LA UNE DE L'ADAMANTINE
L'ADAMANTINE STRIPOLOGIQUE
L'ADAMANTINE LITTERAIRE ET POPULAIRE
L'ADAMANTINE ARTISTIQUE ET MONDAIN
L'ADAMANTINE EN ESTAMPES
L'ADAMANTINE STIRPOLOGIQUE

LA REINE DU CIEL

Rivages/Fantasy

Harry Morgan

 

Extraits de la première partie

 

13 août. - Aujourd'hui, deuxième dimanche d'août, jour de Saint Hippolyte, peu avant les vêpres, l'abbé Jocelyn, curé de Sainte-Lucine, qui était descendu dans l'église troglodyte pour y méditer, découvrit, dans ce qu'on avait toujours pris pour un autel, un sarcophage.

Croyant rêver, il courut chercher le sacristain, héla trois ouvriers qui travaillaient à des restaurations dans le choeur de la cathédrale et fit soulever la pierre.

Dans la tombe était le corps miraculeusement préservé d'une très jeune femme. Elle n'était vêtue que de ses très longs cheveux et d'une pièce d'étoffe, ce qui fit dire à madame Diefenbascher qu'il semblait qu'elle eût été enterrée dans sa robe de baptême. Il fallait, ajoutait-elle, pour atteindre à tant de blancheur, qu'elle eût grandi dans la tombe.

On trouva dans le cercueil, à côté du corps, une coupe de cristal taillé. Plus curieusement, le cercueil était partiellement rempli de sable fin et blanc, qui recouvrait en partie les pieds de la demoiselle.

Le sarcophage lui-même porte une inscription presque entièrement effacée. On reconnaît encore assez bien le début:

 

HIC.IACET.CORPVS.PIISSIMVS.

 

Mais des lignes suivantes, il ne subsiste que des syllabes éparses: LVX et FLA et plus loin RIT.

L'abbé tient à merveille que cette découverte eût été faite à deux jours de la fête de la dormition de la Vierge. Mais, pratique, il a soumis la belle miraculée à quelques examens.

Le petit prêtre est l'inventeur d'un nécromètre et, prenant la température de la sainte, il trouva qu'elle était de deux degrés au dessus de glace. Il lui parut observer, d'autre part, qu'un peu d'huile suave exsudait du corps, ce qui permettait peut-être de supposer quelque tentative d'embaumement.

Mais le plus grand prodige n'est pas dans la préservation. Au cours de ses examens, l'abbé trouva les membres souples, la peau élastique et blanche comme lys. Ce qu'il y a en ce corps de raideur, cela s'explique par le froid. Et attendri, prêt déjà à adorer, l'abbé prononça le miracle.

Le baron affecta d'abord un ton blasé, comme un homme qui voit d'un mauvais oeil des profanes s'aventurer sur son terrain. Et, de son ton le plus inarticulé: "Le corps d'une donzelle, enveloppé d'un sphère. La belle affaire. On l'aura déterrée d'un cimeterre gallo-romain et ensevelie dans l'église souterraine, sous la cadrèle. Du moment qu'un corps échappait à la corruption, les hommes du moyen âge en faisaient un saint ou une sainte."

Mais Violette n'eut pour les conclusions de son mari qu'un mépris apitoyé. Le front empourpré, le regard brillant, aux lèvres l'apostrophe, elle tonna:

"Que nous sommes donc ridicules et touchants avec notre sainte! Que cette découverte soit un signe, c'est ce dont on ne peut douter, mais la nature de ce signe, pauvres mécréants, vous n'en avez pas idée. Seule une poignée d'initiés sait à quoi s'en tenir et cette apparition pour nous est d'une telle importance que je ne sais ce qui l'emporte en moi, de l'allégresse ou du tremblement."

Max bougonna.

"Ma pauvre Violette, vous divaguez. Et même, vous êtes, avec vos épouvantails et vos tremblements, si irritante que vous me gâtez le plaisir que j'ai de la découverte de l'abbé."

On se quitta là-dessus. Mais la guerre est déclarée. Violette réclame la vierge pour son club de toquées. Le baron la revendique de son côté, qui est le côté de la romanité, mais aussi le côté de l'Eglise, du martyrologe et de la fleur des saints. L'abbé est écartelé entre les deux partis.

Pour le moment, il ne se passe rien. On attend. L'abbé explore les archives de Sainte-Lucine, à la recherche du nom de la sainte.

