Les Vulgares sont chroniquement révoltés par l’injustice du monde. Tout est injuste, la vie, la mort, la différence des sexes, les inégalités de fortune, de talents ou d’instruction. Injuste est la guerre, et injuste aussi la paix, puisque les peuples pacifiques échappent aux malheurs de la guerre. La Vulgarie entière élève quotidiennement vers les cieux une plainte déchirante et se saoule des infortunes du genre humain.
Le dolorisme, en Vulgarie, se complique de servilisme. Il ne faut pas choquer. Il ne faut pas provoquer. Il faut faire profil bas. Quant un fanatique fait sauter une mercerie parce qu’il n’aime pas la façon dont les Vulgares nouent leurs lacets, la Vulgarie s’abîme en réflexions douloureuses sur l’art de lacer ses chaussures et le pays entier adopte bientôt les chaussures ouvertes.
De leur histoire, Les Vulgares ne connaissent plus que les guerres de religion, la traite négrière, les guerres mondiales et les massacres coloniaux. Ils inclinent un front empourpré et un Vulgare ne peut voir un étranger sans avoir envie de l’embrasser en pleurant et de lui demander pardon.
Les Vulgares croient que leur grand péché est leur incapacité de s’ouvrir à l’Autre. Toutes les cultures de la planète cohabitent en parfaite harmonie et il n’y a rien en ce bas monde qui soit plus universellement apprécié que la différence. Partout sur terre, l’étranger est considéré comme meilleur et plus sage que le compatriote, la femme est tenue pour supérieure à l’homme, celui qui professe une religion étrangère est regardé comme plus saint que celui qui sacrifie aux dieux habituels. Seuls entre les nations, les Vulgares, par leur volonté d’hégémonie, leur rationalité suspecte, leur sentiment de supériorité inné, s’avèrent incapables de faire une place à l’Autre. C’est précisément ce qui explique les massacres de protestants, la sujétion des femmes, la mise en esclavage des nègres, les corps à corps à la bayonnette dans les tranchées et les pyramides de têtes humaines sur les rives tragiques du Limpopo.
Cependant la Vulgarie est un tout petit pays. Les mœurs y étaient autrefois très douces et les religions y ont coexisté plus harmonieusement qu’ailleurs. La Vulgarie a perdu presque toutes ses guerres, et les Vulgares n’ont donc pas eu le temps de tuer grand monde sur les champs de bataille. Son empire colonial a été éphémère et de faible étendue. Mais le culte de leur grandeur passée persiste chez les Vulgares dans une forme aberrante, et, à défaut de croire comme autrefois qu’ils sont le peuple le plus civilisé de la terre, ils se sont persuadés qu’ils sont le plus criminel.
La Vulgarie est tout acquise à l’idée de construction européenne. Cependant il s’agit de ne pas retomber dans ses vieux errements. Pas question pour l'Union de célébrer un passé commun, encore moins de se perdre dans l’admiration de son antiquité ou, pire encore, de ses monuments littéraires. Ce serait une louche façon de se donner derechef comme supérieurs au commun des mortels et de s’endurcir dans son refus de l’Autre. On fera donc l’Europe en s’abstenant soigneusement de toute référence à Athènes, à Rome, au christianisme, aux Lumières ou à n’importe quoi d’autre qui risquerait de donner l’impression que les Européens possédassent quelque chose qui les rassemblât ou dont ils eussent lieu d’être fier. Sur les billets de banque de la monnaie commune, au lieu de l’effigie du Dante ou de Shakespeare, on a représenté des portes qui donnent sur le vide et des fenêtres qui bâillent sur le néant. Comme il faut bien célébrer quelque chose, on finit par instituer la commémoration d’un accord de libre-échange portant sur un sous-produit de la sidérurgie, en s’inquiétant si ce n’est pas, malgré tout, trop exaltant, si on ne va pas réveiller de funestes rêves d’empire.
L’idée finit par s’installer en Vulgarie que la cause de tous les maux est l’instruction qu’on donne à la jeunesse. C’est cette instruction qui est à la base de toute inégalité, puisqu’il y a des gamins doués et d’autres qui le sont moins. Tout le reste découle de là. On décide donc qu’on n’enseignera plus rien. Les maîtres et les professeurs sont rigoureusement sermonnés. Malheur à qui se mêlerait de faire un cours en bonne forme. L’élève, explique-t-on, doit construire son propre savoir. D’ailleurs, l’élève sait déjà tout. L’élève est omniscient. C’est bien plutôt au maître de se mettre à l’écoute de l’élève. Et on glisse des espions dans les classes, pour dénoncer les enseignants qui s’oublieraient jusqu’à humilier leurs élèves en leur infligeant leur fatras savant.