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L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

PROSES AUTOBIOGRAPHIQUES I :

DANS LE DÉSERT DE CE MONDE

(Pilgrim Through This Barren Land)

Par l'auteur de Horrid Relations

The Lid of the Mummy's Case, etc.


Guide me, O thou great Jehovah,
Pilgrim through this barren land.

CWM RHONDDA

PREMIÈRE PARTIE

« A poor creature — poisoned by a wretched upbringing
in some house full of vulgar jealousies and senseless quarrels. »
C. S. Lewis

CHAPITRE PREMIER
La maison près du cimetière. — Un petit écorché. — Mes problèmes de vue. — Déni et culpabilité. — Les jeudis de mon enfance. Souvenirs pianistiques.

Dans mon premier souvenir, mon frère Denis et moi sommes assis devant le buffet, à l’étage de la petite maison de Katzental, à choisir de nouveaux rubans pour nos ours en peluche.
Je me souviens aussi de notre enchantement devant ce que nous appelions un petit pont (qui n’enjambait qu’un ruisseau, entre un chemin de terre et un champ) et de notre plaisir à le traverser plusieurs fois. Nous accompagnions notre mère au Carré de choux, expédition qui nous menait plus loin que le bout du monde, c’est-à-dire que le bout du pré.
Je me souviens également d’avoir joué au train avec les chaises de la cuisine (jeu qui n’était que toléré seulement), et beaucoup plus longuement avec un tabouret que j’avais baptisé Petit-Mars, qui dans mon idée était donc un astéroïde, et sur lequel je faisais évoluer mes joujoux.
J’ai gardé telles quelles quelques unes de mes pensées d’enfant, cristallisées, en général parce qu’elles étaient accompagnées d’une émotion violente ou d’une impression vive.
Je me souviens de mon frère Denis tapant avec un râteau miniature sur le toit d’un petit chalet en bois verni, bibelot rapporté de quelque villégiature helvétique, et m’expliquant que les impacts faisaient sur le toit un effet de neige. J’avais été très déconcerté par la réaction horrifiée de ma mère devant ce que je considérais pour ma part comme une idée proprement géniale.
Nous roulions dans la double côte de part et d’autre du ruisseau et je demandai à ma mère si cette pente, immense pour moi, vers l’Eberbach était la courbure de la Terre (on m’avait expliqué à l’école que la Terre est ronde). Question posée non sans une certaine malice, car j’étais persuadé que la réponse était positive, et je n’interrogeais que pour faire valoir ma science. Maman eut quelque mal à comprendre ma question, puis elle me répondit que cette courbure ne pouvait pas être celle du globe, sans quoi la descente jusqu’à l’Eberbach n’eût pas été suivie d’une remontée, réponse que je ne compris pas du tout. C’est ma surprise d’avoir tort qui a gelé cette scène en moi. Je devais avoir six ans.
Je me souviens aussi de mon épatement une fois où mes parents, qui allaient faire leur classe à Wolfaecker, m’ayant embarqué dans l’auto pour me faire un brin de conduite sur les cinquante mètres qui me séparaient de la petite école de Katzental, m’oublièrent jusqu’à ce que je trouvasse le courage de signaler ma présence. J’ignorais jusque là que les adultes pouvaient se tromper.
Au bureau de poste, où je suis avec mon père, un homme qui tient une enveloppe à ma hauteur dit : « Tiens » et je ne sais si c’est une exclamation ou s’il me demande mon aide. Dans le doute, je tiens un tout petit peu le coin de son enveloppe, jusqu’à ce que mon père me fasse mettre de l’autre côté. Ce qui s’est gelé ici est le souvenir de mon embarras, à cause de l’incertitude où je suis quant au sens de la phrase du monsieur.
J’ai beaucoup craint non l’orage, mais la pluie diluvienne. Je savais qu’elle dévalait notre pente et je craignais qu’elle ne remontât le long du coteau pour nous engloutir. L’église où on nous parlait du déluge était à mi-pente, comme la maison ; il me paraissait normal qu’un nouveau désastre, s’il devait survenir, se produisît dans ce coin-là.
