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CHRONIQUES DE MES COLLINES

2009-2011

par Henri Morgan

Nous avons pendant un peu plus de deux ans, entre 2009 et 2011, tenu une chronique dans une revue culturelle de l'Est de la France, sous le titre Chronique de mes collines. Nous nous étions vieilli un peu pour l'occasion, et avions francisé notre nom en Henri Morgan. Comme nous parlions des choses dont nous parlons habituellement, nous intégrons ici ces chroniques. Leur seul défaut est que, Henri Morgan étant beaucoup moins au fait des littératures dessinées que son quasi homonyme Harry Morgan, il devenait, lorsqu'il parlait de bandes dessinées (c'est-à-dire une fois sur trois à peu près), un peu plus gâteux qu'au naturel.

Harry Morgan


CHRONIQUES DE MES COLLINES

par Henri Morgan

Henri Morgan est retraité des lettres.



Le Dico des héros, Les Moutons électriques



À présent que je suis en semi-retraite, je suis bien content de m’être installé au fond d’une campagne. Je suis un peu loin de nos grandes métropoles de l’Est et de leurs richesses culturelles. Par contre, j’aurai, dans ma nouvelle vie, beaucoup plus de temps pour lire et je compte bien en profiter. J’ai observé que la campagne est un lieu idéal pour la lecture parce que, une fois que les poules et les autres bêtes sont couchées, il y règne un silence total, troublé seulement par le bruit des pages qu’on tourne.
La nature est bien déconcertante. En traversant tout à l’heure la forêt en auto, j’ai constaté beaucoup de brume dans les sous-bois. Cela ressemblait même à une sorte de fumée, qui bouchait la vue entre les troncs des arbres, et je me suis demandé s’il n’y avait pas un début d’incendie de forêt. À la réflexion, c’était peu vraisemblable, parce qu’il fait seulement 2 ou 3 degrés au-dessus de zéro. En observant mieux, j’ai découvert qu’il y avait considérablement de neige dans les fossés et que le soleil de l’après-midi la faisait se sublimer.
Je revenais du bureau de poste où j’ai cherché un paquet. Le paquet contenait Le Dico des héros, dirigé par André-François Ruaud et paru en janvier 2009 aux éditions lyonnaises Les Moutons électriques, dans la collection La Bibliothèque rouge. La collection La Bibliothèque rouge n’est pas une simple collection. C’est un univers parallèle. En effet, dans les livres de la collection rouge, les personnages de fiction, Arsène Lupin, Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Fantômas, Dracula, etc., existent réellement, à telle enseigne que M. André-François Ruaud et ses amis peuvent faire leur biographie. Ce sont les lecteurs des aventures de tous ces gens qui n’existent que comme des ombres clignotantes, des sortes de spectres ou de larves, qui hanteraient les personnages et seraient curieux de leurs moindres faits et gestes.
Le Dico des héros recense naturellement tous les personnages qui ne feront jamais l’objet d’un volume détaché dans la Bibliothèque rouge. (Mais certains des contributeurs au Dico sont des esprits forts et croient peu ou ne croient pas à la matérialité des personnages qu’ils décrivent.) Défilent donc le colonel Caoutchouc, Alice de Caroline Quine, le Sâr Dubnotal, Fantômette, Le Gorille, Langelot, Maigret, Michel (de la Bibliothèque verte), Ellery Queen, Vidocq, etc. Et le point commun de tous ces personnages ? Il n’est pas thématique, assurément, puisque leurs aventures ressortissent indifféremment au roman policier, au roman d’aventures, à la littérature destinée à la jeunesse, à l’érotisme. En réalité, tous ces personnages sont les fleurons d’une fiction qui est peut-être plus « middle class » qu’exactement « populaire », qui a été consommée massivement à partir des années 1950, et qui a formé une génération intellectuelle.

André-François Ruaud (dir.), Le Dico des héros, Les Moutons électriques, collection La Bibliothèque rouge, janvier 2009, diffusion Belles-Lettres, www.moutons-electriques.fr




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Jens Harder, Alpha... directions, Éditions de l'an 2

Henri Morgan est retraité de Lettres.
Retiré à la campagne, loin du bruit, il nous raconte ses livres et sa vie.

