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ASPECTS DU CINÉMA ALLEMAND DU TROISIÈME REICH (ET DE WEIMAR)


Alfred Rethel, La Mort comme ami. Un motif récurrent dans le cinéma allemand.

Hitlerjunge Quex (Hans Steinhoff, 1933)
Jud Süß (Veit Harlan, 1940)
Opfergang (Veit Harlan, 1944)
Immensee (Veit Harlan, 1943)
Der große König (Veit Harlan, 1940-42)
Münchhausen (Josef von Báky, 1943)
Metropolis (Fritz Lang, 1927)

7 décembre 2012.  — Je fais une cure de cinéma allemand. Visionné le bizarre et incohérent Hitlerjunge Quex (Hans Steinhoff, 1933), dont le message le plus clair est que les communistes sont une association de soiffards, de terroristes et de gourgandines, alors que les jeunesses hitlériennes sont un mouvement de boy scouts idéalistes. C’est la représentation de la violence qui pose les problèmes les plus épineux aux auteurs. Peut-être parce que le film est destiné à la jeunesse, la violence est toujours hors champ (tabassage des jeunesses hitlériennes par les communistes, dynamitage par les mêmes communistes, qui ne tuent qu’eux-mêmes). Mais ceci aggrave un défaut inhérent au film qui est sa difficulté à préciser la nature et la gravité du danger que représentent les êtres ou les factions. Le père chômeur et ivrogne est peint d’abord dans la meilleure tradition naturaliste : on le voit brutaliser sa femme et saccager l’appartement, à la recherche d’argent pour aller boire, puis enseigner à coup de gifles l’Internationale à son fils, coupable d’avoir fredonné l’air des jeunesses hitlériennes. Cependant le bonhomme se montre finalement assez inoffensif (il essaie d’enjôler son fils pour le faire entrer aux jeunesses communistes), et on finit par nous expliquer qu’il est victime à la fois de la guerre, cause de son infirmité, et du capitalisme, cause de son chômage. Même incohérence en ce qui concerne les menaces communistes. Après que Quex a averti les jeunesses hitlériennes que les communistes préparaient un attentat contre elles, la mère de Quex a si peur des représailles de l’agitateur rouge Stoppel qu’elle se résout à un double suicide au gaz (elle meurt, Quex en réchappe). Pourtant, dans la suite, Stoppel revient vers Quex et tente à nouveau de le « retourner », en lui promettant un couteau de poche, objet de la convoitise de l’adolescent. C’est finalement la vérité sociologique du contrôle territorial par des bandes rivales qui affleure, et on comprend que Quex s’est simplement vu interdire sous peine de mort, par les communistes, son ancien quartier de Beusselkitz (pour le protéger, son Bannführer l’assigne à résidence dans l’auberge de jeunesse hitlérienne). La fin relate précisément, sur le mode héroïque, le sacrifice de Quex, qui réimprime les tracts volés, va les livrer à Beusselkitz et s’y fait bel et bien assassiner.
Vu ensuite Jud Süß (Veit Harlan, 1940), qui est malheureusement un excellent film, qui commence comme une anti-utopie, traitée sur le mode comique, où un souverain faible et jouisseur se fait manipuler par un conseiller machiavélique, qui recourt à une fiscalité spoliatrice et à l’inflation. La suite montre l’horrible juif Süß faisant torturer l’époux de la poupine Kristina Söderbaum pour obtenir les faveurs de cette dernière qui, s’étant sacrifiée pour faire élargir son aimé, court se noyer dans le Neckar. Ferdinand Marian dans le rôle du corrupteur impose une présence réellement dérangeante. Le procédé élémentaire consistant à faire jouer tous les autres juifs par le même acteur leur donne un air de race qui est tout simplement un air de famille.

