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EXTRAIT DES
TRANSACTIONS
DU BUREAU IMPÉRIAL DES CHATS

Nouvelle Exégèse des lieux communs


L'immolation par le feu. Le jeudi 13 octobre 2011, une malheureuse professeur de mathématiques se suicidait dans la cour d'un lycée de Béziers, en enflammant l'essence dont elle s'était aspergée. Pour les médias, le suicide d'un salarié sur le lieu de son travail a valeur de manifeste sur la dureté du métier qu'il exerce, et suscite des analyses alambiquées sur le « malaise », réel ou supposé, de telle ou telle catégorie professionnelle. Cependant la pratique auto-sacrificielle de l'immolation, renouvelée de celle des bonzes qui protestaient contre la guerre du Vietnam, relève d'une ontologie victimaire plus pure et, si elle constitue un point de départ adéquat pour une révolution arabe, qui renverse un dictateur pour instaurer la charia, sous les applaudissements des médias occidentaux, elle ne convient pas à un enseignant, dont le capital victimaire est des plus maigres. Il ne manquerait plus, par dessus le marché, que le corps enseignant déclenchât une révolution conservatrice, et réclamât qu'on se remît à transmettre des savoirs, au lieu de se contenter de prêcher la bonne parole antiraciste.
Il fallut donc dénier à l'acte de la désespérée, non le qualificatif, mais le label, la certification, de l'immolation par le feu. Dans l'ensemble de la presse écrite (papier et Toile), la photo représentant le préau tragique comporta, depuis le jour du drame jusqu'au dimanche suivant, une légende indiquant que l'enseignante était tirée d'affaire (elle était en réalité morte de ses brûlures le vendredi), puisque, décidément, cela ne pouvait pas être « pour de bon ». On en profita pour raconter que c'étaient les élèves eux-mêmes qui avaient éteint leur professeur, en la couvrant de leurs blousons. Des élèves élevés dans la sainte doctrine diversitaire ne savaient probablement pas orthographier le mot immolation (imollation ? imollassion ?) ni même le mot feu (feux ? un grand feux ?) mais ils en auraient remontré pour le courage à n'importe quel chevalier Bayard. C'était un joli trait, les flamme étouffées par les blousons. Cela avait la couleur locale. Mais naturellement, ça n'était pas vrai, la pédagogue était morte.
Tout cela n'était qu'en manière de hors-d'œuvre. Les choses sérieuses étaient contenues dans une dépêche AFP, reprise par lefigaro.fr (qui l’effaça par la suite) et, plus complètement, par libération.fr (qui ne l'effaça pas), dépêche qui donnait le point de vue des élèves, et plus clairement encore des parents d’élèves. Le morceau était un remarquable spécimen de character assassination, et ce que les journalistes français écrivaient sur le professeur de Béziers ressemblait beaucoup à ce que les médias chinois écrivent sur les dissidents chinois ou à ce que les médias arabes écrivent sur les chrétiens arabes. La suppliciée était présentée comme « dépressive et en conflit avec ses élèves », « qui la trouvaient trop sévère et contestaient ses méthodes ». La dépêche ajoutait : « Une tentative d’explication, mercredi, plutôt houleuse, avait été “mal vécue” par l’enseignante ». La dépêche disait aussi de la morte que selon « des parents d’élèves de seconde et de première, elle était “très peu aimée“ et, lors d’une réunion parents-professeurs il y a une dizaine de jours, elle s’était montrée hostile à toute discussion, se retranchant derrière la nécessité de boucler son programme. »
Ceci encore : « Elle s’occupait peu des élèves en difficulté, préférant les exclure de son cours pour faire travailler les autres, ont raconté quatre parents d’élèves interrogés, qui ont par ailleurs noté lors de cette réunion que l’enseignante portait des bleus et des traces de coups. » (Peut-on rien imaginer de plus faux et de plus hypocrite qu’un tel récit ? Aucun professeur n’exclut des élèves parce qu'ils sont en difficulté, le pire qui puisse arriver étant que le pédagogue, sentant vaciller sa foi, renonce à leur prodiguer un surcroît d'explication ; on exclut un élève parce qu'il perturbe. Quant à l’indication des traces de coups, peut-être visait-elle, dans l'esprit de parents craignant que l'affaire n'attirât quelque attention fâcheuse sur leur progéniture, à insinuer que la pédagogue était une femme battue, et qu'il fallait chercher de ce côté la véritable raison de son suicide.)
Ceci enfin : « L’enseignante avait fait une dépression nerveuse l’an dernier et avait été convoquée à plusieurs reprises par la direction de l’établissement, à la suite de plaintes des parents sur son comportement, ont ajouté ces sources », conclusion exemplaire, véritable triomphe de la malveillance déculpabilisée, puisque les parents (et les journalistes) arrivaient à renverser complètement les rôles : ce n'était plus l’élève perturbateur qui se voyait convoqué devant le proviseur, qui prononçait le cas échéant une sanction disciplinaire, mais... le professeur. (Dans le monde réel, un enseignant peut naturellement faire l'objet d'une procédure disciplinaire, mais celle-ci relève d'une commission administrative paritaire ad hoc.) Et cette convocation par le proviseur se faisait sur simple plainte des parents, qui avaient donc autorité sur le professeur, dont ils étaient les commettants.
En somme, la professeur de Béziers, qui n'était, comme tous les professeurs, qu'une domestique, mise par l'État au service des parents, se permettait d'être par dessus le marché une mauvaise domestique, trop sévère avec les enfants et malade tout le temps. Ça ne l'autorisait pas à se suicider, du reste. Mais au moins, on ne la regretterait pas. Elle était très peu aimée.

Harry Morgan