J’entretenais une théorie enfantine sur le corps humain : à l’intérieur du cou, faisant cloison entre la tête et le corps, on avait, j’avais moi-même, une rondelle, semblable à celle qui sert à fermer le trou de la cheminée, quand on enlève un tuyau de poêle. Mon lecteur ne manquera pas d’en tirer des interprétations psychanalytiques sur le refus du corps, etc., mais je crois que ma théorie s’explique tout simplement par le fait que le cou est une sorte de tuyau et que je lui avais associé par observation et extrapolation cette rondelle, dont je voyais bien qu’elle avait quelque chose à voir avec les tuyaux et dont je pensais qu’il fallait la mettre toujours, pour fermer (je n’avais pas compris à quoi servaient les tuyaux de poêle).
Comme tous les enfants, je vivais plus souvent à quatre pattes que sur mes deux jambes et je vantai un jour cette posture à ma mère qui me répondit que les grandes personnes avaient plus de mal que moi à passer de la position debout à la position accroupie. Je me mépris sur cette réponse et je demeurai longtemps persuadé que les adultes ne pouvaient pas se relever si d’aventure ils se mettaient à quatre pattes.
Ma première vocation fut celle de gardien de parking, à cause du privilège de lever la barrière et parce que le gardien que je connaissais disposait d’une caisse de bandes dessinées de petit format, des Tartine, dans sa guérite. J’éprouve le même sentiment de liberté et de décontraction quand je suis dans un garage automobile, à cause de visions enfantines de mécaniciens bricolant leurs moteurs en écoutant la radio. Le fait qu’ils eussent le droit de se salir entre évidemment pour beaucoup dans ce sentiment d’affranchissement. Et les odeurs d’huile et d’essence faisaient peut-être un contraste précoce avec une respectabilité bourgeoise, une existence de col blanc, sentant l’encre et le papier, que je pouvais imaginer en voyant mes parents corriger leurs copies ou préparer leur classe dans la petite pièce qui leur servait de bureau.
J’ai souvenir d’un véritable bouleversement d’âme, dans l’euphorie d’une veille de vacances, à la petite école de Katzental, jour de fête davantage que jour de classe — ce devait être à la fin du cours élémentaire première année. Au moment où j’arrivais dans la rue, persuadé que je n’étais heureux qu’à cause de la perspective des grandes vacances (en ce temps-là, elles duraient trois mois, c’est-à-dire l’équivalent de quatre ou cinq années pour un adulte), je fus submergé d’une nostalgie si complète qu’elle m’arrêta sur place. Je m’aperçus que j’aimais l’école. J’y fusse resté toujours.
J’étais, comme il se doit, très amoureux de mon institutrice, qui s’appelait Marie-Josée.
On gagnait encore des livres de prix dans mon enfance et, cette année du cours élémentaire première année, je gagnai le premier prix, les Histoires comme ça de Kipling dans l’édition Delagrave. Je me souviens de ma déception, car la maîtresse, pour me préparer, m’avait fait miroiter le gain d’une tablette de chocolat, qui me paraissait à cette époque une chose de bien plus de prix qu’un livre. D’un autre côté, les Histoires comme ça, ainsi que Les Premiers Hommes dans la Lune de Wells, que je lus, je crois, au cours moyen, eurent sur mon existence une influence non négligeable, puisqu’ils me révélèrent que ce que je cherchais dans les livres se trouvait plus particulièrement dans la littérature anglaise.
Je revois très bien la scène de la remise de prix. Nous étions en train de faire du tricotin, c’est-à-dire de faire passer une tresse de laine à travers une bobine plantée de quatre clous, et les grandes m’expliquaient comment m’y prendre, lorsque la maîtresse m’appela à son bureau. J’étais absolument convaincu qu’elle m’appelait pour me faire des reproches, à cause de mes difficultés dans le travail manuel, et l’impression demeure très vive de cette contradiction entre mes efforts balbutiants au tricotin et l’annonce que j’étais le meilleur et que j’avais gagné un livre.
Ma foi ! c’est un peu l’histoire de ma vie que je résume ici. Je n’ai jamais reçu de compliments sans en être embarrassé. Si je les crois bien intentionnés, j’ai du mal à les croire tout à fait sincères. De mes ouvrages, je vois surtout les défauts, et je suis le plus sévère de mes critiques. Tel j’étais à sept ans et demi, tel je suis aujourd’hui.

