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BOOGLE GOOKS ET CHORCEAU MOISIS
COMMENT DES ILLETTRÉS MILITANTS S'Y PRENNENT POUR CHANGER MAURICE BARRÈS EN INVENTEUR DU GRAND REMPLACEMENT

11 novembre. — Il y a une affaire Barrès comme il y a eu une affaire Dreyfus. La différence entre les deux, c’est qu’avec Barrès, on s’en prend à un mort. Mais c’est la même haine, la même rage de détruire un homme, la même injustice, la même résolution de faire le mal en vue d’un bien supérieur, le même recours systématique à la fraude et au faux. Seul élément original : l'inculture crasse, la méconnaissance complète des lettres, l'ignorance des données biographiques élémentaires.

Caroline Fourest sur LCI, le 2 novembre : « Maurice Barrès, l’homme qui au fond a pensé en premier toute cette rhétorique, le polémiste le plus violent de l’entre-deux-guerres, qui a souvent pensé ce nationalisme racialiste, qui croit à la race française, qui croit à la racine plus qu’à l’idéal, plus qu’au fait d’être citoyen, qui est celui aussi qui, ne disait pas exactement le Grand Remplacement, il n’employait pas ces mots, mais qui disait : « Parmi nous se sont glissés de nouveaux Français que nous n’avons pas la force d’assimiler, et qui veulent nous imposer leur façon de sentir », aujourd’hui on dirait leur façon de vivre [sic]. Évidemment le groupe dont il parle à l’époque, Barrès, on est en 1900, ce sont les juifs. »
Rien d’original sur le fond : les musulmans sont les nouveaux juifs. Réaffirmation triomphale du dogme du « musulman victime ». Fourest précise même qu’on va mettre des gens dans des trains, en clair, qu’on s’apprête à déporter les musulmans vers les chambres à gaz, ce qui relève de la divagation et n’est pas sans danger : des musulmans, voyant le sort qui leur est promis, pourraient décider de résister physiquement et Caroline Fourest leur indique des cibles, qui sont en l'occurrence des cibles littéraires. Barrès est mort depuis un siècle, mais Fourest fait afficher à l’écran la bobine de l’écrivain Renaud Camus qui, lui, est bien vivant. Précisément, pour Fourest, Barrès préfigure le « Grand Remplacement » de Renaud Camus. Le Grand Remplacement se définit ainsi : « Vous avez un peuple et presque d’un seul coup, en une génération, vous avez à sa place un ou plusieurs autres peuples. » (Renaud Camus, Le Grand Remplacement, David Reinharc, 2011). Le Grand Remplacement, c’est le mot de Gobineau dans L’Essai sur l’inégalité (non que Camus ait apparemment beaucoup lu Gobineau) : « Les civilisations finissent puisqu’elles ne restent pas dans les mêmes mains. » Bref, le Grand Remplacement, c’est 1. une substitution démographique (un peuple, ou plusieurs peuples, à la place d’un autre) 2. rapide (en une génération). Et le rapport avec Barrès ? ll n'y en a pas. Qu'à cela ne tienne, on va le fabriquer.

Le « petit bleu » de Fourest

Barrès préfigure-t-il le Grand Remplacement ? Il faut, pour y voir, clair, comparer ce qu’écrit Barrès et ce que lui fait écrire Fourest. Je verse ici les deux documents.
Le document censé accabler Barrès, l’équivalent du « petit bleu » dans l’affaire Dreyfus, est son article dans Le Journal du 15 février 1900 (aisément consultable sur Gallica).
Barrès y écrit notamment :

« Les générations qui porteront dans l’histoire la responsabilité des désastres de 1870-71 et qui en subirent immédiatement le poids ne furent pas sensiblement modifiées par ces événements ; elles gardèrent leur verbalisme et leur sentimentalisme insipide. » (...)
« Leurs successeurs, au contraire, sont animés par ces violentes passions nationalistes nécessaires aux peuples vaincus ; ils l’expriment par vingt thèses en apparence diverses : c’est l’antisémitisme, c’est l’antiprotestantisme, c’est une protestation contre les naturalisations trop faciles et contre l’accession des étrangers aux charges de l’État   ; c’est, encore, le mouvement provincialiste. »