8 décembre. — Continué mes visionnages. Je cherche à déterminer si Veit Harlan, dont l’emphase plaît aujourd’hui aux amateurs de bizarreries, est du moins un sous-Douglas Sirk. Mais la confusion idéologique rend la chose difficile à trancher.
Opfergang (1944) réinterprète l’opposition entre la spirituelle Octavia et la charnelle Äls selon un référentiel fasciste. La famille d’Octavia, vivant dans l’atmosphère raréfiée de la haute bourgeoisie intellectuelle, est figurée par le cinéaste comme une famille de morts-vivants habitant un château gothique. Äls, qui mène l’existence frénétique d’une fasciste qui accueille la mort comme une amie (« Du bist mein Freund. Du kommst, wenn ich nicht mehr kann. »), est peinte quant à elle de façon mythologique, comme une nixe à la robe de vagues ou comme une Amazone lançant ses flèches au grand galop. Mais Äls est aussi définie comme une excentrique, incapable de se fixer, et à la situation conjugale douteuse (il est fortement suggéré qu’elle a eu une fille hors mariage), et sa mort est, dans la plus pure convention du mélodrame, la punition de l’adultère. Inversement, l’abnégation d’Octavia, qui va jusqu’à endosser l’habit de cavalier de son mari pour continuer le rituel du salut devant la grille d’Äls mourante, lui assure à la fois la survie de son mariage et sa transformation partielle en Äls, puisqu’elle devient à son tour, sinon une Amazone, du moins une cavalière.
L’exaltation fasciste de l’action et de la pulsion de mort est donc contrariée par une insistance sur la stabilité du mariage et sur la vocation au sacrifice de l’épouse. Le cinéaste s’en sort en tirant son exaltée fasciste vers l’allégorie ; Äls devient un esprit élémental, qui se confond à la fin, selon le panégyrique d’Octavia, avec le vent et les vagues.
Immensee, tourné simultanément à Opfergang (en alternant les jours, de façon à économiser de l’argent), en constitue l’antithèse, pour ne pas dire l’antidote, puisqu’il s’agit d’un Heimatfilm. Opposition polaire des personnages joués par Kristina Söderbaum : elle est l’oiseau insaisissable dans Opfergang, et la fille attachée à ses racines dans Immensee. C’est le personnage joué par Carl Raddatz qui est cette fois volatil (il est toujours cosmopolite, mais au lieu d’un explorateur qui rentre au pays, il est un compositeur qui se lance dans une carrière internationale). Erich, l’époux effacé, fait dans Immensee ce que fait Octavia, l’épouse effacée, dans Opfergang ; l’un et l’autre laissent l’histoire se développer, en se sacrifiant par amour, et disent du reste la même chose, mot à mot : « Il/elle est plus heureux ainsi. » Tous deux obtiennent l’amour de leur conjoint, conquis par tant d’abnégation.
Veit Harlan a bien des défauts. Habitude déplorable des chœurs accompagnant les scènes idylliques, et abus des travelling avant sur les visages, dû à sa difficulté à traduire les sentiments de ses personnages. Écriture filmique lâche, qui va jusqu’au défaut de jointoiement. On a toujours l’impression qu’il s’est passé du temps depuis la scène précédente, ou bien qu’on est dans un flash-back. Mais non, c’est la suite du récit. Inversement, l’action progresse by leaps and bounds et on se retrouve finalement devant une sorte de croquis filmique. Dans Opfergang comme dans Immensee, ce montage brouillon déguise l’inachèvement des films, d’où la tendance des personnages à expliquer ce qui se passe, ou à livrer leurs sentiments sous forme de monologues.

