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notes pour servir à l'histoire du spiritisme scientifique

Florence Cook et William Crookes

Le physicien et la somnambule

 


La médiumnité de Florence Cook est l'une des causes célèbres du spiritisme et pour les adeptes l'un des événements majeurs. Elle est le plus beau fleuron du légendaire spirite. Voici un fantôme, Katie King, qui non seulement se matérialise en entier, et en pleine lumière, mais qui bouge, parle, se fait toucher, et se comporte en tout comme une personne vivante, de sorte qu'au terme de médium à matérialisations, il faudrait préférer peut-être celui de médium à incarnations.

La fortune de Florence Cook et de sa matérialisation doit beaucoup de surcroît à la caution d'un grand savant, William Crookes, vir probus et grand "métapsychiste", puisqu'il venait, quand il étudia Florence, de travailler avec D.-D. Home, en utilisant pour la première fois un protocole véritablement scientifique.

On a fait de la matérialisation de Katie King l'un des miracles fondateurs. Que l'on relise les pages extasiées des Flammarion, des Richet, des Bozzano. Le cas Florence Cook est, pour les spirites et pour nombre de métapsychistes, le cas indiscutable, parce que William Crookes est un savant indiscutable. Il est, pour les incrédules, la principale pierre d'achoppement. On a enterré les témoignages de première main, de Crookes, mais aussi de ceux qu'on pourrait appeler les premier fidèles, sous les gloses, les redites et les enjolivements. De sorte que, comme pour la légende dorée et la fleur des saints, tout retour à une source plus ancienne s'accompagne d'un sensible désenchantement.

 

Matérialisations

 

Florence Cook est donc le premier médium à matérialisations complètes, le premier à fournir un fantôme intégral, un esprit en pied.

Certes, depuis que le spiritisme fut importé en Angleterre, en 1852, on a distingué quelques spectres, mais bien sombres, bien incomplets. On ne peut indéfiniment se contenter de tambourins agités, d'apports spirites, d'écriture automatique, de tous les numéros de prestidigitation habituels aux spirites. On a vu donc, ou cru voir, on a été touché par des mains fantomatiques, on a entr'aperçu des visages masqués, à demi distingué de vagues silhouettes. Mais le grand D.-D. Home lui-même n'a produit que des membres désincarnés, des luminescences, des fantômes raides et nimbés.

Il manquait un esprit complet et animé. Florence Cook l'a produit. La caution scientifique de Crookes l'a fait ranger aussitôt dans les faits indiscutables.

C'est trop peu dire que Florence fournit un précédent. Le médium et le savant inventent un nouveau lieu commun du spiritisme, indiquent de concert la marche à suivre, donnent permission aux autres médiums de produire un fantôme complet.

Ce premier titre de gloire, les spirites eux-mêmes l'ont peu mis en évidence : c'est que le prestige de Katie King nous valut aussitôt une floraison de médiums à incarnation et que Florence disparaît dans cette masse de prodiges.

C'est, ensuite, que les spirites ne tiennent pas tant que cela pour Florence Cook à la position de fondatrice. Sa valeur est d'exemplarité, non d'antériorité. Parler du début du phénomène, n'est-ce pas jeter un doute ? Pourquoi les esprits ne s'incarnaient-ils pas avant miss Cook ?

 

Ectoplasmie victorienne

 

Dans la séquelle de Florence Cook, les médiums à matérialisations se multiplieront sur le sol anglais. Les miss Showers, les madame d'Espérance, les miss Wood, les miss Fairlamb, auront chacune leur fantôme, tout de même que MM. Monck et Eglinton. Les maîtres ès phénomènes spirites de Florence Cook, les F. Herne, les C. Williams, après leur tutelle iront plus loin dans la matérialisation qu'ils n'avaient osé faire avant Florence.

Encore ne parlons-nous que de médiums célèbres. Il en est, à côté, de plus obscurs, dont on ne sait que le nom, relevé dans les annonces de la presse spirite, et qui ne produisaient pas forcément les moindres miracles.

Sur le continent, le phénomène prendra moins d'ampleur. La grande Eusapia elle-même ne produira que des mains ébauchées, des têtes dures et noires, derrière le rideau du cabinet médiumnique. Parmi les médiums célèbres, il n'y aura que Marthe Béraud (Eva C.) à la villa Carmen, à produire des fantômes en pied, mais de cette piètre pantomime dans laquelle fut compromis Richet, il vaut mieux ne pas parler. Les répugnantes exhibitions ultérieures d'Eva C. avec madame Bisson et von Schrenck-Notzing concernent des ectoplasmies partielles, non des matérialisations complètes.

Les grands médiums à matérialisations du vingtième siècle, les Guzik, les Kluski, ne produiront plus que des ébauches grossières. L'ère des fantômes est déjà révolue.

Ainsi, la postérité de Florence Cook est double. D'une part, elle oriente durablement la physionomie du spiritisme victorien. Elle donne, pour le dernier quart du siècle, le signal des matérialisations en Angleterre et, dans une moindre mesure, sur le continent.

L'affaire n'est pas sans conséquence. Si la matérialisation complète obtient l'enthousiasme des spirites, elle heurte le scepticisme des esprits forts. Or, ces médiums déguisés en leurs propres fantômes sont, plus que d'autres, susceptibles d'être démasqués. Il n'est pas indifférent que l'investigation scientifique du spiritisme à effet physique ait été pratiquement arrêtée en Angleterre au moment où elle battait son plein sur le continent.

D'autre part, la postérité de Florence est une postérité littéraire. Le cas Florence Cook est, pour les spirites et pour nombre de métapsychistes, le cas indiscutable, parce que William Crookes est un savant indiscutable. Il est, pour les incrédules, la pierre d'achoppement.

On conçoit aisément dès lors l'ampleur de la dévastation qu'un historien peut opérer dans le champ du spiritisme en démolissant, pièces à l'appui, la pieuse légende dans laquelle les deux auteurs, la somnambule et le physicien, se sont eux-mêmes mis en scène.

Le fait n'a pas manqué de se produire. Encore fallut-il attendre près d'un siècle.

L'examen, cependant, révèle une fraude si maladroite, si enfantine, et en même temps si touchante que cette légende renversée, on n'a plus souci que de comprendre ce qui lui fit prendre racine. Il convient de revenir sur l'histoire du spiritisme anglais et de déterminer le véritable enjeu de l'apparition du fantôme Katie King.

 

Florence Cook et William Crookes : les années décisives

 

Nous sommes au début des années 1870. Ce sont les années décisives pour le spiritisme anglais à effets physiques. Le spiritisme est lancé. Il intrigue, il intéresse. On est tout prêt à croire aux prouesses des médiums.

L'année précédente, la London Dialectical Society, forte de plus de trente membres dont Alfred Russel Wallace, sous la présidence de Sir John Lubbock, - et dont le but avoué est "de donner audience à de sujets qui sont ostracisés ailleurs," et en particulier ceux d'un "caractère métaphysique, religieux, social ou politique", - nommait un comité, divisé en six sous-commissions, qui fit tourner les tables sans passer par un médium, payant ou non. Dans deux des commissions, les expérimentateurs obtinrent raps et soulèvements de la table et conclurent qu'il existait "une force".

A Cambridge, les fondateurs de la future Society for Psychical Research, groupés autour de Myers, commencent à traquer le surnaturel. Sidgwick s'y intéresse depuis le début des années 60.

Les spirites ont des journaux. Le Spiritual Magazine, lancé en janvier 1960, d'un ton assez élevé, est mensuel. Il est édité par T. Shorter et W. M. Wilkinson mais le principal rédacteur est William Howitt.

1869 a vu la fondation du Spiritualist, qui deviendra The Spiritualist Newspaper, et dont le rédacteur en chef est W. H. Harrison. Le Spiritualist prétend adopter une attitude scientifique et s'allie a à la British National Association of Spiritualists, une société fondée en 1874 pour les spirites les moins bigots. Le rôle de Harrison ne sera pas négligeable dans la légende de Katie King.

Le périodique rival, The Medium and Daybreak appartient, dans le spiritisme, à la presse populaire. Son fondateur, James Burns, avait créé, en 1867, sous le titre Human Nature, l'organe de l'Association of Progressive Spiritualists of Great Britain.

Les cercles spirites fleurissent, et pas forcément dans la capitale. Newcastle possède une association spirite en plein essor. Ses fondateurs sont Mr. Mould, un marchand de grain, Mr. Armstrong, un fleuriste et grainetier, et T. P. Barkas, un dentiste, auteur de Outlines of Ten Years Investigation into Modern Spiritualism (1862).

Tous les espoirs sont donc permis.

Et voici que William Crookes se met en tête d'étudier D.-D. Home.

 

Crookes et D.-D. Home

 

William Crookes est né en 1829. Dès dix neuf ans, il est assistant du professeur Hoffman au Collège Royal de chimie, où il est nommé professeur suppléant l'année suivante. A 22 ans, il est directeur de l'observatoire météorologique d'Oxford ; à 23, professeur de chimie à Chester.

Sa découverte du thallium lui vaut une entrée dans la Royal Society. Il invente le radiomètre, les tubes dits de Crookes. Il triomphe en astronomie avec des photographies de la lune, et en spectroscopie. Il dirige les Chemical News et le Quarterly Journal of science. Il est correspondant de l'Académie des sciences française.

Et le spiritisme là dedans ?

En 1871, Crookes publie des comptes rendus d'expérience dans le Quarterly Journal of Science. Il a travaillé avec le grand D.-D. Home et une dame dont il ne nous dit pas le nom mais dont N. Fodor (Encyclopedia of Psychic Science, 1933) nous révèle un patronyme ou un pseudonyme : Mrs Clayer. Crookes a obtenu des raps et des mouvements et qui plus est, il les a mesurés via un ingénieux dispositif de son invention, et dûment enregistrés, au moyen du stylet, sur des plaques de verre fumé.

Les articles font grand bruit, et pas seulement dans le monde des spirites. W. Crookes devient célèbre. Lorsque son livre, Researches in the phenomena of Spiritualism, paraît, en 1874, il y a rajouté de nombreux feuillets, eux-aussi pré-publiés dans le Quarterly Journal of Science, comprenant des séances avec D.-D. Home et Kate Fox (Kate Fox-Jencken est, avec sa soeur, l'inventeur du spiritisme moderne, pas moins ; c'est de leur maison à Hydesville que tout est parti, en 1848). Crookes a obtenu de très jolis déplacements d'objets, des lévitations de meubles et de médium, des faces, des mains fantomatiques, des lumière spectrales.