Barrès explique alors que « si [l’antisémite] Drumont n’a rien à faire avec [le provençal] Mistral, sans se connaître, ils collaborent. »
Suit une diatribe contre Kant. Puis vient la conclusion, qui incorpore la citation litigieuse que fait Fourest (je la mets en exergue) :

« L’abaissement de notre natalité, l’épuisement de notre énergie depuis cent années que nos compatriotes les plus actifs ont disparu dans les guerres révolutionnaires et impériales déterminent l’envahissement de notre territoire et de notre sang par des éléments étrangers qui aspirent à soumettre les éléments nationaux.
« Jadis nous vivions sous la direction d’idées communes et avec des instincts, bons ou mauvais, qui étaient constamment acceptés comme bons par nos directeurs politiques. Aujourd’hui, parmi nous, se sont glissés de nouveaux Français que nous n’avons pas la force d’assimiler, qui ne sont peut-être pas assimilables, auxquels il faudrait du moins fixer un rang, et qui veulent nous imposer leur façon de sentir. Ce faisant, ils croient nous civiliser ; ils contredisent notre civilisation propre. Le triomphe de leur manière de voir coïnciderait avec la ruine réelle de notre patrie. Le nom de France pourrait bien survivre ; le caractère spécial de notre pays serait cependant détruit, et le peuple installé dans notre nom et sur notre territoire, s’acheminerait vers des destinées contradictoires avec les destinées et les besoins de notre terre et de nos morts. »

À comparer avec la citation affichée à l’écran de LCI pendant l’exposé de Fourest, citation dont celle-ci lit à haute voix le premier paragraphe :

Parmi nous se sont glissés de nouveaux français [sic pour Français] que nous n’avons pas la force d’assimiler (...) qui veulent nous imposer leur façon de sentir.
Le triomphe de leur manière
[sic pour leur manière de voir] coïnciderait avec la ruine réelle de notre patrie. »
Maurice Barrès
Le Journal

Cette citation affichée, et lue en partie à l’antenne, est donc une citation coupée, entre « pas la force d'assimiler » et « qui veulent nous imposer » (on a voir pourquoi dans un instant). C’est également une citation corrompue, avec faute de français ajoutée, et par-dessus le marché une citation rendue incompréhensible (il manque des mots), vraisemblablement parce qu’elle est incompréhensible au départ pour Fourest (il est très difficile de recopier exactement une phrase qu’on ne comprend pas exactement), ou bien peut-être parce que le redoublement « leur façon de sentir », « leur manière de voir », si on le conservait, rendrait trop difficile l'interprétation délibérément fautive du passage comme signifiant que des étrangers installés parmi nous en nombre nous imposent leur mode de vie.
L’article dans Le Journal date du début de la période « Action française » de Barrès. L’écrivain rappelle la défaite de 1870, dénonce l’influence des « mauvais maîtres », de Kant et du kantisme, explique l’envahissement par des éléments étrangers par les grandes saignées, un siècle plus tôt, de la Révolution et de l’Empire. C’est Le Roman de l’énergie nationale changé en éditorial. Comme tout cela échappe complètement à Fourest, elle fait de l’instruction civique en expliquant que Barrès « ne croit pas au fait d’être citoyen », ce qui n’a rigoureusement rien à voir ni avec l’article de Barrès ni avec la pensée de Barrès.

Le « faux Fourest »

