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Extraits du journal de Harry Morgan 2001

JOURNAL 2001. The Man Who Knew Too Much de Hitchcock. - Indiscreet de Stanley Donen. - Armadale de Collins. - Treasure Island de Stevenson. - Le corpus Lancelot-Graal et le structuralisme. - Martin Chuzzlewit de Dickens. - La revue Esprit. - Sémiologie du 11 septembre. - L'idéologie des équipements collectifs. - Le français sur France 2.

26 janvier. — Revu The Man Who Knew Too Much de Hitchcock, deuxième version. Quoique ce ne soit pas un très bon film, il est infiniment supérieur à la première version. Hitchcock a décrit dans ses entretiens avec Truffaut ses progrès dans la mise en scène de l'attentat à l'Albert Hall. Le suspense commande que le spectateur sache exactement quand le coup de feu va partir. D'où la préparation du spectateur par la triple audition du passage clé au phonographe, et les images célèbres : le joueur de cymbales qui s'apprête, Doris Day qui défaille dans la coulisse, la caméra qui suit les portées de musique, etc. Mais si la scène fonctionne, c'est pour une bien meilleure raison : la musique entière est traitée comme un paysage, où le spectateur se reconnaît peu à peu. On sent bien à quel moment on s'achemine vers les mesures fatidiques, parce que le paysage sonore coïncide de mieux en mieux avec elles : les chœurs qui chantent pianissimo sont l'équivalent d'une vallée, le crescendo de l'orchestre d'une ascension qui mène vers la cime du coup de cymbales.

Maints détails témoignent de l'importance qu'Hitchcock apportait à la clarté ou à la lisibilité de l'intrigue. (Il s'agit ici de problèmes de script et non de cinématographie à proprement parler.) Si, au marché de Marrakech, Stewart et Day ont une longue conversation sur les maladies des clientes de Stewart, qui ont payé leurs vacances au Maroc et paieront les nouvelles peintures de la maison, c'est afin d'évacuer le soupçon du spectateur que Stewart pourrait bien être après tout un agent secret. Mais la comparaison avec Fritz Lang, autre obsédé de la lisibilité, est à l'avantage de ce dernier, car, dans les films de Lang, la compréhension est instantanée. Un plan, un mot, un geste suffisent à rendre claire une situation, voire un renversement de situation.

Je note une fois de plus que, davantage que le suspense, c'est le malaise que cherche à filmer Hitchcock. Toutes les scènes sont en réalité des moments pénibles : James Stewart embarrasse Doris Day devant leurs amis au restaurant marocain, car il veut aller casser la figure à Daniel Gélin ; il mange salement et se fait gronder par le maître d'hôtel ; Stewart et Day sont gênés dans leur recherche d'Ambrose Chapel, parce que leur suite à l'hôtel est envahie par les camarades de bohème de Day, devant qui il faut faire bonne figure ; tout le monde est mal à l'aise pendant l'office dans la chapelle, Stewart et Day parce qu'ils ne sont pas à leur place, puis parce qu'ils reconnaissent dans le pasteur et dans l'organiste les ravisseurs de leur fils, Brenda de Banzie parce qu'elle essaie d'attirer l'attention de l'officiant sur leur présence sans que les fidèles ne le remarquent, Bernard Miles parce qu'il doit expédier le culte et chasser sa congrégation. Même la scène finale à l'ambassade, où Day chante pour que son petit garçon kidnappé manifeste sa présence, est traitée comme un moment embarrassant, car elle braille une chansonnette idiote, Que Sera Sera, au grand étonnement des diplomates et de leurs épouses.

C'est, une fois de plus, la part d'ombre de Hitchcock qui fait l'intérêt du film. Les Américains en vacances (Stewart, Day et leur fils) sont à la fois ridicules et peu sympathiques. Le traitement du personnage de Doris Day révèle la mysogynie du réalisateur, qu'on sent irrité par cette blonde aux bonnes joues : des traits comme son abandon d'une carrière lyrique pour l'existence d'une petite bourgeoise américaine, ou sa crise d'hystérie quand elle comprend que son petit garçon a été enlevé, nous la feraient presque détester.