Le plus important demeure son idée d'utiliser l'arsenal de la physique pour mesurer, pour peser les phénomènes. Ses litanies, reproduites au début des Researches, sont devenues en quelques sortes les Béatitudes de la métapsychiques : "les spirites parlent de coups frappés... l'expérimentateur scientifique a le droit de demander que ces coups soient produits sur la membrane de son phonautographe. Les spirites parlent de chambres et de maisons qui tremblent... L'homme de science demande simplement qu'un pendule soit mis en vibration... Les spirites parlent de meubles lourds qui bougent... Mais l'homme de science a des instruments qui divisent un pouce en sa millionième partie ; et il est justifié à douter de la véracité des observations précédentes si la même force est incapable de déplacer l'aiguille de son instrument d'un malheureux degré."

Crookes fait entrer le spiritisme dans la science expérimentale et vice versa. Il est le premier savant et le plus glorieux. Il a étudié le plus grand des médium, le dandy Home, le sommet de la métapsychique, et le premier des médium, Kate Fox, le cofondateur du spiritisme.

Il reste, en quelque sorte à couronner l'ouvrage.

Katie King sera donc le premier fantôme, la merveille ultime. Tout est réuni pour que l'étude de W. Crookes sur Florence Cook devienne la pièce maîtresse de la charpente scientifique du spiritisme.

 

Des savants

 

En réalité, la fortune de Crookes est moins belle qu'on ne le croit.

Si les Flammarion, les Richet, s'extasient, si, presque un siècle plus tard, Robert Tocquet peut écrire encore que - Florence Cook exceptée - "les travaux métapsychiques de Crookes, c'est du granit" (les Mystères du surnaturel, 1963), l'historien sera porté peut-être à plus de sévérité.

Nous avons signalé ailleurs le vice fondamental de la méthode expérimentale de Crookes. Réduite à son principe, elle est une bigoterie du dynamomètre. Elle vise à demander au médium de truquer le dynamomètre au lieu de truquer le guéridon et de l'usage du dynamomètre prétend tirer la valeur des observations.

De plus, les protocoles des séances Home ne sont pas à l'abri de la critique. En particulier, pour ce qui touche les plus beaux phénomènes, lévitation de Home, déplacement d'objets, etc. le manque de témoins est flagrant. Mais en les décrivant, Crookes écrit déjà en apôtre de la cause, et jette son renom dans la balance. Le morceau de résistance de ses travaux, ce sont les compte rendus du Quarterly Journal of Science, ce sont les enregistrements du dynamomètre, plus peut-être le miracle d'un accordéon qui joue "tout seul", et dont le dispositif est triomphalement décrit comme excluant la fraude.

Précisément, sur ces points, la caution scientifique du grand physicien n'est peut-être pas aussi inattaquable qu'on a voulu le dire et ses travaux n'ont pas été accueillis avec l'unanime enthousiasme qu'on suppose souvent.

Les expériences Home paraissent (les métapsychistes l'ont oublié) dans le périodique dont Crookes lui-même est le rédacteur en chef. Il aimerait beaucoup que ses articles deviennent des communications officielles à la Royal Society, dont il est membre, mais sur ce point, il échoue totalement. Qui plus est, à force d'insister, il est égratigné par ses savants collègues dont le ton prouve qu'ils ne prennent pas l'affaire très au sérieux et qui, las de son insistance, finiront par prendre la mouche.

On a l'impression même que, pour ses pairs, Crookes fait figure d'intrus. Crookes met tant de soin à rappeler qu'il est, depuis 1863, Fellow de la Royal Society pour la découverte du Thallium, qu'il se voit répondre par un W. B. Carpenter excédé qu'il est plutôt un technicien qu'un "vrai" savant (et de fait, nous sommes dans cette époque où tout est à découvrir, où le chercheur, armé de ses nouveaux jouets, a l'univers entier pour terrain de jeu). Carpenter va, semble-t-il, jusqu'à colporter le ragot d'après lequel le titre a été accordé à Crookes après beaucoup d'hésitations.

La lecture du petit volume des Recherches sur les Phénomènes du Spiritualisme, sous titré : Nouvelles expériences sur la Force Psychique (Paris éditions de la BPS 1923), traduit des Researches, est fort instructive quant au caractère de notre physicien. Elle montre en Crookes un type assez mal embouché, prompt à se mettre en avant, prompt aussi à en découdre, prompt à régler son compte à son adversaire.

 

La fraude Home

 

Le plus curieux est encore que Crookes ait été "doublé" par la presse, et que ses révélations fracassantes, il ait dû les publier hâtivement, à la suite d'une indiscrétion de journaliste. En telle manière que notre expérimentateur modèle, accusé par la presse de patauger dans les sciences occultes, tout physicien qu'il est, apparaît d'emblée sur la défensive.

En effet, le mémoire préliminaire de Juillet 1970 répond à la revue The Atheneum qui avait annoncé à grand bruit que Crookes allait expérimenter sur le spiritisme. Le physicien, visiblement pris au dépourvu, publie une réponse embarrassée, s'étonne du procédé des journalistes, puis se lance hardiment dans les Béatitudes que nous citions plus haut.

Après quoi, Crookes donne ses articles à sa revue. Le premier paraît dans le Quarterly Journal of Science, vol. 7 p. 316, en Juillet 1870 ; la suite, dans le même journal, en date du 1er juillet 1871.

Il se pose déjà de petits problèmes. Pour l'expérience cruciale, l'expérience de l'accordéon tenu du bout des doigts par Home au dessus d'une cage et qui joue tout seul, William Huggins, témoin, écrit qu'il est au regret, mais qu'il n'a pas vu la main de Home éloignée de l'accordéon. Il est désolé du reste et souhaite de nouvelles expériences, mais enfin, il est incapable de mentir, il réserve son opinion. L'autre témoin, heureusement, a bien vu.

L'autre témoin, c'est le Serjeant Cox (le traducteur J. Alidel des Recherches sur les Phénomènes s'obstine à considérer que le Serjeant Edward William Cox s'appelle Serjeant de son prénom). Spirite convaincu qui n'a pas les yeux dans sa poche, il est, lui, enthousiaste, crie à la découverte de la force psychique et propose de fonder une Société psychologique pour poursuivre les investigations. (L'idée de la Society for Psychical Research est dans l'air. Mais il faudra attendre encore une décennie pour qu'elle voie le jour.)

Que vaut le témoignage de cet enthousiaste ?

Nouvel article de Crookes dans le Quarterly Journal of Science, le 1er oct. 1871. Nouvelles objections. Crookes, visiblement énervé, en appelle à Gasparin et à Thury, découvreurs continentaux de la force qui est dans les guéridons.

Mais l'essentiel, le voici : le mémoire de Crooke sur Home a été repoussé par la commission de la Royal Society. Dans une lettre diplomatique (19 juin) le professeur Stokes, l'un des secrétaires de la commission, assure que la Royal Society ne peut écarter à priori l'existence d'une force jusqu'ici non soupçonnée, mais qu'avant de l'admettre il lui faut l'examen le plus rigoureux et le plus scrupuleux des preuves alléguées. Le professeur Stokes fait des objections constructives sur le protocole expérimental d'enregistrement des mouvements "psychiques" de Home, et conclut benoîtement par : "Que désirez-vous qu'on fasse de vos mémoires ?"

Sur quoi la chose dégénère en affrontement personnel entre Crookes et Stokes.

En réalité, les savants sont très mal convaincus par l'appareil à mesurer les forces physiques de Crookes, persuadés au contraire que les mouvements qui s'enregistrent sont des mouvements du médium, transmis par le dispositif. Pire : aucun ne se donne le soin de refaire l'expérience, ne fût-ce que pour chercher où gît le lièvre. Le dispositif de Crookes, si impressionnant pour le profane, pour un physicien visiblement ne pèse pas lourd.

Face aux charitables remarques de ses confrères, Crookes déplace le point d'appui de sa planche, obtient les mêmes résultats, et se lance dans de nouveaux assauts. Au plus fort de la polémique, il se voit attaqué aussi par des amis, c'est à dire des gens qui croient effectivement dans une force psychique (cf. sa réponse à l'article de la Quarterly Review d'octobre 1871).

Quant à l'intéressante correspondance avec le professeur Carpenter, à quoi nous faisions allusion plus haut, elle explique peut-être que d'autres savants jugent plus prudent ne pas s'occuper de l'énervé.

Que retirer de tout cela ? On est loin certes de la pieuse légende de l'ouvrage scientifique inattaquable. L'examen de Home par Crookes est un exercice de style de savant. Crookes pinaille, argumente, prend des précautions (jamais celles qu'il faudrait, objectera-t-on). En fait il se comporte comme un chercheur qui truque un tantinet ses statistiques pour les faire mieux coller aux résultats.

Le livre de Crookes (ou plutôt la collection de ses articles) paraît un curieux mélange de polémique personnelle et de physique expérimentale, avec schémas, graphes, courbes sur papier noirci, etc., le tout entrecoupé d'allusions bruyantes à ses autres travaux (découverte du Thallium, photographie de la lune, travaux d'optique) avec, pour finir, des sortes d'aveux d'une étonnante candeur. Crookes confesse ainsi qu'il dépose ses mémoires à la Royal Society non pour qu'ils soient acceptés ( !), mais pour prendre date, de façon à ne pas perdre la possibilité d'une découverte. A croire que Crookes sait bien au fond qu'il n'a rien démontré du tout, mais se ménage la primeur d'une découverte ultérieure, que son intuition lui fait croire probable, prenant, en quelque sorte, un brevet sur le merveilleux scientifique.

