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notes pour servir à l'histoire du spiritisme scientifique

Touchez pas au pèse-cocon

La vie trépidante d'Eusapia Palladino

 


EUSAPIA PALLADINO * ET LE PALLADINISME

 

* Pour des raisons qui nous échappent, Eusapia a perdu une l en français. Nous nous en tenons à l'orthographe italienne.

 

Il y eut un palladinisme. Un engouement, presque un culte.

Pourtant, rien de religieux, en apparence, autour d'Eusapia. On l'a dit, les médiums sont gens de sac et de corde. Ils n'ont rien de mystiques. Lombroso feint de s'en étonner. « Il s'ajoute que la plupart des médiums sont d'une vulgarité qui contraste étrangement avec les manifestations apparemment surnaturelles. »

Eusapia est encore pire que les autres. On la dit colérique et capricieuse. On la ménage. On l'entretient comme une maîtresse. On la loge au siège de la società di studî psichici. A Paris, elle couche à l'Institut Métapsychique ou chez Richet, ou chez Flammarion. Personne n'ose lui parler des controverses dont elle est l'objet, par crainte de ses terribles colères. Elle vit donc dans sa médiumnité comme en un saint des saints. Quand elle a connaissance des arguments des incrédules, elle a recours aux plus pittoresques et aux plus énergiques jurons de son napolitain fleuri.

Sur les photographies, les lèvres d'Eusapia ont le pli cruel des bouches des femmes fortes, tempéré par le sourire perpétuel du double menton. Au physique, voici la description de Flammarion (les Forces naturelles inconnues, p 94). « C'est une femme d'aspect fort ordinaire, brune, de taille un peu au dessous de la moyenne, âgée d'une quarantaine d'années [nous sommes en 1892], pas névrosée du tout, plutôt un peu lourde de chair. » Voici celle de M. Arthur Lévy (cité par Flammarion) « Comme presque toujours, aspect tout différent de l'idée que je m'étais faite de sa personne sans la connaître. Où je m'attendais à voir - je ne sais trop pourquoi, par exemple, - une femme grande, maigre, au regard fixe, perçant, aux mains osseuses, aux gestes saccadés, mûs par des nerfs sans cesse tressautant sous une tension perpétuelle, je trouvais une femme dans la quarantaine, plutôt grassouillette, tranquille, à la chair moelleuse, aux gestes simples, un peu raccourcis, en tout, l'air d'une bonne bourgeoise. Deux choses cependant retiennent l'attention. D'abord, des yeux chargés de feux bizarres, crépitant dans le fond de l'orbite. On dirait un foyer de phosphorescences brèves, tantôt bleuâtres, tantôt dorées. Si je ne craignais pas la métaphore trop facile quand il s'agit d'une napolitaine, je dirais que son regard apparaît comme les laves lointaines du Vésuve, en une nuit obscure. L'autre particularité est une bouche aux étranges contours. On ne sait si elle sourit, souffre ou dédaigne. »

Eusapia s'exprime dans une langue de son invention. Comme l'observe encore Arthur Lévy :  »Elle se compose une langue difficile pour elle, non moins difficile pour les autres, car ce n'est ni du français, ni de l'italien. Elle fait des efforts pénibles pour se faire comprendre, et elle y parvient par la mimique, par la volonté d'obtenir ce qu'elle veut. »

En italien, elle est plus loquace, et assomme son auditoire d'un babil puéril.

Eusapia ne quitte son volapük que quand elle est en transe. Elle est alors plus vulgaire encore qu'au naturel. Elle parle de son haut. Barzini note qu'elle donne à ces moments du « tu » à tout le monde. C'est la sibylle à l'oeuvre, l'hystérique transfigurée.

Le plus souvent, quand elle se met à table, Eusapia ne parle pas, mais elle multiplie les tours ; son talent est plus éloquent que sa bouche.

Eusapia ne sait ni lire ni écrire.

Peut-être à cause d'un traumatisme au pariétal gauche, datant de son enfance, elle est de type hystérique, épileptoïde, cataleptique. Son tact est obtus, son champ visuel réduit (c'est Albini qui le mesure, à la demande de Lombroso, lettre du 25 juin 1891). Elle est diabétique.

A l'endroit du crâne sur lequel elle est tombée étant petite, on décèle, pendant les transes, un tressaillement, une palpitation, comme un pianotement de doigts. Lombroso attache la plus grande importance à ce trou dans la tempe, « assez grand pour y mettre le doigt », à quoi il attribue ses dispositions à la catalepsie, à l'épilepsie. Il soupçonne l'éveil, dans le cerveau, de certains centres méconnus.

Eusapia est née en 1854 à Minervo Murges, a côté de Bari, dans les Abruzzes. Sa mère meurt en lui donnant le jour. Son père est assassiné quand elle a huit ans. On la place d'abord chez une grand mère qui la maltraite, puis comme servante. Elle commence à pratiquer chez ses maîtres, les Migaldi, qui la présentent au Pr. Damiani, spirite convaincu. C'est Damiani qui lui apprend à faire le médium.

On est à l'époque où les sociologues commencent à étudier les basses couches de la population comme s'il s'agissait de Hottentots. Van Gennep se penche sur les ramasseurs de clous ou d'écrous, sur la vertu fécondante qu'on prête dans le peuple aux boutons de culotte. Le médium est lui aussi un primitif, un enfant, incapable de distinguer entre le réel et l'imaginaire. Cette simplicité supposée est tout à la fois le garant de son innocence et l'excuse de sa duplicité : le médium est supposé trop bête pour rouler les savants, et on ne lui en voudra pas de tricher, puisque par nature il est labile, fraudeur, menteur. Une fraude exposée n'interrompra pas les recherches ; on continue comme si rien ne s'était passé. J. Courtier écrit : « Eusapia, avant une autre séance, alors que la les assistants terminaient de dîner, se dirigea vers le pèse-cocon et s'exerça à l'aide d'un cheveu blanc à le faire osciller. » On la gronde. On lui tape sur les doigts. « Touchez pas au pèse-cocon ! » Et puis on passe à l'ordre du jour, c'est à dire que l'on s'apprête à subir ses autres fraudes.

Eusapia fraudera toujours. Elle fraude comme une gosse. Mais elle fraude inconsciemment. Mieux qu'une excuse, c'est une fatalité. L'erreur serait de dire comme le juriste : fraus omnia corrumpit. Ce serait délaisser les phénomènes authentiques sous prétexte que les autres sont si maladroitement simulés. Scozzi calcule patiemment des taux de fraude et les estime tolérables.

Par exemple ! s'il prenait fantaisie à Eusapia de donner le pot aux roses et d'avouer qu'elle fraude, qu'elle fraude toujours, que les phénomènes sont dus à la fraude, on ne l'admettrait pas, on la remettrait en place. On sait mieux qu'elle qu'elle ne fraude pas*. La règle d'or des recherches psychiques est de ne pas accorder foi au médium qui déclare qu'il a toujours triché, ou bien qui annonce, pour préparer gentiment ses amis, qu'elle a perdu le fluide.

 

*Le grand Houdini recevait régulièrement des spirites qui tâchaient de le convaincre qu'il ignorait lui-même comment il réalisait ses numéros d'escapisme et qu'il était aidé à son insu par les esprits. Cette singulière attitude a cours aussi pour les effets psychiques. Aussi tard qu'en 1934, Rhine considère que l'habileté aux cartes des joueurs professionnels est due à un facteur psychocinétique qu'ils méconnaissent.

 

On surveille Eusapia, on la contrôle, on la surprend. Ayant abaissé un pèse-lettre en posant les mains de part et d'autre, elle a secoué sa main et un cheveu est tombé dans celle de M. Mathieu. On ne dit rien au médium. On se garde de la réprimander. Avant de quitter la séance, elle s'arrache un autre cheveu qu'elle met dans la main de Mme Flammarion. Les jours suivants, elle boude ostensiblement. Flammarion écrit : « Avant le dîner, elle me dit qu'elle a mal à la tête, surtout vers sa blessure, passe sa main dans les cheveux « qui lui font mal » et me demande une brosse : « C'est, dit-elle, pour que dans une expérience, on ne trouve pas de cheveu. » Et elle se brosse soigneusement les épaules. je n'ai toujours pas l'air de comprendre. Mais il n'y a aucun doute qu'elle sait qu'on a... trouvé un cheveu. »

Eusapia est somnambule. Quoi de plus normal, puisqu'elle est hystérique. Que cherche-t-elle, à Varsovie, au coeur de la nuit, dans la chambre de ses hôtes, les Ochorowicz ? L'accessoire de quelque truc, sans doute. Le lendemain, quand on lui rappelle l'incident, elle ment effrontément. Mais la table avoue pour elle et précise qu'elle était en état de somnambulisme spontané. Et Ochorowicz de conclure qu'elle présente réellement plusieurs états de conscience et de crier à la merveille.

 

La carrière d'un médium

 

Voici un résumé succinct de la carrière d'Eusapia.

- Les choses sérieuses ont commencé en 1891. Examen à Naples, sous l'égide du Pr. Chiaïa. Assistent : les Pr. Tamburini, Bianchi, Vizioli. Le criminologue Lombroso se convertit au spiritisme.

-1892. 17 séances à Milan, dans l'appartement de M. Finzi. Assistent : Lombroso, l'astronome Schiaparelli, directeur de l'observatoire de Milan, Gerosa, professeur de physique, Ermacora, docteur en physique, Aksakof, conseiller d'Etat de l'empereur de Russie et beau frère de Daniel-Dunglas Home, Charles du Prel, docteur en philosophie de Munich, le professeur Charles Richet, le professeur Buffern.

-1893, Naples. Séances sous la direction de M. Wagner, professeur de zoologie à l'université de Saint-Pétersbourg.

-1893-94. Séances de Rome, sous la direction de M. de Siemiradski, correspondant de l'institut. Séances de Varsovie, du 25 nov. 93 au 15 janv. 94, chez le Dr Ochorowicz.

-1894. Examen par Lodge.

-1894 à 96. Séances à à l'île Roubaud, à Carqueiranne, à Paris, chez Charles Richet, le colonel de Rochas, administrateur de l'Ecole polytechnique, l'astronome Camille Flammarion, Ségard, le comte de Gramont, docteur ès-sciences, le Dr J. Maxwell, substitut du procureur général près la Cour d'appel de Limoges, le Polonais Ochorowicz, les Anglais de la Society for Psychical Research.

