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Annales de la littérature d'aventures - Département des romans aériens

Capitaine Danrit - L'Invasion noire, 1895-6


L'Invasion noire, surtitrée La Guerre au 20e siècle, raconte en quatre livres et sur un peu plus de 1200 pages l'invasion de l'Europe par l'islamisme, le Sultan turc Abd-ul-M'hamed, assisté de son fils Omar, ayant convaincu tout ce que la Terre compte de musulmans de faire le jihad. La horde massacre intégralement les blancs en Afrique et au proche-orient, puis ravage l'Europe en remontant la vallée du Danube, et ne s'arrête que devant Paris, où les troupes noires sont exterminées par les gaz de combat. Une partie des parisiens périra aussi, les vents ayant repoussé les gaz sur la ville.

L'histoire est racontée du point de vue de deux officiers français, capturés par les islamistes en Afrique, et qui doivent la vie au fait qu'Omar, le fils du sultan, est un ancien de Saint-Cyr. Les Français seront libérés à Constantinople et se distingueront dans la défense de la France.

Des sortes de soucoupes volantes, qui sont en réalité des ballons couverts d'aluminium, jouent un rôle important dans le roman. Le premier est le Tzar, un prototype, qui sera capturé par un interprète félon, Saladin, qui le livrera aux islamistes après avoir massacré l'équipage. Lorsque les deux Français rentreront chez eux, ils découvriront que ces ballons sont devenus d'usage courant. Ils repartiront à bord d'un ballon géant, le Vengeur, pour chercher le Tzar et se venger de l'interprète félon. Dans la fin du roman, un troisième ballon, bizarrement baptisé le Vélo, servira aux officiers à rester en communication avec le Sultan et son fils, pour qui ils ont gardé leur estime.

Ecrit en 1895 et 1896, le roman est une légère anticipation. Une note permet de comprendre qu'on est vingt ans en avant et l'action est donc contemporaine, dans le monde réel, de la Grande Guerre. L'auteur a procédé à quelques adaptations pour tenir compte de son décalage. La reine Victoria est morte et c'est le Prince de Galles qui règne. Il est question mystérieusement du pont qui mène du palais de l'Elysée aux Invalides. (Le pont Alexandre-III, construit pour l'exposition de 1900.) Il existe un tunnel entre le Maroc et Gibraltar.

L'Invasion noire est assez mal écrite, par un Danrit encore peu en possession de son métier. Dans la partie africaine de l'ouvrage, l'exploitation encyclopédique des récits de voyageurs, à la Jules Verne, est pesante, maladroite et souvent confuse. Tout au long du livre, les considérations stratégiques (ces listes interminables de statistiques sur les forces en présence !) alourdissent terriblement un roman dont on se demande à qui il est destiné au juste - il n'est certainement pas pour la jeunesse, car les officiers coloniaux qu'on nous décrit ont une vie sentimentale rien moins qu'édifiante !

Le roman est le plus réussi dans les scènes d'action, même si l'auteur, cédant à ses penchants, tend à en faire une succession d'éventrations et de découpages de gens en petits morceaux.

L'intrigue de Danrit est mal bâtie : il y a deux traîtres, un anarchiste anglais qui donne un super-explosif au jihad et Saladin, l'interprète félon voleur du Tzar, qui est un juif marocain. On tue le renégat anglais au livre 2, en gardant Saladin pour la fin du livre 3. Un autre juif horrible intervient au livre 4. Il veut tuer le Sultan, dont la tête est mise à prix par les Français, non sans lui avoir extorqué au préalable l'indépendance de la Judée pour le compte des sionistes.

Toujours dans les défauts romanesques, le héros français, de Melval, a des peines de c?ur pour des raisons très peu vraisemblables : le traître Saladin a découpé la suscription d'une lettre que la fiancée de Melval lui a confiée, et il fait croire à Melval que la lettre lui est destinée à lui, Saladin, et que sa fiancée l'a trahi, ce que de Melval accepte aussitôt. Du coup, de Melval cède aux charmes d'une petite arabe qui l'idolâtre, mais qui se fera tuer avant le retour en Europe.

Enfin, le contact maintenu par nos officiers avec le fils du Sultan, leur camarade d'école militaire, et avec le Sultan lui-même, leur ennemi, dépasse toutes les bornes du vraisemblable et il a échappé apparemment à l'auteur que ses deux héros, qu'il présente naturellement comme l'incarnation de toutes les vertus militaires, se rendent tout simplement coupables de haute trahison !

Danrit lit les journaux, dont il dit passablement de mal dans son roman (très mauvaise influence sur les masses, surtout en temps de guerre !) et est très « de son temps », parfait représentant du bouillon de culture idéologique de la Belle-Epoque. Danrit est confiant, entre autres, dans le socialisme (il cite l'économiste de la coopération, Charles Gide), la construction européenne (la guerre finit par l'édification d'une Europe unie, subdivisée simplement entre confédération gréco-latine, confédération germanique et confédération slave), la technocratie (la guerre amène à voter les pleins pouvoirs à un maréchal - tiens ! - descendant de Jeanne d'Arc, qui s'entoure d'un état-major de militaires et de savants), l'armée comme colonne vertébrale de la nation, la colonisation, avenir du pays. Quelles que soient les idées qu'il expose, Danrit est toujours très agité et véhément.

L'Invasion noire est raciste, xénophobe et belliqueuse à souhait, mais la gradation des détestations de l'auteur réserve quelques surprises.

L'auteur n'aime pas les noirs ni les arabes et le soupçon prend le lecteur qu'il n'a décrit sur 800 pages les forfaits épouvantables des arabo-musulmans que pour le plaisir d'en écrire 400 autres où lesdits arabo-musulmans sont massacrés par tous les moyens imaginables, soldats automates plantés sur le front, incendie du Rhin à l'aide de naphte, électrification des rails de chemin de fer, automitrailleuses blindées et, pour finir, les gaz de combat.