*

J’ai de moi à cette époque l’image d’un petit écorché, pleurard et incapable, dans un monde de géants olympiens, dont l’indulgence me faisait me sentir plus nu et plus pelé. Il me semble bien que j’étais un enfant difficile et que mes parents ont dû en voir de belles. Il me revient une occasion où, suite à je ne sais quelle frustration, j’avais annoncé mon intention de me cogner la tête contre les murs et commencé à mettre ma menace à exécution.
Mon peu de résistance aux frustrations m’inclinait vers un pessimisme exagéré. J’étais dans le sentiment qu’il suffisait que je désirasse une chose pour qu’elle se dérobât à moi et, par application d’une métaphysique enfantine, je m’efforçais de ne plus rien souhaiter, avec l’espoir de tromper le destin et d’obtenir subrepticement ce que je convoitais.
Comme tous les petits garçons, je consacrais une partie non négligeable de mon temps à des fantasmes de puissance. La découverte, à l’âge de sept ans, des superhéros de la Marvel dans la revue Fantask alimenta mon rêve. Mon plus cher désir à cette époque était de voler, comme la Torche Humaine. Je m’élançais souvent sur le gazon de la cour en lançant sotto voce : « flamme en avant ». Mon frère Denis s’en aperçut, et me dit un jour qu’il connaissait mon secret, comme si c’eût été un secret très embarrassant.
J’étais un enfant très pieux. Je crois que, dès cette époque, je partageais la période de l’endormissement entre les oraisons et les fantasmes héroïques.
L’incident qui suit illustre parfaitement cette convergence d’une imagination romanesque et des scrupules de conscience d’un petit catholique. Mon père me confia un jour, devant la petite école de Wolfecker, la clé de son auto, en me donnant comme instruction de m’y installer, tandis qu’il conférait avec son ami l’instituteur. Je ne sais pas du tout par quel heur je cassai la clé dans la serrure. Mon père demeura perplexe devant cette prouesse. Je crois me souvenir qu’il parvint à entrer dans l’auto en passant par le coffre, qu’il déverrouilla les portes de l’intérieur, après quoi nous pûmes démarrer (la clé de contact était distincte à cette époque de la clé de serrure). Mais quant à moi, je restai persuadé que l’incident était un avertissement envoyé par le Ciel, pour me décourager de désirer une force surhumaine comme les héros dessinés, et rien, à cette époque-là, n’eût pu me détromper.