L’idée que Barrès préfigure le Grand Remplacement de Renaud Camus est devenue populaire dans la petite-bourgeoisie cervicale à la suite d’initiatives lancées par des militants souffrant d’hallucinations, qui prétendaient trouver le syntagme « Grand Remplacement » dans Le Roman de l’énergie nationale. « Les termes “Grand Remplacement” figurent noir sur blanc dans L’Appel au soldat, deuxième tome du Roman de l’énergie nationale de Maurice Barrès », écrivait impavide Chloé Leprince sur le site de France Culture, en 2019.
Le syntagme Grand Remplacement ne figure évidemment nulle part dans Le Roman de l’énergie nationale. Le maximum dans la xénophobie chez Barrès est ceci : « Il faut considérer cette vallée mosellane, de Trèves à Épinal, comme une rue des candidats à la nationalité française. À tous les siècles de l’histoire, des peuplades débusquent par cette voie, se précipitant sur la France comme la pauvreté sur le monde ; elles recouvrent les vieilles populations, puis leur flot, déposant sur le tout un humus, va se perdre plus avant dans la collectivité française. Notamment, tous les juifs de France dans les petites villes de Lorraine ont planté leurs tentes l’espace d’une génération, le temps d’enterrer un parent au cimetière spécial de Lunéville. » (L’Appel au soldat, ch. XI.) Comme on voit, pas de Grand Remplacement (c’est-à-dire 1. de substitution démographique 2. rapide), mais un mouvement 1. séculaire 2. d’infiltration et de francisation, 3. dénoncé par un Barrès obsédé par la défaite de 70, antisémite et anti-boche (pour lui, les juifs sont des juifs allemands, donc des boches).
À l’appui de la thèse de Barrès inventeur du Grand Remplacement, il faut donc produire des citations truquées. Si l’idée que Le Roman de l’énergie nationale contiendrait « Grand Remplacement » relève apparemment de l’affabulation pure et simple, la thèse d’une origine journalistique, chez Barrès, du Grand Remplacement s'appuie, elle, sur une phrase de Laurent Joly dans Naissance de l’Action française, Grasset, 2015, p. 144 : « Ce grand remplacement sera fatalement accompli, à brève échéance, si l’on n’y met pas bon ordre ; la France pourra toujours s’appeler la France, son âme sera morte, vidée, détruite. »
Or cette phrase n’est nullement une phrase de Barrès. Elle est, comme l'ont fait observer quelques fact checkers honnêtes, une paraphrase de Barrès par Joly, et précisément une paraphrase de l’article dans Le Journal du 15 février 1900. Cependant grand remplacement (sans capitales) dans la paraphrase que fait Joly de Barrès ne peut désigner que l’idéologie délétère de l’étranger dans la phrase précédente, et non le Grand Remplacement au sens de Renaud Camus. Voici le passage entier chez Joly, à partir de la phrase qui précède la phrase litigieuse. C’est donc Joly qui parle, paraphrasant Barrès, en l'occurrence paraphrasant l'article que j'ai versé plus haut (je mets en exergue les expressions cruciales) :

« L’étranger, appuyé par les humanitaires “ivres” de “verbalisme” et de “sentimentalités insipides”, a entrepris de substituer son idéologie délétère au sain patriotisme et au rude bon sens populaires. Ce grand remplacement sera fatalement accompli, à brève échéance, si l’on n’y met pas bon ordre ; la France pourra toujours s’appeler la France, son âme sera morte, vidée, détruite. »

Donc les militants qui ont tiré de Joly un Barrès parlant de Grand Remplacement se trompent et doublement. Premièrement, ce n’est pas Barrès qui écrit « Grand Remplacement ». C’est Joly qui paraphrase Barrès en introduisant l’expression « grand remplacement » (sans capitales). Deuxièmement cette expression telle qu’introduite par Joly fait référence dans la phrase précédente au membre de phrase « substituer son idéologie délétère » et non à une quelconque substitution démographique. Autrement dit pour faire de Barrès l'inventeur du Grand Replacement on reprend 1. hors de son contexte 2. une expression qui n'est pas de Barrès et 3. on lui fait dire ce qu’on a envie qu’elle dise.
Comme l’expression « Grand Remplacement » ne figure pas dans l’article du Journal, Fourest, qui est prudente, dit à l’antenne que l’expression elle-même n’y est pas. Mais, comme elle est militante, elle ajoute que le sens de l’expression, lui, y figure bien (« il n’employait pas ces mots, mais qui disait »). Sauf que « Parmi nous se sont glissés de nouveaux Français » ne donne pas du tout l’idée d’une submersion migratoire. Cela suggère même une idée exactement inverse : un petit nombre de gens, qui se sont glissés, qui se sont rendus méconnaissables. Bref, c’est bien le pastiche de Joly tel qu’interprété hors de son contexte par les militants que commente Caroline Fourest, même si elle s’en défend : « Ce grand remplacement sera fatalement accompli, à brève échéance, si l’on n’y met pas bon ordre. »

