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PETITS ÉDITORIAUX SUR LES SIGNES DES TEMPS
CENSURE IMAGIÈRE, TERRORISME, PANIQUE ET PICTORICIDE


PETITS ÉDITORIAUX SUR LES SIGNES DES TEMPS
Chapelets et œufs pourris pour le Théâtre de la Ville
ou
What's Good for the Goose is Good for the Gander

30 octobre 2011. — Le 29 octobre 2011, rendant compte de manifestations de l’institut Civitas contre une pièce de théâtre qui se joue à Paris, Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu), de Romeo Castellucci, Le Figaro écrit ceci : « Plus d'un millier de fondamentalistes chrétiens ont manifesté ce samedi à Paris contre la "christianophobie" incarnée selon eux par la pièce de théâtre italienne jouée dans la capitale "Sur le concept du visage du fils de Dieu" qu'ils jugent blasphématoire. »
Les protestataires catholiques sont donc des « fondamentalistes » (comprendre sous ce sabir médiatique : des intégristes, le  « fondamentalisme » étant jusqu’à nouvel ordre un mouvement protestant), la christianophobie alléguée relève de l’impression subjective (« selon eux ») et le blasphème d’une simple interprétation (« qu’ils jugent blasphématoire »). — Interprétation infondée en l’occurrence. Comme déjà dans l’épisode de la destruction, par les mêmes intégristes, de la photo Immersion Piss Christ d’Andrès Serrano, en avril, à la collection Lambert à Avignon, il apparaît que le prétendu blasphémateur n’est pas étranger lui-même à la religion du nazaréen.
En somme, Le Figaro fait honnêtement son travail d’information. Les intégristes sont des ignorants, leur jugement est controuvé, leur définition du blasphème est arbitraire.
Seulement voilà, en janvier 2006, au plus fort de l’affaire dite des caricatures de Mahomet, Le même Figaro, parlant des «  protestations et [des] menaces reçues suite à la publication de caricatures du prophète Mahomet dans un journal danois », précisait : « Or toute représentation du prophète est interdite par la religion musulmane. » Et toute la presse rabâche cela, depuis cinq ans, à chaque fois qu’il est question, dans l’actualité, d’un fedawi qui recherche pour le tuer un caricaturiste européen, ou qui fait sauter une bombe en Europe pour venger la publication des caricatures.
Ici, pas de mention de l’interprétation, éventuellement discutable, des images litigieuses par les protestataires : les caricatures sont données comme indiscutablement blasphématoires parce que la représentation du prophète elle-même est posée comme rigoureusement prohibée dans l’islam (ce qui, factuellement, est tout simplement faux). Et pas d’allusion à des fondamentalistes, avides d’en découdre. Tous les musulmans sont en colère, sans aucune exception, et, encore une fois, cette colère est parfaitement justifiée.

Le Figaro (et l’AFP qui écrit les dépêches sources) pratiquent donc très clairement une différence de traitement. Quand un protestataire se réclame du catholicisme, on explique le plus raisonnablement du monde qu’il s’agit d’un intégriste adonné à ce que Pierre-André Taguieff appelle un « procédé d’auto-héroïsation », une « croisade destinée à purifier, épurer ou nettoyer la France perçue comme un pays envahi, dominé, colonisé, sali et corrompu » (Pierre-André Taguieff, La République enlisée, Édition des Syrtes, 2005 p. 206). Quand le protestataire est musulman, il est interdit de dire qu’il pourrait s’agir d’un extrémiste salafiste, wahhabite, deobandi, etc. L’émeutier est forcément le digne représentant d’une communauté qu’on a blessée dans ce qu’elle avait de plus sacré. Que le digne représentant ne se contente pas, comme nos lefebvristes, de lancer des boules puantes ou de dire des chapelets sur scène, mais qu’il soit incendiaire et meurtrier, n’y change rien. Il est blessé dans son plus intime, vous dit-on. Sa violence atteste sa sincérité.
On le voit, cette différence de traitement de la part des journalistes n’est pas elle-même rabattable sur une opposition bien-pensante de type « islamophile/islamophobe » (ou christianophile/christianophobe). Le Figaro ne se montre pas particulièrement islamophile en décrivant indistinctement tous les musulmans comme des fanatiques incendiaires, ni particulièrement respectueux envers l’islam en décrivant cette religion in toto comme relevant d’une école — le wahhabisme — qui a radicalisé la question de l’image dans un sens iconophobe. [Au demeurant, je ne me fais aucune illusion sur les vertus de tolérance et de pluralisme de l’islam — ni sur l’ouverture d’esprit des musulmans, à l’heure où les Tunisiens vivant en France votent majoritairement (4 sièges sur 10) pour un parti islamiste qui se dévoile, entre autres pécadilles, comme... virulemment francophobe ! Mais si nous déclarons aux musulmans d’Europe qu’il leur appartient de définir ce que sera leur islam, il faut au moins leur laisser la possibilité de ce choix. Poser en principe que l’islam, c’est l’islam pétrolifère et satellitaire, celui qui est répandu comme un violent poison jusqu’au fond de nos banlieues par les chaînes du Golfe, c’est précisément interdire tout choix.]