Petite promenade dans une campagne déshabitée, où je croise seulement un animal qui se tapit sur les labours à mon approche, mais sans faire mine de vouloir s’enfuir, et dont je ne sais si c’est un blaireau ou un ragondin. La campagne a ceci de remarquable qu’on n’y voit presque jamais les animaux qui en théorie y pullulent. Il faut, une fois rentré dans sa demeure, se pencher sur les encyclopédies d’histoire naturelle pour enfin faire connaissance.
À défaut de lire Linné ou Buffon, on peut aussi lire Alpha du Berlinois Jens Harder qui résume congrûment, en un peu plus de 350 pages de bandes dessinées, l’histoire du règne animal, depuis le Big Bang jusqu’à l’apparition de l’homme. Le trait épais et moelleux de Harder semble fait pour dessiner des nébuleuses, des baryons, des bactéries, des continents à la dérive (tous éléments indispensables apparemment au développement d’une vie animale), et puis toutes sortes de bêtes, des trilobites à l’australopithèque. La bichromie confère aux planches d’Alpha un aspect sévère, un peu scolaire, du meilleur effet. Le texte, rare, est d’une érudition toute allemande. Ce texte est constamment parasité par le dessin, qui propose des métaphores faciles (quand il est question de gaz, Harder a tendance à dessiner une bonbonne de gaz, une usine à gaz, un gazier, etc.), mais qui, surtout, tresse l’imagerie scientifique avec une imagerie mythologique puisée dans les représentations religieuses occidentales et dans les arts premiers. C’est au fond un autre jeu de métaphores. Le résultat est que le propos scientifique est encadré par des visions archaïques que le lecteur interprétera à sa guise. On peut penser que l’homme s’est toujours demandé comment l’univers avait commencé et d’où venaient toutes ces bêtes, mais qu’il n’a forgé que récemment les outils scientifiques lui permettant de répondre à ses questions. On peut penser, tout à l’inverse, qu’il n’existe que des représentations, et que cette sombre histoire de nébuleuses et de baryons qui finiraient par produire des australopithèques, représente la version contemporaine des images où le monde repose sur des éléphants qui se tiennent eux-mêmes sur la carapace d’une tortue.
Une grande force de Jens Harder est qu’il n’identifie qu’exceptionnellement ce qu’il nous montre. Beaucoup de ses gravures médiévales ou orientales paraissent familières si l’on est un peu érudit, sans qu’on arrive à les situer précisément. De même, un lecteur de revues de vulgarisation scientifique reconnaîtra des images fractales ou ce logiciel qui simule l’auto-organisation du vivant à l’aide de petits carrés. Pour le reste, le lecteur, savant ou non, est livré au plaisir de donner le sens qu’il voudra au matériel imagier qu’on lui donne et de définir ses propres « convergences morphologiques » dans le « foisonnant biotope » des planches, la jungle des images.

Jens Harder, Alpha ... directions, Éditions de l’an 2, 2009




CHRONIQUES DE MES COLLINES

François Mauriac, Journal, Mémoires politiques

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

On croule sous les recueils de chroniques de François Mauriac. Aux cinq volumes du Bloc-Notes en Points Seuil, plus un volume supplémentaire chez Bartillat (D'un bloc-notes à l'autre), s’ajoutent d’autres compilations. D’abord La Paix des cimes (Bartillat, 2009) et On n’est jamais sûr de rien avec la télévision (Bartillat, 2008). Mais je vous parlerai de la chronique télé de Mauriac une autre fois. C’est d’un autre gros volume de chroniques, Journal, Mémoires politiques, en Bouquins–Laffont, que je veux vous entretenir. Il reprend les 5 tomes du Journal (Grasset et Flammarion entre 1934 et 1953), plus le recueil du Bâillon dénoué (Grasset, 1945), et les Mémoires politiques (Grasset, 1957).
D’excellents esprits répètent naïvement que notre société de 2009 connaît une crise très profonde et que la France est au bord de l’implosion. La lecture des vieux éditoriaux de Mauriac nous révèle par contraste que nous vivons en réalité une époque d’un extraordinaire pacifisme et d’un extraordinaire consensualisme. Dans l’après-guerre telle qu’elle émerge de la chronique mauriacienne, les grèves ouvrières sont des soulèvements insurrectionnels, et il y a mort d’homme. On ne parle certes pas de choc des civilisations, mais il faudra que le rideau de fer coupe en deux l’Europe pour que se dissipe la peur de voir les chars russes à Paris. En attendant, L’Humanité traite tous les jeudis Mauriac de hobereau fascisant et celui-ci répond poliment tous les lundis dans Le Figaro que les fougueux jeunes gens qui le conspuent finiront bien par dévier de la ligne et qu’il s’expliqueront alors avec la Guépéou.
Ces polémiques, qui devaient beaucoup amuser les lecteurs, nous renseignent sur la nature exacte de ces chroniques. Mauriac rédigeait un blog avant la lettre. Considérez ce passage : « Nous savons bien que nous vivons au siècle de ce que nous appelons par pudeur “les personnes déplacées”, le siècle qui, par-delà les millénaires de civilisation gréco-romaine et chrétienne, rejoint les temps des sacrifices humains, des prisonniers devenus esclaves et de l’anthropophagie. » (Le Figaro, 8 mai 1947.) Cette prose porte toutes les marques d’un blogueur, et plus précisément d’un blogueur de la réacosphère, le ton apocalyptique, la référence fondatrice aux humanités gréco-latines et au catholicisme, plus on ne sait quoi d’indécis et de nébuleux, à quoi l’on devine que l’auteur considère son époque avec un décalage d’une quarantaine d’années à peu près.
Je n’aime pas beaucoup, je l’avoue, ce mot de blog, qui n’a guère de sens en anglais (il serait paraît-il la contraction de web log, « journal de bord sur la Toile ») et qui n’en a aucun en français. On ne devrait pas dire ni écrire un blog, ni même un blogue, mais bien un bloc, à cause du célèbre Bloc-Notes de Mauriac.
Mauriac est l’inventeur du bloc. Les millions de Français qui tiennent un bloc lui doivent tout.

François Mauriac, Journal, Mémoires politiques, Laffont, Collection Bouquins, novembre 2008.