Les chorceaux moisis sur Boogle Gooks

Au fond, la citation « Parmi nous se sont glissés de nouveaux Français », telle qu’interprétée par Fourest, est une « petite phrase », un propos qu’on déniche pour flétrir un adversaire. Des vivants, on prélève les « petites phrases » sur les fils internétiques. On débusque les « petites phrases » des morts sur Boogle Gooks. Fourest a vraisemblablement booglé sur Boogle Gooks « Maurice Barrès Grand Remplacement » et elle est tombée (quel hasard) sur Laurent Joly, Naissance de l’Action française, Grasset, 2015. Comme Fourest se tient au courant des polémiques, elle s’est gardée de reprendre la phrase de Joly sur le Grand Remplacement que tout le monde prend pour une phrase de Barrès. Heureusement l’ouvrage de Joly contient parmi les pages consultables en ligne trois chorceaux moisis du fameux article du 15 février 1900 que la phase de Joly paraphrase. La citation versée par Fourest reprend le dernier de ces chorceaux moisis, tel que présenté par Joly, y compris la coupe entre « pas la force d’assimiler » et « et qui veulent nous imposer ».

Sur le plateau de LCI, Fourest interprète de seconde main, hors de tout contexte, un chorceau moisi, récupéré chez Joly, de l'article de Barrès, qu'elle n'a jamais lu. Et voilà pourquoi la thèse du Grand Remplacement est attribuée à Barrès, même si l’expression ne lui est pas attribuée. L’expression figure dans le livre de Joly, et cela suffit pour qu’on conclue que la thèse figure chez Barrès. Problème : l’expression figure dans le livre de Joly dans un tout autre contexte et avec un tout autre sens que dans son contexte et dans son sens actuel (elle désigne, à l'intérieur d'une paraphrase de Barrès, l’idéologie délétère de l’étranger et non une quelconque substitution démographique). Mais quand on cherche des chorceaux moisis sur Boogle Gooks, il n’y a plus ni contexte ni sens, mais seulement des « petites phrases ».

Le « faux Weil et Truong »

Il y a pires faussaires que Fourest.
Patrick Weil et Nicolas Truong, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015, incorporent le pastiche de Joly, comme s’il était de Barrès et emmanchent là-dessus du Barrès authentique.

« Maurice Barrès, nationaliste d’extrême droite, développait la théorie du Grand Remplacement “fatalement accompli, à brève échéance, si l’on n’y met pas bon ordre : aujourd’hui parmi nous se sont glissés de nouveaux Français que nous n’avons pas la force d’assimiler (...) et qui veulent nous imposer leur façon de sentir. Ce faisant, ils croient nous civiliser ; ils contredisent notre civilisation propre. Le triomphe de leur manière de voir coïnciderait avec la ruine réelle de notre patrie. Le nom de France pourrait bien survivre ; le caractère spécial de notre pays serait cependant détruit.” »

La première phrase, « fatalement accompli... bon ordre », est de Joly, la suite après les deux points, « aujourd’hui parmi nous se sont glissés... » est de Barrès. Mise au bout de l’autre phrase, cela donne l’impression en effet que Barrès préfigure le Grand Remplacement, qu’il en décrit les conséquences (passage à une civilisation autre). Certes Grand Remplacement (avec capitales) est hors des guillemets, mais ce qui, de Joly, figure entre guillemets indique que le Grand Remplacement est un phénomène « fatal » et qui va se produire « à brève échéance » si l’on n’y met pas « bon ordre ». Comme pour le « faux Henry » dans l’affaire Dreyfus, il y a insertion d’un élément accablant, qui est la phrase de Joly (encore une fois séparée de son contexte et donc de son sens). Le « faux Henry » contenait la preuve de sa fausseté : les quadrillages des papiers contrecollés se superposaient mal. Le « faux Weil et Truong » contient la fameuse coupe entre « pas la force d’assimiler » et « et qui veulent nous imposer ». C’est toujours la même coupe, qui est dans le dernier chorceau moisi de Joly. La preuve de la fraude, dans le « faux Weil et Truong », c’est la fraude elle-même, le pastiche de Joly mis pour une phrase de Barrès ; il n’y a qu’à recourir aux textes. Mais la reproduction de la coupure entre « pas la force d’assimiler » et « et qui veulent nous imposer », c’est pour ainsi dire la signature de la fraude.