Toujours dans la part d'ombre, on décèle un complexe de classe du grand metteur en scène hollywoodien : il semble qu'en nous emmenant « chez lui » (dans le Londres populaire qui est celui de sa jeunesse), il ait éprouvé une secrète et amère satisfaction à nous faire constater à quel point le salon maternel est miteux, ses sœurs et ses cousines mal fagotées.

27 janvier. — Je lis dans un volume de la collection de CD Great Pianists of the 20th Century : « Bien que son répertoire s'étendit d'Addinsell à Szymanowski... Il était en revanche plus inhabituel qu'un pianiste français s'intéressa, dès les années cinquante, à Prokofiev ». Il n'y a guère de doute que le subjonctif soit condamné à plus ou moins brève échéance. On le confondra avec le passé simple lorsque la consonnance sera la même (s'étendit au lieu de s'étendît, s'intéressa au lieu de s'intéressât, après bien que, quoique), on lui substituera l'indicatif lorsque la consonnance sera différente. Mes étudiants disent déjà sans trop d'arrière-pensées : « Je suis venu bien que je suis malade. »

8 avril. — Vu Indiscreet, de Stanley Donen, sans intérêt autre que la diction de Cary Grant, qui a l'air d'avoir trop de dents dans la bouche et d'en découvrir sans cesse de nouvelles, et les mimiques de lapine émotive d'Ingrid Bergman.

9 mai. — Armadale de Wilkie Collins a langui sur ma table de chevet tout l'hiver. Je le finis ce soir avec enthousiasme. Miss Gwilt, l'empoisonneuse, est un personnage d'autant plus intriguant qu'il ne doit pas à des modèles préalables (alors que des traîtres comme sir Percival et son ami le count Fosco dans The Woman in White, aussi réussis qu'ils soient, prolongent clairement les traîtres du roman gothique à la Ann Radcliffe).

Je cherche à quoi je reconnais en Wilkie Collins un frère de plume. La parenté de ses personnages atteints de nervosisme avec les miens est évidente. Evidente aussi la nature mythopoétique de ses romans. Ma Reine du ciel repose sur la découverte dans une crypte du corps intact d'une jeune femme, mon Saint-Ours est bâti sur le fait que les trois personnages principaux sont le même homme à différents âges. La femme en blanc, dans le roman de Collins, est pratiquement une apparition. Armadale est bâti sur le fait qu'il y a deux Alan Armadale, qui sont chacun « le vrai ».

Armadale n'est que la mise en intrigue de cette prémice du double. Dans la logique de la littérature victorienne, la question qui se pose est patrimoniale : auquel des deux Armadale revient la fortune familiale ? Il se trouve que les deux Armadale se rencontrent et deviennent les meilleurs amis du monde, que le second Armadale ne convoite point la fortune du premier et qu'il continue à cacher sa véritable identité, en restant pour le monde Ozyas Midwinter. Mais Miss Gwilt découvre le secret et veut mettre à profit sa découverte en épousant le second Alan de façon à devenir Mrs. Alan Armadale pour l'état-civil, puis en tuant le premier, et en faisant croire que c'est celui-là qu'elle a épousé, de façon à recueillir sa fortune. Midwinter a l'intuition que sa rencontre avec l'autre Armadale annonce un malheur et il a même en songe la préscience de Miss Gwilt et de la menace qu'elle représente.

Tout cela est fort invraisemblable : la cascade d'impostures et de trahisons qui fait qu'il y a deux Alan Armadale, le fait que les deux se rencontrent et se lient, le plan de Miss Gwilt pour exploiter cette ubiquité d'Alan Armadale, et la vision prémonitoire de Midwinter. L'auteur est alors obligé d'expliquer que les invraisemblances ne sont qu'apparentes et qu'on voit des choses plus étonnantes dans la vie réelle. Mais ces dénégations portent à faux, car l'invraisemblance découle non de telle ou telle coïncidence miraculeuse ou de telle ou telle péripétie extraordinaire*, mais du projet romanesque lui-même, c'est-à-dire de l'idée de ces deux hommes partageant un unique état-civil - idée qui est proprement une idée de littérature fantastique et qui, pour un Victorien, apparaît sacrilège, impie et abominable.

