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The Birth of A Nation : film raciste?
NOTE : Tout ce qui suit est basé sur une version teintée de la ressortie du film en 1921, d'une durée approximative de 190 mn.
On ne peut parler de The Birth of a Nation sans parler de son racisme. Le film n'est projeté de nos jours, et n'est disponible sur supports magnétiques et numériques, que précédé de longues précautions, qui expliquent en général que Griffith raisonne en homme du Sud, que ce que raconte le film - la ruine d'une famille du sud par la guerre de Sécession - est autobiographique, que Griffith était de bonne foi et ne se rendait pas compte qu'il était raciste, que le film a néanmoins fait un tort considérable à la cause des relations inter-raciales en favorisant l'essor du Ku Klux Klan, enfin qu'il faut le voir en adoptant une position d'esthète et en faisant abstraction de son message nauséabond.
Tout cela est vrai en gros. Cependant la problématique ainsi posée masque le véritable enjeu du film - et, à la limite, le rend incompréhensible.
Il se trouve d'autre part que le problème relève entièrement d'un ensemble d'images et de leur interprétation : autrement dit, nous sommes devant un problème d'iconologie générale.
Griffith commence par identifier un problème noir. Le premier carton du film explique : « The bringing of the African to America planted the first seed of disunion. » Le film s'ouvre alors sur un plan de la traite (un pasteur, habillé comme un puritain, manifestement occupé à baptiser un esclave, préalablement à son transport). Griffith voit donc dans la traite le ferment de la guerre de Sécession. On dira que c'est rejeter la faute sur la victime (blaming the victim), mais il faut évidemment se garder ici d'une lecture littérale. Griffith identifie simplement un phénomène économique, la traite, qui aura des conséquences politiques (la guerre civile).
Le carton suivant annonce : « The Abolitionists of the Nineteenth Century demanding the freeing of the slaves. » On nous montre ensuite un congrès d'abolitionnistes. Un orateur talentueux prononce un discours plein d'émotion, en présentant trois noirs adultes (qui sont joués par des acteurs noirs, contrairement à la légende qui veut que tous les noirs du film soient des blancs noircis). On fait avancer au milieu du public, un mignon petit noir très propre à exciter la pitié des âmes sensibles. Puis un monsieur fait la quête et l'on voit une dame du public succomber à l'émotion. Griffith complète donc sa proposition en expliquant que les ferments de désunion ont germé chez des individus d'idées avancées, animés de sentiments très humanitaires.
On arrive sans transition à la présentation des personnages de la fiction, à commencer par l'hon. Austin Stoneman (Ralph Lewis), le congressman réformateur, qui sera cause des malheurs du Sud dans la seconde partie du film. Fin de la démonstration : la question noire sera instrumentalisée par des démagogues habiles dont la véritable fin sera la ruine du Sud. C'est précisément ce que montre la seconde partie du film. Les vainqueurs, par esprit de vengeance, vont manipuler les anciens esclaves pour semer le chaos.C'est donc faire un grave contresens que de voir dans les relations inter-raciales le sujet du film. The Birth of a Nation est un film sur l'horreur de la guerre (1e partie) et les conséquences de la guerre sur les vaincus (2e partie). Ceci est parfaitement explicite dans les cartons philosophiques par quoi commence le film, parmi lesquels figure cette dédicace : « If in this work we have conveyed to the mind the ravages of war to the end that war may be held in abhorrence this effort will not have been in vain. » Et le film finit comme il commence : le couple enfin heureux du petit colonel, Ben Cameron (Henry B. Walthall), et d'Elsie Stoneman (Lilian Gish) imagine une ère de paix succédant à l'ère de la guerre. On voit alors deux allégories, la première où la mort fauche l'humanité, la seconde où des personnages vêtus à l'antique déambulent philosophiquement sous la houlette du Christ.
La grande leçon de The Birth of a Nation, en tant qu'épopée et en tant que tragédie, est donc une leçon d'histoire sur la clémence vis-à-vis des vaincus. La deuxième partie du film n'existe qu'à cause d'un événement catastrophique. Si Lincoln n'avait pas été assassiné, sa politique de réconciliation aurait ressoudé les anciens belligérants et Lincoln lui-même aurait été à l'origine de la véritable Naissance de la nation américaine. (Encore une fois, c'est la division sur la question de l'esclavage qui empêchait cette nation d'être véritablement unie). Ceci est bien expliqué dans une scène où le député radical Austin Stoneman déclare véhémentement à Lincoln : « Their leaders must be hanged and their states treated as conquered provinces. » A quoi Lincoln, très christique, répond : « I shall deal with them as though they had never been away. »
Après que Lincoln est assassiné, la maîtresse mulâtre de Stoneman lui dit qu'il est à présent l'homme le plus puissant des Etats-Unis. En Caroline du Sud, les Cameron se demandent ce qu'il va advenir d'eux maintenant que leur meilleur ami n'est plus. De fait, le Sud est mis sens dessus-dessous par les affairistes (les fameux carpetbaggers) et sombre dans le chaos. Du coup, la Naissance de la nation sera retardée jusqu'au moment où le Ku Klux Klan rétablira l'ordre, après quoi on pourra rêver d'une ère de paix et de prospérité.