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Thierry Groensteen, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira/Flammarion

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Je suis descendu de mes collines. J’ai même pris le TGV, pour aller visiter, à Angoulême, le musée de la bande dessinée, qui a rouvert cet été dans des locaux neufs, en bord de Charente, dans d’anciens chais. Ce musée est une chose admirable. C’est un compromis entre un musée et un cabinet des estampes, puisque les planches des grands dessinateurs sont exposées, mais qu’elles sont exposées de telle sorte qu’on puisse les étudier, comme on examine un dessin ou une gravure, qu’on puisse les lire, enfin, puisque tout cela se lit, que c’est du récit en images.
J’ai ramené le catalogue, ou plutôt les deux catalogues, car il existe un immense catalogue, magnifiquement illustré, qui pèse deux kilos et demi, et qui fait le point sur l’histoire de la bande dessinée franco-belge, sur l’histoire de la bande dessinée américaine, et sur l’esthétique de la bande dessinée, et un catalogue plus modeste, mais encore très joli, qui reproduit les plus belles planches du gros catalogue.
C’est Thierry Groensteen, qui fut autrefois directeur de ce musée de la bande dessinée, alors abrité dans le bâtiment « Castro », de l’autre côté de la Charente, qui a rédigé les textes. Comme il est très difficile de traiter d’une littérature entière, fût-elle dessinée, car on risque de transformer son texte en une interminable liste de noms et de dates, une chronologie des œuvres marquantes court au bas des pages, ce qui permet de donner dans le texte lui-même des indications claires, synthétiques et de tracer une véritable histoire du médium, d’où se dégagent les grandes évolutions, non seulement de l’histoire des éditeurs et des supports, mais aussi des contenus, et, finalement du statut même de la bande desinée.
Les reproductions de planches originales, dans les deux catalogues, sont un véritable tour de force technique. Il semble qu’on emporte avec soi le musée. Elles sont étonnantes d’ailleurs, ces planches, qu’on les voie sur les cimaises ou sur les pages des catalogues. La planche originale, c’est à la fois le manuscrit d’auteur et la page imprimée, et cela représente encore toutes les étapes entre l’un et l’autre. Du manuscrit, on retrouve d’abord la nature d’archive, le jaunissement du papier, ensuite les traces de la conception, le crayon mal gommé, et pour finir les ratures, les repentirs, les zones effacés à la gouache blanche, les emplâtres collés. De la production technique, on garde les indications du chargé de fabrication et de l’imprimeur, griffonnées au crayon. Mais, encore une fois, la chose saillante, la chose unique, c’est que tout cela n’est conçu qu’en fonction de la production finale, que la planche originale ne diffère en rien de la planche imprimée, car le dessinateur l’a conçue avec à l’esprit le « rendu » de l’impression, alors qu’un dessin d’artiste, ou même une gravure, reproduits dans un livre, ne donnent jamais qu’une vague idée de ce qu’est l’original.

Thierry Groensteen, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira/Flammarion, 2009, 49 €
Thierry Groensteen, Le Petit Catalogue du musée de la bande dessinée, Skira/Flammarion, 2009, 18 €.




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Les romans de Mauriac

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Je viens de lire ou de relire passablement de romans de Mauriac, Les Anges noirs, Le Mystère Frontenac, Le Nœud de vipères, Le Baiser au lépreux, Genitrix. Je dois être l’une des rares personnes qui lise les romans de Mauriac comme s’il s’agissait de romans comiques, en m’amusant beaucoup de ces peintures de la névrose catholique et bourgeoise, de ces enfances, de ces vies de famille, absolument sinistres, de l’âpreté des haines conjugales, filiales, familiales, de ces pères résolus de se venger de leur femme et de leurs enfants, de ces mères abusives, rivales de leur bru, de ces adolescents destitués, aux vocations contrariées par principe, dévorés par l’angoisse sexuelle, certains de ne jamais accéder à l’amour, repoussés et repoussants, de ces conduites où prédominent l’avarice sordide, la préoccupation exclusive des biens, des terres, des titres de rente, de l’héritage, et la dureté avec les inférieurs, à quoi répond du reste la revanche de ces inférieurs, qui intriguent pour pousser en avant leurs enfants.
Je suis frappé à chaque nouveau récit que j’aborde que le projet romanesque lui-même soit si petit, si étriqué, que ce soit si manifestement vite écrit (à chaque année son roman). Et en même temps, il y a bien quelque chose d’extrêmement original, par exemple dans la description de l’agonie de la pauvre institutrice dans Genitrix, qui meurt à la suite d’une fausse couche, mais qui est vaincue surtout par le duo que forment son mari et sa belle-mère, ligués contre elle :

« Elle n’avait aimé personne. Elle n’avait pas été aimée. Ce corps allait être consumé dans la mort et il ne l’avait pas été dans l’amour. L’anéantissement des caresses ne l’avait pas préparé à la dissolution éternelle. Cette chair finissait sans avoir connu son propre secret. »

La partie catholique des romans de Mauriac, qui les « sauve », et qui a été beaucoup critiquée comme une façon commode de les tirer de la noirceur désespérante, me paraît au contraire très réussie, parce qu’elle n’est généralement que l’indication d’une possibilité de tendresse, rarement concrétisée, sauf dans l’amitié. Les Anges noirs finissent sur cette phrase visant Andrès, fils du monstre du roman, et le jeune prêtre Alain :

« Sur les marches usées, dont la lune éclairait chaque ride, ils demeurèrent debout face à face. Et, à ce moment-là, un simple regard leur suffit, une pression de main, pour découvrir combien ils s’aimaient. »

Par contre, Le Mystère Frontenac rate complètement cet effet, le fameux « mystère » de ce roman largement autobiographique (mystère qu’on pourrait résumer par « on s’aime quand même », ou par « la famille avant tout ») n’étant guère communicable au lecteur, qui ne peut que souhaiter ardemment l’euthanasie des bourgeois catholiques du sud-ouest :