-1895 : séances de Cambridge, chez Myers. Du 20 au 29 sept., séances de la villa de l'Agnélas, chez le colonel de Rochas. Assistent le Dr Dariex, directeur des Annales des sciences psychiques, le comte de Gramont, le Dr Maxwell, le professeur sabatier, de la Faculté des sciences de Montpellier, le baron de Wattevile, licencié ès sciences.

-Sept. 96, Séances de Tremezzo, sur le lac de Côme, dans la famille Blech qui y villégiature. Puis séances d'Auteuil, chez M. Marcel Mangin. Assistent : le Dr Dariex, Sully Prudhomme, Emile Desbeaux, A. Guerronnan et Mme Boisseaux.

- Déc. 98. Nouvelles séances à Paris, chez Richet, auxquelles est convié l'Anglais Myers.

-Séances du circlo scientifico Minerva, à Genève, en 1901, sous la direction des Pr. Porro et Morselli. Belle série de matérialisations.

-Séances de Gênes, en 1901. Sous la direction de H. Morselli, professeur de psychologie à l'université de Gênes. Rapporteur : l'astronome Porro, directeur de l'observatoire de Gênes, puis de Turin.

-A partir de 1905, quarante trois séances en tout, à l'Institut Général Psychologique de Paris ; elles ne s'achèveront qu'en 1908.

-En 1906, séances de Turin, au laboratoire de psychiatrie de l'université, sous la direction de Lombroso. Assistent les Dr. Herlitzka, Foa, Aggazotti, le physicien Mosso.

-Séances de l'université de Naples, en 1907. Racontées par le pr. Bottazi et, de seconde main, par le général Josef Peter.

-En 1908, Paris, séances à la Société Française d'Etude des Phénomènes Psychiques. Belles photographies spirites. A quoi il faut rajouter les séances plus ou moins privées. A Montfort-l'Amaury, chez les Blech ; à Paris, chez Camille Flammarion, à Naples, avec Barzini, du Corriere della sera ; à Naples aussi avec les anglais Fielding, Bagally et Carrington, illusionnistes, députés par la Society for Psychical Research. Et plusieurs séances en Russie et dans diverses capitales européennes.

- En 1909, séances à Naples, avec Everard Feilding, Hereward Carrington et W. W. Baggally, de la SPR américaine.

-En 1909, Eusapia va aux Etats-Unis. Elle est prise en flagrant délit de fraude par Muesterberg. Rapport de Hereward Carrington, homme de science et habile prestidigitateur. Mais Howard Thurston, illusionniste réputé, se convainc qu'il n'y a pas fraude et le proclame publiquement.

 

De l'observateur

 

Spirites et métapsychistes se partagent fraternellement Eusapia. Ni Richet, ni Flammarion, ni de Rochas ni Ochorowicz, ni Maxwell, ni Morselli ne sont spirites. Lombroso ne l'était pas, mais il s'est converti. Les incrédules ont le tact de cacher à Eusapia ce qu'ils pensent réellement. Certains mangent à tous les râteliers. Flammarion est assez partisan de la survie. Son métapsychisme est une sorte d'agnosticisme.

La dispute des spirites et des métapsychistes est sans importance : ils sont d'accord sur le fond : l'existence d'un corps fluidique, responsable des manifestations. La différence est plutôt d'ordre esthétique.Les spirites veulent des « communications ». Les métapsychistes veulent des phénomènes. Eusapia satisfait les uns et les autres, sans se mettre martel en tête.

Il faudrait définir, à côté des spirites et des métapsychistes, une troisième catégorie qui, contrairement aux deux premières, s'ignore elle-même : celle des émerveillés. En effet, il ne suffit pas pour couvrir les phénomènes de répéter niaisement qu'ils sont « contraires aux lois de la nature ». Il y a une différence entre des forces inexpliquées et des impossibilités logiques. Devant l'inexplicable soulèvement d'une table, un savant écrit qu'on lui a appliqué une force d'origine inconnue. Une telle assertion ne choque ni la physique ni le sens. Il faut une force pour déplacer un solide. Mais devant Mme d'Espérance, Aksakow observe que le bas du corps du médium a disparu. Il distingue son torse adossé, sa jupe traîne sur la chaise, mais le vêtement est vide. Il y a là impossibilité biologique. Aksakow est un émerveillé. Les spirites, les métapsychistes disent : « Le surnaturel n'existe pas ; nous ne connaissons pas encore toutes les lois de la nature. » Les émerveillés disent : « Il n'y a pas de lois de la nature qui ne souffre des exceptions. » Autrement dit : « La nature n'a pas de loi. » La part du merveilleux dans la littérature eusapienne est faible. Si merveilleux il y a, c'est du merveilleux de gendarme, merveilleux de procès verbal, déguisé en protocole d'expérience scientifique, miracle chichiteux et tatillon.

Outre les savants, les présents sont gens de bonne renommée, de bonne foi, tous disposés à applaudir au miracle bourgeois. Prenons Vassalo, président du cercle Minerve. Il a été initié au spiritisme par le chevalier Chiaïa en 1886. Il se perfectionne sous Gualtieri. Il court les réunions anglaises, car les anglais sont réputés pour leur rigueur de contrôle. Avant d'étudier Eusapia, il a relu ses classiques, de Rochas, Scozzi, « comme un étudiant qui prépare un examen ». Il est prêt.

Dans les savants, on trouve des psychologue, Lombroso, Morselli, Flournoy, Myers. Rien de plus normal puisqu'on étudie après tout une production de l'esprit humain. Les physiciens ont leur utilité aussi, pour mesurer les phénomènes. Richet est physiologiste. Mais il tient que la métapsychique est une branche de la physiologie.

Plus surprenant peut-être est l'engouement des astronomes pour le spiritisme. Dès 1848, Arago étudiait la « fille électrique ». Flammarion a « fait », de son propre aveu, tous les médiums importants de son temps mais tout particulièrement Eusapia. Zoellner étudia Slade en 1882. Schiaparelli en 1892 se concentre sur Eusapia. Porro en 1901 étudie Eusapia, lui aussi. Une explication offerte par Flammarion (les Forces naturelles inconnues, p, 241) est que l'étude des phénomènes spirites se rapporte à la science de l'observation plutôt que de l'expérimentation, d'où son attrait pour des astronomes. Encore que dans son cas, on agitera aussi l'explication de la pluralité des mondes. Qu'on parle aux esprits ou aux Martiens, il est toujours question de communication et, du reste, les planètes ne sont peut-êtres habitées que par des esprits. Le jeune Flammarion n'a-t-il pas couru voir Kardec, fondateur du spiritisme français ?

 

Eusapia intransée

 

Eusapia entre en transe. Les signes avant-coureur ont été une oppression, une irritation de la gorge. Elle est devenue rouge, a toussé, a demandé à boire. Son irritation disparaîtra sitôt intransée.

Elle respire longuement. Le pouls s'élève de 88 à 120 pulsations. Elle soupire, elle baille, elle hoquette. Ses expressions sont tour à tour démoniaques et extatiques. Elle éclate d'un rire méphistophélique pour saluer les phénomènes les plus importants. Elle est raide, contractée, électrique ou convulsive. Ses yeux brillent ou se mouillent.

Elle ne cesse de remuer. Puis, le phénomène obtenu, elle reste pâle, suante, inerte. Elle prétend ne pas se souvenir de ce qui est arrivé, ou bien elle n'a que des souvenirs partiels et bénins.

Tout le temps qu'Eusapia est en transe, on lui tient les mains, on lui touche les genoux, on appuie de la semelle sur ses bottines. Cela s'appelle « avoir le contrôle ». Et les guetteurs de s'interpeller dans le noir.

« Controlla ?

- Controllo ! »

Bien entendu, il est défendu d'écraser trop les tendres petons du médium. Eusapia est podagre. Depuis 95, elle ne veut plus qu'on lui marche sur les pieds. Elle préfère qu'on se baisse pour lui tenir les chaussures. Ochorowicz y consent.

Que vaut le contrôle de cette hystérique gigotante ? Il faut imaginer ces freluquets de savants, pied à pied, pendus aux membres de cette sauvagesse, et essayant tant bien que mal de garder le « contrôle ». (-Controlla ? - Controllo !)

Les séances tournent parfois à la blague. La deuxième séance de Lombroso à l'Hôtel de Genève à Naples, en 1891, est si détendue qu'on néglige la plupart des phénomènes en les mettant sur le compte de facéties des assistants. La conversation n'est jamais retombée. A l'issue de la séance, ces messieurs sont un peu déçus. Mais un guéridon baladeur, sorti de derrière les rideaux noirs, et qui continue d'avancer en pleine lumière vers le médium lié, alors qu'on a déjà rompu la chaîne, met tout le monde dans une grande agitation. Le professeur Bianchi avoue alors, par honnêteté scientifique, que c'est lui qui, tout à l'heure, a fait tomber la trompette. Lombroso le réprimande sévèrement.

 

La petite prestidigitation

 

Les phénomènes se succèdent. Scozzi en a fait une classification complète.

1) Médiumnité intuitive. Médiumnité parlante (le médium parle avec la voix de l'esprit). Médiumnité écrivante ou écriture automatique. Médiumnité typtologique (la table dicte par le procédé des raps ou en frappant le sol du pied ou en se déplaçant de toute autre manière).

2) Médiumnité à effets physiques de mouvement : déplacements d'objets. Lévitation de meubles et d'objets (y compris la lévitation du médium sur sa chaise). Transport d'objets, c'est à dire le plus souvent rapprochement de meubles situés au loin. Ils glissent au sol ou lévitent. On observe le résultat plus souvent que le phénomène.

3) Médiumnité à effets physiques de bruit. Coups frappés, grattements, etc. Tout ce qu'on n'a pas rangé dans la typtologie.

4) Médiumnité à effet physique de lumière. Lumières diffuses, volantes et animées d'une volonté propre.

Tous ces effets physiques contiennent en germe les phénomènes de matérialisation, puisqu'on observe fort souvent les membres postiches, les tiges et les leviers qui permettent lesdits phénomènes.

5) Médiumnité à matérialisations, précaires ou permanentes, partielles ou totales, tangibles ou visuelles et parfois parlantes.

Un attouchement spirite est une matérialisation précaire partielle et tangible. Un bel ectoplasme bien complet qui fait le tour du salon est une matérialisation permanente, totale, tangible et visuelle.