Griffith donne même une interprétation téléologique et quasi mystique des souffrances du Sud : elles sont le prix à payer pour la Naissance de la nation. « The agony which the South endured, that a nation might be born. » Le motif christique, après s'être porté sur Lincoln, englobe donc désormais le Sud tout entier. A travers la Passion du Sud, c'est tout la Nation américaine qui sera sauvée. Ce message pacifiste et humaniste a évidemment été totalement perdu par ceux qui retiennent du film le racisme et l'apologie du Ku Klux Klan, comme si la fameuse chevauchée finale du Klan pour sauver successivement Elsie Stoneman et la famille Cameron portait une signification dissidente et annulait les deux heures quarante qui précèdent !
Examinons à présent en détail la partie litigieuse, c'est-à-dire la deuxième partie du film, consacrée à la Reconstruction.
Griffith se fend au début de cette 2e partie d'un carton de précaution, expliquant qu'il veut montrer les conséquences de la guerre sur le Sud et non exciter contre telle ou telle communauté. « This is an historical presentation on the Civil War and Reconstruction and is not meant to reflect on any race or people of today. »
Le film décrit ensuite une certaine forme d'anarchie née de la démagogie. Sans l'influence lénifiante de Lincoln, assassiné, le Sud est livré aux carpetbaggers et à des extrémistes, incarnés par le congressman radical Austin Stoneman, opérant par l'intermédiaire de son protégé, le mulâtre Silas Lynch. Stoneman est un proto-tiers-mondiste, exactement comme la Mrs Jellyby de Dickens, dans Bleak House. Mais chez Dickens, Mrs Jellyby est seulement une mauvaise mère et une mauvaise épouse. Chez Griffith, Stoneman se révèle un danger public, car ses deux soucis, promouvoir la race noire et réformer la société patriarcale du Sud, se confondent dans une ambitieuse expérience d'ingénierie politique et sociale, dont les moyens sont le délitement des institutions (cette chambre des représentants de Caroline du sud, sortie d'élections truquées, dont les honorables membres, tous noirs, boivent, bâffrent et se déchaussent en pleine séance) et la force des armes (le Sud est littéralement occupé par des milices noires qui se livrent à toutes sortes d'exactions, et la fondation du Ku Klux Klan est la seule façon qu'ont trouvé les blancs de parer ce péril), et dont la conséquence ultime est la disparition de la société européenne du Sud, au profit d'une société racialement mêlée.
Griffith illustre donc ici un vieux thème de l'iconographie populaire, qui est celui du monde à l'envers. (Les souris chassent les chats, les hommes font la cuisine et les femmes gèrent les affaires publiques, etc.) Cette anti-utopie fait pendant à la description idyllique du Sud agraire. Dans ce cadre, les noirs sont donnés explicitement comme manipulés. La leçon du film est donc qu'il ne sert à rien de confier des charges publiques à des opprimés si on ne les a pas au préalable formés pour les assumer. (C'est d'ailleurs exactement ce que le sénateur modéré Sumner vient expliquer à Austin Stoneman au début de la deuxième partie.) Une telle observation paraît faite à dessein pour rendre furieux non les racistes (qui n'imaginent évidemment pas dans leurs pires cauchemars que l'inférieur tant méprisé puisse être éligible !), mais les bien-pensants, qui considèrent que l'injustice faite à leurs protégés réclame une compensation immédiate et qui s'aveuglent sur leurs capacités.
Venons-en au clou du film, souvent présentée comme la tentative de viol de Flora Cameron (Mae Marsh). Un examen attentif de cette séquence révèle qu'elle est filmée avec la précision d'une bonne reconstitution judiciaire. Le renégat noir Gus ne veut pas violer Flora. C'est un grand dadais légèrement arriéré, qui est fasciné par elle et la suit partout. Comme les nouvelles lois permettent les mariages inter-raciaux, il lui propose de l'épouser. Elle s'apeure, appelle au secours et lui-même panique. (Il sait que son châtiment, si quelqu'un répond aux appels de Flora, est le lynch ; le spectateur le sait aussi : on nous a montré plus tôt la fondation du Ku Klux Klan et son mode opératoire !) Finalement, Flora saute de la falaise, alors que Gus essaie toujours de l'approcher. On est ici dans un naturalisme très violent, nullement dans un brûlot raciste.
