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Poèmes de la jarre hermétiquement close
Sur la plaine atlante
1.
La pensée charrie, entre de longs blocs de silence,
- Quarts de banquise entrechoqués dans le bouillon blanc -
L'édifice d'un glacier, la face émergée d'un immeuble ;
Et, tout petits dans leur oumiak, Paul-Emile Victor,
Sa femme esquimaude et leur Apoutsiak.
Il a neigé sur la mer en tapis épais, impeccable fondrière,
Et les ours polaires en s'aventurant
Coulent ahuris au milieu des plongeurs,
Estivants en cloche, touristes en batyscaphe,
Et tous ceux qui, par l'ascenseur de monsieur Eiffel,
Vont en famille admirer les fonds marins.
Nuit d'encre violette ! Nuit d'avant l'éclair !
Marées sous-marines de zoophytes ! Fucus globuleux,
Nuit verruqueuse, agitée de frissons,
Anus, cancers aquatiques, vagins engloutis,
Mamelles flottantes, froides matrices, entrailles océanes,
Isis, oculines et astérophytons, padines-paons, isadelphes !
Lames, sillages scorbutiques
Des flots visibles, brises sous-marines ou fumées
D'usines disparues construites pour des marsouins.
Pierre Aronnax et Conseil au hublot
Voyaient une immense copulation marine :
Les anguilles frayaient avec les lamproies,
Les esturgeons avec les balistes,
Les limandes avec les poissons-lune,
Les acanthoptérygiens avec les subbrachiens,
Les lophobranches avec les plectognathes.
- Ebranlement des ordres, renversement des classes !
Tandis qu'au fond du salon quadrangulaire à pans coupés
Nemo se jetait sur le marmiton, négligeant son souper.
C'est une étrange lune à l'atmosphère liquide.
- Paysage criblé de la profondeur des eaux ! -
Est-ce un volcan, est-ce un cratère météorique,
Ce mamelon dévoré des coraux ?
Et, à quelques encablures,
Parmi les colonnes madréporiques,
Ces funnels, ces fanaux éteints, ces mâts, ces tourelles ?
Il y a là, ceint de murs cyclopéens
Semblables aux gravures d'un magazine,
Un cimetière de vaisseaux.
Le Titanic, dans le cirque antique, fait la course
Avec une trirème et un trois-mâts sans ses agrès ;
Un liberty ship, sur les marches du temple apollinaire,
Se prosterne comme pour adorer.
Un sous-marin atomique s'est éventré sur la statue de Dagon
Et par le patient échange des protons l'a transmutée en or.
On aperçoit autour des épaves et des murailles,
Réglée par un invisible amphibie,
L'incessante circulation des poissons,
Comme à Rome en plein midi.
Sur la plaine atlante, trois femmes sans ombrelles,
Grisées d'oxygène, vont, guidées par un adolescent,
Dans des armures médiévales au respirateur en scolopendre,
Où la camériste des scaphandres a renfoncé leurs jupons.
Et l'on aperçoit infinitésimalement fondre
Sur le sol de corail qu'elles pulvérisent à chaque pas
Les traces d'escarpins aux semelles de plomb.
2.
Il est, sous la mer de vers,
La mer de lait, d'autres pages moins feuilletées ;
Il est, dans les abysses, des parages moins frayés.
Devant la ville neuve, aux tours brisées,
Des enfants au visage bis, au fond des prairies marines,
Descendants appauvris de la race engloutie,
Paissent des troupeaux de poissons-lune
Qui, lorsque montent sous l'océan des flocons de cendre,
Effrayés s'engouffrent dans les écubiers
D'un cargo alourdi de sargasses et tout effrangé de rouille.
Et les bergers inhumains en cherchant leurs ouailles
Aperçoivent au hublot le capitaine coulé
Qui tape les cartes au carré.
Ces flèches de cristal sont ville et musée.
On y voit encore un Martien malchanceux
Qui pour de tristes ombres qu'on n'égaie plus
Déploie en corolle son organe de l'espoir
Et fait varier les couleurs de son dos lamelleux.
Une des tour est imbriquée
Dans une plate-forme pétrolière.
Un Vénusien, fantôme palpable,
Loge entre les entretoises,
Dans des corridors de cristal étrésillonnés
Par des barils de brut.
Toutes les tours sont reliées sous le fond marin.
C'est un dédale dont la déclive
Mène insensiblement à un sanctum sanctorum.
Là, au milieu des merveilles empilées,
Trophées et mémoire de dix races,
Règne une caverne,
Empreinte pétrifiée dans le basalte
D'un brachiopode cyclopéen.
En ce lieu ultime repose le Secret des Vivants,
La Spore venue des Espaces...
Qu'est-ceci, on crie ? On frappe ? On appelle dans ces tours ?
Le rêveur remonte à la surface comme un bouchon.
Ce tapage ? Un ressac de cris d'enfants.
Et ces coups ?
Un voisin qui plante un clou.
Levé, ouvert en grand les volets,
Salué par l'enthousiasme des poules du voisin.
Contemplé dans la brume d'avril, atmosphère visible,
Les pommiers blancs et verts, coraux du printemps.