* Un scénario comme celui d'Oliver Twist de Dickens est, somme toute, bien plus invraisemblable. Oliver échappe une première fois aux voleurs et, par hasard, c'est Mr. Brownlow, un ami de son père, qui le recueille. Les voleurs reprennent Oliver et l'utilisent pour cambrioler une demeure campagnarde et il se trouve cette fois que c'est la demeure de sa tante, Rose Maylie. Mais ces coïncidences ne choquent pas le lecteur car ces événements sont lus à travers le prisme du réalisme, inhérent au projet consistant à décrire des voleurs.

2 juin. — Lu Treasure Island de Stevenson, dont je ne possédais, enfant, qu'une version abrégée que je ne suis pas sûr d'avoir finie. Il est instructif de repérer dans ce texte qui est constamment d'une écriture merveilleusement tenue, et dans cette intrigue réglée comme une horloge, les traits qui sont proprement ceux du génie. Le roman finit sur ce passage : « ... and the worst dreams that ever I have are when I hear the surf booming about [Treasure Island's] coasts, or start upright in bed, with the sharp voice of Captain Flint still ringing in my ears : "Pieces of eight ! pieces of eight !" » Par le biais de cette association ou de cette confusion (Captain Flint est à la fois le perroquet de Long John Silver et le pirate mort qui a enterré le trésor et dont l'ombre plane sur le roman), cette épiphanie finale nous ramène en un lieu et un temps précis sur l'île, et par cela même à toutes ses terreurs.

Egalement admirable, au début du roman, le fait que le narrateur, qui vient de perdre son père, fonde en larme à la mort de l'affreux Billy Bones. « It is a curious thing to understand, for I had certainly never liked the man, though of late I had begun to pity him, but as soon as I saw that he was dead, I burst into a flood of tears. It was the second death I had known, and the sorrow of the first was still fresh in my heart. »

4 juin. — Je lis la préface du premier volume de ce que Lagarde et Michard appellent le corpus Lancelot-Graal mais que ses éditeurs de la Pléiade ont titré plus simplement Le Livre du Graal. Il est remarquable qu'on retrouve tous les poncifs du post-structuralisme jusque dans la prose de ces braves médiévistes.

• Le passage du Conte du Graal où Chrétien de Troyes annonce qu'il sème la graine du roman qui commence nous vaut cette analyse : « Ecriture, lecture, réécriture : tout lecteur de son roman deviendra l'auteur potentiel d'une réécriture...  » Cette idée de la lecture comme origine de nouvelles versions du récit renvoie clairement à l'opposition barthésienne du lisible et du scriptible (le scriptible étant précisément la littérature que le lecteur fabrique autant qu'il la lit).

• La thèse d'une tradition occulte du Graal est battue en brèche, mais elle est remplacée par l'idée d'une contamination générale des différentes versions médiévales du récit, qui évoque irrésistiblement l'intertextualité de Kristeva.

• Plus loin, le préfacier note ceci : « L'une des caractéristiques de la littérature médiévale est de présenter dans le cadre de la fiction qu'elle instaure une explication de son origine puis de son élaboration. » Et voici l'auto-référentialité, l'œuvre qui ne parle que d'elle-même ou qui n'est que le récit de sa propre élaboration, si appréciée des structuralistes !