« O filiation divine ! ressemblance avec Dieu ! Le mystère Frontenac échappait à la destruction, car il était un rayon de l’éternel amour réfracté à travers une race. »

Mauriac, Œuvres romanesques 1911-1951, Le Livre de poche, 21,34 €




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Pinocchio de Jacovitti

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Les éditions Les Rêveurs ont eu la bonne idée de publier en traduction française les 31 planches du Pinocchio que Benito Jacovitti dessina en 1946 et 1947 pour l’illustré catholique pour enfants Il Vittorioso. Cette édition en grand format est en tout point semblable à l’édition italienne parue en tirage limité aux Edizioni Di en 2007. Elle reprend en couleur, du mieux qu’elle peut, les pages du Vittorioso. Mais il va de soi que l’on ne peut, même en faisant des prodiges de traitement d’image puis des prodiges d’impression, donner qu’une idée approximative des pages d’un journal. Le lecteur doit donc faire un effort pour « s’y voir » en quelque sorte. Il en sera récompensé.
La littérature pour enfants telle qu’elle s’est développée au cours du XIXe siècle offre le meilleur et le pire. Pour le meilleur, il semble qu’on ait découvert non un nouveau public mais un territoire inexploré de l’âme humaine. Les défricheurs de ce territoire avaient nom Andersen, Lewis Carroll, Louisa May Alcott, Edmondo De Amicis. Pour le pire, il apparaît que des illuminés avaient inventé une nouvelle façon d’enquiquiner les enfants. Désormais il ne suffisait plus de les séquestrer dans des bagnes scolaires, où on les occupait à mémoriser des âneries, ou dans des églises, où on les amenait à la spiritualité par l’ennui. On allait aussi les obliger à lire des sornettes didactiques et édifiantes. C’était le collège et l’église devenus portables. Les lointains descendants de ces auteurs à passion servent aujourd’hui aux petits enfants une délicieuse « littérature jeunesse » conforme à leurs lubies, à base d’enfants juifs déportés, de petites disparues latino-américaines, de victimes de l’inceste, du racisme, de l’anorexie, de la recomposition familiale et du changement climatique, car la première règle de la pédagogie est qu’il faut confier la jeunesse à des mabouls, afin de l’aguerrir.
Pinocchio commence à paraître dans le Giornale per i bambini en 1881. À l’instar de son collègue Lewis Carroll, Collodi nous donne une sorte de mythe instantané. Le fait que les images de Pinocchio soient plus ou moins ancrées dans chaque cervelle ne provient pas d’une précoce habituation, via le cinéma, le dessin animé, les livres d’images, les BD, etc. C’est au contraire la nature mythique de cette imagerie qui pousse les auteurs à la réinterpréter sans cesse, dans divers médias. Le Pinocchio de Jacovitti n’est pas complètement une BD. Le fascisme avait interdit les bulles, et le dessinateur conserve le principe d’un texte typographié dans des cases intercalaires. Mais Jacovitti est un anarchiste, et ces cases à textes s’achèvent sur des sortes de pancartes où le dessinateur écrit des idioties. Jacovitti nous fournit certes de très belles illustrations (ces intérieurs surchargés où il ne manque pas une meulière), mais surtout, il considère Pinocchio au travers de son médium, comme à travers des lunettes. La troisième planche, où Gepetto taille dans un rondin son pantin, qui se rebiffe à mesure qu’il vient au monde, est un admirable résumé des rapports entre un auteur de BD et son personnage, d’autant plus lisible que, bédéiquement, Jacovitti se situe au milieu d’une ligne qui va de Segar, l’auteur de Popeye, à Florence Cestac.