Les manifestations visuelles sont visibles par opacité, par phosphorescence, par action photographique (c'est à dire qu'ils impressionnent une plaque photographique, même s'ils ne sont pas détectés par l'assistance) ou encore, par action pneumatographique (il s'agit alors d'écriture dans un enveloppe scellée, ou sur une ardoise fermée au cadenas. C'était le tour favori de Slade au nom prédestiné (slate = ardoise).

6) Dématérialisation : apports. C'est à dire l'introduction dans le cercle d'objets transportés sur un autre plan, et qui ont traversé les murs.

 

Eusapia et le fil de la supercherie

 

« Tous les objets viennent ensuite vers moi. (...) Qu'est cela ? Du magnétisme, de l'électricité ?de l'aimant ? Je ne sais pas, mais c'est horrible. Et comprends-tu pourquoi c'est horrible ? Quand je suis seul, aussitôt que je suis seul, je ne puis m'empêcher d'attirer tout ce qui m'entoure. Et je passe des jours entiers à changer les choses de place, ne me lassant jamais d'essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s'il ne m'a pas quitté.

Maupassant, Un fou 

 

Le spiritisme d'Eusapia est un spiritisme mal cousu, dont on voit les fils. Ce sont les fils qu'elle passe sous les guéridons pour les soulever, à moins qu'elle n'opte pour la punaise enfoncée dans le bois et qu'elle accroche avec sa bague. Elle peut utiliser aussi le petit bout du pied, passé sous le pied de la table, ou encore les genoux écartés entre deux pieds du guéridon.

Eusapia produit ses raps avec le gros orteil, ayant la bonne fortune d'être arthritique. Elle pratique aussi l'ongle enduit de colophane qui se détache de la table en faisant des coups très convaincants. Truque-t-elle les tables ?Sans doute eut-elle recours occasionnellement à la punaise enfoncée dans la tablette, qu'elle accrochait avec une bague. Mais les trucages compliqués, les écrous, les chevilles supposeraient des complicités qu'elle n'avait pas.

Chez Flammarion, le médium s'acharne sur les tables. Elle les casse, on les répare pour les voir recasser aussitôt. Ces tables en morceau craquent à la moindre sollicitation !

Les déplacements et les attouchement spirites sont opérés par la substitution des mains (voir la planche) Ochorowicz finira même par s'énerver contre cette innocente manie de l'Eusapia de substituer les mains. Mais Flammarion précise que la fraude à tous est bien connue et qu'on ne les y prend plus.

Pour aller pêcher des objets dans le cabinet médiumnique, Eusapia envoie le pied, préalablement déchaussé, en exploration derrière le rideau noir, pendant que les contrôleurs surveillent scrupuleusement ses chaussures vides.

On ne sait pas précisément comment Eusapia éclairait ses fantômes.Les lumières spirites peuvent être produites à l'aide d'une lanterne magique, d'un flacon d'huile phosphorique - qui devient lumineux à l'air - ou de n'importe quel corps luminescent. Les bons auteurs conseillent aussi de peindre des boules ou des ballons qu'on envoie balader et qu'on peut même dégonfler après usage.

Eusapia dispose sous ses jupes d'un attirail impressionnant. A coup sûr, leviers,fausses mains, fausse barbe, mètres pliants ou « pinces à zigzag » (les lazy-tongs, si chers à Houdini qui y voit l'accessoire essentiel des médiums, instrument de tous les déplacements, tous les attouchements spirites). Peut-être marteaux à ressort, masques, drap de soie noire dissimulant les membres du médium, et grâce à quoi le reste flotte de manière tout à fait spectrale.

Les voix sont obtenues par ventriloquie.

Il faut dire, à la décharge de ses dupes, que les séances d'Eusapia se passent dans le noir, ou la lumière rouge des laboratoires photographiques. Quand on en viendra aux « matérialisations » on aura recours au cabinet noir, que le rideau sépare de la pièce.

Ce cérémonial à nos yeux fleure la fraude. Les savants eux-mêmes s'en plaignent. Schiaparelli dans une lettre à Flammarion, s'en exaspère : « Toujours on nous imposait des circonstances empêchant de bien comprendre ce qui se passait réellement. Lorsque nous proposions des modifications propres à donner aux expériences le caractère de clarté et d'évidence qui faisait défaut, le médium déclarait invariablement que la réussite devenait, par là, impossible. »

Pourtant, ce qui frappe d'abord, c'est l'obstination des observateurs à ne pas comprendre. On a vu le médium tricher, mais il ne trichait pas.

Flammarion perçoit les soubresauts du médium mais il n'imagine pas qu'Eusapia se laisse aller à produire un phénomène de la main ou du pied.Tout mouvement musculaire, observe-t-il finement (Les Forces naturelles inconnues, p. 498, ssq), même faible, est généralement suivi d'un rap. On dirait que l'exécution d'un mouvement agit comme cause déterminante. L'énergie accumulée recevrait une sorte de stimulus.

A propos d'un autre médium, M. Glowacki-Prus observe doctement, et sans inférer qu'il y a doute, une corrélation entre le soulèvement du rideau noir placé derrière la spirite et la tension musculaire de la demoiselle.

Du Prel, au sujet d'Eusapia, constate sans s'en inquiéter le moins du monde que le cabinet noir se réduit parfois... aux jupes du médium. Les jupes, observe-t-il finement, ballonnent toujours dans la direction où va se produire le phénomène.

En ce qui concerne les déplacements d'objets, « Il y a des cas, écrit Richet (Traité de métapsychique, p. 545) où l'objet est mû sans fil et d'autres cas où un fil apparaît ; mais ce fil n'est pas le fil de la supercherie (fil de cuivre, cheveu, ou toute autre substance ténue) ; c'est un fil fluidique... » . Même obstination chez Bozzano (les Phénomènes de télesthésie, Jean Meyer, 1927). On voit le fil avec lequel Eusapia déplace un verre. Le médium s'en apercevant s'écrie : « Tenez ! Regardez le fil ! Regardez le fil !

Le chevalier Peretti le touche, le casse et le médium a une violente secousse nerveuse. Preuve qu'il n'y a pas fraude, mais fil fluidique !

La complaisance de ces messieurs est d'autant plus frappante ici que l'Eusapia a été prise un peu plus tôt, à Palerme, à frauder. Mais il est de bonne sociologie qu'après un démasquage on resserre les rangs dans le groupe. Cette unanimité autour du fil fluidique est une façon de remettre les pendules à l'heure, de réaffirmer l'opinion commune après une crise.

 

Le membre fantôme

 

Balzini parle de jambes additionnelles, de membres gonflables, capables de fonctionner comme le proboscide d'un éléphant. Ochorowicz observe que les choses se passent comme si les membres d'Eusapia s'allongeaient en agissant invisiblement mais mécaniquement. Il écrit une théorie des rayons rigides, des rayons organiques (organische strahlen).

Surprend-t-on la main libérée ? De Rochas précise que c'est une main fluidique. Et tous de conclure qu'on a mis en évidence le corps fluidique, l'extériorisation de la motricité, selon le mot de De Rochas. Thury, s'occupant de ses guéridons sauteurs, appelait l'appendice du médium le psychode. Et l'état ecténeique, c'est l'état particulier de l'organisme où l'âme peut agir hors du corps, en développant une force ecténeique. A propos du membre fluidique, on se souvient de l'od du baron de Reichenbach, l'inventeur de la polarité humaine.

Des soulèvements d'objet par miss Goligher, Richet écrira de la même façon : « Crawford (professeur de mécanique) a été amené à supposer qu'une tige rigide sort du corps de la médium. » Tige ectoplasmique bien entendu et non comme on le craindrait attirail de fraudeuse. Au lieu de décrire un manche à balais entouré d'étoffe, Crawford s'était lancé dans une théorie du levier d'angle psychique ou cantilever.

Flammarion qui, il y a un instant, pestait lui aussi contre l'obscurité, nous explique doctement que le noir est nécessaire pour que les phénomènes apparaissent et qu'on ne plie pas la nature à nos lubies. Et de citer moult expériences physico-chimiques dont la réalisation dépend de la lumière ou de son absence.

La chaise d'Eusapia est placée sur une balance. On constate que le poids du médium s'accroît de celui de la table qu'il soulève. Le point d'appui est donc sur le corps du médium. Est-ce suspect, cela ? Mais non, puisqu'on vous dit qu'on lui tient les mains, ou qu'on les a attachées avec des lacets. On a vérifié qu'Eusapia use de fils, de poulies, de leviers cachés sous ses amples jupes. Au lieu de crier : fraude, on crie : fils fluidiques.

La théorie finale de Bottazi c'est que tout se passe comme si le médium avait des mains invisibles. La preuve : ces mains supplémentaires sont chaudes, solides, mouillées parfois : elle ne peuvent donc être étrangères à son corps !

Chez Crawford, étudiant miss Goligher, la thèse devient anthropologique. Nous naissons tous avec des membres virtuels.L'espèce humaine dispose de toute éternité de bras et de jambes spectraux dont la plupart d'entre nous a désappris de se servir.*

 

* William James s'est penché sur les douleurs du membre fantôme chez les amputés. Dans un membre de chair et d'os, on glisse un membre éthéré, un psychode, comme un doigt dans un gant. Quand le gant de chair est retiré, le psychode, mis à nu, fait mal.

 

Le problème n'est pas tant scientifique que sémantique. Ces messieurs, somme toute, y voient assez clair. Mais ils jargonnent, ils pinaillent. Les pédants à l'ouvrage. Ce sont des hommes qu'on ne fera pas démordre. Un sophisme de Barzini en témoigne  : les explications rationalistes de Torelli sont si convaincantes que Eusapia aurait dû perdre ses disciples. En politique, on aurait, pour moins que cela, renversé un gouvernement. Or nous croyons encore. Conclusion, puisque nous croyons malgré tout, tout est vrai. Quod erat demonstrandum.

 

La petite science

 

Tous les phénomènes sentent un peu le music-hall. Un tambourin qui joue tout seul, des voix spirites, des apports de fleurs, ne manquent pas de charme, mais on souhaiterait davantage de rigueur. On voudrait des expériences mesurables, ennuyeuses.Voici le temps du pèse-cocon. Au lieu de la laisser jouer de la mandoline avec des mains invisibles, on demande à Eusapia des changements ténus sur des cadrans.

Dans un premier temps, ce changement des règles tourne au triomphe des savants. En échappant à l'ambiance de merveille, on échappe au miracle.