*

Un drame de mes huit ans fut la découverte de mon amblyopie, au cours élémentaire deuxième année. M. Letzelter, de sa propre initiative, nous avait fait passer à tous un contrôle visuel.
Est-ce que je savais que je ne voyais pas de l’œil droit ? me demanda le maître.
Non, je ne le savais pas. Tout était normal pour moi, puisque les choses avaient toujours été telles. Pour voir à travers un trou de serrure, je me tordais le cou pour mettre en position l’œil dont je me servais. Mais je sentis bien à la consternation de l’instituteur qu’il s’agissait d’une chose grave.
Suivit l’obturation du bon œil pendant deux ans, dans l’espoir de rééduquer le mauvais. Il était trop tard, j’étais déjà bien trop âgé.
Mon œil droit n’est pas exactement aveugle. Mon cerveau refuse de croire qu’il reçoit par là une image. Si je ferme l’œil gauche et que je regarde avec le droit, tout ce que je contemple devient un trou d’ombre. Quand je regarde dans un stéréoscope, je vois la deuxième image, pâle et fantomatique, au-dessus et à droite de la première.
Mon œil droit me donne l’illusion d’un champ visuel continu. Il distingue mieux le mouvement qu’un objet immobile. On a même mesuré approximativement le degré de myopie de cet œil et il a droit lui aussi à un verre correcteur. Mais je ne peux rien fixer, je ne puis suivre une ligne de texte. Elle se décompose sous mon regard, puis c’est le trou d’ombre.
Il se trouve que, pour une raison quelconque, mes parents n’ont jamais pu accepter l’idée d’une infirmité dans leur progéniture. Le handicap s’est donc accompagné chez les miens de déni et chez moi de culpabilité. « Bien sûr que je voyais » de cet œil, puisque j’avais été rééduqué. Pendant toute mon enfance, j’ai entendu « fais donc un peu attention », comme si c’était par distraction que, faute de vision binoculaire, je versais un liquide à côté du récipient. Il me semble lire la description de mes parents dans une blague cruelle, une histoire de Toto, comme il s’en échangeait lorsque j’étais enfant. L’institutrice écrit un billet au père de Toto : « Monsieur, j’ai remarqué hier en faisant un contrôle que votre fils Toto est très myope. » Le lendemain, Toto revient avec une lettre du papa : « Chère Madame, j’ai donné une bonne correction à Toto, qui a promis qu’il ne recommencerait plus. »
Je pris très naturellement l’habitude de penser moi aussi que je voyais de l’œil droit. J’avais, tout prêt, en cas de visite médicale à l’école, un petit laïus pour expliquer que je ne pouvais pas lire le tableau de lettres qu’on me montrait, mais que j’y voyais « quand même ». J’avais largement dépassé la trentaine quand je réussis à me persuader que mon œil droit disposait tout au plus d’une vision résiduelle ; et encore ce diagnostic d’amblyopie me parut-il sacrilège.
Mes parents n’en étaient pas à leur coup d’essai. Mon frère Pierre raconte une histoire qui ne diffère de la mienne que parce qu’elle survint beaucoup plus tôt dans sa vie et qu’elle eut une issue plus rapide. On avait dépisté chez Pierre lorsqu’il était tout petit, un léger astigmatisme, mais l’oculiste consulté l’avait déclaré bénin et avait déconseillé le port de lunettes. Il se trouve que mon frère fut précocement myope, et qu’il se plaignit beaucoup entre six et huit ans de voir de moins en moins bien, en particulier de l’œil gauche. Au lieu de l’écouter, on attribua ce défaut de vision au fameux astigmatisme. Et lorsque enfin il fallut se rendre à l’évidence, on poussa les hauts cris en accusant le malheureux oculiste qui avait vu Pierre tout petit, et qui n’avait pas décelé cette myopie encore inexistante !
Nos parents ont donc réussi deux fois à ne pas s’apercevoir d’un déficit visuel pourtant flagrant dans leur progéniture, puis à imputer au mauvais sort ou à l’incompétence d’un médecin ce qui ne relevait que de leur propre carence.
Puisque je suis sur ce sujet du déni parental, je dois préciser qu’il s’étendait aux objets, et en particulier aux biens d’équipement. Tout ce qui était payé de bon argent marchait en principe et mes frères, prompts comme tous les enfants à remarquer que « c’est cassé », apprirent tôt à tenir leur langue. On en était quitte lorsque, après l’expiration de la garantie, la pièce défectueuse rendait l’âme pour la faire remplacer contre espèces sonnantes et trébuchantes.
Même observation au sujet des denrées alimentaires, dont on ne voulut jamais admettre qu’elles pussent être gâtées. Retrouvant au fond d’un buffet une tablette de chocolat blanc oubliée, souvenir de lointaines vacances en Suisse, ma mère la fit manger à mon frère Denis. Le chocolat était gâté et mon frère fut malade. C’est de ma mère elle-même que je tiens l’anecdote et elle l’exposait, de façon caractéristique, comme un cas de conscience : évidemment l’intoxication de mon frère était déplorable, mais que pouvait-elle faire de ce chocolat ? Elle ne pouvait tout de même pas le jeter !
Cette incapacité de mes parents à accepter l’idée d’un manque, d’un défaut ou d’une défectuosité se relie dans mon souvenir à une incapacité générale de nous protéger.
Le dentiste de mon enfance, Klein, était violent et parfaitement incompétent : il m’arracha quantité de dents définitives, en me mâtant à coup de gifles. Naturellement, pas une séance qui ne se conclût par des pleurs. Jamais mes parents ne consentirent à admettre que les choses se passaient de façon anormale. L’épilogue de l’histoire est qu’au temps de mon armée, à l’examen médical d’incorporation, le dentiste m’annonça guilleret qu’à une dent près, j’étais réformé pour édentation. J’avais vingt-quatre ans. On jugera si cette remarque me fit plaisir.
Un élève de mon père m’avait pris comme bouc émissaire, pensant pouvoir se venger sur moi. Je n’ai aucun souvenir d’avoir été houspillé par ce garçon, mais je me souviens très bien que mes parents en plaisantaient. Pas du tout d’indignation, comme on pourrait le penser, à l’idée qu’on m’ait fait du mal. C’était même perçu comme une bonne blague : le plaisant cancre qui avait sa propre conception de l’économie scolaire et qui pensait qu’il me rendrait à moi ce qu’il attraperait en classe !