Nationaliste, racialiste, violent et polémiste

Le propos de Fourest sur Barrès « polémiste le plus violent de l’entre-deux-guerres, qui a souvent pensé ce nationalisme racialiste, qui croit à la race française » dévoile le honteux secret de notre époque : nous sommes une société post-littéraire. On ne comprend plus les livres, donc on les attaque à tout hasard, par instinct, comme un chien gronde quand se présente à lui une personne ou une chose étrangère.
Je passe sur Barrès « racialiste ». On est vraisemblablement dans une simple incompréhension des termes. Fourest ne comprend pas la langue qu’écrit Barrès, et en particulier elle ne comprend pas ce que signifie, sous la plume de Barrès, le syntagme « la race française ». (Cela désigne, sans référence biologique, l’ensemble des Français, avec leurs caractéristiques nationales et leur histoire commune telle que résumée par le « petit Lavisse ».) Fourest fait donc de Barrès, avec ses histoires de race, un proto-nazi. Plus mystérieux est Barrès « polémiste ». Et « violent ». Et dans « l’entre-deux-guerres ». L’écrivain est mort en 1923. Ses deux ouvrages parus après-guerre se posent un peu là comme pamphlets... Un jardin sur l’Oronte (roman des amours d’un croisé et d’une musulmane) et Le Mystère en pleine lumière (mystère des choses, merveilleux païen et merveilleux chrétien). Du reste, si Barrès est « le polémiste le plus violent de l’entre-deux-guerres », pourquoi citer un passage écrit en 1900 ? Qu’il y ait confusion n’est guère douteux, mais avec qui ? Maurras ? Cependant sur le plateau de LCI Fourest cite constamment Maurras avec Barrès. Elle les distingue donc, mais il semble qu’elle les distingue imparfaitement. Dans son esprit, ils sont deux fois le même homme. Au fait, je crois tenir l’explication. Fourest a lu ceci dans la notice Barrès de la Crétinopédia : « Il est resté l’un des maîtres à penser de la droite nationaliste durant l’entre-deux-guerres ». N’ayant pas vérifié les dates de l’écrivain, elle n’a pas compris que Barrès « est resté »... posthumément, elle a compris que Barrès était en activité durant l’entre-deux-guerres. C’est tout à fait dans l’ordre des choses : dans une époque post-littéraire, la connaissance des écrivains et de leurs livres sont remplacés par la consultation sans méthode de leur notice.
Ainsi, c’est bien une guerre qu’on mène contre la littérature, au nom de la morale triomphante, c’est-à-dire de la bêtise triomphante. Et c’est par définition une guerre déjà gagnée – ou déjà perdue, selon le point de vue où l’on se place –, puisque les polémistes attaquent des auteurs dont ils ignorent tout, jusqu’à leurs dates, qu’ils n’ont pas lus, et auxquels ils ne comprendraient pas un fichu mot si d’aventure ils les lisaient. Cela n’a plus aucune importance puisque tous les écrivains du passé sont désormais Adolf Hitler et que tous les textes du passé sont, sous une forme ou une autre, Mein Kampf.
Il ne serait pas plus difficile en théorie d’aller consulter sur Gallica l’article de Barrès dans Le Journal que de faire une recherche sur Boogle Gooks pour se retrouver devant des chorceaux moisis de cet article. Seulement, à l’article original de Barrès, on ne comprendrait rien. Pour attaquer Barrès, il est tout de même plus simple de lire (en chorceaux moisis toujours, sur Boogle Gooks) un historien spécialisé comme Joly, quitte à mésinterpréter l’usage que ce dernier fait de l’expression « grand remplacement ».

