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artistique et mondain
Consolation de la lecture
Proses autobiographiques II
(par l'auteur de Pilgrim Through This Barren Land)
NOTE — La consolatio, genre littéraire ressortissant à la philosophie morale, est essentiellement un discours censé détourner de la tristesse causée par quelque calamité.
Le plaisir du lecteur est quelque peu ambigu. La lecture est un travail et, comme dans tout travail, on désire savoir comment cela avance. On consulte la tranche du livre pour connaître si on est au tiers, ou si on a déjà dépassé la moitié, point crucial après lequel la lecture du roman le plus gros est toute en pente descendante. Ceci étant, si on lit, c’est bien parce qu’on y trouve du plaisir, et cette volonté d’en finir, on sait déjà qu’elle prélude au regret.
Il y a toujours un élément d’ennui dans la lecture. Quand l’action languit, le lecteur doit faire crédit à son auteur. C’est bien pour cela que seuls les classiques ont le droit d’être ennuyeux.
Il est une réflexion de lecteur dont tout autre lecteur connaît la portée : « C’est très court. » Que ce soit si court nous prive d’un plaisir, la conquête du massif, et nous en procure un autre, celui de la curiosité, puisqu’une heure ou deux de lecture nous rendent maître de l’ouvrage.
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La membrane qu’il faut crever pour entrer dans le roman et aussi pour en ressortir. Il y a une difficulté à entrer dans une fiction et, une fois qu’on est dedans, à y renoncer pour retrouver le monde.
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Lire mal, en étant distrait tout le temps, comme dans un train, comme dans une foule. Lire dans des états de préoccupation ou de grande fatigue. On lit alors par reprises et on constate à la relecture que des phrases entières ne s’enregistraient pas. On finit par se résigner à lire mal. Comme dans une lecture tendue, pour connaître la suite, pour connaître le dénouement, on lit par paragraphe plutôt que par phrase, en extrayant du texte seulement ce qui est nécessaire pour la compréhension de l’intrigue.
On se perd dans le roman. On oublie les événements. On mélange les personnages. Arrivé au milieu du Maître et Marguerite, j’ai complètement oublié qui est Poplavski.
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La bonne façon de lire quand il s’agit de poésie, ou d’une langue ancienne, ou d’une langue étrangère qu’on maîtrise imparfaitement, est de grappiller. Pendant des siècles, ce fut la forme de lecture normale, la seule façon de lire. C’est le roman qui nous a habitués à la lecture tendue. Les morceaux choisis, avec leurs gloses et leurs commentaires, sont une façon de recréer artificiellement, pour la jeunesse studieuse, ce comportement de lecteur cultivé, installé dans sa bibliothèque, lisant tour à tour quelques dizaines de vers du Roman de la Rose, d’un roman du cycle arthurien, de l’Orlando Furioso ou de The Faerie Queene.
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Le livre excède l’existence. On l’avait dans sa bibliothèque, mais on ne l’avait pas lu. On a connu le mariage, les enfants, le divorce, les querelles de famille, le chômage, la maladie. Lorsque c’est passé (tout passe), on prend enfin le livre. Il vous attendait. Lui n’a pas changé. Somme toute, il a traversé la vie beaucoup mieux que vous.
Un livre qu'on a eu longtemps et qu'on n'a pas ouvert, à quoi on trouvait un air rébarbatif, on finit par le lire, et voici, on y prend grand plaisir. Par la suite, on ne sait comment le considérer, tout à fait comme une personne avec qui on a été discourtois.
La mémoire des livres est une mémoire longue. Je me souviens, dans un roman de Chesterton, d’un astucieux paradoxe. Je retrouve sans difficulté le passage. Je peux dater la lecture du roman, car elle est contemporaine d’une crise intime. Tout cela remonte à quelques années. Déjà les détails des événements de ma propre existence m’échappent. Il y a aussi que mes tribulations ont été beaucoup ruminées, et sans doute la crise dont je me souviens n’est-elle plus exactement la crise qui s’est produite. En somme, je me souviens beaucoup mieux du roman de Chesterton.
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Toutes les lectures s’inscrivent dans un ailleurs de l’existence, une vie supérieure, qui est celle du lecteur et non de l’homme. Et cette existence de lecteur n’est parfaite qu’après la dernière ligne lue. A vingt ans, je n’avais pas lu Dracula. A trente, je n’avais pas lu Dickens. Lecteur, j’étais diminué de cela.
Il faut donc se placer soi-même quand on lit dans la position théorique d’un lecteur achevé, du lecteur qu’on sera quand on aura fini, quand on aura tout lu, c’est-à-dire quand on sera mort.