10 décembre. — Der große König (1940-42) de Veit Harlan, ennuyeuse glorification du Vieux Fritz (Frédéric II), qui vocifère comme Hitler, réclame qu’on inflige aux défaitistes la peine capitale, punit les officiers qui agissent sans ordre de leur supérieur, déjoue facilement les complots de la tsarine, dont il fait fusiller l’estafette, et pleure sur les souffrances de son peuple tout en contemplant des visions prémonitoires de champs de blé nationaux-socialistes.
Münchhausen (Josef von Báky, 1943). C’est un peu le Wizard of Oz allemand. Au lieu du passage du noir et blanc au Technicolor, comme dans le film américain, la dissonance cognitive porte sur l’anachronisme de la scène initiale. On croit être au XVIIIe siècle, mais l’apparition d’un interrupteur électrique révèle qu’il s’agissait d’un bal costumé. Cependant ce qui se présente comme une feintise est en réalité un aveu, puisque ce faux baron de Münchhausen est le vrai (il est immortel). La partie russe du film est très enlevée, les parties turque et vénitienne assez ennuyeuses. La dernière partie, sur la Lune, est excellente. C’est, à ma connaissance, la seule adaptation au cinéma d’un voyage imaginaire dans le goût du XVIIIe siècle.
Rien de nazi, répètent les historiens et les critiques, dans ce film destiné à regonfler le moral de la population allemande, et écrit par l’opposant Erich Kästner, avec la tolérance du Reich. Reste que, sur le plan de la forme, rien ne distingue Münchhausen du reste du cinéma de l’époque. On retrouve le hobereau sentencieux et non-conformiste, la représentation sans complexe de la nudité féminine (scènes du harem), le monumentalisme des décor et des foules de figurants, la saturation chromatique de l’Agfacolor. Le désir de mourir de Münchhausen et la renonciation volontaire à son immortalité sont également typiques du cinéma du temps.

13 décembre. — Revu Metropolis (1927) dans la version qu’on a reconstituée en 2008, en se guidant sur une copie en 16 mm presque intégrale, retrouvée à Buenos Aires, copie qui fournit aussi les images manquantes. À mesure qu’on l’augmente, ce film devient plus clair, sans cependant gagner en cohérence.
Le principal défaut structurel de Metropolis est de nature imagière. Il eût fallu rendre explicite la ressemblance entre le robot et la défunte Hel, aimée à la fois du magnat Fredersen et de l’inventeur Rotwang, puisque c’est Hel que Rotwang essaie de recréer sous la forme d’une andréide, une Hel que, cette fois, le magnat ne lui prendrait pas. Or dans le film, le seul élément imagier qui pointe cette ressemblance est la tête monumentale de Hel, sur son cénotaphe, dans la maison de Rotwang, tête qui est peu lisible en tant que portrait.
Cependant le robot, même dans sa forme métallique, ressemble à Maria — ce qui assurément ne contribue guère à la cohérence du propos, puisque c’est seulement dans les catacombes que Fredersen ordonnera à Rotwang de donner à l’andréide l’apparence de Maria, parce qu’il veut utiliser le robot pour détromper son fils sur les vertus de la sublime jeune femme.
Bref, selon la propre logique du film, le motif de la gémellité et l’opposition entre la Maria de chair et de sang et son double robotique et maléfique eussent dû le céder au motif de la triplicité (Maria, le double robotique et la défunte Hel), ce qui est du reste un bon exemple du fouillis incohérent qui caractérise les scénarios de Thea von Harbou, car on se demande bien comment traiter un pareil sujet. Cela impliquerait notamment que Fredersen et Rotwang se disputassent le robot, parce qu’ils en sont tous deux amoureux, alors que, dans le film existant, ils utilisent le robot de façon purement instrumentale (pour le magnat, il s’agit de mettre fin à l’infatuation de son fils ainsi qu’au culte des catacombes ; pour Rotwang, de saboter Metropolis). Cela impliquerait aussi qu’on montrât que Freder, fils du magnat et de Hel, est amoureux d’une femme qui est l’image de sa mère, ce dont les auteurs du film se gardent bien. (Dans le film, Freder tombe amoureux d’une femme idéale, dans ce qui s’apparente à une crise à la fois mystique et socialiste.)
Comme cette ressemblance entre Hel et Maria n’est jamais explicitée, la fin du film recourt à de grosses ficelles, puisque Rotwang doit être frappé d’hallucination pour s’imaginer revoir Hel dans Maria.
J’ai un peu l’impression que les érudits s’imaginent qu’il suffira de retrouver tous les plans et tous les cartons encore manquants de Metropolis pour compléter le puzzle et pour que le film retrouve son sens, alors qu’il est fondamentalement inconsistent.

Harry Morgan

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