LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTERAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

Extraits du journal de Harry Morgan 2000

JOURNAL 2000. La supériorité morale des femmes. - Foolish Wives de Stroheim. - Kept in the Dark de Trollope. - Une science de rien. - la Pistis Sophia. - Le conventionnalisme comme indice de l'échec petit-bourgeois. - Pudeur de chat. - La gauche cachemire. - Le pianiste Jorge Bolet. - Gao Xingjian. - Mumia Abu-Jamal.- Vivisection humaine et animale. 

14 janvier. - Une des idées auxquelles je tiens un peu (et qu'on peut juger très victorienne) est la supériorité morale des femmes. Contre-exemples : Margaret Thatcher, Elena Caucescu, Milena Marcovic, la femme de Slobodan Milosevic, Edith Cresson, ex-commissaire européen, ex-premier ministre français. Les Chiliennes ont toujours voté pour la dictature en plus grande proportion que les Chiliens.

30 janvier. - Vu Foolish Wives de Stroheim sur la vidéo, cassette prêtée par Pierre Gras. Reprenant la série de photos de plateau dans Stroheim : A Pictorial Record of His Nine Films de Weinberg, pensé d'abord qu'il manquait beaucoup au film. A la réflexion, il ne manque pas tant que cela. Le viol de la fille idiote et muette de Ventucci et l'assassinat de Karamzin par Ventucci n'ont jamais été filmés.


Exposition consacrée au rat au musée zoologique. On sort de là ratophile et ratophone et enflammé pour la ratinité.


On préfèrerait de beaucoup que l'œuvre du cinéaste martyr existât. Les choses étant ce qu'elles sont, on se contente des fragments survivants de ses neuf films, qu'on complète en contemplant les photos de plateau dans le livre de Weinberg ; on traque les apparitions de Stroheim dans les films des autres (toutes les scènes avec Von Rauffenstein dans La Grande illusion sont du pur et du très grand Stroheim) ; puis on voit les films auxquels il a ou aurait collaboré, ou qui portent sa patte (l'obscur Downstairs contient quelque chose de lui) ; et, pour finir, on reconstruit dans sa tête ses films jamais tournés, à partir de leur scénario romancé (Paprika, Poto-Poto, ou l'extraordinaire Les Feux de la Saint-Jean).

3 février. - Exposition consacrée au rat au musée zoologique, endroit dont la poésie augmente à chaque fois que je le visite. On sort de là ratophile et ratophone et enflammé pour la ratinité.

6 février. - Fin de semaine à Paris. Nous avons visité le musée d'Orsay, une exposition sur Jules-Etienne Marey, et le panthéon (sic).

Au musée d'Orsay. J'ai été sensible à l'importance des coins de tableaux (par exemple une poule piégée dans la lumière). Pour peindre de telles choses, il faut connaître la photographie, il faut avoir regardé les coins des photographies. Même remarque pour les yeux des statues, munis d'une petite languette qui figure le reflet dans la prunelle : on ne peut avoir une telle idée que si l'on a vérifié sur des photos de quelle façon apparaît un œil vu de loin.

Le réalisme d'Ingres et l'impressionnisme ne sont ni plus ni moins conventionnels. Mais c'est le point de vue qui change. Ingres croit à la permanence, à la continuité du monde et à la supériorité du sens de la vue, les impressionnistes croient à l'instant (ils cadrent comme un photographe qui prend un instantané), au caractère fragmentaire de l'expérience et à la synesthésie (le complexe spatio-acoustique, les mouvements, les odeurs) ; ce sont des peintres de la migraine.

Un procédé du cinéma dans la peinture : ne montrer que l'ombre de la Croix sur le sol (Gérôme, Consumatum Est, 1867). Un procédé littéraire : la Nuit qui tombe comme la pluie (même tableau).

Il était bien émouvant, à l'exposition Marey, de voir bouger le chat-qui-retombe-toujours-sur-ses-pattes (qu'on a repiqué en film), le cheval au trot, le mulet qui prend un tournant, etc.

Soupé chez les Gras et fait les librairies. Nini m'a fait très plaisir en me dégottant une poupée de Tetsuwan Atomu.

Nini aime toutes les chambres d'hôtel et je crois qu'elle laisse un peu de son cœur dans chacune.

25 février. - Quatre jours chez les Joubert.