On est bien obligé de constater, par exemple, qu'Eusapia a beaucoup plus de mal à appuyer sur un bouton électrique ou à faire déplacer l'aiguille d'un métronome qu'à déplacer à distance un meuble pesant.

A Naples, le 17 avril (1907), Eusapia renverse les instruments dans le cabinet médiumnique en secouant la table. Dans la séance suivante, ils seront solidement fixés. En vain, elle essaye de mettre en marche les appareils. John, son esprit familier, est trop loin, pour que, de ses mains invisibles, il actionne les boutons. Le médium conclut la séance par une attaque hystérique.

Tout cela tournera pourtant au triomphe d'Eusapia. Elle apprend à tourner les manettes et les boutons et à mettre en marche le métronome. Ca ne vaut pas la mandoline, mais puisque c'est cela qu'on lui réclame !

En 1907, à une séance de Morselli, Eusapia est confrontée à un mécanisme d'horlogerie dont la clé est dans une boîte scellée. Le mécanisme est dûment remonté par la main invisible mais on trouvera la boîte ouverte. Malgré cela, l'expérience est jugée concluante !

Chez Bottazi, encore, en 1907, on met un pèse-lettre sur la table. Une main sort du cabinet médiumnique, enveloppée dans le rideau et vient y appuyer. Les mains du médium ont été tenues à travers le rideau. Même tour pour Richet qui accorde une importance extraordinaire au phénomène. Il suffisait pourtant que le médium libérât une main, en faisant tenir la même main par les deux contrôleurs. Or Richet relève que le médium fut, dans le cabinet, extrêmement agité. Un instant a suffi pour opérer la substitution des mains.

 

L'inconnu dans la maison

 

L'interprétation métapsychique est plus logique que la référence aux esprits. Si esprits il y a, quel intérêt trouvent-ils à des exercices tels que le soulèvement des tables, le déplacement des objets, le ligotage d'un médium (ce sont les esprits qui ligotent Florence Cook dans son placard), l'utilisation d'instruments de musique, etc. ? Du point de vue des esprits, il n'y a pas d'intérêt à faire de la prestidigitation dans un salon, à un louis la séance.

Passerait encore pour les communications écrites et orales, les attouchements, l'aspersion miraculeuse des assistants avec de l'eau bénite, le dépôt d'objet, qui tous ont l'apparence d'une petite dévotion aimable, d'une religiosité mièvre. (Encore que nos savants rationalistes ont observé que les communications sont toujours d'une rare sottise et que les prouesses intellectuelles des esprits ne dépassent jamais celles du médium - qui sont peu de chose.)

Par contre, du point de vue métapsychique, le plus saugrenu des tours est matière à observation. Nos savants métapsychistes peuvent partager l'intérêt que le médium prend à ses tours, car, à l'interprétation près, ils cherchent la même chose. Ils cherchent l'intrus. Eusapia l'introduit en faisant bouger les objets qui sont dans la pièce. On déplore la difficulté d'interprétation, non le principe.

Le but de tout ce petit théâtre, c'est la mise en scène de l'absent, c'est la présence de l'autre, de l'étranger, c'est à dire du corps fluidique.

A la question : « Qui es-tu ? » tous les médiums pourraient répondre : « Je suis celui qui n'est pas là. »

un illusionniste un peu habile est capable de donner de l'esprit et du discernement à un paquet de cartes. Raps, attouchements, déplacements de meubles et de menus objets, lumières, sont les traces et les fumées de l'invité.

On souhaite de le voir. Il laisse ses empreintes dans la glycérine ou le plâtre. Il se révèle complètement et à l'oeil nu dans l'ectoplasme, qui est la présence de l'absent, la mise en évidence du transparent, de l'invisible - et tout à la fois l'occultation du réel, la négation du comparse - ou du médium lui-même - drapé de noir qui, lui, se promène bel et bien dans les ténèbres, et qu'un brusque jet de lumière ferait prendre.

 

Zoologie du mobilier

 

Eusapia fait bouger les tables. Mais les guéridons palladiniens n'ont pas le côté primesautier de ceux d'Agénor de Gasparin ou de madame d'Esperance. Ils ne réagissent pas à l'alacrité des présents. Ils ne dansent pas quand on joue l'hymne national. Il serait difficile de leur attribuer un caractère, alors que les guéridons du milieu de dix neuvième en avaient de si marqués. Pour tout dire, ils ne bougent pas comme des personnes. Ils bougent parce que le médium a le pouvoir de les déplacer et voilà tout.

Mais Eusapia excelle à faire valser des meubles encombrants, à remuer les bibelots, à faire des apports, à agiter des lumières. Les voltes et les bonds du guéridon, l'essaim des raps, des petits coups d'épingle, des galops de doigts, des claquements, des roulements, la cavalcade d'une table et de ses chaises, un buffet pachydermique qui rapplique, marchant bas et de côté, cela fait une petite faune du salon, une petite zoologie du mobilier.

Tout cela, qui se promène, manifeste la présence de l'autre. L'autre, Eusapia l'appelle John. C'est John qui tripote les assistants et envoie balader le mobilier.John n'est autre que John King, le père de Katie King, fantôme de Florence Cook. Les médiums se sont rendu de ces hommages, à travers l'Europe.* Ils apprenaient leur métier d'autres médiums, et acquéraient, comme les observateurs, une culture médiumnique.

 

* En fait, le fantôme John King et sa femme Katie King proviennent de l'imagination fertile des médiums associés Frank Herne et Charles Williams. C'est parce qu'elle a appris le métier sous la direction de Herne que Florence Cook fait apparaître la fille de John King, qu'elle prénomme Katie, comme son fantôme de mère. Comme John King s'est manifesté au mentor et au tuteur ès sciences occultes de Florence Cook, c'est la deuxième fois qu'il revient, sous la direction d'Eusapia.

 

John parle par l'intermédiaire des tables. Un coup pour : « Soyez attentif ». Deux pour : « Non. » Trois pour : « Oui. » quatre coups signifient : « Parlez. » Cinq : « Moins de lumière. » Six, ce sont les novissima verba de Goethe : « Plus de lumière ». Sept :« Il suffit » (basta). Seul caractère humain du guéridon : John possède le rire. Il soulève la table. Le guéridon se gondole. Eusapia sourit sereinement aux plaisanteries spectrales. Balzini en se tapant les cuisses, admire que l'on se comprenne à demi-mots, hasarde que tous les esprits entendent l'esperanto.

On a recours parfois à la typtologie, le télégraphe de l'invisible. On épelle l'alphabet. La table frappe à la lettre qu'elle veut garder. Le procédé est un tantinet fastidieux.

John - nous lui garderons ce nom - empile les tables ou les précipite contre les présents, fait passer un vase rempli d'eau où tous boivent, joue d'instruments de musique. Un attribut de John, qui atteste sa qualité d'esprit, est sa nyctalopie. Il trouve sans erreur les lèvres des buveurs de cette étrange communion et ne renverse jamais rien.

Les exercices péripatétiques de la table, les attouchements, les déplacements, peuvent amuser un moment. Mais, la séance se prolongeant, tout le monde préférerait voir le fantôme. Eusapia apprendra donc à faire des ectoplasmes.

 

L'ectoplasme ou la matière dont on fait les songes

 

Ectoplasme, le mot est de Richet. On parlera plus savamment d'idéoplastie, avec Ochorowicz, Geley ou von Schrenck-Notzing.

C'est peut-être le docteur Gustave Geley qui donnera la théorie la plus complète de l'ectoplasme. Il représente la substance organique primitive, amorphe, ou polymorphe. Elle dépend d'un dynamisme supérieur, qui est la base du vivant, et se forme ordinairement dans un être biologique. L'ectoplasme est de la matière dont on fait les hommes et comme telle, est la matière d'oeuvre du dynamo-psychisme qui est le moteur de l'univers.

On croit que la substance organique du médium se transmute pour créer le fantôme. Et nos savants de peser l'intransée avant et après la matérialisation. Accompli l'ectoplasme, on décèle une perte de poids. Perte logique si le médium a déballé la gaze - et le reste - qu'il cachait sur lui. Mais on y voit la preuve qu'on cherchait.

Nos savants biologistes, les Richet, les Schrenck-Notzing, analysent des fragments de matière fluidique et y découvrent des cellules épithéliales. Probablement proviennent-elles de ce que la fraudeuse cachait la gaze dans une cavité quelconque, par exemple sa bouche. Mais on conclut à la nature organique des ectoplasmes. Le fantôme est fait de la matière du médium. Et le médium lui-même est constitué de la matière dont sont faits les songes.

L'ectoplasme est de la matière dissociée, selon Dumas, qui reprend l'état gazeux et éthérique. (La science de l'âme, Ocia, 1947) Du plasma, en somme !

L'ectoplasmie d'Eusapia fut, pour l'essentiel, une création fantastique d'ébauches humaines, de membres, de visages. Contrairement à une Florence Cook, à une Eva C., elle donna peu dans le fantôme complet, chaud, vivant, avec un coeur qui bat et une respiration.

Reste que certains témoins reconnaissent leurs morts alors que les autres n'y voient goutte. Flammarion (Les Forces naturelles inconnues, p. 504), au lieu de parler de suggestion, d'imaginatifs-interprétants, explique : « On peut se demander si le fluide qui sûrement se dégage du médium, ne peut produire une sorte de condensation pouvant donner, au témoin le plus intéressé à la manifestation, l'illusion d'une identité chimérique ne durant d'ailleurs, en général, que quelques secondes.  »

Avec le recul, l'ectoplasmie d'Eusapia paraît décevante au prix de celle de ses successeurs, les polonais Guzik et Kluski, étudiés respectivement par Osty et par Geley, médiums rustiques qui, bien préparés par l'ingestion de force alcool, roupillent tranquillement pendant les séances, tout en matérialisant, à cauchemar ininterrompu, des animaux réels ou fantastiques, mordant, puants... il y eut même, chez Kluski, un pithécanthrope !

Le fantôme se matérialise dans le cabinet médiumnique, séparé du reste de la pièce par un rideau. On y a installé le médium, en l'attachant parfois, dans l'obscurité. L'apparition du phénomène prend un certain temps. Tout le temps qu'il faut pour confectionner un mannequin.