Cette scène a sa contrepartie dans la scène finale, qui ne le cède en rien à la précédente pour l'intérêt mais relève d'un romanesque plus proprement victorien. Le mulâtre Lynch, devenu ivre de puissance, veut imposer un mariage forcé à Elsie Stoneman (Lilian Gish), la fille du congressman réformateur. Elsie ne sera délivrée que par le Ku Klux Klan, sous la direction du petit colonel, qui libère aussitôt après sa propre famille, assiégée dans la petite cabane de deux vétérans nordistes, par la milice noire. (Cette paroxystique situation s'explique ainsi : les Cameron ont été trouvés en possession de capes du Klan, et le vieux Cameron risque par conséquent la peine capitale, mais il s'est évadé avec toute sa famille.)
En réalité, le problème qui est posé par les tentatives de séduction, celle de Gus, celle de Lynch se situe ailleurs que dans le registre de la violence. Si le congressman Austin Stoneman prend de si mauvaises décisions, c'est qu'il est séduit par une mulâtresse. L'une des mauvaises lois votées par la chambre noire de Caroline du sud autorise les mariages mixtes. Mais ici encore, les personnages de noirs, le renégat Gus et le mulâtre Lynch, sont sinon des victimes, du moins des individus sous influence. Gus est un drifter, qui n'a retenu de tous les bouleversements récents que le fait qu'il a le droit désormais de poursuivre de ses assiduités les femmes blanches et qu'il bénéficie en tant que noir d'une immunité victimaire. (Le petit colonel ne peut l'empêcher de traîner autour de la maison, car le rabrouer est désormais considéré comme discriminatoire.) Le carton qui présente Gus précise : « Gus the renegade. A product of the vicious doctrines spread by the carpetbaggers ». (Les vicious doctrines sont premièrement l'idée que les noirs tiennent désormais le haut du pavé et en second lieu l'idée de mixité raciale, votée dans la scène précédente par la chambre.) Le réformateur Austin Stoneman, qui a expliqué à Silas Lynch qu'il est l'égal de n'importe quel blanc, qui en fait d'abord son agent électoral en Caroline du Sud puis le fait élire lieutenant gouverneur pour donner une leçon aux blancs, récolte ce qu'il a semé lorsque son protégé explique qu'il a l'intention d'épouser sa fille.
Sadoul a fantasmé sur les images de The Birth of a Nation une histoire de fou où une espèce d'Amin Dada fonde un empire noir dans le Sud des Etats-Unis et persécute les blancs.
Certes des images de noirs regardant de façon concupiscentes des femmes blanches et d'autres exaltant des vigilantes blancs dissimulés sous des cagoules ne sont pas innocentes. (Trop de gens de couleur ont perdu la vie au cours du 20e siècle, précisément pour des accusations de ce type, dans des parodies de justice organisés par des cagoulards !) Mais d'un autre côté on n'a pas à juger un film sur des rapprochements iconologiques assortis d'interprétations hasardeuses et partiales. Voici comment Georges Sadoul (Dictionnaire des films, Seuil, édition de 1975) résume la seconde moitié du film :« Après la défaite du Sud, les Noirs dominent le pays. Leur chef, un mulâtre, a formé une armée, dont un sergent noir veut violer la fille Cameron et la tue. Pour la venger, son frère, le petit Colonel, fonde le Ku-Klux-Klan. Le leader mulâtre essaye de violer la fille du député (favorable aux Noirs) tandis qu'une horde de « nègres » assiège la famille Cameron, sauvée à la dernière minute par le Ku-Klux-Klan. »
On trouve ici un mélange d'erreurs (le mulâtre Lynch n'est pas le fondateur d'une armée noire, l'armée qui intervient est l'armée régulière, Lynch est lieut. governor de l'Etat), de confusions manifestes dans la chronologie et la causalité (le petit colonel a fondé le Ku Klux Klan longtemps avant la mort de sa sœur Flora), et d'inventions plus ou moins complètes (« un sergent noir veut violer la fille Cameron » est une interprétation qui, on l'a vu, ne rend pas la complexité de la scène ; « le leader mulâtre essaye de violer la fille du député » est une hallucination). Sadoul a vu un film où un noir qui agit seul (le rôle de Stoneman est ramené à la mention tardive qu'il est « favorable aux noirs ») prend le pouvoir et crée une armée, infligeant aux blancs des exactions allant jusqu'au viol. Autrement dit, Sadoul a fantasmé sur les images de The Birth of a Nation une histoire de fou où une espèce d'Amin Dada fonde un empire noir dans le Sud des Etats-Unis et persécute les blancs.