Les soirées étaient consacrées au piano. Mais je n'avais rien emmené et j'avais le plus grand mal à déchiffrer les partitions de Joubert, parce que le lutrin était placé trop loin pour moi.

En chemin, lu Kept in the Dark de Trollope. Cecilia Holt n'ose avouer à son fiancé qu'elle a rompu ses fiançailles avec le traître du roman, Francis Geraldine, parce que Mr. Western a lui-même été jilted et qu'elle aurait l'air, en endossant le rôle de la fiancée qui change d'avis, de lui rappeler l'affront subi, ou, comme elle le dit elle-même, de se moquer de lui. Le motif, irrationnel en apparence, est d'une grande justesse psychologique et préfigure la littérature de l'inconscient.

Elégant jeu de miroirs. 1. La femme qui a rejeté Mr. Western a épousé peu après le cousin de Francis Geraldine ; le cousin réussit donc ce que Francis Geraldine va rater dans le roman. 2. Le mariage projeté entre Francis Geraldine et Miss Altifiorla inverse l'abandon, puisque c'est Francis, cette fois, qui rompt. 3. La querelle entre Francis Geraldine et Francesca Altifiorla éclate pour des raisons inverses de celle entre Cecilia et Mr. Western : Cecilia a eu le tort de se taire, Miss Altifiorla a eu celui de parler, c'est-à-dire d'ébruiter les fiançailles et de se couvrir de ridicule.

25 mars. - Deux idées de demi-sommeil inspirées par mon déboulonnage des bases de la sémiologie. Peut-on arriver littéralement à une science du rien ? Un système parfaitement construit qui ne s'applique à rien ? Autre idée : tout est science, une science du particulier. David Copperfield n'est pas un roman, c'est un ouvrage scientifique ; mieux : c'est une science. Ce n'est pas l'enregistrement d'un phénomène qui serait l'homme Copperfield (imaginaire ou réel, transcription ou non de l'homme Dickens), ce n'est pas l'application d'une science de l'écriture, c'est la mise au point d'une science qui serait son propre objet, qui serait elle-même. La science David Copperfield dont l'énonciation est David Copperfield.

15 avril. - « L'abbé tient à merveille que cette découverte eût été faite à deux jours de la fête de la dormition de la Vierge. Mais, pratique, il a soumis la belle miraculée à quelques examens. » (La Reine du Ciel.) Si j'en crois Grevisse, au chapitre de la concordance des temps, le plus-que-parfait du subjonctif correspond à : « on dit que la découverte avait été faite à deux jours... » Je vois pourtant une nuance entre « que la découverte ait été faite » et « que la découverte eût été faite », où le fait lui-même est envisagé dans la pensée. Syntaxe affective, peut-être. Si la phrase n'est pas exactement fausse, elle est insolite. Je trouve pourtant : « Que le roi des rois eût été traité comme un vulgaire criminel, qu'il fût moqué (...), un tel récit anéantit (...) l'esthétique de la séparation des styles. » (Erich Auerbach, Mimésis, traduction Cornélius Heim.)

15 mai. - Toujours dans les [Principes des littératures dessinées]. Je suis enfin sorti de mes chapitres sémiologiques, mais c'est pour plonger dans l'affreux marécage de la campagne anti-comics des années 1950.

Relisant les dénonciations des bandes dessinées par les éducateurs français des années 1950 et 1960, je me fais cette réflexion, qu'on peut trouver très « catholique », qu'il n'y a pas de cause qui tienne quand le discours est celui de la haine. Le SIDA, les déchets nucléaires, les sectes apocalyptiques représentent des dangers réels (ils tuent des gens), mais ceux qui luttent contre ces dangers n'ont pas recours à une rhétorique haineuse. Celui qui emploie une telle rhétorique est un apologiste de la haine avant d'être le militant d'une cause quelconque.

24 mai. - Installé à Morgan Hall, refait à neuf. Réveillé le piano dans une pièce sonore, à cause des murs nus, qui faisait espérer une musique aussi propre que les peintures.

28 août. - Week-end à Paris. Exposition sur l'art copte à l'institut du monde arabe. J'étais bien ému en voyant la Pistis Sophia, le codex askewenius, à quoi j'ai consacré plusieurs années de ma vie.

