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Les Grandes Heures de l'animation

Fantasia de Disney (1940)

Réflexions sur le high et le lowbrow dans l'animation américaine


 Le cinéma hollywoodien a toujours eu beaucoup de mal à traiter de la culture « noble » (le highbrow). Le discours filmique, dès lors qu'il est question de littérature ou d'art, hésite entre celui du bouseux qui fait des efforts pour avoir l'air dégagé (et craque parfois, en suppliant sa femme qu'on s'en aille) et celui de la maîtresse d'école qui initie junior aux beautés de la culture. Dans Fantasia, on entend clairement le bouseux (qui s'excuse d'être inculte) dans la petite introduction au film, annonçant ce qu'on va voir : « What you are going to see are the designs and pictures and stories that music inspired in the minds and imaginations of a group of artists. In other words these ar not going to be the interpretations of trained musicians, which I think is all for the good [chuckle]. ») Mais Le Sacre du printemps en leçon de paléontologie, c'est la maîtresse d'école.

Si le film arrive malgré tout à intégrer la notion de highbrow, c'est grâce à un fil conducteur, qui est la synesthésie, la traduction d'un sens dans l'autre, en l'occurrence : la traduction du son musical en images (c'est ce que les psychologues appellent audition colorée). Ce principe de synesthésie (qui n'est jamais nommé dans le film) est assumé dans l'introduction comme une nouvelle forme d'art. (« A new form of entertainment. ») Le principe de fonctionnement de cette synesthésie est l'étalonnage. (Le dessin est chronométré d'après une bande son préexistante.) Le film entier fonctionne par conséquent comme la conquête de cette synesthésie.

La synesthésie est présente dans la première séquence, semi-abstraite, d'après la Toccata et fugue en ré mineur de Bach, ou plus exactement d'après la fugue, puisque la toccata montre seulement l'orchestre en ombres chinoises sur des fonds colorés, et constitue de ce fait un teasing. (Va-t-on voir des musiciens en ombres chinoises pendant deux heures ? se demande anxieusement le public.) Cette première tentative de synesthésie est très maladroite et c'est certainement la partie la plus faible du film. L'illustration semi-abstraite est à la fois littérale et inepte. Des archets fleurissent au rythme des petites notes des cordes, et se promènent comme de petits oiseaux sur des fonds de nuages et des fonds de pluie, la famille des bois produit des vers luisants et des nénuphars, parmi les instruments à cordes, les contrebasses font des rides dans des soupes épaisses couleur lie-de-vin, dorées de reflets cuivrés par les violoncelles, la ligne mélodique déploie une aurore boréale, et ainsi de suite jusqu'à plus soif, avant le retour à Stokowski en ombre chinoise, qui, tout en dirigeant, lance des rayons. Ici, la maîtresse d'école fait un cours d'initiation musicale à la section des « petits ».

La synesthésie est beaucoup mieux caractérisée au milieu du film, quand on nous présente le véritable héros du film, qui n'est pas Mickey, mais qui est la bande-son (celle du bord de la pellicule, ramenée au centre). L'idée de synesthésie est ici revendiquée (toujours sans le mot), via le procédé technique du soundtrack, c'est-à-dire de l'inscription du son sur la pellicule. (« Every beautiful sound equally creates a beautiful picture. ») On joue ici très habilement sur un mode de reproduction analogique (il suffit d'observer attentivement la bande son pour voir ce que dit le présentateur s'inscrire comme de petites stries horizontales), pour introduire la synesthésie, quoique de façon métaphorique, puisque le rendu de la harpe ou du violon est décrit ensuite, de façon complètement fantaisiste, en masses et en couleurs symétriques, autour de la fameuse bande-son. (La harpe produit des arabesques, le violon des stries.)

De fait, cette synesthésie est présente mais discrète - parce que naturalisée - dans tout le reste du film. Dès la deuxième séquence, Casse-Noisette, les petits archets semi-abstraits sont remplacés par des fées, les rides sont de vraies rides dans une vraie eau et les nénuphars d'authentiques nénuphars. Dans la pièce coupée (le Clair de Lune de Debussy, extrait des Suites Bergamasques, montrant un couple de grues dans un bayou), ce sont encore des rides dans l'eau qui donnent l'équivalent des stries et des formes abstraites de la bande son.


La mention insultante des zazous 1940 couvre donc chez Sadoul un violent antiaméricanisme. Curieusement, Sadoul a oublié qu'il est communiste. Il croit qu'il est nazi, ou du moins pétainiste.


En dépit de ce fil conducteur de la synesthésie, Fantasia ne sort pas de l'illustration musicale et il a fallu nécessairement utiliser des musiques narratives. On a convoqué le ballet dans le tiers des pièces : Casse-Noisette de Tchaïkowski, Le Sacre du printemps de Stravinski, La Ronde des heures de Ponchielli, le reste se répartissant entre la Toccata en ré mineur de Bach, L'Apprenti-sorcier de Dukas, la Symphonie pastorale de Beethoven, le poème symphonique de Moussorgski Une nuit sur le mont chauve et l'Ave Maria de Schubert (même séquence). L'Apprenti-sorcier, la Pastorale et Une nuit sur le mont chauve sont des musiques narratives qui ne posent pas de problèmes particuliers. La Toccata est illustrée de façon semi-abstraite. L'Ave Maria est illustré par une procession hiératique, qui lorgne elle aussi vers l'abstraction.