Au total, le livre de Crookes fleure nettement ce qu'avec Martin Gardner nous appellerons la pseudo-science. Outre la physique approximative, il y a un ton qui ne trompe pas, qu'on retrouvera dans les ouvrages de De Rochas, de von Schrenck-Notzing ou du Dr. Geley. Tout cela donne l'impression involontaire et fâcheuse que le savant Crookes, ayant réussi si bien à présenter ses célèbres mémoires sur la mesure de l'intensité de la lumière, a décidé, dans un accès d'enthousiasme, de faire accepter aussi la découverte des pouvoirs psychiques sur la matière, dont il serait, lui Crookes, le découvreur.

Oserons-nous l'écrire ? Tout cela donne l'impression d'un savant maladroit, qui a fomenté son petit complot de laboratoire, a publié des résultats pour son compte, a ameuté le public, puis s'est avisé de forcer la main aux autorités scientifiques. Et qui a lamentablement échoué.

Voilà les expériences admirables, voilà le modèle de probité scientifique, voilà Crookes, en un mot.

Crookes aura des suiveurs. L'irlandais Crawford, physicien lui aussi, consacre ses soirées à mesurer de toutes les façons possibles l'intensité de la force psychique que son médium, miss Goligher, exerce sur le guéridon. Mais le livre de Crawford est l'ouvrage modeste et touchant d'une dupe consentante, secrètement épris de son médium, cela crève les yeux, et dont on se demande parfois si elle ne le trompait pas par charité.

 

Florence et le cercle de Dalston

 

Venons-en à Florence Cook. La légende du spiritisme a décrit la vie du précoce médium comme une série de manifestations impressionnantes, culminant avec la matérialisation de Katie King. Ici encore, il faut en rabattre.

Florence Eliza Cook est la fille aînée de M. et Mme Henry Cook. Sa petite soeur, Kate Selina sera elle aussi médium. Florence aurait dix sept ans en 1973, au moment où elle rencontre Crookes, mais sans doute triche-t-elle un peu sur son âge, pour mieux illustrer que la valeur d'un médium n'attend pas le nombre des années. Il est peu probable, quoiqu'il en soit, qu'elle ait été en 1870, année où apparut sa médiumnité, une gamine de quinze ans, car elle enseignait déjà à l'école de miss Eliza Cliff, à Hackney. (Elle dut quitter l'école quand ses pouvoirs devinrent manifestes.)

La mère, Emma Cook, est visiblement l'instigatrice et l'institutrice médiumnique. Les premières séances ont lieu à Hackney, au domicile des Cook. Florence est entraînée par le médium Herne, du tandem Herne et Williams. Aussi bien Herne que Williams "matérialisent" un esprit qui dit s'appeler John King. Entendre par là qu'ils le font entendre, toucher, et qu'apparaît quelquefois une main surnuméraire, une main qui n'appartient à aucun des présents. Si l'un et l'autre des médiums, et les deux ensemble à l'époque de leur partenariat, furent souvent démasqués, Herne et Williams n'en constituent pas moins des célébrités du spiritisme. Les futurs membres de la Society for Psychical Research ne laissent pas que de les étudier. Le fantôme John King est présent dans une séance Myers d'automne 1973 ("John King shakes hands", indique le journal de Myers, en date du 20 nov. 1873 ; le médium étant sans doute C. Williams.) C. Williams fut le premier médium à être examiné par Sidgwick et son groupe d'amis, en 1874.

Florence donnera des séances à apparition avec Herne et Williams jusqu'en 1872. C'est au cours de ces séances qu'elle manifesta pour la première fois le fantôme Katie King, fille de John King. L'apparition, à ce stade, montre un bras et son frais minois, de derrière le rideau noir du cabinet médiumnique où Florence est supposément inconsciente et ligotée.

Les premiers rapports sur la médiumnité de Florence sont publiés dès 1871, par Thomas Blyton, secrétaire de la Dalston Association of Inquirers into Spiritualism, un groupe spirite de Dalston et Hackney, formée en 1870. Evidemment, les prouesses de la jeune médium font la meilleure publicité au cercle, qui s'agrandit beaucoup. (Blyton, spirite de banlieue, finira du reste par devenir le Secrétaire de la British National Association of Spiritualists, créée en 1873.)

Néanmoins, les témoignages sur ces premières séances, avec leurs impressionnants phénomènes de lévitation de table, sont très sujets à caution, en sorte qu'on doute si le mobilier n'est pas soulevé par l'enthousiasme des participants.

Florence elle-même s'en vante assez peu et, pour tout dire, n'aimera pas en parler par la suite.

 

Le fantôme à l'œil-de-bœuf

 

Les "matérialisations" de Florence première manière n'ont pas la vivacité de la future Katie King. Elles n'empruntent pas non plus aux exercices de ses mentors, voix caverneuses et faces ténébreuses un instant entrevues. Pour tout dire, on doute si la Florence de cette période eût été capable d'un exercice simple de ventriloquie, ou même d'un petit déballage de gaze à l'aide d'une main libérée du "contrôle".

Les séances de Hackney utilisent l'invention de Mrs Samuel Guppy, une armoire munie d'une sorte d'œil-de-bœuf.

Florence se fait enfermer dans l'armoire, assise sur une chaise, une corde posée dans son giron. On chante des hymnes, on fait la chaîne. C'est-à-dire qu'on fait du bruit et qu'il passe du temps. Quand on rouvre l'armoire, on trouve Florence ficelée avec la corde ; ficelée par les esprits, comme il se doit. On referme et on continue à faire du tapage. Des visages ne tardent pas à apparaître à l'œil-de-bœuf, qui ressemblent furieusement à celui du médium, recouvert d'un morceau de gaze ou d'un bout de taffetas noir. Parfois ce sont deux visages, qui ont l'air tout à fait de masques tenus à bout de bras par le médium. L'assistance, amollie par les cantiques, horripilée par la longue attente obscure, croit ce qu'on veut.

L'armoire, on l'a reconnue, c'est celle qu'utilisaient les sœurs Fox, les fondatrices du spiritisme. Ce sont elles qui ont imaginé - ayant inventé les raps et le télégraphe spirituel - de donner sous le couvert de spiritisme des numéros de ce que les prestidigitateurs appellent escapism. (Les plus illustres évadés d'armoire du spiritisme furent les frères Davenport.)

Mais Florence qui, dans son armoire, montre la tête à l'œil-de-bœuf, fait penser également à ces dispositifs où l'on enferme les fous, et supposés les guérir, que reproduit Foucault dans son Histoire de la folie à l'âge classique. La machine de Florence ressemble à la tentative délibérée d'un homme sain d'esprit de contrefaire la folie.

Florence peut se passer d'armoire dès 1872, optant pour le cabinet médiumnique, c'est à dire pour le rideau noir. A partir de 1873, elle est capable de matérialiser de pied en cap, le fantôme qui se fait appeler Katie King, fille de John King, et qui prétend avoir été également, au cours d'une vie antérieure, la fille de Morgan le pirate.

Le progrès est net. De l'armoire, on est passé à un jeu de charade, à base de fantôme drapé. C'est ce fantôme, si vivant, qui fera la fortune de Florence.

 

La carrière d'un médium

 

Dès la période du cercle de Dalston, le richissime Charles Blackburn, qui finançait le médium Herne entre deux démasquages, très favorablement impressionné par le talent de Florence, s'instaure en protecteur de la famille Cook. Il sera pour les Cook une source de revenus appréciable, encore que sujette à des à-coups. (Plus tard, Florence se plaindra amèrement de ce que, de la fortune du capitaliste, elle n'ait pas vu un liard.)

Dans le même temps, la presse spirite chante les louanges du médium et crée sa légende. The Spiritualist, l'organe de W. H. Harrison est financé lui aussi par Blackburn, et le journal fait une telle publicité à Florence que le rédacteur en chef d'une revue concurrente, The Spiritualist Magazine, suggère plaisamment que The Spiritualist fût rebaptisé : le Journal de miss Florence Cook.

On n'a pas assez dit combien le spiritisme est un phénomène littéraire. Les conversions se font par la lecture d'une littérature hagiographique. Les métapsychistes eux-mêmes, baignent dans la légende, finissent par lui accorder foi, et les grandes plumes de la métapsychique continentale peuvent, sans arrière pensée, tresser des lauriers à Florence. La croyance de la petite bourgeoisie dans la presse ("c'est vrai parce que c'est dans le journal"), jamais elle ne fonctionna si bien. Les articles deviendront des livres qui serviront de "preuves" à de nouveaux convertis.

Inévitablement, chaque démasquage de Florence est suivi de difficultés : presse houleuse, menaces de Blackburn de ne plus donner un sou, supplications et explications de Florence : ce qu'on a pris pour une fraude était un mauvais tour joué par les esprits. La famille vit de la sorte, pendue à la médiumnité de Florence, en espérant qu'il ne se passera rien de grave.

Le Dr Purdon, un médecin américain, qui examine Florence à Sandown, dans l'île de Wight, en 1872, conclut que les séances sont un fiasco. Florence, à cette époque, utilise encore le procédé de l'armoire. Purdon a vu à la fenêtre du cabinet un visage qui ressemble furieusement à celui du médium. De plus, il découvre après la séance que les liens qui attachaient le médium ont été coupés et les scellés brisés. Florence elle-même se plaint dans une lettre à W. H. Harrison, rédacteur en chef du spiritualist, que la séance a été loin d'être satisfaisante et qu'elle est persécutée par un mauvais esprit qui se nomme lui-même le diable. C'est évidemment le malin génie qui a coupé ses liens. Comprendre que la jeune fille s'est fait pincer et qu'elle invente des excuses.

Plus grave sera l'incident Hipp. William Hipp raconte une séance dans le Lancet du 10 janvier 1874. On a placé sur la table un verre sans pied, contenant de l'eau bénite. L'esprit est censé en arroser les invités. Dans l'obscurité, le sceptique monsieur Hipp se saisit du verre et quelques secondes après, saisit la main qui s'y plonge. On amène une lampe et l'on découvre un bras de chair et de sang, qui appartient au corps de Mlle Cook. Hipp se fait copieusement injurier. Du moins a-t-il la satisfaction d'avoir attrapé un esprit.

Pour dire toute la vérité, dès l'époque où Florence utilise le cabinet séparé et fait apparaître le visage et le bras de Katie King à travers le rideau, certains spirites ne cachent pas leur scepticisme. A propos des séances de Hackney, un monsieur H. Cholmondeley-Pennell exprime des doutes. Le visage qui apparaît ressemble furieusement à celui du médium. La corde de rappel qu'on a mise en place, comme moyen de contrôle, disparaît dans le cabinet pour permettre à l'esprit de se manifester.