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Il existe une intoxication à la lecture, un syndrome d’abus de lecture. La cause en est généralement un livre sans qualités, un roman fleuve, un thriller. C’est une chose qu’on a lue d’un trait, en lisant plus de huit heures à la suite. On a perdu des heures de sommeil. Cela se passe de préférence l’été, en tous cas pendant des périodes creuses. On est tout barbouillé de sa lecture et on a du mal à reprendre pied dans le monde réel. On titube, on balbutie, on a l’air égaré.
Le très grand bonheur de la première nuit blanche volontaire (c’est généralement à la fin de l’adolescence). On voit bien qu’on ne peut pas finir le livre d’une traite, même en veillant très tard. On est résolu à le finir quand même. Je ne vois pas pourquoi, garçon ou fille, cette expérience-là, cette défloration nocturne, serait moins marquante que la « première fois » dans l’amour.
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Situations de lecture. J’ai lu Les Hommes de bonne volonté étendu sur un matelas, en sirotant du porto. La lecture de Wilkie Collins demeure associée dans ma mémoire à un fauteuil et à de grandes quantités de thé vert.
Kim. J’étais à l’hôpital militaire, pour une maladie qui était bien réelle, puisqu’on eut recours à la chirurgie, et qui était en même temps clairement causée par mon angoisse. Jamais, je crois, je ne lus si bien qu’en lisant Kim, dans une chambrée d’hôpital. (Qui sait encore ce qu’est une chambrée d’hôpital ?) J’en retins surtout la pratique de l’auto-hypnose par Kim, par le procédé consistant à se répéter son propre nom et à ne pas y croire.
L’odeur des livres. L’odeur des premiers albums Dargaud, en particulier des premiers Astérix, odeur inoubliable, un peu métallique, qui était, je crois, l’odeur des encres de couleur.
L’odeur d’un paperback américain, chaude et aigre, odeur du papier en pulpe de bois blanchie au chlore
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La lecture reconstitue le temps de l’écriture. Lire, c’est passer les doigts sur la tapisserie, c’est presque écrire.
Les plus grands romans (je pense aux romans victoriens) sont si vastes que les lire est presque aussi difficile que d’écrire soi-même un roman de dimension moyenne.
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On déploie pour connaître les livres les stratégies que déploie une bonne femme pour connaître son voisinage. La lecture des catalogues d’éditeurs et, plus tard, des catalogues de libraires, tient une grande place dans cette connaissance.
On reconnaît très vite le véritable lecteur, d’abord à ce qu’il n’a pas besoin d’avoir lu les livres pour savoir ce qu’ils contiennent, ensuite à ce qu’un feuilletage lui suffit pour juger d’un livre.
Même si on a écrit une thèse sur la littérature nord-américaine, une liste de « parutions du mois » dans un numéro du New Yorker des années 1930 produit le même effet que la lecture d’une page d’annuaire téléphonique. C’est une mer de noms étrangers, sans le moindre élément familier à quoi se rapprocher. Si par bonheur un nom surnage, au milieu de quarante noms inconnus, il y a de bonnes chances que ce soit celui d’un auteur de romans à énigmes. Presque toute la littérature disparaît ainsi. Un auteur a publié cinq romans dans les années 1920, qui se sont bien vendus, à en croire les revuistes, mais il échappe aux histoires de la littérature et à la mémoire des hommes. Il n’existe plus que pour les gens qui trouvent ses livres au fond d’un grenier ou d’une bouquinerie, et qui les achètent parce que cela ne coûte rien, et par goût de la saugrenuité.
Les romans du canon littéraire occidental sont comme des étoiles lointaines qu’on visite tour à tour. Il y a l’avant et l’après, l’idée qu’on s’en faisait et le livre qu’on a connu. Il faudrait pouvoir garder le roman antérieur, la conception qu’on avait du livre avant qu’on l’ait lu.
Dickens, je le concevais comme une sorte d’Hector Malot. Great Expectations faisait naître chez moi des idées de pauvres méritants, d’une famille qui se tenait les coudes dans l’attente de jours meilleurs. C’est en réalité le roman de l’absence de lien familial, et les grandes espérances sont celles d’un bel héritage, qu’on entretient à cause d’un mystérieux bienfaiteur ; non point une lumière au bout de la nuit mais au contraire un prétexte à des prodigalités et à la débauche.
