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Poèmes de la jarre hermétiquement close
Das Giftmädchen
L'armadille des Hidalgos nous séparait du port.
Courant devant le vent nous reconnûmes une crique
Où nous mouillâmes. Je voulus faire de l'eau
Et pris dans la chaloupe une corvée de dix hommes.
Sur les berges glissaient les filles venimeuses,
Plongeant sans bruit, reptiliennes et nues,
L'oeil roux étincelant sous les cheveux blancs,
Grises et blafardes et tenant une racine aux dents.
Elles vinrent nager le long de notre bord,
Obsédantes, folles du désir de nous toucher.
La tête soulevée hors de l'eau,
Elles offraient leurs bouches affolantes et glacées,
Et leurs mains palpeuses aux papilles enfiévrées
Cherchaient à nous goûter.
On n'entendait que le clapotis de l'eau
Et le souffle des rameurs finissant en sanglot
Et parfois le grattement d'un ongle blanc aventuré
Sur les couples, à deux doigts des mains crispées.
Mais leurs paumes papillonnantes
Nous disaient le langage des caresses :
"Je t'aime je t'aime je t'aime je t'aime."
Et, pesant silencieusement sur les avirons,
Chacun sentait en son tréfond des ardeurs
Dangereuses pour les morbides nageuses.
Au moment d'atterrir, elles étaient si nombreuses
Que je fis tirer dans l'eau des volées d'espingole.
Elles fuirent, apeurées, indemnes
Car l'eau ralentissait les balles.
Et mes rameurs impuissants pleuraient de rage
Pour avoir tiré sur des femmes
Et d'attendrissement pour les avoir manquées.
Nous revenions de la forêt, portant les barriques,
Nos pieds enfonçaient dans leur étrange guano.
Nous avions vu leurs nids gardés par les plus vieilles
Et remplis de leurs filles monstrueuses au crâne bombé,
Car leur union, attouchement qui vous consume,
Est toujours féconde et leur caresse mortelle
Vaut promesse d'enfants, toujours femelles.
Les filles empoisonnées nageaient à distance,
Tenues en respect par nos fusils ;
Mais une, plus hardie ou désespérée peut-être,
S'accrochait à notre bord et nous tendait ses lèvres,
Murmurant des sons indistincts qui semblaient des paroles.
Mais ce que nous entendions était leur voix à toutes qui disait :
"Viens viens viens viens viens viens viens viens."
"Ma femme ! ma femme !"
Mon bosco, n'y tenant plus, à demi penché, effleura les lèvres
Et mourut à l'instant de l'affreuse lèpre.
On jeta avec les gaffes le corps pulvérulent
Et nous le vîmes se dissoudre au milieu de l'essaim.
On avait levé les rames. Nous guettions.
Puis nous aperçûmes celle qu'il avait embrassée
Se glisser à terre, lourde, alanguie, se sachant fécondée,
Et ses soeurs éparpillées, soudain folles,
Plonger vers nous, venant à la becquée...
Un coup de mousquet faucha la fille grosse.
Faisant force de rames au milieu des nageuses
Qui cherchaient à nous toucher encore,
Nous regagnâmes le bord.
Mieux valait, dis-je, la trombe et les espagnols.
Nous mîmes à la voile et courûmes droit au vent.
Poèmes de la jarre hermétiquement close
(La Neuvaine égyptienne)