Harrison, le rédacteur en chef de the Spiritualist se garde de publier les lettres critiques. Les incrédules en sont quitte pour les donner à d'autres revues spirites où à la grande presse.

 

Le viol psychique

 

A l'époque glorieuse où Florence matérialise une Katie King complète de la tête aux pieds, qui se promène au milieu des assistants, tandis que le médium repose à l'abri de son cabinet, le risque de démasquage est accru.

Florence Cook est prise en flagrant délit de fraude par un monsieur William Volckman, spirite convaincu, député par la London Dialectical Society en 1869 pour enquêter sur les phénomènes spirites. Il se peut qu'il ait fait partie du cercle de Dalston (Dalston Association of Inquirers into Spiritualism). En tous cas, le Spiritualist (31 juillet 1874) commenta aigrement que la jalouse rivale de Florence Cook, le médium Mrs Guppy, était le commanditaire de l'attentat. Les spirites se faisaient donc des niches, et se démasquaient entre eux, comme si les incrédules ne leur eussent pas été suffisamment odieux !

La séance dramatique a lieu le 9 décembre 1873. Le fantôme Katie King prend la main de Volckman, un geste qui lui était habituel, dans les séances. Au lieu de se contenter d'un contact furtif, notre curieux tient solidement cette main et saisit l'apparition à la taille.

Quelqu'un éteint en hâte l'éclairage au gaz et Edward Elgin Corner, le futur époux de Florence, vient à la rescousse de Katie, aidé par madame G. R. Tapp. Après un combat houleux, l'esprit est libéré des pattes du soupçonneux et s'enfuit vers le cabinet. La lutte a été assez violente pour que M. Volckman ait perdu des poignées de sa barbe et ait reçu quelques horions.

On attend cinq minutes, après quoi on ouvre le cabinet. Florence est trouvée attachée mais dépoitraillée, dépeignée et dans une grande agitation. On reconduit le médium, sous la garde sévère des femelles.*

 

* Rien n'arrête les spirites. Le démasquage fut nié mordicus par la presse amie. Quant aux hétéroclites de deuxième ou de troisième main, qui ont recopié leur livre sur ceux de Crookes, de Flammarion, ou de Richet, ils transforment le démasquage en triomphe. On apprend ainsi dans l'Univers des fantômes (J'ai Lu n. A 339, par Danielle Hemmert et Alex Roudène) qu' "un jour Katie fut saisie brutalement par un certain Mr. Volckmann (sic). Elle lui échappa en se dématérialisant (sic), mais, croyant à une supercherie du médium, [on se demande comment !] il se précipita vers le cabinet noir : Miss Cook était toujours immobilisée par les liens qu'on avait noué autour d'elle au début de la séance... A la suite de cette agression, le médium eut de fortes convulsions toute la nuit, et demeura pendant plusieurs années fragile et maladive." Récit dont (nonobstant la bêtise qu'on y trouve presque pure), le sens, la pente, est d'avertir contre l'inutilité et la dangerosité du démasquage ; récit qui appelle à l'évidence, et en dépit d'une sorte de triomphalisme du merveilleux, le titre : "On ne fait pas ça !"

 

Sur un point, les descriptions concordent, de quelque bord qu'on soit. Il y a violence, il y a viol. Viol psychique. Un mortel a tenté de s'emparer d'un esprit. Ou d'une femme incarnant un esprit, ce qui, bizarrement, revient au même.

Volckman rouspète dans des lettres polies qu'on lui censure dans le Spiritualist. Katie et Florence sont défendues dans un article anonyme : Outrage grossier dans une séance (Spiritualist, 12 déc. 1873).

Mais Mrs H. E. Thompson dans son article "Son esprit est saisi" (the Medium & Daybreak, 19 déc. 1873) prend le parti de Volckman.

Reste que le bienfaiteur des Cook, Charles Blackburn a assisté à la séance du 9 décembre et qu'il menace, comme d'habitude, de couper les vivres.

Rajouter que l'incident Volckman n'est que le dernier d'une série.

N'en déplaise aux tenants de la légende, Florence Cook n'est pas au sommet de sa gloire médiumnique, mais dans une passe dangereuse lorsque, brûlant ses vaisseaux, elle va voir Crookes, tout auréolé à ses yeux par ses études de Daniel Dunglas Home. Crookes qui se trouve lui-même, - on l'a vu plus haut - dans une situation assez délicate, au vu de la simple vérité, et qui a terni peut-être son image d'homme de science.

 

Crookes et la pimbêche

 

C'est le témoignage de Crookes qui fit entrer Katie en littérature.

Devant la postérité, Katie King est l'invention de Crookes bien plus que de Florence Cook. Florence reste une grande adolescente qui fraude maladroitement. L'opinion du grand physicien, sa caution, est à l'origine de sa gloire.

Comment Florence Cook parvint-elle à persuader de travailler avec elle un Crookes prestigieux de ses récentes expériences avec D. D. Home, - de la polémique plus que des découvertes annoncées ? Que lui dit-elle ce jour de décembre 1873 ? Nous l'ignorons.

S'abusèrent-il mutuellement sur la fermeté de leur position, ou eurent-ils au contraire l'idée de s'épauler, sentant, l'un et l'autre, le sol se dérober sous eux ? Y eut-il seulement de leur part un calcul, ou leur rencontre leur parut-elle dans l'ordre naturel des choses ?

Les auteurs bien informés soupçonnent qu'il y eut séduction. Cela n'est pas douteux. Mais de quel ordre ?

L'attitude initiale de Crookes est celle d'un Galahad volant au secours d'une demoiselle en détresse. Il écrit dans le Spiritualist (6 février 1874) qu'il a jusqu'à présent tâché d'éviter la controverse (ce qui, sous la plume de cet enragé, ne manque pas de sel), mais que dans le cas de miss Cook, il croit bon de s'écarter de sa règle si quelques lignes de lui peuvent aider à retirer un injuste soupçon. Et d'insister sur le fait que la personne lésée est une femme - jeune, sensible et innocente.

Florence est étudiée au cours d'une brève période, de l'hiver 1873 au printemps 1874, par William Crookes, jetant dans la bataille sa réputation de savant, qui est grande comme on sait (Thallium, tube de Crookes, photographie de la lune, analyse de la lumière), et qui fut augmentée et précisée par les investigations conduites sur D.-D. Home, d'une exacte rigueur scientifique, comme on l'a vu.

En réalité, les séances se poursuivirent juste assez longtemps (mai 74) pour que Crookes pût écrire ses articles dans The Spiritualist.

La brièveté de la période de travail est déjà chose extraordinaire. Au regard des investigations normales avec un médium prometteur, elle est absurde. Les Hodgson, les Lodge, les Myers (pour prendre des esprits rassis) passeront des années à examiner une Mrs Piper. Les grands métapsychistes s'attacheront à leurs médiums pendant des dizaines d'années, parfois. Dans certains cas, (Crawford-Goligher, Ochorowicz-Tomczyk, von Schrenck-Notzing-Eva, etc.) il se formera de véritables couples.

Et Crookes, en cet âge d'or du spiritisme, devant un phénomène plus merveilleux assurément que ceux des médiums futurs, étudie le temps de rendre ses conclusions et passe outre ?

On ne sera guère avancé pour avoir noté que ce trait contient l'homme, dur, entier, entêté, se défendant pied à pied, ne cédant rien, mais imposant de force ses découvertes. Crookes réaffirmera jusqu'au dernier jour que son enquête fut parfaite. Il est vrai aussi qu'il s'opposa tôt à ce qu'on diffusât les photographies qu'il avait prises et qui dévoilaient si clairement la vérité.

 

Le physicien amoureux du fantôme

 

L'affaire Cook-Crookes, telle que la racontent les spirites est une adorable bluette. On l'intitulerait le physicien amoureux du fantôme.

On travaille chez les Cook ou chez Crookes. Les séances utilisent un cabinet séparé de la pièce où sont les observateurs. On y laisse Florence endormie et plus ou moins ficelée. Le fantôme de Katie King vient sur la pointe des pieds se mêler aux assistants. Il est élégamment vêtu de voiles ectoplasmiques, comme il convient, parle d'une voix douce, et demande qu'on lui pose des questions. Les messieurs, Crookes en tête, obtiennent de tripoter Katie King pour vérifier qu'elle est aussi matérielle que n'importe qui, et crient à la merveille.

Florence Cook a une amie, Mary Rosina Showers. Florence et Mary donnaient des séances conjointes pour le cercle de Dalston, où leurs fantômes, Katie King, et Florence Maple (ainsi baptisée peut-être en l'honneur de Florence Cook), apparaissaient ensemble, mains dans la main.*

 

* Mary Rosina Showers créait outre Florence Maple, une Lénore, une Sally et un Peter. Ces matérialisations prenaient un aspect quelque peu morbide, et il semble que le médium ait pris un malin plaisir à terrifier ses dupes.

Mrs Corner, lors d'une séance qui se passe chez elle est invitée par le fantôme Florence Maple à entrer dans le cabinet noir du médium. Elle trouve (dans l'obscurité presque complète) le médium dans un état de mort apparente avec un visage cadavérique (ce qui s'explique assez bien si ledit corps est un mannequin, Mary étant à ce moment là occupée à incarner le fantôme) et quand la fille de Mrs Corner, Caroline, entre à son tour, elle s'exclame "c'est horrible". La romancière Florence Marryat décrit des visions aussi horribles. A une occasion, le corps inerte du médium semblait réduit "à sa moitié de sa taille" et, avec sa robe pendant au dessus d'elle semblait "la momie d'une fille de quatre ou six ans."

Quant au fantôme Lénore, qui alourdissait considérablement l'atmosphère quand il se matérialisait, il sentait parfois nettement le cadavre.

 

Crookes ne tarde pas à inviter l'amie de son médium et on peut voit alors Katie King et Florence Maple se promener dans le cabinet du savant, bras dessus bras dessous, comme des écolières.