Jacovitti, Pinocchio, Éditions Les Rêveurs, novembre 2009




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Antonio Rubino le Maestro

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Les amateurs de bande dessinée connaissent Antonio Rubino comme l’inventeur du personnage de Quadratino, le petit garçon à tête carrée, pour le Corriere dei Piccoli. En consultant l’anthologie Antonio Rubino le maestro italien de la bande dessinée, parue aux éditions Actes Sud/L’An 2, on constatera que, si Rubino fut effectivement le pilier du Corrierino, le fameux Quadratino n’est qu’une création des plus éphémères, puisqu’il n’existe que le temps de sept planches, à partir d’août 1910. (Comme toutes les histoires reposent sur le fait que Quadratino subit une déformation géométrique de sa tête à la suite d’une chute ou d’un choc, la série est limitée par la liste des polygones réguliers étudiés à l’école primaire.) Ceci étant, Quadratino est exemplaire de la première manière de Rubino, qui puise dans l’esthétique du début du siècle (appelée Stile liberty en Italie). La composition géométrique, l’applatissement des plans, le souci décoratif se prolongent sans solution de continuité du petit personnage à tête carrée à son environnement.
C’est à Rubino que revint la trouvaille d’adapter les planches dominicales américaines dans le Corrierino (Buster Brown d’Outcault, dès le numéro un du 27 décembre 1908), en remplaçant les bulles par des vers de mirliton. Placés sous chaque image, ces vers modifient légèrement la composition de la planche en élargissant la gouttière entre deux bandeaux. Ce remplacement des bulles par des vers ramène l’art plébéien que sont les funnies américains vers une esthétique plus noble, celle du livre pour enfants. Et surtout, le procédé modernise les bandes, puisque, du point de vue de Rubino, les bulles évoquent les ballons des vieilles estampes satiriques de Gillray et de Rowlandson.
C’est donc Rubino qui fixa, d’abord par ses adaptations de planches américaines, puis par ses propres œuvres, les normes de la bande dessinée italienne du début du siècle, dispositif des cases régulières, vers de mirlitons dans la gouttière entre les strips. Il imposa aussi à ses collègue du Corrierino le principe d’une composition imagière géométrique et décorative, qui attrapera, au fil des années, des influences du futurisme et du style Art Déco.
Rubino nous propose un univers à la fois familier et étranger, et par conséquent fascinant pour les enfants. La première guerre mondiale est ainsi transposée au royaume des joujoux dans Piombino et Abetino (jouets de bois italiens, contre soldats de plomb des Austro-Hongrois). Mais au-delà de son étrangeté, le monde de Rubino est extraordinairement rassurant. Les mamans, dans leurs jolies robes Liberty, sont des fées. Le couple du frère et de la sœur (Pino et Pina, Caro et Cora) sont définis comme des quasi-jumeaux, aux attitudes symétriques et portant la version masculine et féminine du même costume, comme si garçon et fille étaient deux versions du même animal. Tout ceci a pour effet de désexualiser l’univers fictionnel de Rubino, et donc de le faire échapper à l’angoisse.
Rubino adhéra au fascisme. Les aventures du balilla Dado sont même de la pure propagande, à grand renfort de bataille du blé, de santé par le sport et de défilé devant le Duce. Quant à ses dernières collaborations au Corrierino, dans les années 1950, elles révèlent un style biscornu, tout en courbes hérissées, qui noie la composition sous la surcharge. Tant il est vrai que les verts paradis de l’enfance ne résistent ni aux turbulences politiques ni aux turbulences de l’âme.

Antonio Rubino le maestro italien de la bande dessinée, Actes Sud/L’An 2




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Twilight de Stephenie Meyer

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Dans ma retraite campagnarde, j’entretiens depuis quelques temps le dessein d’adopter une poule. Elle me donnerait l’œuf de mon petit déjeuner, et je lui céderais en échange l’usufruit du mon jardin, avec le droit d’en extirper pour sa consommation personnelle tous les lombrics qui en vrillent le terreau. Comme je ne sais pas du tout où l’on achète des poules, je médite d’attirer chez moi une poule que je vois dans mon pré et qui a l’air de s’être perdue.
En attendant, et à défaut d’une poule, j’ai recueilli chez moi une nièce qui a brièvement divorcé de ses parents. C’est une adolescente brillante, qui, pendant la fin de semaine qu’elle a passé chez moi avant de décider de donner une seconde chance à ses géniteurs, a lu — et en anglais, s’il vous plaît — Twilight de Stephenie Meyer, qui raconte les amours d’une lycéenne et d’un camarade de classe, vampire de son état. Comme ma nièce a laissé le livre, je l’ai lu après elle. Les 430 pages du roman se lisent d’ailleurs assez vite.
Stephenie Meyer reprend le mythe du vampire là où l’avait laissé Anne Rice (Interview With the Vampire, 1976). Elle nous présente des vampires romantiques, compassionnels et bien de leur personne, ce qui, à mon avis, gâche complètement ce beau mythe de la fascination et de la souillure qu’est le mythe du vampire. L’originalité de Mrs Meyer est qu’elle triture cela avec les histoires de superhéros, telles qu’elles sont passées du comic book aux séries télévisées pour adolescents. (On le comprend bien dans une scène où les vampires jouent au base-ball. Le match pourrait parfaitement opposer Hulk et La Chose ou Superboy et Supergirl).
Stephenie Meyer écrit prodigieusement mal. Même en s’en tenant prudemment à la formule narrative la plus simple, un récit à la première personne, linéaire et strictement événementiel, elle ne peut s’empêcher d’écrire des choses comme : « ”Oh.” The word seemed inadequate, but I couldn’t think of a better response. »
Le roman a choqué les éducateurs et les critiques « progressistes » qui, si j’ai bien compris, reprochent essentiellement à Mme Meyer le fait qu’elle appartient à l’Église mormone, et soupçonnent en conséquence Twilight de transmettre quelque horrible message religieux ou ultra-conservateur. Le fait est que Bella, qui a dix-sept ans, et Edward, qui en paraît également dix-sept (mais qui est devenu un vampire en 1918), ne croquent pas la pomme qui figure de façon si éminente sur la couverture du roman.
On peut ajouter que Bella est une authentique cruche, qui ne peut dire un mot sans virer à l’écarlate, ni faire un pas sans trébucher sur ses lacets, ni embrasser son vampire de petit ami sans s’évanouir, et dont la seule fonction dans le roman est de tomber aux mains d’un vampire tueur en série, pour être délivrée in extremis par la cavalerie vampirique de son boy friend.