On présentera la vierge à l'adoration des fidèles et à la curiosité du public après l'office de dimanche prochain, et à Sainte-Lucine plutôt qu'à la cathédrale, pour ne point donner, dans le doute où l'on est, à l'occasion une solennité intempestive et aussi, m'est avis, pour ce que la découverte revient à l'abbé.

 

20 août. - Dimanche. Bénédicte me raconte ce matin qu'elle se réveille souvent avec un air dans la tête. Elle le joue au piano, par lubie, pour savoir. Aujourd'hui elle "était" en ré mineur.

Nous fûmes donc à la messe de l'abbé Jocelyn, à Sainte-Lucine. Le baron ne nous accompagnait pas.

"Et pourquoi si cossue?" s'inquiéta Bénédicte, devant les ors et la pompe de l'église.

- Il y habite," répondis-je, en désignant l'officiant du menton.

De fait, le presbytère est accolé à l'église.

Stupéfiant sermon de l'abbé. Il n'a pas du tout, quand il prêche, les embarras de langue qui rendent sa conversation si difficile à suivre.

Après l'évangile lu, il est monté en chaire, s'est mouché, a toussé, a promené son regard sur l'assistance, a marmonné une bénédiction: "Ý au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, amen." Puis il s'est lancé.

J'ai retenu une longue digression sur les insectes. L'abbé fit observer que l'hallucigenia porte une couronne d'épines et la fantastica les stigmates et les clous. Et de conclure qu'on avait prêché l'évangile aux mouches, bien avant que de le prêcher aux hommes. Le Christ aux époques géologiques!

Etant versé dans les langues du proche-orient, son érudition alimente les plus singulières doctrines. Il partit ensuite sur les écritures cunéiformes. Après le hittite, l'ougaritique, le gibbitique, les ultimes coups de poinçon, les dernières lettres de l'écriture des clous, selon lui, avaient été enfoncées dans une Croix.

Ménageant son effet, il en vint aux petits miséreux de Londres dont la vie tenait elle aussi à trois clous. Pieds nus dans l'eau glacée de la Tamise, ils cherchaient en fait de vieux clous ce qui leur permettrait d'acheter du pain pour vivre jusqu'au lendemain. D'autres cherchaient des chiffons, ou du bois flotté, ou des escarbilles. Mais c'est dans les premiers qu'on reconnaissait le mieux les petits crucifiés.

L'abbé parle assez bien ce sabir demi-grec des séminaires. J'ai noté: la parthénogenèse du christ; la praxis, pour les Actes des Apôtres; l'Evangile kata Iohannen.

J'avais cru que la vierge serait présentée dans l'église. Mais point de trace de sarcophage.

On attendait que l'abbé fît de la découverte miraculeuse le sujet de son sermon, ou du moins qu'il y fît une allusion mais, soit prudence, soi calcul, il s'en garda. Il dit seulement au milieu des annonces, à la fin du sermon, qu'on se réunirait dans la crypte après l'office.

L'évêque, homme fort dévot que, pour sa confusion, son créateur avait maintenu dans cette vallée des larmes jusqu'à l'âge avancé de 92 ans, ayant célébré la messe basse à la cathédrale, s'était déplacé à la grande messe de l'abbé, vu la solennité de l'occasion.

A la fin de l'office, on processionna jusqu'à la caverne. Je me demandais à part moi, quitte à exposer la miraculée dans un souterrain, pourquoi on ne l'avait pas laissée dans celui où on l'avait découverte. Mais on avait craint sûrement d'exposer la foule des fidèles au froid extrême de l'église troglodyte. Il se pouvait aussi que l'abbé Jocelyn eût obtenu la translation du corps dans la crypte de son église par manière de reconnaissance pour son invention de la relique.

Le prêtre, qui était passé à la sacristie pour déposer chasuble, étole, manipule et huméral, rattrapa l'évêque dans l'escalier qui menait au tombeau.

Le prêtre se pencha pour presser ses lèvres sur l'anneau d'améthyste, mais le prélat, devançant son geste, se baissa lui aussi et, par une sorte de pirouette ou d'effet de manche, conduisit le visage de l'abbé au sien. Ils finirent par s'embrasser le plus simplement du monde.

Rien ne me parut plus épouvantable que cette foule, au milieu des alvéoles vides dont le souterrain est criblée. Cela faisait penser à quelque résurrection sans grâce, à l'effroi d'un monde derechef envahi par ses morts.