*

En 1966, l’aîné de mes frères devint interne au lycée de Poppenheim. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris alors de quoi il était question, ni pourquoi ce frère disparaissait. Je me souviens de petits déjeuners du lundi matin où l’on scrutait anxieusement l’horloge, et du fait qu’on répétait : moins le quart. Ce quart était celui de sept heures, mais je comprenais, moi, qu’il était question de l’autocar de ramassage scolaire, à l’arrêt duquel mon père conduisait l’interne.
Le lit de bébé qui nous avait servi à tous les trois devenant trop petit pour moi, je couchais à présent en semaine dans le lit de l’absent. Les fins de semaine, maman me faisait mon lit sur le sofa du bureau, que nous appelions le cosy.
Les jeudis, mon frère et moi avions le droit pendant une demi-heure de faire des tentes sur nos lits jumeaux à l’aide de la courtepointe. Puis il fallait finir par se lever.
L’après-midi, nous allions à Poppenheim, voir l’interne, faire les courses et prendre notre leçon de piano. Je me souviens de ma frustration parce que je ne pouvais plus regarder les émissions enfantines à la télévision (un dessin animé de Donald Duck et un épisode de Zorro).
Même inconvénient le dimanche après-midi, car il fallait aller aux vêpres et je manquais la fin du film (c’était généralement un film d’aventures). Ce sont des événements très fâcheux pour un enfant. Il me semble me souvenir qu’on nous permettait parfois, quand nous protestions trop, de manquer les vêpres.
Était-ce à cause de cette fréquentation hebdomadaire de la petite ville qu’était Poppenheim, où les manières étaient tout autres que dans notre campagne ? Je date de cette période mon respect des convenances, allant jusqu’au scrupule. Il me souvient qu’à l’école de Katzental, j’appelai une fois mon meilleur ami « vieux frère », dans un moment d’enthousiasme, et aussi pour essayer la formule, comme font les enfants. Je préfère ne pas dire de quels remords je payai cette familiarité !
Cet extrême souci des formes demeure associé dans mon souvenir à mon père. C’est sur lui en réalité que je me modelais en ayant des remords pour une phrase dite ou une main posée sur une épaule. C’était précisément le genre de scrupule qu’il exposait continuellement à ma mère de façon extrêmement verbeuse et en se donnant toujours le beau rôle. Je n’ai compris qu’à l’âge adulte que ces exercices de rhétorique, toujours très longs et ritualisés — mon père se demandait s’il avait bien fait telle ou telle chose, énumérait laborieusement des arguments contraires, qu’il réfutait un à un, puis finissait, à regret et avec d’infinies précautions, par se donner l’absolution — étaient des symptômes de la névrose obsessionnelle.
Mais ce sont surtout les leçons de piano qui me reviennent quand je pense à la ville de Poppenheim.