Stephenie Meyer, Twilight, Hachette Jeunesse




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Le Druide de Gyp

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Il y a des vide-greniers même dans ma campagne. J’ai déniché, pour un euro, Le Druide (1885), de Gyp, dans une collection de romans populaires des années 1920, où le roman est, je ne sais pourquoi, retitré Geneviève. Gyp est une comtesse de Martel, née de Mirabeau. Cette spécialiste du roman mondain régna sur les lectures des veuves d’officiers et des épouses d’administrateurs coloniaux des années 1880 à la Grande Guerre.
Le Druide est fichu n’importe comment. On patauge dans des histoires de maîtresses et des représentations aux Variétés durant trente pages d’un intérêt déclinant. Il est aussi beaucoup question de lettres anonymes. Et puis, sans que rien ne l’annonce, le personnage focal, Meg, se fait vitrioler par une inconnue. On devine alors, à un soudain réalisme qui était absent jusque là, que Gyp nous raconte son propre vitriolage (la romancière prétendait que c’était un coup de la maîtresse d’Octave Mirbaud).
Pour le coup, le roman devient franchement incohérent, mais aussi fort amusant, tant il est évident que Gyp règle dans sa littérature ses comptes avec sa rivale dans la vie. On apprendra donc de l’actrice « Geneviève Roland » (qui s’appelle en réalité madame Blaireau) que c’est « une ancienne artiste sans aucune notoriété des théâtres d’opérettes », qu’avant cela elle exerçait la profession de grue, qu’elle a très vraisemblablement empoisonné son premier mari, et qu’elle est tellement bête qu’elle s’accable elle-même devant le juge d’instruction, en répondant à des questions qu’on ne lui a pas posées et qu’elle ne peut pressentir que parce qu’elle est coupable. D’un autre côté, Gyp perd son lecteur dans des minuties du dossier qui ne sont compréhensibles que pour elle, par exemple des accusations de lesbianisme ayant circulé dans une feuille de chantage, et dont « Meg » démontre par des échafaudages de raisonnements qu’elles ne peuvent émaner que de la vitrioleuse.
Dans le roman, les lettres anonymes puis le vitriolage sont dus à une jalousie de femme, mais une jalousie qui se trompe de cible. En effet, ce n’est pas la pauvre Meg que va épouser l’amant volage de la vitrioleuse, mais la belle-sœur de celle-ci. Mais curieusement notre romancière se montre aussi peu bavarde sur le sujet des lettres anonymes qu’elle est prolixe sur le sujet de la couleur du manteau de la vitrioleuse ou sur les racontars que sème la vitrioleuse, et on garde un peu l’impression que, dans la vie, ce serait plutôt Gyp qui aurait écrit les lettres à sa rivale.
On est, avec Gyp, dans une littérature de toquée, dont nos Christine Angot et nos Amélie Nothomb, que tout le monde trouve si modernes, sont les lointaines héritières. Gyp a sur ses descendantes l’avantage d’appartenir à une époque complètement révolue, ce qui dépayse le lecteur. Et puis Gyp avait l’amour des bêtes. C’est du moins ce que raconte Jules de Goncourt dans le Journal des Goncourt (15 mars 1894). Ce trait la rapproche d’autres hystériques des lettres de la Belle Époque, madame Rachilde ou Colette. Je n’ai pas l’impression que les héritières modernes de Gyp s’intéressent beaucoup aux bêtes.




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Varney the Vampyre (anonyme)

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Comme je suis un vieux monsieur, j’ai un peu de mal à comprendre la librairie moderne. J’avais fini par m’apercevoir tout de même que les livres que je cherche ne se trouvent pas chez les libraires, parce qu’on n’en parle pas à la télévision. Je m’étais donc résolu à commander ma nourriture intellectuelle à une célèbre librairie en ligne, mais je constatai alors que si je commandais trois volumes, ils étaient fourrés dans le même paquet sans aucune précaution, et qu’ils m’arrivaient tout fripés. Finalement, je découvris que, comme le port est gratuit, il fallait commander les livres un à un, quitte à échelonner ses commandes de 48 heures en 48 heures. Cela fait consommer beaucoup de carton à la librairie en ligne mais, de cette façon, on est à peu près sûr que le livre arrive entier. Ces gens sont remarquablement efficaces pour acheminer des colis, pas pour les confectionner. C’est ainsi.
Un autre mystère de la moderne industrie du livre c’est qu’il y a des livres à prix fixe, au moins dans le monde anglophone. Tous les volumes de la collection à bon marché Tales of Mystery & the Supernatural, aux éditions Wordsworth, coûtent trois livres sterling (quelque chose comme trois euros soixante), quelle que soit leur épaisseur. Tout cela est pour vous dire que, contre la somme de trois euros soixante, j’ai reçu dans ma boîte à lettres Varney the Vampyre, qui est presque aussi épais que large, puisque l’ouvrage fait 1166 pages, dans un corps minuscule. Compte tenu du fait que la lecture d’un pareil monument nécessite plusieurs dizaines d’heures, on ne peut s’empêcher de songer que si tout le monde était lecteur, l’économie serait paralysée et que la civilisation s’effondrerait.
Varney the Vampyre est un célèbre penny dreadful victorien, un de ces feuilletons paraissant en livraison à un pence, dont le contenu sensationnel privilégie horreur gothique et brigands de grands chemins. Varney parut de 1845 à 1847. On n‘est pas sûr de l’auteur. On a dit longtemps qu’il était de la plume d’un certain Thomas Preskett Prest. Puis les travaux d’E. F. Bleiler ont fait pencher pour un James Malcolm Rymer.
Varney, bien avant le Dracula de Bram Stoker (qui est de 1897), met au point des détails essentiels du mythe vampirique, tels le fait que le vampire est un aristocrate (mais c’était déjà le cas dans Le Vampire de Polidori), que la vampirisation nocturne d’une victime féminine a de fortes connotations érotiques, que cette vampirisation laisse deux petits trous au cou, que, lorsqu’il est accusé, le vampire ne tente pas de se disculper mais se contente de ricaner avec hauteur. Mais Varney a l’avantage de relever du genre feuilletonesque le plus populaire, d’où une certaine liberté de ton et d’invention, qui se paie par des incohérences (la période à laquelle se passe le roman est ostensiblement le premier tiers du XVIIIe siècle, mais il y a tout le temps des allusions aux guerres napoléoniennes ; des personnages disparaissent du roman sans qu’on sache pourquoi ; des noms changent). Le projet narratif lui-même se modifie au fur et à mesure et à certains moments l’auteur tâche de nous persuader que Varney n’est pas véritablement un vampire, pour se rétracter ensuite.
C’est le début qui est le plus intéressant, parce que la règle du jeu qui y est donnée diffère sensiblement de l’économie vampirique canonique. Pour commencer, il n’est pas nécessaire que la jeune et belle victime du vampire meure exsangue pour devenir vampire à son tour. Elle peut mener une vie tout à fait normale, se marier, avoir des enfants. Seulement, quand elle mourra de mort naturelle, elle deviendra un vampire. Le vampirisme est un peu comme une maladie vénérienne qui se déclarerait post mortem. (Cette version est réfutée plus loin dans le roman, au profit de la version courante.) Ensuite — et c’est un peu la continuation du même motif —, il est nettement suggéré que le vampire est quelque chose qui arrive à une famille, l’analogue d’un revers de fortune ou de quelque scandale, et que son apparition se solde par un ostracisme social. La première réaction des domestiques de la famille Bannerworth, lorsque Flora est mordue, est de démissionner en masse, parce qu’ils refusent de rester une minute de plus au service d’une famille qui est affligée d’un vampire.