Le corps de la sainte inconnue, revêtu d'une robe de velours noir brodée de larmes d'argent, de perles et de pierres, était étendu dans un cercueil de verre à demi enseveli sous des roses dont l'écarlate faisait ressortir la blancheur du visage, du col et des mains.

J'ai vu des morts souvent. La proximité du cadavre ne me procure jamais que l'impression de voir la marionnette abandonnée par la main qui l'animait. J'ai, en mes années d'étude, assisté par curiosité morbide à quelques dissections. Je n'éprouvai ni horreur ni même beaucoup de curiosité. On me montrait l'intérieur d'une mécanique. J'étais tout prêt à trouver primitifs et mal adaptés à leur office ces tissus flasques, ces organes mous et informes. Visitant, au début de mon séjour à Eléphantine, l'ossuaire de la cathédrale, je n'avais éprouvé qu'un intérêt enfantin pour la matière dont ont fait les hommes, à peu près comme si j'avais trouvé, alignés au bord d'une croisée, des cadavres de mouches.

Les morts rappellent leur existence au détour d'un cauchemar ou dans un demi-souvenir, à une distance commode, toujours.

Combien différente cette vierge. La présence ni la figure ne lui faisaient défaut. Elle était parmi nous, au milieu de nous. Ces mots: la présence d'un mort, prenaient sens pour la première fois et paraissaient inventés pour l'occasion. J'ai éprouvé cela, quelquefois, devant les gisants de nos cathédrales.

A côté de moi, Bénédicte pleurait doucement, d'adoration.

Une houle passa sur la foule et la prosterna. Un cantique monta. Bénédicte tomba à genoux, mais Violette et moi restâmes debout.

 

Après la visite, l'abbé nous fit passer de l'église paroissiale à l'église cathédrale, où on servit un thé aux happy few, dans l'ancienne salle du chapitre.

Le maire, le préfet, quelques grands propriétaires, quelques industriels, s'empressaient autour de l'abbé à qui Violette et ses commères faisaient une garde d'honneur. Deux petits vicaires étaient à la porte et surveillaient les entrées.

Des dames servirent le thé. Au milieu de la salle, Monseigneur expliquait à un hobereau, raide et le sourcil froncé, la marche des opérations; on allait instruire un procès ecclésiastique; Rome était alertée. La vierge, en attendant, regagnerait son sarcophage de l'église troglodyte dont on remplacerait la dalle par un couvercle de cristal.

Plus loin, des gens qui devaient être médecins ou avoués discutaient gravement du miracle.

Je demeurai dans mon coin et me tins coi, le nez dans ma tasse. Je ne tardai pas à m'ennuyer ferme et résolus de rentrer, en priant mademoiselle Bénédicte à faire le chemin avec moi, sitôt que l'assistance de notables se serait un peu clairsemée. Mais quand je levai le regard pour chercher Bénédicte, je vis que la salle s'était remplie d'une grande foule.

Voulant échapper au monde, l'abbé nous fit passer dans la bibliothèque Sainte-Lucine qui jouxte par un angle la salle du chapitre.

Sous des vitrines munies d'alarmes, c'étaient des livres précieux, des livres qui fermaient à clé, des livres à chaîne et cadenas. Cela allait de grands in-folio éléphants à de minuscules psautiers calligraphiés avec une brindille.

"Les archives du chapitre sont relativement très abondantes, expliqua l'abbé à Monseigneur. J'étais tantôt presque bien aise qu'il en ait brûlé une partie sous la Terreur, car si l'on voulait lire tout cela, il y en aurait quasiment trop. Et comme on ne peut pas faire autrement que de les lire, si l'on veut trouver quelque trace de l'identité de la vierge..."

L'évêque lui fit un petit signe, comme pour lui dire de ne point se mettre martel en tête, et que l'Eglise saurait bien trouver la réponse.

"Nous avons encore aussi, reprit l'abbé avec vivacité, d'autres moyens, pour connaître le nom. Je ne suis pas tant versé en épigraphie que le baron Diefenbascher, mais je m'y entends finalement assez passablement. J'ai souvent beaucoup réfléchi à l'alphabet. Sûrement, c'est un goût qui me vient peut-être de mon étude des langues orientales. Enfin, qu'il me suffise de dire que j'ai construit mon alphabet à moi. Quand je me prends parfois à rêver, je me plais à imaginer qu'on s'empare de mon alphabet, comme ont fait les peuples slaves avec celui de Cyrille, que l'on construit toute une civilisation sur mes brouillons."

