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LES MALADIES DE LA LITTÉRATURE

• EXPLIQUER AU LIEU DE RACONTER — LA DISSOLUTION DU FICTIONNEL DANS LE FACTUEL

Voici deux extraits, pris à peu près au hasard, de La Carte et le territoire (Flammarion, 2010) de Michel Houellebecq.

« C'est alors qu'il prit conscience du problème du taxi. Comme il s'y attendait, AToute refusa nettement de le conduire au Raincy, et Speedtax accepta tout au plus de l'emmener jusqu'à la gare, à la rigueur jusqu'à la mairie, mais certainement pas à proximité de la cité des Cigales. « Raisons de sécurité, monsieur... » susurra l'employé avec un léger reproche. « Nous ne desservons que les zones parfaitement sécurisées, monsieur » indiqua pour sa part le réceptionniste de Voitures Fernand Garcin sur un ton de componction lisse. Il se sentait peu à peu coupable de vouloir passer son réveillon dans une zone aussi incongrue que la cité des Cigales, et comme chaque année il se mit à en vouloir à son père qui refusait obstinément de quitter cette maison bourgeoise, entourée d'un vaste parc, que les mouvements de population avaient progressivement reléguée au cœur d'une zone de plus en plus dangereuse, depuis peu à vrai dire entièrement contrôlée par les gangs.
« Il avait d'abord fallu renforcer le mur d'enceinte, le surmonter d'un grillage électrifié, installer un système de vidéosurveillance relié au commissariat, tout cela pour que son père puisse errer solitairement dans douze pièces inchauffables où personne ne venait jamais, à l'exception de Jed, à chaque réveillon de Noël. Depuis longtemps les commerces de proximité avaient disparu, et il était impossible de sortir à pied dans les rues avoisinantes – les agressions contre les voitures, même, n'étaient pas rares aux feux rouges. La mairie du Raincy lui avait accordé une aide ménagère – une Sénégalaise acariâtre et même méchante appelée Fatty qui l'avait pris en grippe dès les premiers jours, refusait de changer les draps plus d'une fois par mois, et très probablement le volait sur les courses. »

« Si elle travaillait en ce moment dans les bureaux parisiens de Michelin, Olga était en fait détachée par la holding Compagnie Financière Michelin, basée en Suisse. Dans une tentative de diversification assez logique, la firme avait récemment pris des participations importantes dans les chaînes Relais et Châteaux, et surtout French Touch, qui montait fortement en puissance depuis quelques années – tout en maintenant, pour des raisons déontologiques une indépendance stricte par rapport aux rédactions des différents guides. La firme avait vite pris conscience que les Français n'avaient, dans l'ensemble, plus tellement les moyens de se payer des vacances en France, et en tout cas certainement pas dans les hôtels proposés par ces chaînes. Un questionnaire distribué dans les French Touch l'année passée avait montré que 75 % de la clientèle pouvait se répartir entre trois pays : Chine, Inde et Russie – le pourcentage montant a 90 % pour les établissements « Demeures d'exception », les plus prestigieux de la gamme. Olga avait été embauchée pour recentrer la communication afin de l'adapter aux attentes de cette nouvelle clientèle. 
« Le mécénat dans le domaine de l'art contemporain ne faisait pas tellement partie de la culture traditionnelle de Michelin, poursuivit-elle. La multinationale, domiciliée à Clermont-Ferrand depuis l'origine, dans le comité directeur de laquelle avait presque toujours figuré un descendant des fondateurs, avait la réputation d'une entreprise plutôt conservatrice, voire paternaliste. Son projet d'ouvrir à Paris un espace Michelin dédié à l'art contemporain avait beaucoup de mal à passer auprès des instances dirigeantes, alors qu'il se traduirait, elle en était certaine, par une importante montée en gamme de l'image de la compagnie en Russie et en Chine.
« Je vous ennuie ? » s'interrompit-elle soudain.
« Je suis désolée, je ne parle que de business, alors que vous êtes un artiste...
— Pas du tout » répondit Jed avec sincérité « Pas du tout, je suis fasciné Regardez, je n'ai même pas touché à mon foie gras... »

Trollope s’excusait auprès de son lecteur quand il donnait trop d’explications générales au début d’un roman, avant d’entrer en matière, c’est-à-dire de démarrer le récit d’action et les scènes dialoguées. Mais le romancier avertissait aussi qu’il ne servait à rien de commencer in medias res, parce que ces explications (qui portaient, dans son cas, sur les généalogies et les patrimoines), il faudrait les donner tout de même.
Or dans la nullité technique qui caractérise la littérature actuelle, non seulement ces explications contextuelles sont dispersées dans tout le roman, mais elles en font en grande partie la substance, les auteurs puisant dans une sorte d'inépuisable base de données et nous éclairant perpétuellement, comme le fait Houellebecq, sur l’emploi du temps du protagoniste, son métier, les conditions économiques de ce métier, ses goûts, ses loisirs, son habitat, les lieux qu’il fréquente et la façon dont ils ont évolué avec le temps, son compte en banque, son passé, sa santé, etc. Les mêmes renseignements, tout aussi minutieux, nous sont donnés sur tous les autres personnages.
Voici donc un curieux paradoxe : alors même qu’il use ostensiblement du mode narratif dominant au XXe siècle, celui d’un récit réflectorisé, le romancier contemporain s’avère incapable de mener ce récit en suivant le personnage du réflecteur. La première convention, qui est que « tout est vu à travers la conscience du personnage », est constamment violée. Cependant cette inflation explicative ne relève nullement de l'irruption d’un narrateur omniscient. Elle est plutôt le fait d’une sorte d’encyclopédiste pointilleux, perpétuellement aux aguets, et qui produirait, à chaque fois qu’il le jugerait utile, une note explicative, note qui serait versée dans le corps du roman.
Le résultat est la généralisation de ce qu’on eût considéré naguère comme une erreur de débutant, consistant à noyer le lecteur sous les explications, au lieu de raconter une histoire. Le fictionnel s’est dissout dans le factuel. L’illusion romanesque elle-même disparaît, puisque cette illusion repose précisément sur les dialogues et le récit d’action entrecoupé de brèves indications contextuelles. Le passé simple, en théorie « style de la narration », n'est plus qu'un simple marqueur de fiction. Ce temps verbal nous rappelle que nous sommes toujours dans un roman, en dépit des explications qui, chez Houellebecq, par un effet d’auto-ironie, deviennent encyclopédique.
Ce passage du fictionnel au factuel est facilité à l’évidence par le fait que, dans cette littérature, la distance entre le romancier et le personnage du réflecteur est tombée à zéro, le personnage n’étant qu’un déguisement fictionnel du romancier, qui présente ostensiblement des caractéristiques biographiques différentes de lui, mais qui en réalité pense et qui sent exactement comme lui. Il en découle une certaine naturalisation du procédé de l’explication encyclopédique, le lecteur étant naturellement enclin à mettre au compte du personnage l’élément factuel qu’on vient de lui fournir.
Reste que ces romans gouvernés par un invisible « il faut que je vous explique » marquent l'étiage de l'art du romancier.