourquoi le régime de la révélation de ce qui est caché est d’un si bon profit, le spectateur admettant très bien qu’on lui dévoile successivement qu’on est devant des martiens, puis qu’ils sont à l’origine de l’homme, enfin qu’ils sont à l’origine du mal, et ne voyant ni obscurité ni contradiction dans ces éléments. De même, ces révélations n’ont guère besoin d’être illustrées. Si l’on excepte l’apocalypse finale, dictée par la loi du grand spectacle, on se contente de quelques crânes fossiles, d’une sorte d’obus géant, et de grandes sauterelles mortes, et je crois qu’on s’en contenterait jusqu’au bout s’il n’y avait pas les scènes d’émeute et de destruction de la fin, sans que le film perde en pouvoir de fascination.


21 décembre
. - Lu Mary Poppins de P. L. Travers, dont le principal intérêt est son réalisme : la gouvernante féérique n'est pas une mère de substitution, mais bien une employée : elle est revêche et elle prévient d'emblée que sa présence est temporaire. Revu ensuite le film de Disney, une chose accablante et vaguement inquiétante, qui remplace la fantasy par une agitation maniaque, et qui plaque sur le récit une morale absurde et roublarde : Mary Poppins intervient pour enseigner aux Banks que c'est aux parents de s'occuper de leurs enfants et non à des « emplois de service », et, accessoirement, que les papas doivent jouer avec les enfants et faire une place à leur goût puéril du merveilleux, vraisemblablement en leur achetant des produits Disney.


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