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Manga Kamishibai

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

L’un des intérêts des médias populaires, c’est qu’ils sont soumis, sinon à une obsolescence rapide, du moins à une accélération de l’histoire. Le résultat, quand on est comme moi un vieux monsieur, c’est qu’on a connu des époques devenues quasiment légendaires, et qu’on peut facilement impressionner la jeunesse en lui parlant d’une époque où la télévision émettait en noir et blanc, et ne comportait qu’une chaîne seulement, qui cessait d’émettre vers onze heures du soir, ou bien encore d’une époque où la bande dessinée ne se lisait pas en albums (ils étaient rarissimes) mais dans de rutilants journaux pour la jeunesse (qui me rendra Le Journal de Nano et Nanette de mon enfance ?), et des dizaines de modestes mais épais « petits formats », pour lesquels des dessinateurs mal payés produisaient chaque mois des épisodes de 60, et parfois de 80 pages.
Au Japon, la généalogie de la bande dessinée est encore plus curieuse. L’un de ses ancêtres est le théâtre de papier, ou kamishibai, qui consiste en une succession de peintures qu’un montreur, le kamishibaiya, exhibe en plein air, sur un petit cadre, en racontant l’histoire avec force mimiques et ports de voix, pour un public enfantin. Les spectacles sont gratuits. Le kamishibaiya vend des bonbons à ses jeunes spectateurs et c’est de cela qu’il vit. Comme traditionnellement, il doit aussi fabriquer les sucreries qu’il vend (fabrication qui, pour des raisons évidentes, est réservée aux jours de pluie), et que le prix de vente des bonbons est modique, on peut conclure que le kamishibaiya exerce un beau métier, mais qui n’est guère lucratif. Le kamishibai connut son apogée après-guerre. Il sera détrôné par la télévision.
Beaucoup de dessinateurs de kamishibai opèreront ensuite dans les manga destinés aux bibliothèques de prêt, et finalement, dans les manga normaux. Des personnages feront la transition entre le kamishibai et le manga, tels Gekkô Kamen, le Chevalier de la lune, enturbané blanchâtre juché sur une moto.

Manga Kamishibai, du théâtre de papier à la BD japonaise, d’Eric P. Nash nous apprend tout ce qu’il faut savoir sur le kamishibai et présente des cycles de récits complets, commentés dans des légendes, ce qui permet de se faire une idée assez précise du genre.
Le gros point noir de l’édition française est la traduction. Le traducteur, dont je tairai le nom par charité chrétienne, ignore absolument tout de la culture populaire japonaise, ou du Japon en général, ce qui est source de contresens multiples, car le sujet est assez technique. Circonstance aggravante, il ignore également tout de la langue anglaise, de sorte qu’il écrit n’importe quoi. Cela commence dès l’introduction par Frédéric Schodt. Le kamishibai ne connaît pas une fin de carrière dans « les maisons de repos » (pour cadres surmenés ?), mais dans les maisons de retraite, ce qui est beaucoup plus logique. Le reste de la traduction est à l’avenant. C’est un défaut très fâcheux.