 

Des rapports

 

Où Eusapia cachait-elle la mousseline, la fausse barbe, les masques et les tringles dont elle se servait ? Etait-elle un sujet régurgitateur, comme Eva C., mettant tout cela à l'abri dans son estomac, à l'instar de l'autruche, oiseau néornithe, paleognathe, ratite et struthioniforme ? Utilisait-elle les cavités naturelles ? Ou bien tout cela était-il à l'abri de ses jupes que nul contrôleur ne s'avisait de visiter. Utilisait-elle, pour les moulages ectoplasmiques, les mains en sucre qu'elle avalait ensuite ? Comme les acteurs, dînait-elle en scène ?

Mystère. Les procès verbaux de séances nous sont d'un piètre secours. Même quand un plan de la pièce est fait, et un relevé des présents, il est difficile de comprendre, à lecture du rapport, le déroulement exact de la séance et les détails les plus essentiels : degré de liberté dont jouissait le médium aux différentes phases de la séance, condition d'éclairage à l'apparition des phénomènes, temps écoulé entre chacun d'eux.

Dans certains rapports, on décrit la chambre où se tient la séance sans omettre une tablette ou un trumeau, les présents remplissent de véritables fiches de police, mais on oublie tout uniment de préciser quelles expériences se font à la lumière, quelles dans l'obscurité.

A en croire les convertis, il fait toujours assez clair. Assez clair pour lire son journal ou l'heure à sa montre, ou pour voir les gravures au mur. Comment expliquer alors que certains voient les apparitions et d'autres non ? Il y a fort à parier qu'il règne en fait ce degré de pénombre - le plus propice à l'apparition des songes - où ce qu'on regarde en face se brouille et où le reste paraît clair. On guigne et on se crève les yeux, tout en se persuadant d'y voir suffisamment.

Même imprécision pour les précautions et les contrôles. A quel degré de fouille a-t-on soumis le médium ? Comment est-il attaché ? A quelle distance est-il de l'assistance ? Dans le feu de l'action, les contrôleurs oublient de tenir le médium, sans, évidemment, que ce soit mentionné dans le procès verbal. La photographie viendra tout gâcher et montrera que le médium, si étroitement surveillé à en croire le compte rendu, est en réalité libre comme l'air. Chez Eva C., la différence entre les contrôles attestés par von Schrenck-Notzing et ce que montrent les photographies est burlesque.

Contrôles et précautions apparaissent souvent dans les rapports de séance comme de simples clauses de style. Pas de rapport sérieux sans précautions efficaces, sans contrôles tatillons. On en rajoute, sur le papier, avant de passer aux choses intéressantes.

Quant aux tours eux-mêmes, à ce qu'on voit, Vassalo admet froidement que dans les séances les plus riches, on ne se souvient pas de tout. Et encore moins de l'ordre des phénomènes.

Dans les très riches séances de 1901, Eusapia apparaît comme une illusionniste de grand talent. Elle joue savamment des alternances d'éclairage et d'obscurité. La table où sont les instruments avance vers celles des spirites en pleine lumière. Mais c'est dans le noir que jouent les instruments. John, par typtologie, fait rallumer et on voit alors la mandoline se soulever à la verticale et jouer.

Les spectateurs sont dans la plus grande confusion. Qu'ont-ils vu ? qu'ont-ils cru voir ? qu'ont-ils entendu dans l'obscurité et interprété comme s'ils l'avaient vu ? La lévitation d'Eusapia sur la table, avec sa chaise, se fait dans le noir. Lévitation simulée, à n'en point douter. Il faut imaginer Eusapia debout sur sa chaise. C'est dans le noir que se déplacent les meubles les plus lourds et quand on rallume, ils ont repris leur place. Il suffit de montrer un peu pour suggestionner l'assistance, la préparer aux phénomènes vraiment mirobolants.

La première pensée qui vient au lecteur des rapports, c'est que quelqu'un aurait pu allumer un plafonnier, à l'improviste, pour jeter un peu de lumière sur tout cela. Cela n'arrive jamais. Ou plutôt, cela n'arrive que chez les médiums qu'on a démasqués. Eva C. y eut droit. Et Katie King fut prise à bras le corps par Volckmann. Mais en général les spirites savent se tenir.

Eusapia est ligotée dans le cabinet séparé. On lui laisse le temps de se libérer, de venir brandir le fantôme, puis de se retirer et de remettre ses liens. Il n'est pas envisageable que quelqu'un aille examiner ce qui se passe dans le cabinet tandis que le fantôme se promène dans la chambre. D'ailleurs, ce serait dangereux.

Même aux yeux des investigateurs les plus froids, l'idée qu'on puisse aller voir ce que fait le médium dans son cabinet apparaît malséante. D'où cet attirail de cordes pour l'attacher, ce rideau, séparant les deux pièces. Il y a une pudeur de spirite. C'est à l'abri des regards que le médium fait son ectoplasme. Ce cabinet noir fait naître des pensées singulières. Médium constipé. Médium enceinte, qu'on accouche sous ses jupes. Le docteur Geley fait sans cesse ce parallèle entre l'obstétrique et la médiumnité.

Ainsi, la vérification est impossible. Richet écrit : « La dilacération ou l'emprisonnement de l'ectoplasme n'est pas sans danger pour le médium car ils ne sont pas totalement indépendants. » Citons cette naïveté encore : « Il s'établit une sorte de confusion entre le médium et son ectoplasme de sorte qu'en croyant saisir l'ectoplasme on saisit parfois un membre du médium. » (Traité, p.585).

Une chose est sûre : l'ectoplasme ne supporte pas la lumière. Selon Vassalo, les lumières modérés ne le détruisent pas, mais diminuent et perturbent la connexion fluidique. Les lumières fortes et directes le dissolvent. Et il donne comme preuve le « dégonflage » de Katie King lorsqu'on alluma brusquement trois becs de gaz. Singulière histoire, qui ressemble beaucoup au récit enjolivé d'une fuite précipitée du médium, abandonnant ses mousselines.

 

Le fantôme et le photographe

 

Très vite, nos savants ont eu l'idée d'utiliser la photographie. Il n'y avait peut-être là qu'une association d'idée. Le spiritisme, avec son obscurité totale ou sa faible lumière rouge, est une sur-photographie, un procédé de révélation où l'on tâche de développer des images en trois dimensions (les matérialisations étant des « rêves objectivés » du médium, selon le mot de Bozzano).

Tout naturellement, on décide de faire la preuve par la photo. L'éclair de magnésium, trouant l'obscurité du cabinet noir, permettra, l'espace d'un instant, d'y voir clair. Et puis, la photo reste. C'est une trace. Et comme un cliché ne ment pas, c'est aussi une preuve.

L'éclair du flash révèle tout ce que nos professeurs s'ingéniaient à nier. C'est le retour des corps. De celui du médium, surpris en pleine action, c'est à dire surpris en train de frauder, quoiqu'en disent ces messieurs. Des corps étrangers ensuite, de l'attirail de la fraude. Il faut voir dans les livres de Flammarion, dans A propos d' Eusapia Paladino de Fontenay, ces photos où Eusapia, l'air cafard, soulève une table du pied, tandis qu'Aksakof, son pied à lui posé sur le bas des jupes du médium croit maintenir ferme de ce côté là, et que Flammarion, avec un air de décision assez comique, se penche pour lui tenir les genoux.

Richet admettra que, sur les photos, il y a toujours au moins un pied du guéridon dans les jupes d'Eusapia.

La photo d'Eusapia extraites des Forces naturelles inconnues de Flammarion est belle, mais les pieds et les mains sont très retouchés et sa valeur et donc nulle.

Il existe de pittoresques clichés de stanislawa Tomczyk soulevant de petits objets, des ciseaux. On voit toujours nettement les deux doigts serrés sur un fil et fréquemment le fil lui-même - fil fluidique, diront les métapsychistes !

Les photos de la villa Carmen qu'on trouve dans Les Phénomènes dits de matérialisation de la villa Carmen de Richet, sont celles d'une mascarade, d'un jeu de charade, dont la clé paraît-être une amourette entre une demoiselle et un cocher. Nous recommandons particulièrement la figure iiia montrant les deux « sortes de bâtons droits blanchâtres, servant de sustentation »... à un grossier mannequin.

Quant aux photos d'ectoplasmes d'Eva C. (Marthe Béraud) publiées dans les livres de Mme Bisson Les Phénomènes dits de matérialisation, de von Schrenck-Notzing, Physicalische Phänomene der Medianismus, München, 1923, ou encore de l'opuscule de Geley, Die Sogenante supranormale Physiologie, und die Phänomene der Ideoplastie, (Psychische Studien, 1920). Elles laissent pantois. Le médium exhibe visiblement des photos de magazine et diverses saletés luisantes de suc gastrique et de salive.

La gêne de nos docteurs est visible. Cela marchait si bien, vu à l'oeil nu. Et sur la photo, rien ou pire. On voit la fraude et non le mystère. La photo ne restitue pas la fiction. On avait pu s'en rendre compte déjà, au théâtre, dans la photo de scène. Sur l'objectif, on ne voit pas Manon ou Marguerite, mais une actrice en costume, devant un décor de carton-pierre.

Nos spirites auront recours à la photo d'art, à la photo posée. Elle deviendra un genre. On fait poser les esprits au moyen de trucages élémentaires, double exposition, voire simple utilisation de comparses. La lumière sculpte les corps de gaze. Les fantômes sont kitsch ou inquiétants, victoriens ou néo-gothiques. Fées, filles-fleurs, fantômes d'enfants et d'animaux, ombres vêtues du suaire. Il se développe toute une esthétique du drap blanc.

Tous ces documents sont présumés irréfragables. Une photographie ne ment pas. La photo fait partie de l'attirail de laboratoire au même titre que les balances, dynamomètres et autres inhalateurs. Conan Doyle a beaucoup payé de sa personne pour authentifier des photos de fantôme honteusement truquées. Mais on pardonne tout à l'homme qui, à Noël 1920, faisait titrer dans le Strand Magazine : « On a photographié les fées ».

Mais Crookes qui comptait beaucoup sur la quarantaine de photos qu'il avait prises de Katie King et de son médium, rechigna à les montrer, interdit qu'on reproduisît les rares clichés qu'il avait donné à la presse. Peut-être la ressemblance entre Florence et Katie, qu'il s'obstinait à nier, était-elle, sur les clichés, par trop évidente.

 

Le fantôme démoulé

 

il faut parler des moulages ectoplasmiques d'Eusapia. Moulages à la paraffine fondue, selon le procédé recommandé par Aksakof (Animismus und Spiritismus).