Il y a peu à dire sur l'interprétation de la musique. Du côté maîtresse d'école qui initie à l'art, l'orchestration de la Toccata de Bach est très lourde. Quant aux chœur finals de l'Ave Maria de Schubert, qui se voudraient sublimes et pathétiques, ils tombent dans le schmaltz. Le reste est, sous la baguette de Stokowski, on ne peut plus classique. (Le spectateur devra cependant s'habituer au « fantasound » - une innovation de 1940 ! - qui fait « tourner » la musique autour de ses malheureuses oreilles.)

Casse-Noisette est illustré par des fées qui couvrent d'abord la végétation de rosée, plus tard la font jaunir, puis couvrent toute la nature de givre. L'ensemble est gracieux et sans miévrerie. Le célébrissime court-métrage présentant Mickey dans le rôle de l'apprenti-sorcier est amusant et bien fait, avec ses réminiscences du Golem de Wegener. Mais bizarrement, ce film typiquement disneyen, et dont on sait qu'il fut le noyau de Fantasia, tranche avec la volonté d'expérimentation formelle du reste.

Le Sacre illustre une brève leçon de paléontologie à la fois darwiniste et cuviériste, puisqu'on voit la nébuleuse primitive, le refroidissement de la planète, l'ère primaire avec ses fonds d'océan à trilobites, l'évolution qui mène aux amphibiens, le secondaire avec ses dinosaures. Il est suggéré que les révolutions du globe rayent une forme de vie et nous assistons à la fin des dinosaures, d'abord par le changement climatique, puis par les phénomènes plutoniens.

Le sommet du film est indiscutablement la Symphonie Pastorale de Beethoven, mise en scène comme une féerie mythologique avec (par ordre d'apparition) des licornes, des faunes, des pégases, des centauresses, des amours et des centaures. Le premier mouvement est centré sur de petites licornes, de petits faunes et une famille de pégases. Le second mouvement, le plus émouvant, montre les amours de jeunes centaures et de jeunes centauresses, à qui de petits éros servent de femmes de chambre. (On surprend les centauresses au bain et le spectateur ne découvre leur anatomie chevaline que lorsque l'une d'elles sort de l'eau). Le mouvement suivant, consacré à des réjouissance champêtres, montre les couples de centaures faisant les vendanges, puis un amusant numéro comique : l'arrivée du dieu Bacchus, un gros homme aux allures de bébé, fin saoul, sur son âne minuscule. Suit l'orage, avec un Jupiter qui a l'air d'être sculpté sur une pendule ou un bois de lit, et l'après-orage, où les êtres mythologiques effarouchés sortent de leur cachette et renaissent au monde, avant que le coucher du soleil n'envoie tout le monde au lit. La fin de la séquence voit la personnification d'êtres divins, successivement Iris qui étend son arc-en-ciel, Apollon, dont le char finit sa course au couchant, la Nuit qui étend son voile, et Diane qui tire sa flèche, devenue une pluie d'étoiles filantes.

La grâce de toutes ces créatures (aussi bien les bébés, qui sont des funny animals, que les adultes), dans ce qui est sans conteste la séquence la mieux animée de Fantasia, repose sur une véritable physiologie d'êtres mythologiques. Ainsi, les chevaux ailés tiennent à la fois de mésanges ou d'hirondelles quand ils volent (on suit les cabrioles du petit dernier qui tête encore sa mère et apprend à voler), et du cygne, quand ils se posent sur l'eau, sans jamais perdre cependant leur nature chevaline. Leurs évolutions en vol sont suivies avec une adresses remarquable par une caméra qui n'est pas moins aérienne qu'eux. (Le plan où le champ, jusque là rempli par le ciel, est envahi par une terre vue d'en-haut, aux reliefs modelés par l'ombre et la lumière, s'inspire visiblement de prises de vues aériennes.) De même, les centauresses, qu'elles soient assises ou qu'elles marchent, déploient une grâce remarquable, leurs pattes de devant étant animées comme des jambes humaines dans des pantalons, mais le système des quatre pattes fonctionnant simultanément comme des pattes de quadrupèdes, ce qui représente un véritable tour de force.

Toute la séquence est merveilleusement évocatrice du rêve, grâce à la stylisation de ses décors pastels. Elle constitue, par son recours à des créatures mythologiques, un résumé de toute la littérature pastorale, élégiaque et courtoise. Sa description des amours adolescentes et des joies de la famille est à la fois drôle et pudique. Et sous l'anecdote d'un événement mondain (équivalent antiquisé d'une "prom", c'est-à-dire d'un bal de lycée ou d'université) interrompu par l'orage, perce un récit à valeur universelle, qui est une célébration de l'instinct de vie, résistant aux épreuves (le symbolisme de l'orage, et celui de la cuve de vin se répandant en flots rouges, n'était pas difficile à décoder pour des spectateurs de 1940 !), et placée sous l'invocation de figures représentatives d'un ordre naturel et cosmique immuable. Tout ceci étant traduit avec les moyens du film animé, qui sont ceux de la musique, du dessin, du mouvement et de la couleur, et offrant des images qui, sur le strict plan de l'esthétique filmique, sont sans égales. Après le début comique des petites licornes et des faunes, le plan (préparé par des ombres sur le sol) montrant les chevaux ailés volant dans un ciel méditerranéen, au dessus de pics et de montagnes dorés par le soleil du matin, est tout simplement inoubliable.