11 septembre. - Le conventionnalisme (la théorie selon laquelle il n'y a en art que des poncifs), caractéristique du courant sémio-structuraliste, met en lumière le philistinisme de ses tenants ; il est l'expression de la pathétique incapacité de la petite bourgeoisie à comprendre la nature même du projet artistique. Il y a entre les artistes et les literati une vieille connivence blagueuse et le jeu consiste précisément à s'écarter des canons, à la grande joie des cognoscenti, alors que le bourgeois n'y voit que du feu. Les trios de Corto, Thibaud et Casals, dont on a vendu des centaines de milliers d'exemplaires dans les années 1920 et 1930, sont en réalité une sorte de jam session faite par des musiciens classiques. Reverie de Dante Gabriel Rosseti est un proto-Picasso, car les masses du personnage, bras, visage, poignet, main, cuisse, coiffure, sont distribuées arbitrairement. Le western de John Ford My Darling Clementine s'intéresse davantage à la messe du dimanche matin à Tombstone qu'à la fusillade d'OK Corral. A chaque fois que l'on réentend ou que l'on revoit de telles œuvres, on se demande par quel miracle elles ont pu être acceptées à leur époque et l'on soupçonne des artistes révolutionnaires, ayant à cœur de saper les bases mêmes de leur société. - Puis l'on se rend compte que cet affranchissement est ce qu'on attend de grands artistes, que ce sont des chefs-d'œuvre précisément à cause de leur inexplicable liberté.

24 septembre. - Pudeur de chat. - mon vieux Moir suit le soleil sur le parquet pour réchauffer sa vieille fourrure et ses vieux os. Mais quand j'entre et que je le découvre entre deux pieds de la table, il prend un air affairé et renifle de ci de là, comme pour me dire : « Tu vois, je ne chôme pas ; j'inspectais, pour voir s'il n'y aurait pas une souris par ici... »

10 octobre. - Une partie de la gauche cachemire a, sous prétexte de défense des droits de l'homme, procédé à un systématique et très nietzschéen renversement de toutes les valeurs. On entend sur les ondes la présidente de l'association de soutien au peuple irakien (qui ressemble beaucoup à une association de soutien à Saddam Hussein) s'indigner qu'aucune compagnie aérienne n'ait voulu transporter son groupe à Bagdad, à cause du blocus économique. Je n'exagère pas tellement, dans mon dernier roman, avec ma Commission d'amnistie et mon Bureau international de recours des assassins, tortionnaires et meurtriers de masse. France-Culture consacre pendant quinze jours toutes ses émissions au monde de la prison. Même mon complice Manuel Hirtz, si modéré d'habitude, trouvait ce soir qu'on y allait y peu fort. Les vrais victimes, n'est-ce pas, ce sont les prisonniers. Pas un mot sur les maladroits qui ont été tués, violés, passés à tabac, escroqués, cambriolés, etc. par ces gens délicieux ; ils n'avaient qu'à faire attention. Cela devient idiot, à la fin. Qu'est-ce qu'on dirait si France-Culture consacrait 15 jours aux victimes des condamnés de droit commun ? Tout le monde crierait au discours sécuritaire.

12 octobre. - Un grand pianiste comme Jorge Bolet arrive à déplacer la musique comme s'il la portait sur un plateau.

On peut écouter un concert en creux : la salle telle qu'elle est révélée par le son du piano.

13 octobre. - Le prix Nobel de littérature va à Gao Xingjian, écrivain sino-français. J'ai toujours trouvé grotesque cette manie du jury Nobel de récompenser des écrivains régionaux ayant à peine publié. Cette fois, peut-être parce que le lauréat a abondamment publié, justement, et qu'il vit en France, je me dis que le prix a au moins l'intérêt d'apprendre au public qu'un écrivain est quelqu'un dont le nom est connu de quelques centaines de personnes et qui vit dans une tour à Bagnolet.

2 octobre. - Après-midi Mumia Abu-Jamal à France-Culture. Une cause certainement fort honorable - l'abolition de la peine de mort aux Etats-Unis - amène une partie de l'opinion française à épouser, sans s'en rendre compte apparemment, les thèses extrémistes de racistes noirs réclamant la libération d'Abu-Jamal, condamné pour le meurtre d'un flic, et qui a adopté à son procès une stratégie de rupture, en basant son système de défense sur le fait que, militant noir, il n'a pas à répondre de ses actes face à une justice blanche. Je n'ai pas encore compris si mes compatriotes sont idiots ou de mauvaise foi : les commentateurs français relèvent avec une surprise peinée que toute la gauche américaine, et jusqu'à la classe moyenne noire, est convaincue de la culpabilité d'Abu-Jamal. Cette unanimité est troublante, les intéressés ayant a priori une meilleure connaissance du dossier que des étrangers. Mais, au lieu de se demander si par hasard l'affaire ne serait pas moins simple qu'on ne la fait en France, les commentateurs français en concluent que tous les Américains sont racistes - y compris les jurés noirs, embourgeoisés probablement, qui ont condamné Abu-Jamal !