Un baquet contenant de la paraffine fondue flottant sur l'eau chaude est mis à la portée du médium. L'entité est priée de plonger à plusieurs reprises un membre ou la tête dans cette préparation. La cire refroidit à l'air ou par l'immersion dans un autre baquet, d'eau froide celui-là. De la sorte, un moule se forme, que l'esprit retire en se dématérialisant et qu'il abandonne aux expérimentateurs. On peut y couler du plâtre et obtenir un positif, hallucinant de vérité, du membre fantôme, un fantôme en dur.

Les faces ectoplasmiques d'Eusapia, s'écrasant sur le plâtre comme sur un oreiller, sont fort singulières - encore que les traits soient ceux du médium. Nous les croyons supérieures, sur le plan plastique, aux photographies. On reconnaît, dans ces têtes plongées dans le baquet, des figures de sommeil, têtes sous le drap, visages plissés, écrasés, de dormeurs. C'est la mise au jour de ce que normalement on ne voit pas, dans le noir, dans le sommeil, la révélation d'un sujet secret, d'un sujet impossible, vu pour ainsi dire de l'intérieur, du creux du l'oreiller, comme si l'on avait retourné l'univers entier comme une peau de lapin.

 

Le médium et la mamma

 

Nous n'avons pas compris la psychologie de Cesare Lombroso. Nous parlerons tout à l'heure de Richet,un homme simple et droit, grand physiologiste, grand médecin. Les partis pris de Richet viennent de là et s'expliquent par là. Lombroso est un psychologue, un criminologue, l'inventeur du délinquant constitutionnel, du Criminel né. Un homme intelligent, cultivé sans doute. Mais les moteurs qui le font agir ne tiennent pas à la psychologie, à la criminologie. Il examine Eusapia en 1891, à Naples. Impressionné, il publie une déclaration de conversion, « non à la théorie spirite, mais aux faits ». Il passera le reste de son existence à tâcher de se convertir à la théorie.

L'auteur de l'Homme criminel, est une Dupe née. Avant de s'occuper de spiritisme, il s'est fait duper par des hystériques. Pour ce qui est des séances, Lombroso voit mal, décrit imparfaitement, conclut en courant. Certainement, il faut quelque raison secrète pour qu'un homme empile pendant près de vingt ans des erreurs d'interprétation sur des sophismes, quand eût été si simple une conversion de l'âme. Il doit y avoir une raison. Mais nous ne saurions dire laquelle. Nous n'avons pas compris Lombroso. Il n'est pas totalement à exclure que Lombroso ait été fou. Un fou pensant.

Lombroso est un homme qui a prévenu les objections, qu'on ne raisonne plus. Eusapia fraude, soit. C'est une hystérique. Il l'admet. Mais les hystériques ont la manie de tricher quand elles sentent manquer l'énergie médiumnique.

Lombroso vient à l'explication spirite en passant par la psychologie des profondeurs. Vous admettez, dit-il à ses amis métapsychistes, l'existence d'une seconde conscience, responsable des phénomènes. Cette seconde conscience, il est naturel qu'elle survive à la mort.

Lombroso veut faire l'esprit fort. Il ne se satisfait pas que le médium soulève un guéridon de huit kilos à un angle de trente ou quarante degrés. Il demande qu'elle soulève un lourd encrier de verre. Pour parler vulgairement, Lombroso la ramène.

Eusapia, que ces manières finissent pas exaspérer, pour le faire taire, lui fait le coup de la maman.

« Laisse donc. Tu veux voir ta maman ? Je peux te faire voir ta maman. »

Et un peu plus tard, sur sa demande, elle lui fait voir sa maman, lui donne du « mon fils » et, avec une moue satisfaite, le contemple en train de sangloter comme un moutard.

Un peu vexé, Lombroso y repensera le lendemain et prendra du recul. Emu, il n'avait pas noté sur le moment que sa maman lui a répondu en napolitain alors qu'elle était, de son vivant, vénitienne. Détail !

Ne pas croire que Lombroso ait eu droit à un traitement spécial. Morselli a vu sa maman en décembre 1901. « Au mot le plus doux du langage humain, je me suis senti tout emmêlé, et j'ai éprouvé une indicible commotion. C'était un mélange de sentimentalité, délicat et intime qui se réveillait, et d'un sentiment de profonde douleur (...). Des larmes chaudes et amères coulèrent sur mes joues et une main que je ne voyais pas m'a touché les paupières, comme pour me dire : "Tu pleures ?" et, à un hochement de tête affirmatif, elle passa maladroitement avec le rideau noir sur les yeux et les joues, comme pour les ressuyer... » (Psicologia e spiritismo).

Morselli a des doutes, lui aussi, se souvenant après coup que sa mère lui eût dit probablement : « tua madre » et non « tua mamma ». Le coup de la mamma, il semble qu'il ne supporte pas le grand jour.

Tel était le pouvoir d'Eusapia, sur ces savants. Médium abusive, gardienne de l'ancestral culte des mères et des médiums, de derrière son grand rideau noir, elle leur passait la main sur le visage pour les moucher, et leur faisait entendre la voix tant aimée.

Eusapia s'adapte à sa clientèle. En 1907, pour Richet, pour Bottazi, qui ne sont pas spirites, pas de chers défunts. Mais des phénomènes à foison. Six ans plus tôt, le cercle Minerve réclamait et obtenait des fantômes à tire-larigot. Venzi aura droit à une dame mûre. Madame Morani à un brave vieux. Porro à une fillette. Vassalo, confronté à un vigoureux adolescent, qui n'est autre que son fils, pratique, dans un style fleuri, un agnosticisme spirite qui ne demande qu'à être convaincu. « Non si sa mai ! » Ce « non si sa mai » permet tous les espoirs et vaut aveu au médium.

 

« Il y a quelque chose dans le cabinet qui embrasse  »

ou

Les amoureux d'Eusapia

 

Qu'il est câlin, en 1901, ce fantôme multiforme. Il embrasse à grand bruit, il susurre aux oreilles des choses tendres et intimes. Il explore les portefeuilles pour y chercher les anneaux de cheveux qu'on y a pieusement rangés.

John, le guide astral d'Eusapia, quant à lui embrasse les présents, les pince, leur tord les moustaches, les gifle ou leur distribue de viriles bourrades. C'est la conviction assenée à coup de poing.

Les savants ont négligé la sensualité du médium harengère. Il y a moins conversion que séduction. La séance devient une cérémonie secrète, interdite, vaguement érotique, faite d'attouchements, de frôlement furtifs, de petites explorations des pieds sous la table. La photographie révèle cela aussi. Surpris par le flash, ces messieurs ont l'air ridicules et vaguement compromis.

Dans les séances de 1901-1902, dans celles des années 1905 à 1908, le cheminement est le même. Observant, sans s'en mêler, les petits prodiges d'Eusapia, les savants soupçonnent d'abord de voir des tours bien exécutés. Du moment qu'ils tiennent les mains, les pieds, les genoux, ils sont perdus.

Eusapia entre dans une transe érotique. Elle donne du caro mio à l'entour, pose la tête sur l'épaule des assistants. Des frissons agréables ou voluptueux la parcourent.

On redécouvre dans ces ténèbres le corps féminin, avec ses propriétés monstrueuses, et ses membres additionnels, bien cachés. Balzini suppose au médium jusqu'à six bras clandestins. Voilà qui jette un jour nouveau sur les métaphore '« fluidique », l'obstination à ne pas voir la fraude. Ces éternels petits garçons ont enfin découvert ce que maman cache sous ses jupes.

Les savant se méfieront de la sensualité d'Eusapia, comme ils ont craint sa magie. On avait remplacé les déménagements d'armoire par des mesures précises au dynamomètre. On substituera au contrôle des mains et des pieds un système de fils électriques qui actionnent des sonnettes quand Eusapia gigote. Le nouveau dispositif est-il vraiment plus sensible que le contrôle par les mains ? On peut en douter. Mais la mise en scène scientifique est complète et on échappe au contact.

 

Les peseurs d'âme

 

On a dit le souci des savants de remplacer le merveilleux par des mesures scientifiques. D'où ce fourbi de pèse-lettres, pèse-cocon, dynamomètres, balances, tous objets qu'Eusapia actionne avec un cheveu, un fil, un doigt, une bague. Curie la casque d'un appareil enregistreur et « recherche des ondes ». Les savants ont leur preuve expérimentale. Il s'établit une communis opinio. Comme l'explique Vassalo : « Si Wallace, Aksakof, Brofferio, etc. ont vu la même chose dans les mêmes conditions, c'est que l'observation est exacte ».

Ce n'est pas encore une expérience de laboratoire, mais on n'est pas loin de l'expérience de laboratoire. La prouesse est mesurable, étalonnable. Les phénomènes sont devenus des faits. Et tous de se désoler que les dubbiosi, les sceptiques refusent les faits.*

Ces savants, les Flammarion, les Richet, les Schiaparelli, les Aksakof, les Curie sont plus crédules que des paysans. Il est vrai, ils ont besoin de leurs appareils pour se convaincre. Mais leurs appareils décident à leur place. Véritables idiots savants, ils sont les premières victimes de leurs contrôles, de leurs mises en scène scientifiques.

A Paris, pendant les séances de 1905-1908, on met la chaise d'Eusapia sur une balance. Sitôt que la balance enregistre un poids supplémentaire, les savants concluent que la force fluidique est en train de soulever la table. Eusapia, n'a même plus la peine de la soulever pour de bon, elle n'a plus qu'à s'arcbouter.

Il y a de la sorte maint exemples « d'expériences indiscutables » qui représentent des tours plus faciles que ceux qu'Eusapia avait imaginés dans les premiers temps.

Du reste,comment serait-elle prise en défaut, puisque les savants, avides d'observation, lui demandent les tours précisément qu'elle sait faire. Il est question d'observer, il n'est pas question de la mettre à l'épreuve.

Comme le prestidigitateur, Eusapia a l'initiative de son programme. Elle fait se déplacer les assistants pendant la séance, pour mieux écarter ceux qui la gênent mais aussi, comme le note naïvement Vassalo, parce que les phénomènes ne se passent que dans son voisinage immédiat et qu'elle souhaite que tout le monde puisse les constater.

Ce n'est pas assez de dire que l'appareillage est impuissant à détecter la fraude. Il la rend invisible en détournant l'attention. Le protocole expérimental n'est qu'une forme compliquée de misdirection.