Mais Danrit aime encore moins les juifs et il est très clair tout au long du roman qu'il a très mal pris l'affaire Dreyfus. Le traître Saladin, qui est une abominable canaille, ne suffit pas à Danrit à exprimer tout le mal qu'il pense des juifs. L'ouvrage est donc rempli par dessus le marché d'allusions aux « sans patrie » (dans l'esprit de l'auteur, une espèce de sous-prolétariat anarchisant), qui se laisseront soudoyer par le jihad à la première occasion, et dont un bon spécimen est proposé dans une vignette, mettant en scène l'autre traître juif, celui qui veut racheter la Palestine au Sultan avant de l'assassiner.

Cependant, ceux que Danrit exècre par dessus tout, ce sont les Anglais. (Et, de fait, le premier traître qui apparaisse chronologiquement est anglais.) Prêts à tous les mauvais coups et à toutes les bassesses, les Britanniques ont armé les arabo-musulmans, par simple goût du lucre. Ils se tiennent lâchement à l'écart de la guerre qui dévaste l'Europe. Par contre ils reconquièrent Constantinople, sur l'arrière-garde de l'invasion noire, engluée en Europe. L'Angleterre sera punie à la fin du roman en étant démantelée, purement et simplement, et distribuée entre un royaume Celte comprenant Irlande, Ecosse et pays de Galles et une Petite Bretagne, sous un roi danois ! Il est difficile de pousser plus loin le délire anti-anglais.

Danrit a par contre une très grande estime pour les Russes. Malheureusement, ils sont, dans le roman, occupés par un autre péril, le péril jaune, et ne peuvent guère venir en aide à l'Europe ! Péril jaune, guerre contre l'Angleterre, on voit que L'Invasion noire contient en germe les deux autres « invasions » qu'écrira Danrit : L'Invasion jaune et La Guerre fatale (contre l'Angleterre).

Curieusement, tout colonialiste qu'il est, Danrit ne se fait guère d'illusions sur l'aventure coloniale. Il fait dire à Omar, fils du Sultan, qu'elle s'est accompagnée d'un cortège de malheurs et d'exactions, qu'on a transmis aux colonisés les vices des Européens, enfin que les Européens se seraient révoltés eux aussi si on les avait répartis comme du bétail entre des puissances étrangères. Seulement, l'auteur se hâte de faire répondre par son personnage d'officier français que les Français, eux, colonisent proprement et sans cruautés inutiles ! Quand la colonisation française est mal faite, par exemple en Algérie, où on exploite l'indigène de façon éhontée, c'est à cause d'une administration incompétente. Mais un gouvernement militaire efficace réparera les dégâts.

 

*

 

Naturellement, le principal défaut de L'Invasion noire est l'absurdité de sa prémice - l'union sacrée des arabo-musulmans -, absurdité d'autant plus frappante que l'auteur passe sans cesse de sa conjecture à une description réaliste de la situation africaine au moment où il écrit. Danrit est d'ailleurs correctement renseigné sur l'islam de son temps, en dépit de quelques hésitations orthographiques. Cela ne l'empêche nullement de faire se réconcilier arabes et noirs, chiites et sunnites, wahabites et Turcs, sur le dos des Européens.

Le thème romanesque d'un jihad planétaire ne peut qu'exciter la curiosité d'un lecteur du début du 21e siècle et, de fait, on peut lister les éléments apparemment « prémonitoires » du roman. 1. une guerre sainte contre l'Occident est lancée par un fanatique charismatique ; 2. un terroriste s'introduit à bord d'un aéronef, tue l'équipage et en prend les commandes ; 3. les islamistes utilisent l'arme du suicide (torpilles humaines coulant des bateaux ennemis) ; 4. les islamistes utilisent des armes de destruction massive (expédition de cadavres sur l'ennemi pour propager la peste et le choléra). Mais une telle liste de « coïncidences » n'a guère de signification. C'est bien une invasion militaire que décrit Danrit, ce qui l'amène, stratégiquement parlant, à deux absurdités :

1. les islamistes ont la faculté de s'organiser de façon spontanée, et peuvent, en dépit de l'absence de toute administration (ils n'utilisent pas le papier !), équiper, entraîner, faire manœuvrer et ravitailler une armée de plusieurs millions d'hommes ; il est vrai qu'arrivés en Europe, et ayant mangé leurs chevaux, ils deviennent tous anthropophages !

2. Les islamistes peuvent vaincre, en dépit de leur infériorité technique et organisationnelle, grâce au simple effet de masse et à deux caractéristiques de la mentalité musulmane : le fatalisme et le fanatisme.

L'Invasion noire relève du roman scientifique. Elle contient, comme on l'a vu, des machines volantes, qui ressemblent à des soucoupes volantes - et qui sont citées dans la littérature ufologique -, mais qui sont des aérostats métalliques. (On peut noter p. 550 l'expression de « pirate de l'air », dont c'est certainement une des premières occurrences, à propos du traître Saladin qui a volé le Tzar.) La machine volante existe d'abord à l'état de prototype, mais, dans la seconde moitié de l'ouvrage, l'engin est devenu banal.

On note en second lieu une grande inventivité dans les moyens de destruction, la guerre accélérant, on le sait, les découvertes : explosif extrapolé, arme chimique et bactériologique.

Enfin, on trouve à travers le roman entier un climat de prouesses technologiques et d'inventions mirobolantes : un téléphonographe à miroir télescopique permettant de voir son interlocuteur, des véhicules électriques en forme de cygnes ou de barques, un ancêtre du bélinographe, etc.

 

Harry Morgan

 

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