Si l'on s'attache ce que raconte le film (par opposition à ce qu'affabulent ses détracteurs), les « solutions » que propose Griffith aux problèmes de la Reconstruction, sont donc la séparation des races et un acte de désobéissance civile (une Résistance, ou un Terrorisme, en employant ces mots dans un sens technique), en réponse à l'anarchie organisée par Stoneman et Lynch. Sans insister sur le manque de discernement que manifeste le cinéaste dans ses appréciations (mais c'est à bon droit que les préfaciers du film relèvent que Griffith exprime le point de vue de son lieu et de son époque), on peut se demander si les intentions de Griffith ne sont pas quelque peu contradictoires. Comment un film consacré aux malheurs de la guerre peut-il finir sur des scènes exaltantes montrant la cavalcade d'un bataillon vêtu de cagoules, au son de la chevauchée des Valkyries (partition originale) ?
En conclusion, Griffith apparaît comme profondément conservateur, conservatisme lié à la nostalgie de son enfance, et au traumatisme d'une guerre qui a ruiné sa famille. La peinture qu'il nous fait du Sud dans la première partie du film est celle d'une utopie agraire, et cette description idyllique d'un monde qui n'a jamais existé contribue énormément au charme du film. (Même les esclaves sont heureux ! Les Stoneman visitent les « slave pens » des Cameron et on nous explique que la journée de travail est limitée à douze heures, les heures de pause étant consacrées à de joyeuses danses, ce qui revient à dire que les planteurs appartiennent au patronat paternaliste et que les esclaves constituent, pour leur époque, un prolétariat privilégié !)
En ce qui concerne les relations raciales, l'attitude de Griffith apparaît comme le pendant blanc à l'attitude noire appelée Uncle Tomism. Tout va bien tant que les noirs manifestent une déférence servile. Lorsqu'ils perdent le sens de leur position, les ennuis commencent. Autrement dit, Griffith rabat la question raciale sur une distinction de classes et réitère une injonction : le respect de la hiérarchie sociale (knowing your place). De façon caractéristique, les bouleversements sociaux que décrit Griffith dans le Sud de la Reconstruction sont similaires à ceux qu'il décrira pour la révolution française dans Orphans of the Storm : une revanche des laquais. (« The riot in the master's hall » annonce le carton sur la chambre des représentants de Caroline du Sud remplie d'élus noirs.)
D'un autre côté, le but de Griffith n'est nullement d'exciter à la haine raciale. Griffith ne cherche nullement à dépeindre les noirs comme une horde de bandits et de violeurs. Il ne fait pas l'apologie d'une espèce de proto-fascisme blanc qui serait incarné par le Ku Klux Klan. Ceux qui ont prétendu le contraire détournent les images du film de leur sens. Autrement dit, le carton de précaution au début de la 2e partie du film (« This is an historical presentation on the Civil War and Reconstruction and is not meant to reflect on any race or people of today. ») est non seulement sincère, mais il est aussi, relativement à ce que raconte le film, parfaitement exact.
The Birth of a Nation est un film qui sait se défendre seul. Des tentatives de bien-pensants pour « déconstruire » le racisme de Griffith (par des images du film remontées avec des images de documentaires, comme on a pu le faire pour un certain cinéma nazi) se heurtent à l'intégrité de ses images. Prenons un exemple. L'attitude du petit colonel, Ben Cameron, vis-à-vis du mulâtre Silas lynch est clairement celle d'un petit bourgeois à cheval sur ses privilèges : il refuse de serrer la main au mulâtre. (Cette scène rime avec celle où le sénateur Sumner refuse de baiser la main de la mulâtresse qui règne sur la maison d'Austin Stoneman.) De même, le petit colonel est suffoqué d'indignation en voyant Silas Lynch faire un brin de cour à Elsie Stoneman. On comprend parfaitement que le petit colonel ne s'abaissera jamais à traiter d'égal à égal avec un noir (pas plus qu'un marquis de l'ancien régime ne traiterait sur un même pied avec un paysan). Mais on comprend aussi que le petit colonel n'a rien d'un white supremacist, et qu'il n'ira pas, encagoulé, faire chauffer nocturnement les pieds au mulâtre Silas Lynch, sous prétexte que celui-ci a lancé une œillade à une femme blanche.
Harry Morgan