L'attitude initiale de Crookes, qu'on présent parfois comme un modèle de scepticisme scientifique, est un excellent indicateur de cette faille méthodologique.

« Les spirites parlent de coups frappés... L'expérimentateur scientifique a le droit de demander que ces coups soient produits sur la membrane de son phonautographe.

Les spirites parlent de chambres et de maisons qui tremblent... l'homme de science demande simplement qu'un pendule soit mis en vibration...

Les spirites parlent de meubles lourds qui bougent... Mais l'homme de science a des instruments qui divisent un pouce en sa millionième partie ; et il est justifié à douter de la véracité des observations précédentes si la même force est incapable de déplacer l'aiguille de son instrument d'un malheureux degré.

Les spirites parlent d'apports de fleurs... L'enquêteur scientifique demande naturellement qu'un poids additionnel... soit déposé sur un plateau de sa balance pendant que la caisse est fermée. (Quarterly Journal of Science, Juillet 1870).

L'étude de Home par Crookes est le modèle du genre. Par un appareillage compliqué, il mesure le phénomène au lieu de chercher le truc.

Comme l'écrit Flammarion (Les Forces naturelles inconnues, p. 265-266) « Les savants sont peut être les hommes les plus faciles à duper, parce que les observations et les expériences scientifiques sont toujours honnêtes, que nous n'avons pas à nous défier de la nature, - qu'il s'agisse d'un astre ou d'une molécule chimique, - et que nous avons l'habitude de constater les faits tels qu'ils se présentent. »

Il faudrait ajouter que ces précisions et ces précautions de savants ne furent pas perdues pour la littérature spirite. Les exploits des Florence Cook, Katie King, D.-D. Home, Stainton Moses, c'est aux savants qu'on les doit. Ils en sont les véritables inventeurs. Que fût-il resté de Florence Cook sans les rapports de William Crookes ? Les périodes emphatiques de la revue The Spiritualist donnent le ton : littérature pieuse, prêchant des convertis. Sans Richet, les aimables élucubrations de Mme Bisson n'eussent pas convaincu grand monde.*

Et le véritable enjeu ? On est loin de l'image de la médium à demi idiote, « visitée » par sa seconde conscience. Eusapia est devenue la princesse Palladine. L'Eusapia est devenue la Palladino.

Face à ces savants chimistes, physiciens, physiologistes, psychiatres, l'analphabète victorieuse s'assied à la table des négociations pour dicter rien moins que les conditions d'admission de la métapsychique dans les sciences expérimentales.

 

Les derniers feux

 

En 1894, les Anglais Myers et Lodge, ainsi que le polonais Ochorowicz, ont été invités par Richet dans sa villa d'été, sur l'île Roubaud, près d'Hyères. L'ambiance est détendue, une ambiance de vacances (pendant la journé, Myers et Lodge nagent autour de l'île, Richet pêche la friture du dîner). Les soirées sont consacrées à des séances avec Eusapia. Myers est convaincu de la réalité des phénomènes eusapiens et l'écrit à William James.

Les époux Sidgwick, alors à la tête de la Society for Psychical Research anglaise, sont embarrassés. Pour la SPR, fondée 1882, la question des médiums à matérialisation est résolue depuis longtemps. Comme son nom l'indique, la SPR s'occupe de phénomènes psychiques et non de manifestations physiques, et la société a établi son sérieux précisément en démasquant les médiums frauduleux et en dévoilant les trucs à l'origine des prétendus effets physiques*. Authentifier, comme veulent le faire Myers et Lodge, les effets physiques d'Eusapia serait donc pour la SPR un revirement complet et un reniement de son activité passée, qui, sur le plan institutionnel, équivaudrait à une sorte de suicide.

 

* Mais il se trouve que, sur ce point, Fred Myers est en désaccord avec ses pairs. Myers examine nombre de médiums pendant les années 1877, 1878, 1879, à une époque, donc, où l'activité de la SPR s'était déjà entièrement tournée vers les cas de télépathie (apparition de vivants) et vers des phénomène de médianité psychique. Gauld cite pour ces années : plusieurs séances avec le Dr. Monck, alors célèbre, treize séances avec Florence Cook, devenue entre-temps Mrs. Corner (nov-déc. 1878, janv. 1879), trois séances avec la soeur du médium, Kate Cook (oct. 1878), prolongées par cinq autres, à l'automne 1879, toutes sans résultat. Myers alla voir aussi deux médiums parisiens, au cours des mois de juillet-août 1877.

Selon Gauld, la pathétique recherche de Myers s'explique par le fait qu'il avait perdu son amour de jeunesse, Annie Marshall, qui s'était suicidée. L'une des médiums parisienne lui communiqua un message de la morte qui, dans l'au-delà, avec appris le français et s'exprimait dans le style funéraire (« Courage, ami, la vie a des moments difficiles... ») que tous les défunts adoptent, semble-t-il, dans l'au-delà. (Gauld, p. 130-133.)

 

Les Sidgwick se rendent donc sur la côte d'azur. Si les séances de l'île Roubaud se déroulent dans une ambiance de vacances, presque une ambiance familiale, les séances au château de Richet à Quarqueiranne, près de Toulon, ont un tour nettement mondain. Sont présents, outre Richet et les Anglais, Ochorowicz, von Schrenck-Notzing, le docteur Ségard, médecin-chef du service de santé de la flotte française en méditerranée, Mrs. Sidgwick parle anglais avec les Anglais, français avec le gros de la compagnie, allemand avec Schrenck-Notzing, Italien avec Eusapia.

Les séances se font dans de bonnes conditions d'observation et de contrôle, moins bonnes pourtant qu'à l'île Roubaud, les Sidgwick repartent convaincus de la réalité d'une partie au moins des phénomènes et, à une réunion de la SPR, Lodge et les Sidgwick font un rapport favorable. Les comptes rendus des séances sont publiés dans le Journal de la SPR. Mais l'Américain Hodgson, qui n'a pas assisté aux séances sur la côte d'azur, réplique par une critique sévère des conditions de contrôle. Myers, Lodge, Richet et Ochorowicz répliquent à Hodgson et les séances de l'été 1894 se perdent dans la polémique. On convint finalement de tester Eusapia sur le terrain des Anglais, à Cambridge, en 1895.

A Cambridge, au domicile de Myers, tout se passe bien dans un premier temps. Les Anglais, plus sévères que leurs homologues du continent, constatent la difficulté à contrôler le médium, qui se dérobe la plupart du temps à toute surveillance rigoureuse, et Mrs. Sidgwick en particulier exprime sa conviction qu'Eusapia libère une de ses mains. Mais, d'un autre côté, Eusapia produit dans de bonnes conditions d'observation des membres ectoplasmiques, des moignons, des bras supplémentaires, qui sortent de son dos, et une fouille de ses vêtements ne révèle aucun accessoire.

La question étant décidément épineuse, on câble de l'argent à Hodgson pour qu'il traverse l'Atlantique et vienne se joindre au groupe. Hodgson, esprit sceptique, pratique, fin psychologue, conclut que les précautions des contrôleurs, qui tiennent les mains et les pieds du médium et indiquent leur position à la secrétaire de séance, facilitent la tâche à Eusapia en lui indiquant le moment favorable. Devant le médium, Hodgson joue les benêts et impose un contrôle de pure forme. La médium en profite et tous les observateurs peuvent alors observer des fraudes grossières du médium. Sidgwick excommunie Eusapia et il refusera définitivement d'expérimenter avec le médium ou de publier des comptes rendus de séances la concernant.

Les partisans continentaux d'Eusapia sont furieux. Qu'a-t-on surpris ? Une banale substitution de mains. Or, on connaît ce tour d'Eusapia depuis toujours. Nul ne s'y laisse plus prendre. En conclure que tout chez elle est dû à cette substitution de mains est une absurdité. D'ailleurs les phénomènes les plus importants, les lumières, les ectoplasmes, étaient absents. Faut-il conclure qu'elle est incapable de les produire ? Ochorowicz explique qu'en somme on a surpris le médium en train d'essayer de libérer une main. Est-ce une preuve de fraude, cela ? Un mouvement réflexe, tout au plus. Eusapia a utilisé un cheveu. Pour Ochorowicz, sa nature de cheveu fluidique ne fait pas de doute. Ochorowicz a observé cela maint fois avec Tomczyk. La preuve que ce n'est pas un vrai cheveu, c'est que le médium peut s'en servir pour pousser aussi bien que pour tirer !

Lodge estime que la fraude est un automatisme dû à l'état semi-somnambulique du médium. Non seulement, le médium ne pensait pas à mal, mais la tentative prouve sa qualité de médium. Mieux : Eusapia est, comme toutes les hystériques, hyper-suggestible. Il suffit que le colonel de Rochas lui dise : « Vous ne pouvez plus lever la main droite, » pour que le membre soit paralysé. Et tous concluent que si à Cambridge elle s'est fait prendre si maladroitement, c'est qu'elle a réagi aux suggestions inconscientes de tricher des expérimentateurs anglais. Surprendre Eusapia en train de frauder, comme on l'a fait au cours des séances Myers, jette le doute non sur le médium mais sur la bonne foi et le sérieux de l'observateur. Comme l'écrit Ochorowicz à de Rochas : On a suivi à Cambridge sa tendance à la fraude sans l'empêcher, et cela revient à la suggestionner.

Et tous de renchérir : en refusant de stricts contrôles, Hodgson a incité la labile médium à tricher. Richet n'est pas éloigné de crier au complot.

Ainsi parlent les vengeurs d'Eusapia. Sous l'indignation perce l'amertume. Le vrai, c'est qu'on est vexé. Hodgson n'avait pas envie de jouer avec ses illustres collègues. Eusapia n'était pas sa tasse de thé. Et que dire des épouses, des Mrs. Myers et Mrs. Stanley (la femme de l'explorateur Stanley et la belle-sœur deMyers), qui se mêlent de reluquer les prolongements avec lesquels Eusapia tapote les joues de l'assistance et ont le front de déclarer qu'ils n'ont rien d'ectoplasmique.

En 1898, Richet invite Myers à des séances à Paris où l'Anglais est à nouveau converti à Eusapia. Les séances se déroulent dans de bonnes conditions de clarté et le médium fait, entre autres, léviter une cythare de sorte que les chercheurs se trouvent entre le médium et l'instrument. Mais les collègues de Myers à la SPR font la sourde oreille. Pour eux, Eusapia et toute la médiumnité à effets physiques sont définitivement discrédités.