En ce qui concerne les séances Crookes, le fantôme Katie King est toujours Florence elle-même, qui a, dans le cabinet médiumnique, confectionné un mannequin vêtu de ses vêtements. Il arrive que Mary Showers intervienne au titre de comparse, quand les séances se passent chez les Cook. Certains ont cru que Mary faisait parfois le fantôme (ce qui aurait expliqué des variations de taille alléguées par Crookes). Mais vraisemblablement, Mary tenait le rôle du médium endormi, un châle sur la figure, ce qui permettait à Crookes de s'assurer que le fantôme et le médium étaient bien deux entités séparées.

Les séances s'achèvent rapidement, on l'a dit. Le temps pour Crookes de publier ses conclusions. Du reste, le fantôme Katie King a pris soin de préciser qu'un jour prochain, elle disparaîtrait à jamais.

Séances trop dangereuses, ricanent les hostiles. Le rigoureux et incorruptible Serjeant Edward William Cox, juriste éminent et chercheur psychique opiniâtre n'a jamais caché ses doutes. Harrison le censure dans the Spiritualist, mais l'énergumène donne son témoignage ailleurs.

La séance de clôture du 21 mai 1874, telle qu'elle est racontée dans le Spiritualist (29 mai 1874) est un morceau d'anthologie.

Le médium émerge du cabinet, en blanc immaculé, ses longs cheveux auburn pendant en petites mèches dans son dos. Elle parle de son prochain départ et accepte des bouquets de deux de ses favoris masculins.

"Tous ceux présents dans le cercle se rassemblèrent autour d'elle. Katie demanda à Mr Tapp de séparer le bouquet et disposa les fleurs devant elle sur le plancher ; puis elle s'assit, à la mode orientale, et demanda à tous de se rapprocher, ce qui fut fait, la plupart des présents s'asseyant sur le plancher, à ses pieds. Ensuite elle fit des petits bouquets pour chacun, les attachant avec du ruban bleu...

Katie prit alors une paire de ciseaux et coupa une quantité de ses cheveux, donnant à tous les présents un portion généreuse. .. Elle coupa aussi et offrit plusieurs morceaux de sa robe et de son voile. Après qu'elle eut fait ainsi plusieurs grands trous dans sa robe, comme elle était assise entre Mr Crookes et Mr Tapp, on lui demanda si elle pouvait la raccommoder, comme elle avait fait en d'autres occasions ; elle souleva alors la partie endommagée dans la lumière, donna un petit coup, et elle redevint aussitôt aussi parfaite qu'avant...

Ensuite, elle parut lasse et dit à regret qu'elle devait partir, car le pouvoir baissait, et fit ses adieux de la façon la plus affectueuse... Regardant encore une fois sincèrement ses amis, elle laissa le rideau retomber et on ne la vit plus."

[Ces lignes ne proviennent pas de Crookes mais sont le témoignage de la romancière, Florence Marryat, dans the spiritualist, 29 mai 1874 ; une brave toquée, selon Flammarion.]

 

La fraude Cook

 

Il est délicat de décider si Crookes était un fraudeur ou un naïf.

Les modernes penchent pour la fraude. Ou pour le moins pour une coupable complaisance à être dupée. Un homme de laboratoire, habitué aux minuties des sciences expérimentales ne peut se tromper, ne peut s'abuser lui-même à tel point.*

 

* On notera une fois de plus à quel point l'histoire du spiritisme est celle des prix Nobel, à quel point le spiritisme apparaît, dans l'histoire des sciences, non comme un accident mais comme un point focal. Ces braves savants font du laboratoire. Et cela marche, c'est à dire qu'ils font leurs découvertes et leurs inventions. Que savent-ils au fond ? Que comprennent-ils ? Ils ne savent rien. Ils ne comprennent rien. (Par exemple, Crookes, avec son fameux tube, croit avoir découvert le quatrième état de la matière.) Nos savants sont des idiots lâchés dans un laboratoire suffisamment moderne pour permettre les découvertes. Et avec leur esprits de primitifs, ils rêvent de la découverte ultime. En bons physiciens, en bons chimistes, en bons primitifs, ils rêvent que leur physique, que leur chimie, leur physiologie, va aussi leur révéler le secret de la vie et de la mort, le secret des âmes mortes, le secret des fantômes. (Les commentateurs charitables feront ici observer que la science a le droit de se tromper puisqu'elle a la modestie de reconnaître ses erreurs, mais nous parlons de ce qui se joue sous les crânes.)

 

Pour les plus sévères commentateurs, Crookes, qui porte en lui cette escroquerie onomastique (crook = escroc), n'est pas la dupe de Florence Cook déguisée en fantôme, mais le manipulateur.

Escroc, si l'on veut, mais un escroc maladroit. Crookes est un escroc (ou une dupe) qui s'obstine, un escroc obstiné ou une dupe endurcie.

Du reste, escroquerie ou duperie, les raisons de l'obstination sont plus fascinantes que les premiers mobiles, plus fascinantes aussi que le merveilleux somme toute médiocre qu'offre l'histoire de Florence Cook et du fantôme qu'elle matérialisait, qui voulait qu'on l'appelât Katie King.

 

Révélations posthumes

 

Vint Trevor Hall. Trevor Hall publia son ouvrage, the Spiritualists, en 1962.

Que Crookes ait été amoureux du fantôme, et peut-être du médium, était clair pour les contemporains. Le grand prestidigitateur Maskelyne était d'opinion que Crookes était "much too far gone". Hall posa simplement, en historien moderne, que Crookes avait couché avec Florence.

The spiritualists est le type même du livre d'histoire révisionniste, basé sur des recherches d'archives, et rédigé tant soit peu laborieusement (c'est à dire avec des redites, le contenu des mêmes fiches se retrouvant dans différents passages de l'ouvrage).

Dans une construction de thriller, procédant par révélations successives, Hall nous persuade que Crookes et Florence Cook eurent une liaison. Florence en décembre 73, vint supplier Crookes et, en fait, le séduire. Les séances chez le physicien étaient une couverture pour la revoir aisément.

Procédé peu crédible et peu commode, avouons-le. il semble que si liaison il y eut, les amants eussent dû se voir n'importe où sauf justement chez Crookes (le physicien était marié). Il nous paraît surtout qu'en cas de liaison, la la plus élémentaire discrétion eût été de mise. La réaction de Crookes n'eût pas été de mettre en avant de façon tapageuse son nom et celui de son médium.

Couverture idéale pour une liaison, le fait que Florence, les soirs de séance, couchât chez Crookes ? C'est une absurdité, c'est - n'en déplaise à Hall - une idée de petit garçon.

Autre argument avancé par Hall : Florence dissimule son mariage à Crookes. Il y eut en effet un mariage secret avec un marin, le captain Edward Elgie Corner. Mais Corner n'est pas du tout un inconnu pour Crookes, puisqu'il assiste aux séances. Et d'ailleurs, Florence cache aussi l'union au financeur Blackburn. Sa discrétion peut s'expliquer par la crainte de voir disparaître la rente que ce dernier fait aux Cook.

Et quand même Florence craindrait d'éveiller la jalousie ou le dépit du physicien, faudrait-il en déduire une liaison ? N'est-on pas plus sûrement dans ces entre-deux qui ont parfois tant de charme, dit-on, et la belle Florence n'est-elle pas simplement en train de ménager la susceptibilité du physicien ? Après tout, personne n'a jamais songé à nier que Crookes fût fasciné par le médium.

Plus délicate est la question des documents.

Lorsqu'on a ôté toute la littérature du livre de Hall, il faut pourtant conclure que la thèse de la liaison n'est étayée par aucun document.

Il y aurait une lettre. Alex Owen (the Darkened room) fait observer que la lettre alléguée par Trevor Hall qui ferait (mais de seconde main !) référence à un aveu de Florence Cook, n'est peut-être qu'un témoignage (indirect) d'un aveu de... Mary Rosina Showers.

Les correspondances ont disparu. Aussi les photographies de Crookes avec Katie King. A l'évidence, Crookes s'est rendu compte que ces touchants portraits étaient de nature à inspirer la défiance quant à la réalité du fantôme. Hall quant à lui n'est pas loin de penser qu'ils étaient propre aussi à révéler la liaison.

Le bruit de la liaison Cook-Crookes tient à deux rapports d'un jeune homme, Anderson qui a, beaucoup plus tard, eu lui-même une liaison avec Florence Cook, qui était restée Florence Corner, - rapports étayés par celui de Mrs K. M. Goldney de la Society fort Psychical Research, pour qui ces révélations, apparemment, n'en étaient pas.

Anderson a donc poussé le scrupule jusqu'à faire enregistrer et sceller deux dépositions à la Society for Psychical Research, sur les aveux que lui avait faits Florence Corner. Au jeune homme, Florence avoua avoir eu une liaison avec Crookes et être allé à Paris avec lui (on sait ce que représente pour un victorien le voyage sur le continent).

Le voyage eut lieu puisque Crookes y fait une allusion dans une lettre de 1874, mais que faut-il en inférer, aux termes mêmes de la supposée confession ? Fut-il le début d'une liaison, un épisode d'une liaison, ou un unique écart ?

On ne peut se défendre, enfin, de penser que si liaison il y eut (qui, en toute hypothèse, eût été fort brève), elle n'est pas le point décisif. Elle n'est pas la raison de l'étude du médium. Crookes eût défendu Katie King sans cela. Au regard de leur curieuse aventure, un passage à l'acte de la part de Crookes et Florence n'ajoutait rien, ne concluait rien, ne préparait rien. C'est ailleurs qu'il faut chercher, dans les minuties des âmes, dans les subtilités des demi-mensonges et des illusions consenties, où les bernés manipulent qui les trompe. Nous sommes en un étrange marécage, où achèvent de s'engloutir des sentiments qui n'ont pas de nom. En essayant de conclure, on est sûr à peu près de se tromper, comme si, pour décrire l'amour nous parlions en chimiste d'un mélange de possessivité, d'excitation, d'attendrissement, etc.

 

Amour de tête

 

Non que le spiritisme n'ait jamais servi de couvertures aux scènes galantes. La séance est puissamment érotisée. Les gémissements, la rougeur du médium, sa possession, voire sa pénétration (sic) par les esprits, excitent l'imagination. L'obscurité, les nécessités du contrôle, favorisent les attouchements, les flirts (cf. C. M. Davies, Mystic London). Et les séances peuvent couvrir plus prosaïquement des rendez-vous galants.