Un rapprochement anachronique, nébuleux et hasardé

Pour finir, le mode argumentatif de Fourest mérite qu’on s’y arrête. Ayant grossièrement mésinterprété la citation qu’elle fait de Barrès, en comprenant la « façon de voir » (l’influence étrangère) comme la « façon de vivre » (la substitution démographique et civilisationnelle, le Grand Remplacement), Fourest tente ensuite d’appliquer cette citation au cas de la démographie musulmane en Europe au début du XXIe siècle. Or une telle interprétation n’est pas seulement anachronique mais manifestement absurde, et elle témoigne au surplus d’une certaine confusion d’esprit. Car enfin, qu’essaie-t-on de démontrer ? Que Barrès aurait une connaissance surnaturelle d’une substitution démographique qui s’opérera plus d’un siècle après son époque ? Mais, cette substitution démographique, on s’efforce précisément de la nier. Que la droite nationaliste et xénophobe serait un invariant politique en France, et que son argumentaire serait par définition contre-factuel ? Mais la comparaison de deux époques ne permet aucune argumentation rationnelle. Qu’il n’y ait pas, en 1900, d’immigration de masse, ni de terrorisme, ne change rien au fait que ces phénomènes existent aujourd’hui. Raisonner ainsi : Puisque la dénonciation de l’immigration est alarmiste en 1900, elle est également alarmiste en 2021, ce serait recourir au sophisme le plus absurde. Fourest s’en rend compte du reste, puisqu’elle note elle-même qu’en 1900 « il n’y avait pas d’intégristes qui menaçaient la France, il n’y avait pas d’attentats terroristes au nom du judaïsme ». Or, ajoute-t-elle, « on vit depuis quelques années sous la menace d’attentats terroristes islamistes ». Mais dès lors Fourest s’empêtre dans son argumentation. D’une part, Fourest raisonne ainsi : en une époque où l’immigration, numériquement faible, était constituée de juifs centre-européens parfaitement pacifiques, Barrès dénonçait avec virulence cette immigration comme annonçant la fin du pays. Alors imaginez ce que devient le même argument à une époque où l’immigration est bien plus forte et s’accompagne d’un intégrisme agressif et d’un terrorisme meurtrier. Mais c’est là un raisonnement qui a l’air de s’avaler lui-même. Si l’immigration est très forte et s’accompagne d’agressivité culturelle et de violence politique, la crainte des Français est parfaitement rationnelle et la citation de Barrès, qui s’inquiète, lui, de tout autre chose, dans une toute autre situation, est tout simplement hors sujet. Fourest argumente donc aussi de l’autre côté (c’est précisément la raison pour laquelle il faut truquer et mésinterpréter les citations) : Barrès s’inquiète bien de ce qui nous inquiète nous, donc de la submersion migratoire débouchant sur la violence. Mais on retombe alors sur un Barrès extra-lucide, et qui prédit justement ce qu’on essaie de nier. (Et rien décidément de tout cela n’a le sens commun. Barrès ne peut pas davantage prévoir une guerre civile portée sur les ailes de la migration que cette migration elle-même.)
Le plus gênant est ceci : dans l’une comme dans l’autre interprétation, ce ne sont pas ceux qui croient au Grand Remplacement qui se trouvent en adéquation avec Barrès. C’est Caroline Fourest elle-même qui introduit discrétionnairement la référence à l’écrivain, soit qu’elle verse la citation de Barrès comme spécimen de xénophobie en une époque sans immigration notable, soit qu’elle fasse prédire par Barrès une conquête (par le nombre, par la violence). Mais le spécimen de xénophobie, par quelque bout qu’on le prenne, ne correspond pas à l’inquiétude du Grand Remplacement, il correspond chez Barrès à l’inquiétude des influences étrangères, des manœuvres de l’étranger, des « laquais allemands » ; bref, il correspond au nationalisme antidreyfusard, qui n’est ni l’invention du nazisme, ni l’invention du Grand Remplacement. Inversement la prédiction de la conquête par le nombre et la violence, si elle correspond bien à l’idée de Grand Remplacement, n’est nulle part chez Barrès, c’est une complète invention. Il ne suffit donc pas de dire que l’expression « Grand Remplacement » ne figure pas chez Barrès, l’idée n’y figure pas davantage.
Reste finalement une resucée (curieuse chez une athée) de l’argument ontologique. Ceux qui aujourd’hui craignent la submersion démographique sont aussi extrêmement à droite de la droite qu’il est possible de l’être. Or il n’est pas possible d’être plus extrêmement à droite de la droite que Barrès, parce qu’il était la plus pure incarnation du « polémiste violent et racialiste de l’entre-deux-guerres » (sic). Donc ceux qui craignent la submersion démographique sont avec Barrès.
Il ne s’agit pas d’argumenter, ni sur le plan historique, ni sur le plan littéraire. Il s’agit de faire la morale, éternellement, de culpabiliser les Français inquiets de la tournure que prennent les événements, avec des « regardez où ça nous a menés la dernière fois » (on a mis des gens dans des trains, explique Fourest). Or tout est tellement plus simple si l'on explique que tout, dans l’histoire de la France, depuis le baptême de Clovis, que tout dans la littérature française, depuis le serment de Strasbourg, c’était du nazisme, que les choses n’ont réellement commencé à changer qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981.