Monseigneur fit un raclement de gorge et regarda le prêtre avec sévérité, jugeant sans doute que son esprit manquait quelque peu d'assiette.

"Et l'utilité? interrogea Violette un peu surprise. Nous ne distinguons pas bien...

- Ah, madame, fit Jocelyn en s'échauffant, ce n'est pas assez dire que mon alphabet n'est pas l'alphabet de tout le monde. Vous est-il jamais venu à l'esprit quelques fois que les lettres de l'alphabet ne sont pas à leur place? On dit a, b, c, ou alpha, béta, ou aleph, beth, avec l'air de penser que c'est l'ordre le seul possible. Le seul qui aille de soi. Et pourtant il est à peu près probable que cet ordre est tout de caprice. Réfléchissez. Le classement courant a-t-il un sens? Il n'a pas l'ombre d'un sens. Songez un peu à présent à l'extrême importance de cette ordonnance fantaisiste. Le monde entier utilise cette clé absurde: a, b, c. Ne distinguez-vous pas que tout le désordre du monde vient de ce que rien ici bas n'est rangé que dans ce désordre capricieux des lettres?

"Je vous vois sourire. Mais tâchez de vous représenter les avantages qu'il y aurait à retrouver l'ordre véritable, l'alphabet originel. Souvent je me suis plu à songer que, les sourates du Coran eussent-elles été mises dans leur ordre véritable, les nations eussent été si frappées de la logique de l'ouvrage que tout le monde se fût fait musulman."

Ici, Monseigneur fit un plus vigoureux raclement de gosier.

"Je ne serais pas autrement surpris, poursuivit l'abbé, si, avec mon classement, l'on trouvait sur les listes d'appel les soldats ordonnées par rang de taille, les écoliers par ordre d'intelligence et les candidats aux examens par ordre de mérite de sorte qu'on pourrait se dispenser même de faire passer les épreuves.

"Je vous sens incrédules. Mais je vous assure que j'ai bien fait le départ de la spéculation et de ce à quoi on peut atteindre peut-être, en s'efforçant... Allons, je sens que j'ennuie Monseigneur. Je suis trop plein de mon sujet, il faut m'en excuser."

En quittant l'abbé, Bénédicte me fit la remarque que dom Jocelyn lui avait paru somme toute assez peu évangélique.

"Eh! répondis-je, qu'attendiez-vous? Un ignorantin ou un de ces convulsionnaires qui se pâment en citant des versets de l'Ecriture? Ceux-là sentent parfois bien un peu trop l'imbécile heureux avec leur sainte croix, leur saint flanc, leur saint pilum, leur sainte schlague, leur sainte crucifixion et leur saint centurion. Pour moi, j'aime mieux l'abbé cabaliste, quand même sa cabale serait absurde.

- Voilà un langage vif, monsieur Alféri, me dit-elle d'un ton de reproche.

- Je tiens que sur ces matières, il faut parler net et n'y aller pas par quatre chemins."

Elle ne dit plus rien mais je sentis que j'avais, en cherchant une réponse brillante, inutilement blessé sa délicatesse, et je me mordis les lèvres.

 

21 août. - Ce matin, Bénédicte s'était réveillée, me dit-elle, en mi bémol majeur.

"Ah, tant mieux, lui dis-je.

- Et pourquoi donc?

- Parce que j'ai fait comme vous; j'ai noté dans quelle tonalité j'étais au réveil. J'étais en do mineur, mademoiselle.

- Nous étions donc bien mal accordés, monsieur, et ce n'est pas tant mieux mais tant pis.

- Oui, mademoiselle, mais...

- Il y a un mais?

- ...Mais do mineur est la relative de mi bémol majeur."

Et je suis parti là-dessus, l'ayant gravement saluée.

Visite de mon maître à l'abbé, pour rattraper celle d'hier, où il a manqué. L'abbé a gardé d'abord une extrême circonspection, tenant sans doute le baron Max pour un esprit prévenu contre la religion. Diefenbascher parlait avec peine et effort. Cette grande contention d'esprit rendait de part et d'autre la conversation précautionneuse et, par moments, presque informe. Enfin, l'un et l'autre des causeurs paraissait si soucieux de donner de lui l'image la plus ordinaire et la moins originale que pour un peu ces deux esprits si bien accordés se fussent manqués.

Je les aidai un peu à débrouiller leur dialogue, mettant l'abbé sur le sujet de sa cabale.