Le plus curieux est que les concepts invoqués ne modifient en rien le fond. Les idées du sémio-structuralisme ne sont même pas fausses. Les romanciers du moyen âge continuent, modifient, réordonnent, refondent les romans qui les précèdent. On peut y voir du scriptible ou au contraire le comble du lisible - du récit linéaire fait pour être consommé -, on peut y déceler de l'intertextualité ou inversement une généalogie claire qui est le contraire de l'intertextualité. Les œuvres parlent de leur propre élaboration (Merlin fait appel à un scribe pour noter les événements dont il est le témoin). On peut y voir de l'auto-référentialité, une fiction qui se dénonce comme telle et proclame son caractère factice (« Cela donne à son écriture un statut tout aussi fictif que les événements romanesques racontés », écrit le préfacier), ou bien le comble de l'illusion romanesque, puisque le récit-cadre prolonge la fiction jusque dans le monde réel (si le livre que nous lisons existe, c'est parce que Merlin a fait appel à un scribe). On trouve d'ailleurs la même contradiction chez Barthes. Tout procédé servant à naturaliser le récit (du type manuscrit trouvé dans un tiroir) est éminemment suspect aux yeux de Barthes ; pourtant Barthes aime que dans Sarrasine le récit se donne explicitement pour récit (le narrateur raconte l'histoire du sculpteur Sarrasine à une dame), sans se rendre compte apparemment que le principe du récit-cadre est lui aussi un procédé de naturalisation.

24 juillet. — Je suis aux deux tiers de Martin Chuzzlewit de Dickens, commencé en octobre. Je ne lis pas vite.

Ainsi parle Miss Codgers, un bas bleu américain (ch. XXXIV) :

« To be presented to a Pogram by a Hominy, indeed, a thrilling moment is it in its impressiveness on what we call our feelings. But why we call them so, or why impressed they are, or if impressed they are at all, or if at all we are, or if there really is, oh gasping one ! a Pogram or a Hominy, or any active principle to which we give those titles, is a topic, Spirit searching, light abandoned, much too vast to enter on, at this unlooked-for crisis ! »

Miss Toppit prend la relève :

« Mind and matter glide swift into the vortex of immensity. Howls the sublime, and softly sleeps the calm Ideal, in the whispering chambers of Imagination. To hear it, sweet it is. But then, outlaughs the stern philosopher, and saith to the Grotesque, "What ho ! arrest for me that Agency. Go bring it here !" and so the vision fadeth ! »

Sous le pastiche du transcendentalisme, on reconnaît très clairement le discours de la bêtise, qui est de tous les temps. Ces passages ne sont pas très différents de la prose de la Kristeva des années 1970. Le pastiche dickensien et la prose de Kristeva relèvent d'ailleurs du même procédé. Pour obtenir l'effet d'un discours décousu, Dickens a visiblement injecté telles quelles des expressions trouvées dans un texte-source. C'est ce que fait Kristeva, et ce que font tous les idiots savants, pour pédantifier.

Ch. XXXI, une bulle de bande dessinée, dans le texte. Tom Pinch, chassé par son maître, revoit la salle d'étude où il a formé tant d'apprentis.

« There were portraits of him on the walls, with all his weak points monstrously portrayed. Diabolical sentiments, foreign to his character, were represented as issuing from his mouth in fat balloons. »

27 juillet. — J'achève Martin Chuzzlewit. Robertson Davies note dans Voices from the Attic que la bonne façon de lire Dickens est de le jouer dans sa tête, comme une pièce, et même qu'il faut prendre des acteurs. C'est ma foi tout à fait juste. J'ai imaginé George Sanders dans le rôle de l'escroc Montague Tigg et Sidney Greenstreet dans celui du docteur, son complice. Les deux collaient si bien que c'en était par moments ahurissant, je retrouvais des répliques que j'ai entendues dans les films des intéressés.

La fin du roman est un peu alourdie par la nécessité de réunir tous les fils et tous les personnages (les cousins éloignés du vieux Chuzzlewit, qui se disputaient chez Pecksniff au début du roman, les voisins du jeune Martin dans la colonie américaine, etc.). Il me semble aussi que Dickens se laisse un peu aller dans les descriptions larmoyantes du bonheur des êtres simples, construites sur un modèle paratactique (« Well ! she washed up the breakfast cups, chatting away the whole time and telling Tom all sorts of anecdotes about the brass-and-copper founder... and brushed Tom's Hat, etc. », ch. 39, « and when they came back, which they did by-and-bye, she looked more beautiful, and Tom more good and true (if that were possible) than ever, etc. », ch. 53) ou sur le mode interrogatif (et est-ce que le jeune Martin n'a pas embrassé Mary et est-ce qu'elle n'a pas rougi) ou dubitatif (et il n'est pas possible que Tom Pinch ait fait ceci et il n'est sûrement pas possible que sa sœur aie répondu cela).