J’eus comme professeurs, à Poppenheim puis à Lavejoie, une collection de vieilles demoiselles à verrues. Celle de Poppenheim portait invariablement un collier en perles de buis qui m’impressionnait beaucoup, et elle avait les ongles si longs qu’elle jouait en posant les doigts à plat sur le clavier, comme si elle prenait ses empreintes digitales, ce qui ne l’empêchait pas de nous seriner : « On-ar-ron-dit-les-doigts. » Elle était snob, revêche, et détestait les enfants. Quand je me montrais trop insuffisant, j’étais renvoyé du clavier et j’étais invité à « lire les notes », sous la direction d’une des grandes. (Tous les élèves assistaient aux leçons successives, assis sur un petit banc. Cela faisait partie de la pédagogie. On n’était pas censé lire, en attendant son tour, mais la grande qui me faisait lire les notes nous empruntait Télé poche, à mon frère et à moi, et essayait de lire tous les romans-photos sentimentaux avant que son tour n’arrive.) Comme, après avoir été renvoyé du clavier, je sanglotais de honte et de désespoir, on jugera si cet exercice de lecture de notes, où je me trompais à chaque dièse et à chaque bémol, m’était profitable.
Alprechtsberger, le professeur de piano de l’aîné de mes frères, et le directeur de l’école de musique, ne me donna jamais qu’une leçon, mon professeur étant indisponible. Je me souviens qu’il essaya de me faire enfiler les notes de façon régulière, en me donnant comme modèle la façon de marcher d’un chat, que j’étais très intimidé, et que j’eus l’impression d’avoir mal fait.
Il y eut une exception dans la théorie des vieilles dames à verrue. Ma première professeur à Lavejoie était bonne musicienne, bonne pédagogue. (A vrai dire, je crois qu’elle avait une verrue quand même, mais cela ne m’empêcha pas de l’aimer.) Après ma première leçon, si différente de celles de Poppenheim, je me crus transporté sur une autre planète. Je fis de rapides progrès. Mais l’année suivante, ma chère mademoiselle Decornot avait été remplacée par le modèle ordinaire, et cela ne changea plus.
Mon dernier souvenir de piano est le plus cuisant. J’étais adolescent, je voulais arrêter les leçons. Mes parents trouvèrent que c’était dommage. Cela leur ressemblait beaucoup, en effet. Pour commencer, ils ne prêtaient jamais aucune attention à ce que je pouvais désirer. En second lieu, ils n’avaient comme d’habitude pas la moindre idée de quoi il retournait, et ils ignoraient en particulier qu’on peut reprendre le piano ; dans leur esprit, si j’arrêtais le piano, je ne poserais plus les doigts sur un clavier de ma vie et c’étaient six années d’études de perdues.
Pour obtenir le droit d’arrêter, je dus par conséquent ne plus rien faire du tout, tâche que j’entrepris avec la ferveur de la jeunesse. Je présente des excuses, peut-être posthumes, à ma malheureuse professeur, qui vit, semaine après semaine, un élève qui n’avait pas ouvert son piano depuis la séance précédente et qui, lorsqu’elle me demanda quel morceau nous avions étudié avant celui que nous déchiffrions (nous arrivâmes donc pendant cette année mémorable à débrouiller deux morceaux !), obtint cette réponse, au demeurant parfaitement sincère : « Je ne sais plus, il faudrait regarder dans le carnet. » (Elle notait les consignes de travail pour la semaine dans un carnet.)
A la fin de l’année, après une petite audition devant la direction de l’école de musique, je fus charitablement admis à redoubler et je retiens ce mot de ma mère, prononcé sur un ton d’indignation tout à fait caractéristique, quand elle découvrit mon bulletin : « Le bandit ! Il avait décidé d’arrêter, alors il n’a plus rien fait du tout ! »

Harry Morgan

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