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Le lecteur a traversé le roman comme on traverse une campagne. La promenade lui a été agréable et elle a été fructueuse, puisqu’il en revient enrichi. Mais qu’en a-t-il retenu ? Ce qu’on retient d’une promenade : un dessein général et quelques détails pittoresques. Tout le reste a été oublié sitôt que perçu. Ce qui compte est donc l’expérience même de la lecture, et non le gain qu’on en retire.
Percy Lubbock écrit au début de The Craft of Fiction (Jonathan Cape, 1921) :
« Nothing, no power, will keep a book steady and motionless before us, so that we may have time to examine its shape and design. As quickly as we read, it melts and shifts in the memory; even at the moment when the last page is turned, a great part of the book, its finer detail, is already vague and doubtful. A little later, after a few days or months, how much is really left of it? A cluster of impressions, some clear points emerging from a mist of uncertainty, this is all we can hope to possess, generally speaking, in the name of a book. »
On relira si on est un lettré (car c’est un comportement de lettré) et si le livre le mérite (le livre de pur divertissement ne supporte pas la relecture). On y trouvera de nouvelles beautés à chaque fois qu’on y reviendra, parce qu’on sera sensible à de détails différents et que ces détails s’ordonneront dans un ensemble original. On connaîtra de mieux en mieux le livre, jusqu’à en savoir très bien les péripéties, et passablement la langue. L’important restera malgré tout la promenade.
Qu’est-ce qu’on retient ? C’est affaire de tempérament.
Je garde un souvenir ému des conférences polaires du Dr. Clawbonny dans Voyages et aventures du capitaine Hatteras de Jules Verne, et je ne puis douter que j’aie hiverné dans la maison de glace avec les protagonistes du roman. Qui mettrait en doute cette expérience biographique de l’hivernage dans un roman de Jules Verne s’attirerait mes protestations véhémentes.
Percy Lubbock encore :
« After living for a time with people like Clarissa Harlowe or Anna Karenina or Emma Bovary we have had a lasting experience, though the novels in which they figured may fall away into dimness and uncertainty. These women, with some of the scenes and episodes of their history, remain with us as vividly as though we had known them in life; and we still keep a general impression of their setting and their fortunes, a background more or less undefined, but associated with the thought of them. It all makes a very real and solid possession of a kind, and we readily accept it as the book itself. »
Relire ? Certains lecteurs très savants et blanchis sous le harnais affirment qu’à un certain âge ils relisent plus qu’ils ne lisent. Pour moi, je n’y crois guère. Eh quoi, ils auraient donc fini ?
Mais la possession d’un livre vaut en partie relecture. On peut feuilleter, on connaît en gros l’histoire. On reconnaît son plaisir.
Pratique avancée, certes. Peut-être forme ultime de la lecture rapide, de la lecture en diagonale, qui impressionne le commun, à telle enseigne qu’on lui vend des méthodes pour qu’il acquière lui aussi la faculté de traverser un livre autrement qu’à pied.
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Toutes les époques y passent et nous offrent leur quintessence. Des religions sont comprimées pour produire un mot. Toutes les guerres de l’âge du bronze tiennent dans un titre. De même que l’édifice d’une langue est bâti avec, en guise de pierres, les milliers d’idiomes évanouis dont elle est issue, de même l’édifice d’un livre est fait avec les millions d’êtres, les millions d’objets et les millions d’événements d’une civilisation.
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Les premiers livres, ce ne sont pas les nôtres. Ils se trouvaient déjà à la maison quand nous y sommes arrivés. Quand nous nous intéressons à eux, ils sont aussi familiers que les meubles ou que les visages des vieilles tantes.
Plus tard, on dévalisera les bibliothèques. C’est une chose curieuse d’avoir chez soi un livre qu’on a emprunté jadis à la bibliothèque et qu’on a acheté quand la bibliothèque s’est débarrassée de ses vieilleries, ce livre retraité, glorieux de ses tampons.
Quand on a eu quelques sous on a commencé à acheter modestement des livres de poche dans des bouquineries, et cela nous a inoculé, sans qu’on l’ait su, la passion des vide-grenier, des « villages du livre » et des antiquaires. Un livre neuf, un livre disponible chez l’éditeur, finit par devenir chose commune. Trop facile à avoir. Ne coûte que son prix.
Le plaisir lié à la possession d’un livre est une fonction décroissante de l’âge du lecteur. Enfant, je trépignais de joie au moment où je me disposais à lire Picsou Magazine. Aujourd’hui j’accueille l’arrivée d’un ouvrage rare et qui m’a coûté une fortune avec l’air pincé que certaines dames arborent en consultant la carte d’un restaurant.