On ne sera pas surpris que le célèbre historien du cinéma Georges Sadoul ait détesté la Symphonie pastorale entre toutes les séquences de Fantasia. La critique qu'il en fait démontre si besoin était qu'il aurait fait un merveilleux chef de la police politique, et qu'il gâchait ses talents en tâchant de juger d'une forme narrative reposant sur l'image — le cinématographe — qui lui était totalement étrangère. Dans son Dictionnaire des films (édition remise à jour par Emile Breton, Seuil, 1975), Sadoul écrit entre autres : « Le pire [épisode] insulte l'art de Beethoven déployé dans un décor "féerique" pour caf'conc 1900, des zazous 1940 à la grâce et à la fantaisie aussi éléphantesques (inconsciemment) que la Ronde des heures caricaturée. » (Nous respectons l'absence de syntaxe de la phrase originale.) Le décor de caf'conc est un magnifique style art déco, qui convoque aussi une tradition picturale allant des victoriens (Alma-Tadema) à Maxfield Parrish. Les zazous sont, on l'a dit, des licornes, des faunes, des pégases, des centauresses, des amours et des centaures. (Et non des « faunes, nymphes, centaures... » comme l'écrit Sadoul, qui croit avoir vu des nymphes parce qu'il n'a pas compris ce qu'étaient les centauressses au bain.) Ces êtres n'ont rien d'éléphantesque. Ils n'ont rien non plus de zazous, mais font par contre des clins d'œil aux Américains du temps. Les petits éros qui servent les centauresses leur mettent des chapeaux qui imitent les modes de 1940. Centaures et centauresses sont à ce stade des amours juvéniles nord-américaines qu'on nomme "going steady", époque des tendresses et des têtes posées dans les girons. La séquence est centrée sur un couple de timides, dont la jeune fille est caractérisée par ses nattes comme une "plain Jane" (une fille ordinaire, sans apprêt, par oppositions aux autres centauresses, qui sont "glamorous"). La mention insultante des zazous 1940 couvre donc chez Sadoul un violent antiaméricanisme. Curieusement, Sadoul a oublié qu'il est communiste. Il croit qu'il est nazi, ou du moins pétainiste. D'où la mention des zazous (qui dansent comme des rats - sinon comme des éléphants - dans les caves de St Germain-des-prés) et la défense effarouchée du génie de Beethoven, et finalement du génie allemand, insulté par la juiverie anglo-américaine à la fois éléphantesque et ratinique (« Dans ce film prétentieux, le business-man-producteur de Mickey se prit pour Goethe... »)

Le ballet parodique des animaux de la savane (autruches, hippopotames, éléphants, crocodiles) dans La Ronde des heures n'est pas très drôle, les animaux ne sont pas des plus réussis et l'ensemble est incompréhensible, la raison pour laquelle ces éléphants entourent une hippopotamesse de bulles de savon ou pourquoi les crocodiles enlèvent les éléphants restant totalement obscure. Il semble que ce à quoi nous assistons soit la parodie d'un véritable ballet, idée désastreuse parce qu'elle est essentiellement une idée de snob, c'est-à-dire à la fois condescendante (le public est supposé trop inculte pour apprécier le ballet et on va donc lui en donner seulement la caricature, en montrant des autruches et des hippopotamesses faisant des pointes) et élitiste (cette parodie nous est incompréhensible pour l'excellente raison que nous n'avons pas vu le ballet qui est parodié !) La maîtresse d'école est devenue ici une horrible harpie, maniérée et revêche, qui nous écrase de son mépris.

Une nuit sur le mont chauve permet de belles expérimentations formelles sur les spectres et les décors végétaux et repose sur une utilisation intelligente de l'iconologie du diable et sur des références à des ancêtres du dessin animé (lanternes magiques, fantasmagories de Robertson). De même, un effort est fait pour échapper aux couleurs pastel. L'Ave Maria qui le suit sans transition, avec sa forêt semblable à une cathédrale, révèle l'influence de Kay Nielsen. Mais cette procession où des personnages indistincts portent des boules de lumières correspondant apparemment à des cierges est une idée d'illustration et pas de dessin animé. Il n'y a pas de doute que ce soit volontaire, et qu'on ait voulu sortir du film par la voie du dessin fixe (en faisant donc nos adieux à la synesthésie), mais cette intention reste elle aussi difficilement compréhensible. Le film conclut dans une religiosité qui subsume l'idée de highbrow dans celle de transcendance et il semble que les auteurs, ne sachant plus à quel saint se vouer, décident de se vouer à la Vierge.  

Harry Morgan

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