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vie des monstres

Léon Bloy (1846-1917)

Son caractère épouvantable et sa manie religieuse en firent un monstre.

Sa religiosité se tourna, vers la quarantaine, en une crise mystique qui ne finit qu'à la tombe. Son mariage avec une Danoise, loin de le ralentir, semble l'avoir beaucoup poussé dans cette voie. Il se hâta de se fâcher avec tout le monde, à cause de ce que Le Figaro appelle aujourd'hui encore son "catholicisme intransigeant" - qui était plutôt l'habitude d'écrire des lettres d'injures extrêmement violentes.

Grâce à ces excellents procédés, les journaux dont il tirait son revenu se fermèrent à lui en quelques mois. Peu lui chalait. L'essentiel de sa vie, à présent, tournait autour des églises où il passait sa vie (il était obligé d'y limiter ses séjours pour écrire un peu) et des exercices de piété à la maison.

La suite normale aurait été une modalité quelconque de vie religieuse. Mais Bloy n'avait aucune envie d'aller au couvent, ni même d'être chaste. D'ailleurs, il continuait à faire des enfants à sa femme, avant de passer la nuit debout, à prier, les mains levées, couvert de médailles miraculeuses.

Bien qu'il ne travaillât plus et eût résolu de vivre de la charité publique, il était impensable pour Bloy qu'il pût renoncer à mener le train d'un bourgeois. Par exemple, il allait de soi que sa femme devait avoir une bonne. La recherche d'un bonne qui acceptât de travailler pour les Bloy sans être payée, mais en étant gratifiée de constantes admonestations au sujet de son salut, devint une préoccupation majeure de l'écrivain. De même, quoiqu'il se rendît fréquemment au mont-de-piété pour gager quelque bijou, l'idée n'effleura jamais Bloy qu'il aurait pu revendre le piano, ornement obligatoire, à son époque, d'un salon bourgeois.

Bloy pratiquait surtout une mendicité littéraire. Une partie importante de ses journées était consacrée à écrire des lettres pour taper les uns et incendier les autres. Sa femme elle-même fut embauchée pour écrire des lettres d'un ton plus féminin et plus larmoyant. Cette petite industrie à domicile était d'ailleurs peu rentable. Bloy arriva par contre à se brouiller avec un nombre considérable de gens qui ne donnaient pas ou donnaient peu. Cependant, par un mécanisme psychologique fréquent chez les tapeurs, les personnes qui trouvaient le moins grâce à ses yeux étaient celles qui lui envoyaient des subsides. Bloy a lui-même résumé son attitude dans le titre qu'il a donné à la première partie (très expurgée) de son Journal: Le Mendiant ingrat.

Une autre conséquence de cette activité épistolaire est que les Bloy se convainquirent progressivement que le monde entier tournait autour d'eux. Par l'entraînement que crée l'habitude, ils en arrivèrent à écrire à de parfaits inconnus, souvent illustres, des lettres où ne manquait pas un enfant malade ni un lavabo bouché, assorties de véritables mises en demeure d'envoyer des secours.

Bloy se montrait hautain avec les fournisseurs, méprisant avec les médecins, odieux avec les gens de maison. Il était en guerre ouverte contre sa concierge et son propriétaire. Il semble d'ailleurs que sa résolution de vivre de mendicité ne fût pas due à un surcroît d'humilité mais au contraire à un surgissement d'orgueil, équivalent calotin du "tout m'est dû".

Pour remplacer les amis disparus, Bloy et sa femme recrutèrent une bande très hétéroclite de voisins ou de personnes rencontrées au square ou au café. Si certaines recrues semblaient s'être égarées, tout simplement, tel un lycéen qui s'était amouraché de Bloy, d'autres avaient l'étoffe, tel un capitaine au long cours, qui deviendrait le dédicataire de La Femme pauvre. Ce petit cercle devint une sorte de secte, dont la révélation fondatrice était le génie littéraire de Bloy et la tâche la plus urgente l'invention de quelque combinaison qui mît le ménage Bloy à l'abri du besoin.

La situation se dégrada beaucoup avec le décès d'un enfant qu'on ne fit pas soigner, faute d'argent, en s'en remettant à la grâce de Dieu (Bloy faillit se battre avec le médecin venu constater le décès). Le couple vécut dès lors dans une ambiance de symboles et de révélations surnaturelles, obsédé par la présence des morts, à commencer par le petit décédé. Bloy semble avoir pratiqué une version personnelle et catholique du spiritisme (pourtant condamné par Rome) en invoquant sans cesse les morts. Par exemple, il demandait aux morts de le réveiller, la nuit, pour qu'il pût se livrer à ses épuisantes séances de prières.

Quelle fut la part de l'alcool dans ce destin? C'est ce que le Journal, même complet, ne permet pas de dire. Certes on y trouve de grandes résolutions de supprimer la boisson, très caractéristiques, mais elles sont dictées par un souci de pénitence, de mortification et de Carême; Bloy note rituellement et à égalité, sa résolution, jamais tenue, de renoncer "à l'absinthe et au tabac".

Le curieux est que Bloy arriva, au milieu de ce singulier système, à faire son oeuvre. A la fois hallucinée, car très marquée par ses préoccupations religieuses, et curieusement terre à terre, car il y versa passablement de sa vie, (un problème de fosse d'aisance devint un élément essentiel de La Femme pauvre et y fait symbole), elle est exceptionnellement bien écrite, dans le style vigoureux de l'auteur, nourri du latin d'église dont il se repaissait et qui était devenue son idiolecte. Bloy avait plus que du talent et il illustre bien l'adage selon lequel un auteur ne gagne pas à être connu.

Si peu qu'il publiât, Bloy ne perdit jamais complètement ses liens avec le milieu littéraire, même si, après 1892, il était mû surtout par la volonté de régler de vieux comptes.

 

Pour paraître: Ambrose Bierce