3 août. — A propos des exercices du jeune Fifi au boulier chinois, Pierre Gras fait la réflexion que les enfants veulent tout faire à leur façon et sont peu sensibles à l'argument suivant lequel des générations nombreuses ont adopté une méthode canonique et qu'il est peu probable qu'ils en trouvent du premier coup une meilleure.

Il me semble que beaucoup d'éducateurs pourraient faire leur profit d'une telle réflexion. Il n'y a pas grand sens à donner, sous prétexte de respect de l'enfant, l'impression à un bambin qu'il est à même de refaire le monde à son usage, tant bien que mal, en tâtonnant.

27 août. — Acheté la revue Esprit, que je ne lis jamais, pour prendre connaissance du « Manifeste pour une économie humaine » de Jacques Généreux. Il s'agit d'une dénonciation, dans des termes d'ailleurs fort modérés, du scientisme à l'œuvre dans les prétendues « sciences économiques » (le formalisme mathématique au service d'un projet idéologique), qui n'est pas très différent du scientisme à l'œuvre dans les études littéraires, que je dénonce dans mon bouquin sur les littératures dessinées.

Comme, en feuilletant la revue, je trouve différents passages, sur la bêtise et l'arrogance des médias ou des éducateurs, sur les nullités littéraires à la mode, qui semblent la transcription de propos que j'ai tenus à ma femme, j'ai l'impression d'être raccommodé avec le monde. Il est bien agréable de pouvoir lire quelque chose qui vient de paraître avec autre chose que des ricanements ou des haussements d'épaules. Je n'ai pas du tout vocation à prêcher dans le désert et, à force de tonner contre la bêtise ambiante, j'ai l'impression de devenir paranoïaque ou de radoter. Je n'ai donc plus qu'à m'abonner à Esprit.

14 septembre. — N'en déplaise aux Trissotins de la sémiologie et aux Diafoirus de la psychologie, je suis très douloureusement affecté par les événements aux Etats-Unis, alors que je n'ai pas vu une image de télévision depuis le premier jour, c'est-à-dire depuis mardi soir (nous sommes à vendredi). C'est la réalité, c'est-à-dire l'horreur de l'agression, qui est traumatisante et non les images, c'est-à-dire la médiatisation de cette même réalité.

D'autre part, je n'ai pu me défendre de la vilaine pensée que si certains universitaires parlaient tant des images, c'est parce qu'à elles se bornait leur connaissance de l'événement. Ils sont, comme le bon peuple, restés vissés devant les écrans de télévision. Les implications politico-stratégiques de l'événement leur échappant totalement, ils se sont contentés de théoriser leur propre consommation télévisuelle, ce qui suffisait à les faire repasser, au moins à leurs propres yeux, dans le camp des « sachants ». Voilà un nouveau trait de la sottise prétentieuse de certains pseudo-intellectuels : il suffit d'évoquer une sorte de recul théorique par rapport à ses réactions de téléspectateur pour paraître infiniment plus intelligent qu'un quidam qui se contenterait de « réagir aux images ».

14 novembre. — « Tu es parti avec mes ciseaux, avec mon escabeau, avec ma table à repasser ; c'est toi qui a pris ma poêle ; tu me ramèneras ma lampe de poche, à l'occasion », me dit maman. J'ai cru longtemps qu'il y avait là une sorte d'appel au secours, lorsque, décidément, elle ne retrouvait pas un objet. Mais, à la réflexion, la chose est plutôt à ranger avec les affabulations. Le soupçon lui vient que j'ai dû « emprunter » un ustensile quelconque, sans qu'elle l'ait beaucoup cherché, à mon avis.