Un révélateur en fut, le procès Fletcher (1881) qui fit les gros titres de la presse. Mrs Susan Willis Fletcher, une populaire médium américaine fut accusée de détenir illégalement des bijoux appartenant à son ex-amie, Mrs Juliet Hart-Davies, et comparut devant l'Old Baley, la cour d'Assises de Londres. Elle fit douze mois de prison et écrivit son livre "Douze mois dans une prison anglaise." Comment les bijoux étaient-ils parvenus des mains de leur détentrice, Juliet Hart-Davies à celles du médium Susan Fletcher ? Il apparut que Monsieur Fletcher, mari du médium, avait eu une aventure avec la plaignante, Mrs Juliet Hart-Davies, tandis que le médium lui-même avouait une liaison avec l'ex-amant de madame Hart-Davies. Bien entendu, le médium fut accusé d'avoir jeté son mari dans les bras de la victime, et d'être elle-même une femme de peu de vertu. Il apparut en tous cas, qu'on faisait autre chose que la chaîne lors des séances Hart-Davies.

Quant au médium Mrs Guppy, on murmurait que ses séances servaient elles aussi certains desseins... En atteste une lettre envoyée à Home en 1876. (cité par R. G. Medhurst & K. M. Goldney, William Crookes and the physical phenomena of Mediumship) Il est vrai, nous entrons ici dans le domaine du ragot, projectile échangé entre médiums rivaux dans la querelle incessante qu'ils entretiennent.

Est-ce à cela que veut en venir Trevor Hall ? Imagine-t-il un Crookes libidineux ? Qu'on nous pardonne, mais l'hypothèse nous paraît faire sombrer l'affaire dans le ridicule. Au point que si on nous donnait la preuve demain que Crookes couchait avec Florence, nous dirions encore : c'est bien, mais cherchons outre ; cela n'est pas le plus intéressant.*

 

* René Louis, dans L'Ere des médiums, (revue Autrement, janv 1989), suppose, lui - peut-être pour sur-trévoriser Trevor Hall - que Crookes aurait pu coucher avec... le fantôme Katie King, en fichant la paix au médium. Nous lui laissons la responsabilité de cette hypothèse. Notons qu'à force de demi-révélations et de quarts d'hypothèses, on finit par raconter des stupidités plus grandes que celles des spirites.

L'auteur d'un ouvrage paru dans une collection spécialisée (Univers interdit, par Leo Talamonti, J'ai Lu, traduction de Universo Proibito, Sugar Editore, Milan, 1967) est convaincu (par contamination d'un poncif) que le savant est vieux. Il parle des "séniles amours de sir William Crookes et du médium Florence Cook" et "des chantages qui auraient amené l'illustre vieillard à se rendre complice des supercheries de l'aimée à propos des séances tant contestées..." et cite à l'appui Trevor Hall, ce qui prouve.... qu'il ne l'a pas lu. (En réalité Crookes, né en 1829, était dans la quarantaine au moment de son examen de Florence Cook.)

 

 

Y a-t-il chez Crookes amour de tête ? Oui, certainement. Mais cela même n'explique pas tout. Cela n'explique pas la détermination du physicien à ne pas voir ce qui crève les yeux, ni l'emportement qu'il met à faire triompher ses thèses.

Il conviendrait de poser la question de la sexualité médiumnique. A quoi rime au fond ce jeu de charade, ce déguisement de voiles, ces distributions de fleurettes ? Représentation victorienne idéalisée, angélisée, de la femme ? Erotisme spirite (comme il y eut un érotisme colonial) qui s'autorisait d'un intérêt scientifique ou de son étrangeté même ? Crookes, amoureux du fantôme, est-il un homme qui vainc ses freins par une surnaturalisation ? La femme merveilleuse, Katie King, est-elle chez lui une vivante métaphore ? Est-il, au sens propre, un homme amoureux de l'amour ?**

 

** Pour une vision féministe, on consultera Alex Owen, the darkened room, Women, power and spiritualism in late victorian England, Virago press, 1989. L'ouvrage souffre d'un biais féministe marqué, et consacre plus d'espace au sort d'une "inspirée" très vaguement spirite, séquestrée comme folle par son mari et une cabale de médecins dans la grande tradition victorienne, qu'aux grands médiums, et patauge dans une sargasse psychanalytique où Freud et Lacan, appelées à la rescousse, coulent corps et bien. L'idée de base, féministo-jungienne est que le médium est la victime des expérimentateurs mâles (d'où la suspicion, le contrôle), et qu'elle échappe par le biais de la matérialisation au rôle assigné à son sexe, en personnifiant des esprits aussi bien masculins que féminins et, pour ces derniers, en offrant à l'adoration de ces messieurs des figures féminines supérieures. Elle insiste sur la sexualisation des attouchements, en particulier, idée assez typiquement américaine, sur l'érotisme du ligotage du médium (bondage).

 

Il est constant que Crookes, qui n'a rien d'un godelureau, se comporte, vis à vis de Katie King, comme un adolescent consumé d'amour. (Il ne se comporte pas comme un homme marié, et encore moins comme un homme d'âge viril qui a une liaison.)

Pendant les séances, Crookes fait l'article, bonimente, se tient trop près du médium. Complicité en action ? Voire. Crookes semble un amoureux transi qui essaye de monopoliser l'attention de son aimée, et, de façon assez pathétique, de s'afficher avec elle.

 

Lapsus

 

Ayant à la tête une idée (la même que nous, du reste, la, fraude, la complicité, la duperie ou la comparserie), et sous la plume une autre (la merveille), Crookes commet une série de savoureux lapsus.

Il se trouve que Katie est le portrait craché (et pour cause) de Florence. Un Richet, un de Rochas, un Lombroso, un Chiaïa eussent appliqué une théorie des fluides, de l'idéoplastie, pour justifier que le fantôme ait inévitablement les traits de son médium. Crookes nie la ressemblance, et il nie contre l'évidence. C'est la raison pour laquelle il fera l'embargo sur les fameuses photos, ayant cru d'abord qu'elles servaient sa thèse, ayant pu constater qu'elles révélaient, qu'elles illustraient la fraude. Cette obstination va jusqu'à l'absurde, jusqu'à la folie. Elle enferme toute sa thèse dans un pieux mensonge. A ce jour, les livres et périodiques spirites publient côte à côte des photos de Florence et Katie en faisant valoir que les deux visages sont très différents, alors qu'ils sont assurément le même.

Que penser, chez Crookes, du passage suivant ?

"Une des photographies les plus intéressantes est celle où je suis debout à côté de Katie ; elle a son pied nu sur un point particulier du plancher. J'habillai ensuite Mlle Cook comme Katie ; elle et moi nous nous plaçâmes exactement dans la même position, et nous fûmes photographiés par les mêmes objectifs, placés absolument comme dans l'autre expérience, et éclairés par la même lumière. Lorsque ces deux dessins sont placés l'un sur l'autre, les deux photographies de moi coïncident exactement quant à la taille etc., mais Katie est plus grande d'une demi-tête que Mlle Cook, et auprès d'elle semble une forte femme. Sur beaucoup d'épreuves, la largeur de son visage et la grosseur de son corps diffèrent essentiellement de son médium, et les photographies font voir plusieurs autres points de dissemblance."

Les protestation sur l'identité des prises de vue, nul ne peut les vérifier. Mais il paraît que ce passage exploite... les trahisons de la photo. Crookes pourrait argumenter de la même façon à propos de différentes photos de Florence que la jeune fille a l'étrange faculté de changer sa taille et ses traits.

Concluons. Crookes a pu espérer que les photos fassent foi. Il est revenu de son erreur, a reconnu que les photos nuisent à sa thèse. Mais au lieu de lâcher prise, il veut arguer encore des photos.

Autre lapsus amoureux : Crookes connaît le corps de Mlle Cook.

"Avant de terminer cet article, je désire faire connaître quelques unes des différences que j'ai observées entre Mlle Cook et Katie. La taille de Katie est variable : chez moi, je l'ai vue plus grande de six pouces que Mlle Cook. Hier soir, ayant les pieds nus et ne se tenant pas sur la pointe des pieds [Katie a en effet l'habitude de marcher sur le bout du pied, sous ses longs voiles, peut-être pour se grandir], elle avait quatre pouces et demi de plus que Mlle Cook. Hier soir, Katie avait le cou découvert, la peau était parfaitement douce au toucher et à la vue, tandis que Mlle Cook a au cou une cicatrice qui, dans des circonstances semblables, se voit distinctement, et est rude au toucher. Les oreilles de Katie ne sont pas percées, tandis que Mlle Cook porte ordinairement des bouches d'oreille. Le teint de Katie est très blanc, tandis que celui de Mlle Cook est plutôt brun. Les doigts de Katie sont beaucoup plus longs que ceux de Mlle Cook, et son visage est également plus allongé. Dans les façons et manières de s'exprimer, il y a aussi des différences marquées." (lettre à The Spiritualist).

D'autres détails ? Plusieurs petites marques sur le visage de Florence sont absentes de celui de Katie. La chevelure de Florence est d'un brun si pâle qu'elle apparaît presque noire, alors que celle de Katie est d'un riche châtain doré.

Et ce trait d'un médecin ou d'un amant (Crookes n'est ni l'un ni l'autre, selon nous) : l'écoute des entrailles, l'oreille collée. Le pouls ne bat pas à la même vitesse. Le cœur de Katie est plus régulier que celui du médium. Les poumons de Katie sont plus sains que ceux du médium, qui se fait traiter au moment de l'examen pour un gros rhume. (dernière lettre au spiritualist, 5 juin 1874)

Crookes fait de la sorte tout un blason féminin, où l'admiration, ou l'instinct de propriétaire, vient parasiter la thèse. Sous prétexte d'inventorier des différences, il paraît nous expliquer que le fantôme est supérieur à son médium, que Katie est dépourvue des défauts de Florrie.

A Flammarion, Home a dit sans prendre de gants, ce qu'il pensait de Florence Cook. Il est vrai qu'il prêchait pour sa chapelle puisqu'il concluait que de médium sûr, il n'y avait que lui, Home. Home ajoute que le fiancé de Mlle Cook (en réalité son mari) a donné des signes de la plus vive contrariété au sujet de la relation Cook-Crookes.