Eric P. Nash, Manga Kamishibai, du théâtre de papier à la BD japonaise, Éditions de la Martinière, 2009




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Le Tribunal de l'impossible, ORTF, 1967-1974

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Quand les gens parlent de la télévision, c’est presque toujours de celle de leurs jeunes années. Le téléviseur a la double caractéristique de faire partie des meubles, et donc de renvoyer nostalgiquement au foyer de l’enfance, et d’être une fenêtre sur le monde, c’est-à-dire, le plus souvent, sur un monde fictionnel, — d’où une autre forme de nostalgie.
Pour l’adolescent épris de fantastique que j’étais, le plus intrigant, à la fin des années 1960, c’était Le Tribunal de l’impossible de Michel Subiela, série d’« évocations dramatiques » suivies d’un débat. Par l’intermédiaire de la boutique en ligne de l’INA, j’ai pu, en échange d’un peu de monnaie, revoir Les Rencontres du Trianon ou la dernière rose (10 février 1968), Qui hantait le presbytère de Borley ? (30 novembre 1968) et Un esprit nommé Katie King (24 janvier 1970). Les fameuses « évocations dramatiques » hésitent entre le docudrama et la fiction sur fond historique. Les Rencontres du Trianon sont pratiquement le dossier de ce que les parapsychologues appellent « l’incident Moberly-Jourdain », raconté par ses protagonistes. À l’inverse, Un esprit nommé Katie King est une pièce de théâtre, pas mauvaise au demeurant, montrant comment le physicien William Crookes tombe amoureux du fantôme Katie King, matérialisé par le médium Florence Cook, qui devient en quelque sorte jalouse d’elle-même, car, dans cette version, l’esprit est présenté comme une personnalité secondaire du médium. Quant à savoir si Florence Cook produit effectivement un ectoplasme ou si elle se déguise en fantôme, la question est volontairement laissée dans le vague, même s’il est assez nettement suggéré qu’il y a supercherie.
Les « évocations dramatiques » sont suivies d’un débat où des vieux métapsychistes bardés de diplômes expliquent que tout fantôme qui n’est pas obtenu dans les conditions du laboratoire est hautement suspect. En face d’eux, des psychologues spécialistes d’hygiène mentale rappellent que ces histoires de revenants ont un effet déplorable sur les esprits débiles. Pris dans ces feux croisés, Michel Subiela et Francis Lacassin expliquent que l’amour spiritique du physicien Crookes ou l’apparition, en 1901, de Marie-Antoinette dans le hameau du Petit Trianon, c’est beau comme une nouvelle de Henry James, et demandent poliment la permission de rêver un peu. Ces messieurs sont chauves, doctes et cravatés de noir. La télévision des années 1960 n’était pas un repaire de zazous.
Même ainsi, il n’y eut que quatorze séances du Tribunal de l’impossible, en sept ans. L’époque n’était pas au rêve, et toute fiction qui lâchait la bride à l’imagination amenait les protestations véhémentes de téléspectateurs qui n’aimaient pas qu’on se paie leur fiole.




CHRONIQUES DE MES COLLINES

Anthony Trollope, The Claverings (1867)

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.



Que lisaient les Anglais dans les tunnels du métro de Londres pendant le Blitz ? Ils lisaient les romans du victorien Anthony Trollope, dans la petite édition in-16 des World’s Classics, chez Oxford University Press. De format 10X15 centimètres, les World’s Classics tenaient dans toutes les poches. Grâce à leur robuste reliure en toile bleue, ils restaient lisibles même après qu’on avait reçu sur la tête des plâtres accompagnés de quelques gravats.
Rien de tout cela n’allait de soi. C’est l’éditeur Humphrey Milford qui décida, en 1907, de republier Trollope dans sa collection de classiques à portée de toutes les bourses, à côté d‘Eschyle et de Dante. À force d’insister, Milford finit par convaincre le public anglais de recommencer à lire Trollope.
Trollope choqua beaucoup son lectorat victorien, encore tout imbu de post-romantisme, en avouant dans sa célèbre Autobiographie, prudemment publiée post mortem, qu’il écrivait montre en main, à heure fixe, exigeant de lui-même un rendement de tant de feuillets à l’heure. Notre homme a l’habitude, détestable pour un romancier, de s’adresser directement à son lecteur dans ses romans. De plus, ayant mis en place un conflit initial, Trollope ne cherche nullement à dissimuler qu’il ignore lui-même comment va se terminer l’histoire. Il suit ses personnages, qui n’ont qu’à se débrouiller.
Les romans de Trollope racontent toujours à peu près les mêmes choses. Il y a toujours un jeune homme qui fait des dettes, ou qui endosse inconsidérément des traites pour ses riches amis. Le même jeune homme a une tendance fâcheuse à s’amouracher simultanément de deux femmes, appartenant à deux milieux complètement différents (dans The Claverings, l’une est fille d’arpenteur, l’autre est une duchesse). Il est toujours question d’héritage (c’est-à-dire, le plus souvent d’entrée en possession d’un titre nobiliaire et d’un domaine). Il y a des tripotées de filles à marier, qui choisiront le garçon qui leur convient le moins. La campagne anglaise est peuplée d’ecclésiastiques, de membres de la gentry et de renards. Il y a au moins une chasse au renard par roman (Trollope adorait chasser le renard), ce qui permet d’introduire des personnages comiques et vaguement louches de sportsmen.
Une conséquence inévitable d’un tel programme narratif est qu’il n’arrive jamais rien de bien surprenant, les mêmes causes aboutissant aux mêmes effets dans à peu près tous les romans. Mais c’est la façon dont les événements sont relatés qui fait le charme de Trollope, ainsi que la caractérisation des personnages et la véracité des dialogues. Trollope connaissait sa société et en proposait de parfaits modèles réduits. Selon tous les critères courants, Trollope ne mérite pas de figurer dans les classiques (j’ai oublié de dire qu’il écrit parfois comme un cochon). Reste qu’il est un des plus solides romanciers britanniques, et l’un des plus attachants.

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