Pas de production humaine qui ne soit sous-tendue par une idéologie. Pour moi, contrairement aux structuralistes qui lisent l'idéologie dans les biens de consommation courante (l'idéologie du paquet de biscuits industriels ?), c'est dans les équipements publics et les organisations que je la distingue, parce que leurs dysfonctionnements servent de révélateur. Les mauvaises places, dans les trains français, celles qu'on vend en dernier, sont celles où l'on a un voyageur en vis-à-vis. La malheureuse qui était en face de moi, dans le TGV de Paris à Angoulême, était encore plus timide que moi (je crois que nos timidités s'exaspéraient) et elle a passé le voyage cachée derrière le rideau, prétextant de petites siestes. On peut se demander pourquoi toutes les places des trains ne sont pas à la queue-leu-leu. Nul doute que les designers et les concepteurs travaillant pour la SNCF n'aient imaginé des « coins conversation » où les voyageurs étaient censés fraterniser, conformément à tous les poncifs de la « nouvelle convivialité ». Il a échappé à ces esprits scintillants qu'un siège d'une voiture de chemin de fer n'est pas un lieu public. Il suffit d'observer deux minutes les voyageurs d'un train pour constater que leur premier souci est de recréer une certaine intimité. C'est précisément ce qui rend si fascinante l'expédition vers les toilettes ou la voiture-bar : on survole alors les voyageurs qui ont recréé autour d'eux la bulle d'un micro-domicile. Il existe des lieux de convivialité dans les trains - la voiture-bar est un bon exemple -, mais la place du voyageur n'en fait pas partie.

La place de la gare, à Strasbourg, est également riche d'enseignements. On a creusé une piscine, qu'on a baptisée la galerie à l'en-verre, on l'a fermée par une verrière, qui remplace le sol de la place et sur laquelle on ne peut marcher, les voyageurs devant emprunter d'étroites passerelles. Au fond du trou, trois fois rien, un snack, un bonhomme qui vend trois vieux bouquins, toujours les mêmes. Les voyageurs qui ont rangé leur voiture au parking de la gare et qui veulent prendre leur train doivent passer par le no man's land, un souterrain de béton, coupé par une voie servant à la dépose des voyageurs, où mûrissent toutes les urines et toutes les ordures, que les drogués et les prostitués des deux sexes estiment à juste titre au-dessous d'eux, mais qui peut à la rigueur servir à un vol avec violence, à un viol rapide. Le voyageur est toujours un peu surpris de se retrouver là, et ne pense pas forcément qu'il faut traverser cette sorte de tunnel d'autoroute pour accéder à la gare. De l'autre côté du no man's land, il faut se lancer dans des escaliers qui ne sont pas éclairés, mais qui sont séparés par des parois de verre sombre - je ne m'y aventure qu'en tendant le bras, pour ne pas risquer de m'y casser le nez. On arrive tant bien que mal sur la place. On franchit les fameuses passerelles et on entre dans la gare. Dans l'autre sens, de la gare vers le parking, l'affaire est plus délicate. On se perd beaucoup dans la galerie à l'en-verre. Quand on arrive au no man's land, on a beaucoup de mal à repérer l'entrée du parking, cachée par des rampes et des murets.

Si l'on s'égare, en somme, c'est dans les ratés d'une idéologie navrante, d'un discours inepte. Il fallait dynamiser la place de la gare (apparemment, il fallait surtout dynamiser le dessous de la place de la gare, peut-être pour développer l'activité économique des taupes et des lombrics, ce prolétariat souterrain). Il fallait être inventif, faire fi des conventions et se montrer plein de fantaisie - libertaire, en un mot -, d'où la galerie à l'en-verre et l'idée de remplacer la place par un plafond de verre. Une place sur laquelle les gens déambulent, c'est d'un manque d'imagination...

15 novembre. — « La faim est un ennemi sur lequel ils doivent compter » (Journal télé de France 2). On peut compter sur un ami, on ne peut pas compter sur un ennemi : il faut : « avec lequel il faut compter. »

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