Flammarion (les Forces naturelles inconnues p. 462) conclut benoîtement : "pour qui connaît et a observé de près les rivalités des médiums - aussi marquées que celles des médecins, des acteurs, des musiciens et des femmes - ce propos de M. Home ne me paraît pas avoir de valeur intrinsèque." (sic)

 

Imitateurs

 

On l'a dit, Florence Cook donna aux médiums de son pays et de son temps un signal et une permission.

La société spirite de Newcastle engagea deux jeune filles comme médiums professionnels, issues l'une et l'autre de cercles privés. Miss C. E. Wood et Miss Annie Fairlamb étaient âgées, en 1874, de 19 et 18 ans. Elles firent souvent des séances conjointes et produisirent des manifestations ectoplasmiques, mains, visages glissant un regard hors du cabinet médiumnique et, rapidement, fantômes complets. Leurs esprits guides étaient soit des enfants, soit particulièrement infantiles. Défilèrent ainsi Pocky (ou Pocha, c'est à dire Pocahontas, une fillette de couleur), Georgie, Willy, Maggie, Cissie et Benny.

L'année suivante, un autre groupe de Newcastle devint actif, la famille Petty, dont les principaux membres étaient Mrs Petty et ses fils Willie (17 ans) et Joseph (14 ans). Eux aussi produisirent des matérialisations. Leur guide principal fut une enfant, Emma, et Chico, un nègre.

On constate derechef l'aspect contagieux du spiritisme. Autour des sœurs Fox aux Etats-Unis, ç'avait été une épidémie de raps. Autour de Florence Cook, ce fut une armée de fantômes en pied.

La conséquence ultime de ces séances grossièrement truquées fut un désintérêt pour les effets physiques. A la fin des années 70, la question des médiums à matérialisation était à peu près résolue pour les membres de la future Society for Psychical Research. Il n'y a rien à attendre de ce côté, du moins du point de vue de Gurney, et de M. et Mme Sidgwick.

Myers est un cas particulier puisqu'il chercha désespérément à découvrir des médiums authentiques, à une époque où l'activité de la SPR, fondée en 1882, s'était tournée vers les cas de télépathie (ou d'apparition de vivants) et des phénomène de médianité psychique.

Le groupe de Sidgwick enquêta sur les médiums de Newcastle. Après des résultats encourageants (au grand enthousiasme de Myers) des soupçons de fraude pesèrent sur les médiums.

Myers examina nombre de médiums à matérialisations pendant les années 1877, 78, 79, tous décourageants. Le Dr Monck s'avéra un fraudeur. Rien d'intéressant non plus avec Florence Cook elle-même (Nov. déc. 78, janv. 79). Rien pendant les trois séances avec sa soeur Kate Cook en oct. 78, et les cinq séances subséquentes de l'automne de 1879.

De fait, on peut se demander si la S. P. R. espéra jamais obtenir une information digne de foi dans ce genre d'expérience, tant le témoignage individuel est sujet à controverse. Les Hodgson, les Podmore, ont fait le deuil, semble-t-il des effets physiques.

Ceci expliquera en grande partie l'attitude outrageante des anglais vis à vis d'Eusapia, alors en pleine gloire sur le continent. Les savants d'outre-Manche au fond ne sont plus intéressés par les prodiges et les apparitions. Le démasquage des demoiselles fantomatiques a créé de part et d'autre du channel une différence dans les cultures spirites.

Fort révélatrice de l'attitude anglo-saxonne est la réflexion du philosophe américain William James, passant du sujet d'Eusapia à celui du sujet métagnome Mrs Piper. "Il est agréable de passer des phénomènes du type "séance dans le noir et trou à rat" (avec leur suggestion tragique que l'ordre de la nature tout entier pourrait être renversé dans sa propre tête, à cause de la façon dont on s'est imaginé tenir le pied d'une rouée paysanne) à l'atmosphère tranquille d'études délicieuses." [adresse à la S. P. R., 1896, cité par Gauld, the Founders of psychical research]

Mrs Piper était une bourgeoise de Boston à l'éducation parfaite, Eusapia une femme de la halle, ce qui peut expliquer partiellement le préjugé de James. Ceci dit, la médiumnité de Mrs Piper tient en révélations fracassantes sur la localisation d'une clé, d'un paquet de lettres ou d'un bijou de famille. Il est permis de trouver plus passionnantes les prouesses des médiums à effets physiques, même si elles sont moins reposantes pour l'esprit. Mais il est clair qu'il entre ici une part de subjectivité et qu'un élément essentiel, mais fort négligé, du débat est la conception que se fait l'expérimentateur de l'activité d'un médium.

 

Du spiritisme crapuleux

 

Avec Florence Cook nous entrons dans le spiritisme crapuleux.

On a peu parlé, somme toute, du spiritisme crapuleux. L'essentiel de la littérature est celle des convertis. Les adversaires ont connu le scrupule, la peur de ternir des réputations, ou des mémoires. L'aspect crapuleux du spiritisme est illustré surtout par les petites gazettes. Car en vérité, les tribunaux ont eu leur mot à dire dans le spiritisme. Il est une cause jugée.

En Angleterre, Mrs Williams fut condamnée. Slade, qui lança la mode des ardoises truquées, après 1876 (revoilà l'onomastique : slate = ardoise), écopa de trois mois de hard labour pour escroquerie et mourut dans une maison de santé du Michigan, en septembre 1905.

Pour miss Wood, abandonnée la protection de son cercle de Newcastle, les choses allèrent de mal en pis. L'été de 1877, elle fut démasqué à Blackburn en train de jouer le rôle de Pockahontas, dit "Pocka", son esprit familier. Après quoi, elle vendit son histoire au Blackburn Times, pour se faire insulter et traîner dans la boue par la presse spirite.

Il est probable que la malheureuse buvait. La presse spirite pendant les années 77-78 fait d'horribles allusions à des comportements et un langage orduriers pendant les séances, ce qui est peut-être lié à son alcoolisme.

Nous avons déjà cité la sémillante Mrs Susan Willis Fletcher, et sa condamnation à douze mois de prison pour recel de bijoux.

Certains médiums échappent de peu au lynchage. Charles Williams, l'ancien partenaire de Frank Herne, et sa comparse A. Rita furent démasqués en 1878 à Amsterdam, par un groupe de spirites hollandais. L'esprit matérialisé n'était autre que Rita. Les médiums tentèrent une fuite précipitée, on les intercepta et on les fouilla, pour trouver sur eux tout l'équipement nécessaire de fausses barbes, perruques, et voiles de mousseline.

La douce, l'admirable, la sainte madame d'Espérance elle-même confessa une méfiance grandissante des matérialisations qui n'était peut-être pas sans rapport avec le démasquage fracassant de son fantôme familier, Yolande.

 

Démasquages

 

L'amie de Florence Cook, Mary Rosina Showers, eut, elle aussi, tous les ennuis du monde. Elle fut démasquée en avril 1874, lors d'une séance organisée dans la résidence campagnarde d'Edward Cox. Cox, habitué pourtant au décorum des séances, laissa sa fille s'approcher du rideau derrière lequel le médium étaient en train de former le fantôme Florence Maple, et tenter de les ouvrir. Il s'ensuivit une brève lutte et, selon le témoignage de Cox, (The spiritualist, 15 mai 1874, p. 230, cité par Alex Owen, the Darkened room) : "Dans la lutte avec l'investigatrice, la coiffe spirite tomba. Je fus témoin de tout et de la scène étonnante qui suivit - la voix qui criait : "Vous avez tué mon médium !" - une alarme qui, soit dit en passant, était bien inutile, car elle n'était ni tuée ni blessée, outre la mortification d'un démasquage."

La séance, au témoignage de la mère du médium, prit fin quand Mary Showers émergea du cabinet en braillant "Qu'est-ce qui se passe ? Où suis-je ?". Maman Showers eut peine à reconnaître "dans la créature frénétique qu'il fallut faire maintenir par [monsieur] Cox et moi-même sur le plancher, et qui ressemblait davantage à une bête sauvage qu'à un être humain, la fille souriante aux taches de rousseur qui était entré dans le cabinet peu avant." La scène finit dans la bouffonnerie, le médium hurlant, le maître de maison à genoux devant elle tâchant de la "mesmériser" et l'épouse indignée d'icelui, objectant que son mari n'avait aucun pouvoir d'hypnotiseur et exigeant qu'on le fît se relever.

Ce démasquage qui, pour être cruel, n'avait pourtant rien d'inhabituel, fut peut-être la perte du médium. Ce fut d'abord le Medium & Daybreak de Burns qui publia la lettre de Cox. Le Spiritualist de W. H. Harrison, qui s'était fait l'avocat du cercle Cook-Showers-Blackburn, fut contraint de parler de l'affaire. On finit par s'entendre sur le fait que le médium avait fraudé en état de transe.

Plus tard, Crookes lui même trouva que Mary Rosina fraudait. Il n'en fit pas tout un plat mais écrivit une lettre attristée à D.-D. Home, précisant qu'il avait "persuadé Miss Showers de renoncer à ces procédés, promettant pour [s]a part de ne pas faire de révélation publique mais seulement d'avertir [s]es amis à titre privé." (Crookes à D.-D. Home, 3 nov. 1875, cité par R. G. Medhurst & K. M. Goldney, William Crookes and the physical phenomena of Mediumship.) En fait, Crookes utilisa, semble-t-il, les services d'une autre médium pour extorquer un aveu écrit à la fraudeuse.

Il est vrai, la mère du médium contre-attaque l'année suivante en supposant que Crookes rencontre miss Showers seul à seul avec des desseins déshonnêtes.

Se peut-il que maman Showers détienne les billets que Crookes a envoyé à miss Showers, avec peut-être l'une ou l'autre lettre forgée ? Toujours est-il que le pauvre Crookes, comme il l'écrit à D.-D. Home, ne peut, en honneur, se défendre puisqu'il a juré le secret sur son démasquage de Mary.

Il s'ensuivit qu'en 1875, M. et Mme Crookes ("ma femme sait tout et approuve entièrement ma conduite") dirent adieu aux expérimentations spirites.

