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CHRONIQUES DE MES COLLINES

2009-2011

par Henri Morgan

Nous avons pendant un peu plus de deux ans, entre 2009 et 2011, tenu une chronique dans une revue culturelle de l'Est de la France, sous le titre Chronique de mes collines. Nous nous étions vieilli un peu pour l'occasion, et avions francisé notre nom en Henri Morgan. Comme nous parlions des choses dont nous parlons habituellement, nous intégrons ici ces chroniques. Leur seul défaut est que, Henri Morgan étant beaucoup moins au fait des littératures dessinées que son quasi homonyme Harry Morgan, il devenait, lorsqu'il parlait de bandes dessinées (c'est-à-dire une fois sur trois à peu près), un peu plus gâteux qu'au naturel.

Harry Morgan


CHRONIQUES DE MES COLLINES

Antonio Rubino le Maestro

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Les amateurs de bande dessinée connaissent Antonio Rubino comme l’inventeur du personnage de Quadratino, le petit garçon à tête carrée, pour le Corriere dei Piccoli. En consultant l’anthologie Antonio Rubino le maestro italien de la bande dessinée, parue aux éditions Actes Sud/L’An 2, on constatera que, si Rubino fut effectivement le pilier du Corrierino, le fameux Quadratino n’est qu’une création des plus éphémères, puisqu’il n’existe que le temps de sept planches, à partir d’août 1910. (Comme toutes les histoires reposent sur le fait que Quadratino subit une déformation géométrique de sa tête à la suite d’une chute ou d’un choc, la série est limitée par la liste des polygones réguliers étudiés à l’école primaire.) Ceci étant, Quadratino est exemplaire de la première manière de Rubino, qui puise dans l’esthétique du début du siècle (appelée Stile liberty en Italie). La composition géométrique, l’applatissement des plans, le souci décoratif se prolongent sans solution de continuité du petit personnage à tête carrée à son environnement.
C’est à Rubino que revint la trouvaille d’adapter les planches dominicales américaines dans le Corrierino (Buster Brown d’Outcault, dès le numéro un du 27 décembre 1908), en remplaçant les bulles par des vers de mirliton. Placés sous chaque image, ces vers modifient légèrement la composition de la planche en élargissant la gouttière entre deux bandeaux. Ce remplacement des bulles par des vers ramène l’art plébéien que sont les funnies américains vers une esthétique plus noble, celle du livre pour enfants. Et surtout, le procédé modernise les bandes, puisque, du point de vue de Rubino, les bulles évoquent les ballons des vieilles estampes satiriques de Gillray et de Rowlandson.
C’est donc Rubino qui fixa, d’abord par ses adaptations de planches américaines, puis par ses propres œuvres, les normes de la bande dessinée italienne du début du siècle, dispositif des cases régulières, vers de mirlitons dans la gouttière entre les strips. Il imposa aussi à ses collègue du Corrierino le principe d’une composition imagière géométrique et décorative, qui attrapera, au fil des années, des influences du futurisme et du style Art Déco.
Rubino nous propose un univers à la fois familier et étranger, et par conséquent fascinant pour les enfants. La première guerre mondiale est ainsi transposée au royaume des joujoux dans Piombino et Abetino (jouets de bois italiens, contre soldats de plomb des Austro-Hongrois). Mais au-delà de son étrangeté, le monde de Rubino est extraordinairement rassurant. Les mamans, dans leurs jolies robes Liberty, sont des fées. Le couple du frère et de la sœur (Pino et Pina, Caro et Cora) sont définis comme des quasi-jumeaux, aux attitudes symétriques et portant la version masculine et féminine du même costume, comme si garçon et fille étaient deux versions du même animal. Tout ceci a pour effet de désexualiser l’univers fictionnel de Rubino, et donc de le faire échapper à l’angoisse.
Rubino adhéra au fascisme. Les aventures du balilla Dado sont même de la pure propagande, à grand renfort de bataille du blé, de santé par le sport et de défilé devant le Duce. Quant à ses dernières collaborations au Corrierino, dans les années 1950, elles révèlent un style biscornu, tout en courbes hérissées, qui noie la composition sous la surcharge. Tant il est vrai que les verts paradis de l’enfance ne résistent ni aux turbulences politiques ni aux turbulences de l’âme.

Antonio Rubino le maestro italien de la bande dessinée, Actes Sud/L’An 2