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Certains livres de seconde main sont tragiques. Il arrive qu’ils sentent la maladie. Un volume dépareillé des Mille et une nuits aux éditions Marabout a longtemps senti le camphre, souvenir de quelle convalescence ? (Mais non, je suis presque sûr que c’était l’odeur du livre lui-même. Les livres de cette collection sentaient presque tous le camphre.) Et comme je traversai ce livre par le moyen d’interminables veillées nocturnes, j’eus l’impression de rester dans le ton d’un drame médical, bien que ma maladie à moi fût seulement la passion de la lecture.
Je soupçonne mes Complete Short Stories of H. G. Wells chez Ernest Benn, septième réimpression, juillet 1929, de porter, après trois quarts de siècle, les restes d’une odeur de pharmacie.
(À l’époque où les Victoriens empruntaient leurs livres à la bibliothèque circulante de Mrs Mudie, on était extraordinairement préoccupé de la propagation des miasmes par les livres. Un livre est après tout une chose qu’on a tenu sous son nez pendant une dizaine d’heures. Cela suffit largement à y mettre toutes les maladies.)
Tragique aussi, pour d’autres raisons, le récit de l’expédition Scott en Antarctique, 1910-1913 (The Worst Journey in the World, par Apsley Cherry-Garrard), en deux volumes chez Penguin. D’abord parce que le sujet est tragique. Presque tout le monde est mort dans les glaces du pôle. (Et cette chose abominable, les poneys de l’expédition moururent tous, sans exception, de froid et d’épuisement). Ensuite parce que les deux volumes portent sur la page de titre l’indication « ex libris », suivie d’un nom illisible et d’un prénom, Marcel, et de la mention « 1er sept. 40, en captivité à Laval ».
Mon petit volume de Hilaire Belloc en Everyman porte quant à lui un tampon indiquant en allemand qu’il est offert par le fonds du YMCA d’aide aux prisonniers.
Du reste, tous les livres d’occasion sont tragiques d’une certaine façon. Leurs possesseurs sont morts ou, à tout le moins, quand il s’agit d’ouvrages récents, impécunieux (les livres sont, de l’avis général, la première chose que l’on vend).
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J’ai longtemps été scrupuleusement respectueux de mes livres. Je n’osais pas ouvrir entièrement les livres de poche, quand ils étaient un peu épais (je pense aux Jules Verne), parce que je ne voulais pas mettre de pli dans leur dos. J’ai toujours regardé avec horreur les gens qui mettent les livres de poche les tripes à l’air, en repliant les couvertures l’une sur l’autre, ou, pire encore, qui en arrachent des pages, ou des bouts de page, pour griffonner un numéro de téléphone ou la liste des courses. Un de mes professeurs d’anglais m’avait terrifié en nous expliquant que, comme le destin d’un pocket book est d’être jeté, certains lecteurs américains arrachaient les feuillets au fur et à mesure de leur lecture, pour s’épargner le travail de « retrouver la page ».
Pendant des années, j’ai été incapable de jeter un livre. Je me suis longtemps déchiré le cœur en retrouvant sans cesse, au bout d’un rayonnage, deux ou trois pauvres livres moisis, déchirés, souillés, incomplets, reliquats d’aïeux dont j’ignorais jusqu’au nom.
Je suis bien revenu de tous ces scrupules. Il y a belle lurette que j’ouvre mes livres de poche normalement, et les volumes épais ont sur leur dos les deux sillons (au premier et au deuxième tiers) qui indiquent qu’ils ont été lus. Et le plus abominable : je lis au bain. Il n’y a que les « Pléiade » qui soient exemptés de la buée, des éclaboussures et de la corrosion des détergents, non pas à cause de leur prix élevé, mais parce que je crains que leur fin papier ne résiste pas à ce traitement.
Je ne me fais pas scrupule de mettre dans la boîte du papier à recycler un livre de poche dont les pages se détachent, ou un livre pratique qui a fait la preuve de son ineptie. Les y rejoignent les tirages d’imprimante de mes propres livres, une fois que les corrections ont été reportées sur le fichier informatique.
C’est que je suis passé insensiblement du premier au deuxième type de collectionneur. Le collectionneur de premier type est chargé d’une mission patrimoniale. Il conserve les livres pour la postérité. D’où des rituels bizarres : livre recouvert de papier cristal, comic book glissé dans un sachet de mylar, censé arrêter les réactions chimiques oxydant les encres et rongeant le papier, livre acheté en double, et l’un des exemplaires gardé intact et jamais ouvert.
Le collectionneur de second type est un despote oriental qui pense : « À présent, c’est à moi, je puis en faire ce que je veux. »Harry Morgan