Mary Rosina Showers connut une terrible fin de carrière.

On la trouvait encore à la fin des années 1890, donnant des séances, à moitié ivre. Elle et sa mère avaient succombé à ce terrible fléau de l'alcoolisme, si fréquent chez les médiums, probablement du fait de l'existence déréglée et de l'intolérable tension nerveuse que leur imposait leur activité.

Quant à Florence Cook, sa fin de carrière ne fut pas plus glorieuse.

Nous avons cité déjà les décevantes séances Myers de 78-79.

En janvier 1880, Katie King est démasquée par George Sitwell (de la célèbre famille) et Carl von Buch, comme étant Florence King grimée. Nos deux étudiants, impitoyables, écrivent au Times et à l'Evening Standard.

En 1893, dans une séance de placard, lord et lady Arthur Russel découvrent pour leur compte que le visage du fantôme est celui de Florence affublé d'un morceau de drap blanc et que la face noire qui lui succède est toujours celle de la jolie médium, mais recouverte d'un morceau de taffetas noir. Lady Russell découvre de surcroît que les liens du médium ont été coupés et rafistolés avec du fil blanc.

Florence Cook reprit brièvement du service à Cheltenham, à Berlin, à Varsovie, en 1899. Elle fut honteusement démasquée.

Comment cette femme qu'on disait intelligente put-elle oublier qu'elle vivait sur la légende spirite de Katie King (même si elle n'en retirait pas de revenus) et se commettre dans des exhibitions forcément lamentables ? Elle ne sut produire que des mains désincarnées et des formes vagues. Elle fut incapable de matérialiser un fantôme complet, de faire apparaître des nœuds sur une ficelle, etc. A Varsovie, on ne cacha pas sa déception et les convaincus de conclure que madame Corner avait perdu son pouvoir.

Finalement, Florence ne donna plus, à Londres, que des séances privées pratiquement jusqu'à sa mort en 1904.

 

L'école des ectoplasmes

ou

L'autre Kate

 

Les investigations de Trevor Hall ont eu le mérite de mettre en lumière le fait que les demoiselles Cook et leur épouvantable mère furent des aventurières sans scrupule qui parvinrent à soutirer sa fortune à un millionnaire crédule.

Revenons en arrière. Le mécène Blackburn, déjà irrité par les démasquages successifs, l'est encore plus par le mariage de Florence et il n'est bientôt plus question de sortir un penny.

C'est alors que maman Cook, jamais à bout de ressource, produit la petite soeur.

Kate Cook, la petite soeur de Florence est médium elle aussi. Pour éviter tout risque, elle s'en tient d'abord sagement à des séances de placard. Son fantôme s'appelle Lillie Gordon.

Blackburn se déride, rouvre la pompe à finance.

Kate s'enhardit et produit à son tour l'apparition en pied de "Lillie Gordon".

Mais les doutes renaissent et Blackburn ne cesse de demander des explications. Certaine sont assez comiques. "Lillie" a produit des bruits d'intestin fort peu éthérés au cours d'une séance. Le milliardaire, soupçonneux s'inquiète si les esprits ont des embarras d'estomac. Et l'esprit de répondre (car Kate poussait le culot jusqu'à écrire au crayon, sous le couvert de son fantôme, toute une correspondance à son protecteur) que les flatuosités sont précisément la preuve que l'incarnation est complète, au même titre que les battements cardiaques ou la respiration ; mieux : qu'elles sont, chez un esprit, un signe de bonne santé.

La fin de l'histoire n'est pas belle. Blackburn est malade et très gâteux. Il correspond avec son fantôme par lettres (on a gardé les lettres de "Lillie Gordon"). Les Cook habitent chez lui ou dans une de ses maisons.

Florence se fâcha avec le reste de son intéressante famille, plus peut-être parce qu'elle ne touchait pas une part suffisante du magot que parce que les procédés dont elle s'était faite la complice lui répugnaient. Juste retour des choses, le survivant du clan fut son mari, le captain Corner, qui récupéra le magot.

 

Fin du spiritisme

 

La fin lamentables des Cook et de Mary showers est dans l'ordre des choses. Les années 1880 ont vu le déclin du spiritisme à effets physiques. Dix ans plus tard, les médiums encore en exercice ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Elizabeth d'Espérance profite d'un intérêt spirite tardif en Allemagne et en Suède. Miss Wood et Annie Mellon, ex Annie Fairlamb, le médium de la working class, se produisent... aux antipodes. Leur médiumnité n'est plus assez bonne pour la métropole. Annie travaillait encore en Australie en 1894, où elle se faisait d'ailleurs démasquer !

Les pionnières du spiritisme moderne, les soeur Fox elles-mêmes, finirent misérablement. Kate Fox buvait dès 1867. Sa réputation était exécrable en Angleterre. A New-York, elle fut arrêtée pour ivrognerie et vagabondage, et on lui retira ses enfants. Sa soeur Margaret marcha dans ses traces. Quand elles donnèrent en 1888 la confession que leur médiumnité étai truquée, elles étaient réduites à un état de clochardisation et probablement eussent renié père et mère pour une bouteille de bourbon. Kate mourut dans un état de misère à peu près complet en 1892, et sa soeur un an après.

 

En un âge éclairé

ou

De la religion expérimentale

 

Le spiritisme est un cas d'espèce, une véritable aubaine de savant, enfin l'unique exemple que nous possédions par des récits circonstanciés, d'une religion avortée, d'une religion mort-née. Face au spiritisme, orbitant autour du christianisme, nous nous trouvons à peu près dans la posture de l'astronome contemplant en Jupiter le soleil raté, l'astre secondaire du système d'étoile double qu'eût été notre système solaire.

Sans doute, les mythes ont un sens ; nous entendons qu'ils ont un tête et une queue. Finissez une femme en queue de poisson, vous obtenez un mythe. A l'inverse une tête de poisson qui se termine sur des jambes humaines est bonne pour le carnaval. La femme qui desinit in piscem, est une merveille. Le bonhomme avec une tête de thon, ou une tête de merlan, est une absurdité, une moquerie.

Nous ne sommes pas bien persuadés que le spiritisme ne soit pas (pour reprendre notre image) un homme à tête de poisson.

Il est l'échec d'une religion. Or une religion qui échoue est chose rare et qui mérite le détour.

Nous avons examiné dans ces pages ce qui manquait pour que le spiritisme devînt une religion constituée. Ses lacunes nous ont révélé à quoi tient qu'une religion disparaisse sitôt que né.

Qui plus est, il est l'échec d'une religion scientifique, placée sous l'égide de Saint Thomas, d'une religion sans mystère, puisque ses lois eussent été établies au laboratoire, d'une religion sans incroyance, puisque ses merveilles eussent été reproduites à volonté.

On nous dira peut-être que notre exemple est très mauvais, car le laboratoire n'a rien confirmé du tout. De fait, l'ère des médiums à effets physique est révolue. La métapsychique ne se survit que sous l'ancien nom de parapsychologie. La paraphysique est morte.

Mais nous ne sommes pas si naïfs que de croire que l'échec de cette religion est due à la révélation (tardive) de la fraude. Nous croyons qu'il y avait suffisamment d'arguments para-scientifiques à tirer du laboratoire pour camper solidement le spiritisme sur son assise (à commencer par les raps, les mouvements et les soulèvements de la table, faciles à reproduire par tout un chacun et fort impressionnants, en dépit qu'on en ait).

Notre lecteur nous permettra de résumer d'un trait une pensée complexe. Ce qui apparaît d'abord, c'est que le spiritisme n'eut pas de Saint Paul. Crookes a-t-il formé le projet de devenir ce Saint Paul ? On peut le croire. L'échec du spiritisme anglais, en ce cas, ce serait le sien.

Que ne fût pas devenu le spiritisme si Crookes, Saint Paul ou Saint Thomas, avait habilement joué ses cartes ? Il eût suffi peut-être de l'établissement d'un dogme unique pour qu'il perdurât.

L'exposition des fraudes, et tout particulièrement de la fraude Home et de la fraude Cook (inévitables, en un âge éclairé) eût été de nul effet. On n'a pas remis en cause les miracles du Christ après avoir découvert dans les sables de la Palestine un vase à deux compartiments permettant de verser deux liquides différents, (par exemple de l'eau et du vin). Et du reste, le christianisme se fût fort bien passé, croyons-nous, des miracles du Christ.

 


Bibliographie

Crookes, William, Researches on the Phenomena of Spiritualism, London, 1874 (Trad. Recherches sur les phénomènes du spiritualisme, Paris, Leymarie, 1878. Nous avons consulté l'édition de la BPS de 1923.)

Podmore,  Frank, Modern Spiritualism : History and Criticism, Methuen and Co, 1902, réédité comme The Newer Spiritualism, 1910, puis comme Mediums of the Nineteenth Century, New York, University Books, inc. 1963, (2 vol.)

Hall, Trevor H., The Spiritualists : The Story of Florence Cook and William Crookes, Helix Press, Garrett Publications, New York, 1962. Nous avons consulté l'édition anglaise de 1963. Il existe également sous ce titre un livre de Ruth Brandon, remettant elle aussi en cause D.-D. Home et Florence Cook, et jetant le discrédit sur Crookes : Ruth Brandon, the Spiritualists, 1983, Weidenfeld and Nicolson.

Medhurst, R. G., & Goldney, K. M., William Crookes and the Physical Phenomena of Mediumship, Proceedings of the Society for Psychical Research 54, 1964. Les auteurs prennent le contre-pied de Trevor Hall.

Gauld, A., The Founders of Psychical Research, Routledge and Kegan Paul, 1968

Owen, Alex, The Darkened Room, Women, Power and Spiritualism in Late Victorian England, Virago Press, 1989. Une ressucée de Podmore et de la presse spirite de l'époque dans une optique féministe. A inspiré le bref roman The Conjugial Angel d'A. S. Byatt (dans le volume Angels and Insects, Chatto and Windus, 1992), qui ressemble autant sinon plus à une thèse de doctorat en littérature anglais qu'à un roman (l'auteur précise en fin de volume qu'une œuvre de fiction n'a pas besoin de bibliographie... avant d'en donner une !) et où les médiums captent, en gros, l'intertextualité de Kristeva.

 

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