"Je m'occupe un tout petit peu de lettres, dit prudemment Jocelyn. Vous n'avez rien contre les lettres?

- J'exècre les mots, en particulier les mots imprimés, et tout spécialement ceux qui sont imprimés par des imbéciles. Les lettres me sont indifférentes.

- Vous permettrez s'il vous plaît, reprit l'abbé, que je réserve mon jugement sur les mots. Mais sur la nature des lettres certes, mon opinion est moins précaire et se fût mal accommodée d'une prudence malavisée..."

Voyant que l'abbé ne viendrait pas à bout de sa palinodie, j'intervins encore.

"Monsieur l'abbé tâche de reconstituer l'alphabet dans son ordre naturel.

- A la bonne heure, dit le baron. Le caractère alphabétique des éléments n'est plus à démontrer. La nature combine les symboles comme la langue combine les lettres. Les formules des manuels de chimie, loin d'être gratuites, appartiennent à cette langue universelle dont les alchimistes avant nous ont eu l'intuition.

- Pour moi, repartit l'abbé, je ne laisse point certes de craindre - et de désirer tout à la fois sans doute - de parvenir au bout de mes travaux. Souvent, je tremble presque à la pensée de la puissance mystique de mon alphabet véritable...

- Dieu sait ce que cela peut contenir, soupira le baron. Où en êtes-vous au juste?

- Ma première observation, c'est qu'il manquait des lettres. Certaines sont seules de leur espèce tandis que d'autres se succèdent comme les notes de la gamme. Ces lacunes, vous en saisirez, s'il vous agrée, l'importance. Les anges, les archanges peut-être cornent à nos oreilles et nous n'entendons point. Tel message est écrit sur la pierre ou dans le ciel que nous ne savons point lire.

- Eh, dit mon maître, qui sait ce qu'un de ces mots inaudibles pourrait présager.

- J'ai posé en principe, continua l'abbé, que les lettres se suivent par degré d'achèvement. Le u est une étape vers le a . Fermez un c et il devient un o . Le r est le début d'une n et, par doublet, d'une m . Par le même moyen, v donne w .

- Oui, approuva le baron, c'est ainsi sans doute que nous eussions procédé. Un mot qui ne se prononce pas. Un mot qui va sans dire. Et ce mot, c'est le signal, c'est l'annonce, c'est l'énigme et le mot de l'énigme.

- La hampe, repartit l'abbé, est un peu mon bémol. K vaut x bémol. H est une n dièse. P et q altèrent o."

Et l'abbé déplia un bleu où les v dièse, les x bémol, les double et triple z se bousculaient.

"Mais ce nom, fit le baron, poursuivant son idée, ce nom que sous peine de mort foudroyante ou de folie subite on ne prononcera pas, n'est-ce pas le nom de la sainte?...

- Eh, vous pensez à cela, vous aussi. Il est évident que lorsque mon système sera au point tout à fait, ce mystère-là s'éclairera de lui-même. Comme le reste, d'ailleurs. Le nom de la sainte, nous le lirons sur son visage, ou encore, ma cabale permettra de reconstituer la dédicace du sarcophage et nous donnera le fin mot."

Ils se serrèrent les mains, enchantés l'un de l'autre, et nous prîmes congé.

L'esprit rempli de la récente conversation, mon maître marmottait tandis que nous marchions.

"Le nom, le nom... Est-il pensable que..." Puis: "Ma femme, ma pauvre sotte de femme..."

Il faisait des moulinets avec sa canne, décapitant les massifs de fleurs du parc. Certainement, il était aux prises avec son démon. Mais presque au moment où nous arrivions à maison, il prit le dessus et se rasséréna.

Me prenant familièrement par le bras, comme il avait accoutumé, il déclara gravement: "Mon ami, la conversation de l'abbé est si stimulante que je me suis laissé emporter. Mais tout de même, hein, imaginez que sa martingale fonctionne."

Il eut alors ce mot: "Imaginez qu'il trouve le nom de cette morte. Un nom tout bête. Un nom tout simple, comme je crois. Cela mettrait fin aux spéculations."

C'était, après les perspectives que nous avions entraperçues, si lénifiant, c'était dit sur un ton de telle nigauderie que j'eus honte pour lui.

Je compris alors que le baron Max eût préféré sans doute que l'abbé, sous la pierre de l'autel, n'eût rien découvert du tout.

 

(La Reine du Ciel est copyright Rivages/Fantasy, janvier 1997)

 

Retour au sommaire de l'Adamantine littéraire et populaire