J’ai parlé du Figaro pour ne pas parler du Monde ou de Libération qui, eux, militent ouvertement (au nom de la sacro-sainte tolérance) pour que cet extrême islam engloutisse l’Europe. Mais tous nos médias souffrent de la même maladie, quoique à des degrés divers. Pour dire les choses simplement, l’idéologie « multiculturaliste » ou « victimaire » amène un respect exagéré pour tout élément culturel non-européen ou non-occidental (dans l’espèce, l’islam), pour lequel il est tout simplement réclamé un statut d’exception. Corrélativement, le journaliste se venge sur les catholiques de ce qu’il ne peut pas dire sur les musulmans, en les décrivant, au moins à travers leurs minorités, comme des crétins arriérés et intolérants.

Si l’attitude des médias se réduisait à un traitement différentiel et inégalitaire des religions, ce serait déjà très grave. Mais le mal est bien plus profond et, guidés par cette idéologie mortifère de la reconnaissance à sens unique et du déni de soi, les bien-pensants européens (médias et intellectuels en tête) vont au-delà des desiderata des islamistes. J’ai montré, sur l’exemple de l’affaire danoise, comment la nouvelle norme tolérantielle des intellectuels européens introduisait dans le débat sur l’islam deux modalités tout à fait paradoxales. Premièrement, les personnes se déclarant offensées par les caricatures du Jyllands-Posten (je parle ici des Européens justifiant les exactions dans le monde arabo-musulman) définissaient de façon discrétionnaire la nature du préjudice subi par les musulmans. En second lieu, ces personnes définissaient discrétionnairement la sanction qu’elles estimaient appropriée. Dans l’affaire danoise, en application de ces deux principes, auto-définition du grief, auto-définition de la sanction, la valeur occidentale d’ouverture à l’Autre débouchait dans ce que j'ai proposé d’appeler, en usant d’une alliance de mots, une bonne volonté paranoïaque. Si le monde musulman avait réagi aux caricatures danoises par la violence, c’est qu’il avait de bonnes raisons, raisons qu’on pouvait retrouver, par pure ratiocination, en puisant ad libitum dans les lexiques et les argumentaires de l’antiracisme institutionnel, du dialogue des cultures ou du dialogue interreligieux, et en échafaudant des raisonnements en fonction de sa propre sensibilité.

En résumé, l’affaire danoise nous a appris que tout ce que faisaient les musulmans était justifié, y compris les actes criminels, cette justification étant révélée a posteriori, à travers les raisonnement les plus arbitraires et parfois les plus farfelus. Inversement, tout ce que faisaient les Européens était peccamineux, cela consistât-il en de banales caricatures comme notre presse en publie depuis deux siècles.

Devant une aussi extrême disproportion des appréciations, peut-on s’étonner que l’opinion se soit rebiffée ? Le Figaro a fait voter les internautes. 95% déclarent approuver les protestataires du Théâtre de la Ville, en application sans doute du proverbe anglais qui dit : « What’s good for the goose is good for the gander » (si c’est bon pour l’oie, c’est bon pour le jars). S’il y a une prime à l’intolérance et au fanatisme (la violence étant, encore une fois, le gage de la sincérité), si la nature du préjudice est fixée par auto-déclaration (il y a blasphème quand on a décidé qu’il y avait blasphème), les amis de la Fraternité sacerdotale saint Pie X auraient tort de se priver.

Il n’y a rien de plus décourageant que d’écrire pour prémunir ses contemporains contre la tentation de l’euphémisation et de la censure. Pour commencer, l’objection naît spontanément sur les lèvres des bien-pensants : « Mais pourquoi choquer ? » Et il est difficile d’y répondre autrement que par une argumentation technique. Mais surtout, dans une culture victimaire, cette réponse est aussitôt criminalisée (soutenir comme je le fais qu’on a parfaitement le droit de dire d’un fanatique arriéré qu’il est un fanatique arriéré, c’est, selon les conceptions courantes, soutenir qu’on a le droit d’être « raciste »).

Ainsi, je n’ai rien à répondre aux lefebvristes qui répandent prières, œufs pourris, huile de vidange et boules puantes sur le Théâtre de la Ville. Ou plus exactement, je n’ai rien de plus à leur répondre que ce que je réponds aux gens qui veulent tuer Kurt Westergaard, et dont tous les médias m’expliquent qu’ils ont bien raison et qu’il l’a, après tout, bien cherché.