En 1909, Eusapia connaît son chant du cygne. Au cours des séances à Naples, avec Everard Feilding, Hereward Carrington et W. W. Baggally, elle déploie son répertoire complet, lévitation de meubles et d'instruments de musique, apparition d'ectoplasmes, moignons et bras fluidiques, têtes primitives sur des sortes de bâtons. Mais à peu de temps de là, en Amérique, Muesterberg pincera Eusapia au moment où elle utilise son pied, sorti de sa chaussure, pour pêcher derrière le rideau du cabinet noir la guitare et les autres objets qu'elle a l'habitude de trimbaler.

L'année suivante, en Italie, Eusapia est démasquée encore. Sa carrière s'arrête là. Jusqu'à sa mort en 1918, elle ne se produira plus. Ses fidèles concluent que le pouvoir a disparu, ce qui, d'une certaine façon est peut-être la vérité. Eusapia est bien vieille, et trop percluse pour se contorsionner.

 

Le crépuscule des médiums

 

Il n'y a plus de médiums à effets physiques. Le métapsychisme physique a vécu. Le lexique en témoigne. On est revenu au terme de parapsychogie, de Max Dessoir, en laissant tomber la paraphysique. Les derniers médiums à ectoplasme, les Kluski, les Schneider, ont couru plus vite que les savants pour échapper aux expériences dans les conditions de laboratoire.

Enfin, les illusionnistes reproduisent aisément les tours des médiums. Il n'y eut que deux exceptions. Ce furent Home et Eusapia. Mais Home opérait chez lui - ce qui permettait toutes les fraudes - et fut, pour ses prouesses les plus vertigineuses, son propre témoin, avec des individus naïfs, habilement suggestionnés et misdirected, plus Crookes, dont la bonne foi est sujette à caution.

Reste Palladino. Il est possible qu'un petit nombre de tours d'Eusapia ne tienne pas à l'artifice. Cela réduirait l'histoire du spiritisme à effet physique aux quelques tours « inimitables » d'une seule personne.

 

Adieu à Eusapia

 

Il faut conclure. Nous avons deux questions à nous faire. D'abord : pourquoi des savants nombreux se laissent-ils prendre à des tours d'illusionnisme sous prétexte de vérifier soit la communication des morts avec les vivants, soit l'existence dans l'homme de forces inconnues. Ensuite : pourquoi bâclent-ils leurs expériences ?

Tous nos savants espèrent une découverte en sciences expérimentales ou en sciences de la nature. Richet est l'inventeur de la sérothérapie et de l'anaphylaxie. Il a eu le prix Nobel. Pourquoi ne l'aurait-il pas une seconde fois, en le partageant avec de Rochas et les autres, pour la découverte du fluide naturel, agent de la motricité, voire pour celle de la motricité extra-corporelle ?

La médiamnité est dans l'air. On a vu ses rapports avec hypnose, hystérie et inconscient. Les Richet, les Lombroso, les Ochorowicz, les von Schrenck-Notzing, s'intéressent tôt à l'hypnotisme. La physique est en ébullition puisqu'on fait en quelques années toutes les découvertes fondamentales. On est presque excusable de donner dans la paraphysique.

Le spiritisme en somme serait à ranger dans les âneries de savant, avec les canaux de Mars et les pierres à empreintes de Beringer.

Demeure la question de la jobardise.

Dans le meilleur des cas, nos savants sont prudents. Ils constatent prudemment des phénomènes qu'ils interprètent timidement. Quand Flammarion écrit : « le spiritisme n'est pas une religion, c'est une science » (souvent cité à contre-sens), il ne proclame pas sa révélation, mais au contraire incite à la prudence et laisse supposer que les théories seront battues en brèche.

Mais l'esprit le plus rassis se laisse parfois gagner par l'enthousiasme.

D'autant que le spiritisme est ce que les sociologues bourdieusiens appellent un champ structuré avec sa querelle fondatrice (le débat des spirites et des métapsychistes) ses pratiques, ses habitudes de pensée. Ceci nous mène à la question des expériences bâclées.

 On peut résumer la situation en disant que tous les chercheurs trouvent et que tous les médiums fraudent. Tous les chercheurs trouvent parce qu'ils sont là pour trouver. S'ils étaient convaincus qu'il n'y a rien, ils ne perdraient pas leur temps à chercher. Tous les médiums fraudent puisque ça se fait et qu'on ne leur en veut pas.

Somme toute, les savants ne manquent pas de bon sens. Si l'on mettait bout à bout le bon sens de tous ceux qui ont vu Eusapia, les Richet, Flammarion, Porro, Bottazi, Vassalo, Lombroso, Tamburini, Bianchi, Morselli, Maxwell, Curie, Flournoy, Schiaparelli, Finzi, Gerosa, Brofferio, Ermacora, Aksakow, Zöllner, Bergson, Branly, De Rochas, Du Prel, Lodge, Ochorowicz, Dobrzcki, Ségard, Sabatier, von Schrenk-Notzing, Bozzano, etc. on arriverait à démêler toutes les fraudes, toutes les illusions.

Tant de bon sens rassemblé a permis de prendre la main dans le sac Home, Florence Cook, Bailey, Eldred, Stainton Moses, Madame D'Esperance, Eglinton, Linda Gazzera, Slade, Miller, Marthe Béraud, Miss Galigher, Frau Rothe, Stanislawa Tomczyk.

Seulement, après avoir ridiculisé Eva C., la maladroite madame d'Espérance ou l'ingénieux illusionniste Stainton Moses, un métapsychiste à qui on ne la fait pas citera avec des transports Florence Cook, Daniel-Dunglas Home ou Eusapia.

Hodgson a longuement étudié l'illusionnisme. En un clin d'oeil, il a démasqué Eusapia. Mais il passera sa vie à étudier Mrs. Piper et se déclarera parfaitement convaincu.

Flammarion ironise lourdement sur le cas de Frau Rothe, de Mrs. Williams (l'une et l'autre arrêtées et condamnées) mais pour le reste, il croit à ce qu'on veut et surtout à Eusapia.

Certains ont leur médium fétiche. Ochorowicz s'attache à Stanislawa Tomczyk. William James à Mrs. Piper. D'autres en « font » plusieurs (Crookes étudie successivement Kate Fox, Home et Florence Cook ; Lodge examine Eusapia, Mrs. Piper, Mrs. Verrall, Mrs. Thompson et Mrs. Leonard). Les hussards, les Richet, les Flammarion, les Aksakof, les von Schrenk-Notzing, les font tous ! Ils font et refont Eusapia.

Ils ont vu. Ils on cru. Ils deviennent difficiles ou obstinés, renversent la charge de la preuve. Prouvez-nous qu'il y a eu fraude.

Eusapia vient en dernier. C'est le médium que l'on retient quand on a éliminé tous les autres (sauf quand on est anglais). Eusapia est le plus grand médium parce que c'est sur elle que s'est fait le plus large consensus.

 

 


Bibliographie palladinienne

On se référera pour les études contemporaines à E. Morselli : bibliographia Palladino, in  : Psicologia e spiritismo. Torino, Bona, 1908, p. 134-174. Pour une bibliographie commentée, nous renvoyons à Albert Caillat. Manuel bibliographique des sciences psychiques ou occultes. 3 volumes. Dorbon, 1923.

Introductions générales

Frank Podmore, Modern Spiritualism : History and Criticism, Methuen and Co, 1902, réédité comme The Newer Spiritualism, 1910, puis comme Mediums of the Nineteenth Century, New York, University Books, inc. 1963, (2 vol.)

Gauld, A., The Founders of Psychical Research, Routledge and Kegan Paul, 1968

Eusapia

Aksakow, Alexandr : Animismus und Spiritismus, 1890

Aksakow, Alexandr : Die Vorlaüfe der Spiritismus in den letzten Jahren

Barzini, L., Nel mondo dei misteri con Eusapia Palladino, Milano, 1907 (recueil d'articles du Corriere della sera ; préface de Cesare Lombroso)

Bozzano, Ernest, Les phénomènes de télesthésie, Jean Meyer, 1927

Broferio, Per lo spiritismo, Briola, Milano, 1893

Carrington, Hereward, The psychical phenomena of spiritualism, New York, 1907

Carrington, Hereward, The problems of psychical research, Londres Wm Rider & sons, 1914

De Fontenay, Guillaume, A propos d'Eusapia Paladino

De Rochas, Auguste-Albert, L'Extériorisation de la motricité, 4e édition, 1906

Du Prel, Der spiritismus, Reklam, s. d.

Ermacora, I fatti spiritici, fratelli Drucker, Padova, 1892

Flammarion, Camille, Les Forces naturelles inconnues, Ernest Flammarion, Paris 1907

Lombroso, Cesare, Ricerche sui fenomeni ipnotici, Torino, 1909

Morselli, Enrico, Psicologia et spiritismo, impressioni e note critiche sui fenomeni medianici di Eusapia Palladino, Torino, Bocca,1908

Ochorowicz, J., Magnetismus und Hypnotismus, Leipzig, 1897

Peter, Josef, Die wissenschaftlischen Untersuchungen der Eusapianischen Phänomene an der Universität in Neapel, Leipzig 1908

Richet, Charles, Traité de métapsychique, Félix Alcan, 1922, édition refondue 1923

Schrenk-Notzing, A.-Freiher von, Materialisations-Phaenomene, München, 1923

- Physikalische Phänomene des Medianismus

Scozzi, dott. Paolo Visani, La Medianità, R. Bemporad et figlio, Firenze,1901

Vassallo, Luigi Arnaldo, Nel mondo degli invisibili, Enrico Voghera, Roma, s. d.

Eva C.

Bisson, Juliette-Alexandre, Les Phénomènes dits de matérialisation, Paris, alcan, 1914

Richet, Charles, Les Phénomènes dits de matérialisation de la villa Carmen, Annales des sciences psychiques, 1906

Geley, Dr Gustave, De l'inconscient au conscient, Paris, Alcan, 1919

Geley, Dr Gustave, Die sog. supranormale Physiologie und die Phänomene der Ideoplastie (Psychische Studien) Leipzig, 1920.

Photo spirite

Peter, Josef, Die Photographie des Unsichtbaren, Johannes Baum, Pfullingen, s. d., die Okkulte Welt, n ; 31/32

Bush, Edward, Spirit photography exposed, s. d.

 

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