Quant à l'anti-américanisme de certains militants des droits de l'homme, il laisse pantois. S'ils étaient proférés à l'encontre d'arabes, de juifs, de gitans, certains propos qu'on entend dans les meetings et les manifestations relèveraient des tribunaux correctionnels.

14 décembre. - Sur Arte, émission sur la torture des animaux (Sois bête et tais-toi par Arnauld Miguet). Les habituelles images de chiens et de chats martyrisés par leurs maîtres et qui ne sont qu'une plaie (un chat mis au micro-onde pendant cinq minutes !), d'animaux de zoos devenus fous de solitude et d'ennui - de ces éléphants, de ces singes animés une journée durant de balancements stéréotypés, ou de ce grand singe couché sur le sol en béton de sa cage, qui vomit, mange son vomi et recommence éternellement -, mais aussi de vivisection, de chasse au renard, de ces poulets ou de ces veaux en batterie qui ne peuvent tenir debout si on les extrait de leur exo-squelette de métal, de centaines de moutons morts étouffés dans des conteneurs, dans le port de Bari. On nous annonce l'interdiction des poulets en batterie dans l'Union européenne (en 2012 !). Mais personne ne parle de fermer les zoos, de d'interdire la vivisection, de mettre fin aux transports d'animaux. Et encore l'émission est-elle filmée en Angleterre, où il existe une police des animaux, et où les maîtres brutaux sont condamnés, où les activistes pénètrent dans les laboratoires de vivisection. On n'ose penser à ce que si passe dans les autres pays !

Le plateau était rempli de directeurs de recherche au CNRS ou à l'INRA et de vétérinaires du jardin des plantes, qui parlaient avec suffisance de l'importance de leurs recherches, signalaient les dangers de l'anthropomorphisme et ridiculisaient les normes européennes (les lapins, c'est bien connu, préfèrent les cages étroites) et les alternatives généreuses (faire courir un lion derrière un bout de viande pour lui faire prendre de l'exercice, comme on fait dans les parcs animaliers en Angleterre, c'est anti-naturel, et l'animal, paresseux comme tous les chats, aimerait bien mieux recevoir sa pitance dans sa cage).

Pour achever de nous rassurer, les vivisectionnistes précisent qu'ils se fixent leurs propres règles et que les animaux d'expérience coûtent cher, ce qui suffirait à empêcher les dérives. Quand on connaît la mentalité universitaire, la mégalomanie galopante, les blessures d'amour-propre inguérissables, la croyance paranoïaque dans sa propre infaillibilité, l'arrivisme et l'absence complète de scrupules, ce type de propos ne peut que nourrir les plus vives inquiétudes.

On dit toujours que ce que les nazis ont fait subir à leurs victimes, on ne l'aurait infligé à aucun animal. Il y a peut-être là une hyperbole (les camps nazis comme mal absolu, indicible, que par définition aucun être vivant n'aurait jamais subi), ou tout simplement un souci de ne pas trivialiser la solution finale. Reste que c'est une belle ânerie. Le modèle industriel du génocide est évidemment le modèle industriel de l'exploitation des protéines animales. Les camps de la mort sont littéralement des abattoirs à humains. Les convois de déportés sont très exactement des transports d'animaux, où l'on arrive plus mort que vif, ou seulement assez vivant pour pouvoir être abattu. Les fameuses expériences des médecins nazis sont des expériences de vivisection humaine, ce qui signifie qu'on a infligé à des êtres humains très exactement et de propos délibéré ce qu'on infligeait aux animaux, le Untermensch ayant nécessairement rang d'animal.

Je vois un dernier parallèle entre vivisection humaine et vivisection animale : la torture et l'assassinat industriel, des gens comme des bêtes, se passent derrière de hauts murs. Ce le secret est le mieux dissimulé de tous.

 

 

Retour au sommaire de l'Adamantine littéraire et populaire