JOURNAL 2003. La chatte Mina. - Le ragondin. - Blain, Le Réducteur de vitesse. - Sylvie and Bruno de Carroll. - Man without a Soul (The Monster Men) d'E. R. Burroughs. - Le Lotus bleu. - La courbe en J du piano. - On ne peut sauver la littérature sans sauver l'époque. - Epigraphie kiplinguesque. - Les textes conjecturaux d'André Maurois. - Bleak House de Dickens. - Sémiologie de Dickens. - Le Désespéré de Léon Bloy, L'Ennemi des lois de Maurice Barrès. - Voyage en Italie de Rossellini

10 février. — Les bûcherons achèvent de scier les arbres tombés pendant la tempête de 1999. Du coup, les bois ont l'air en pleins travaux. On croirait qu'ils sont en train de construire la forêt.

12 février. — La chatte Mina a des manières un peu rustiques. Je retrouve au matin des paquets de boue sur mon bureau parce qu'elle s'est promenée dehors puis est venue se promener sur ce bureau. Les fauteuils constituent selon elle un bon griffoir, mais un meilleur est fourni par un coin du papier peint de mon bureau. Comme je l'engueule, elle retourne dans la chambre que je lui ai attribuée à son arrivée, qui est la pièce à archives.
Promenade sur les collines. Les tracteurs ont imprimé partout les moulures de leurs pneus et cette terre durcie par le gel semble conserver la trace d'un universel moule à gaufres.

20 février. — Les Joubert constatent au début de septembre la disparition d'un canard. Aux premiers froids, ils allument leur poêle. Epaisse fumée dans la cuisine. Ils comprennent que la cheminée est bouchée, cherchent ce qui la bouche. C'est le canard, mort depuis quinze jours et à présent fumé. A-t-il été entraîné là par une belette ?
Les Joubert ont un Ragondin. Ils l'ont trouvé près de leur étang, en février, de retour de Paris. L'animal a dû être blessé à la patte arrière droite, car il traîne cette patte. Il mange des épluchures et les graines de la cane. Pour manger, il tient les épluchures entre ses pattes, qui ressemblent à de petites mains. Il n'est pas du tout farouche. Il s'en va lourdement quand on approche, mais plutôt par une espèce de sens du décorum, comme s'il pensait : « N'oublions pas que je suis un animal sauvage ». Je l'ai longuement observé aux jumelles, pour le voir de près sans le déranger.

21 février. — Lu Blain, Le Réducteur de vitesse (Dupuis, Aire libre, 1999) inspiré par le service militaire de l'auteur dans la marine. C'est très bien. Croquis pris sur le vif, caractères bien dessinés, histoire poussée vers le fantastique, ce qui passe excellement en BD. Cela nous change des auteurs de BD qui n'ont rien fait de leur vie à part se regarder le nombril et qui s'efforcent de nous le faire trouver intéressant.

22 février. — Les Joubert sont restés très à gauche, très anarchisants, et n'ont pas du tout pris leurs distances, comme j'ai pu le faire moi-même avec un certain populisme de gauche. Je ne suis pas sûr que mes amis ne soient pas tentés de dire « le dictateur Bush », comme certains manifestants contre la guerre qui se prépare contre l'Irak. Quand je raconte ce que j'ai vu de mes yeux à Strasbourg, les incendies de voitures, puis les incendies de synagogues, les graffiti antisémites, etc., ils écoutent avec une sorte de consternation ce qu'ils perçoivent comme un discours « de droite », parce qu'au fond ils ne sont pas du tout prêts à accepter la réalité des pogroms menés par la petite racaille arabe sur le sol français.
L'indifférence de mes amis devant le changement de la donne internationale, indifférence qui contraste si nettement avec mes propres réactions, m'a donné matière à réflexion. A mes yeux, les attaques du 11 septembre, la seconde intifada (c'est-à-dire les attentats suicides en Israël) et la vague d'attaques antisémites en France n'ont pas seulement changé la donne géostratégique, ils ont aussi servi de révélateur en démasquant - mais le mot n'est pas assez fort ; j'ai envie d'écrire « en jugeant », comme lors d'un jugement dernier - les idéologues de gauche, soucieux d'excuser toutes les attitudes et tous leurs comportements de leurs protégés du tiers-monde.

15 mars. — Fini Sylvie and Bruno de Lewis Carroll que, curieusement, tout carrollien que je suis, je n'avais jamais lu d'un bout à l'autre. Il y a là des idées pour une demi-douzaine de romans passables (le roman ecclésiastique correspondant au « monde réel », le conte merveilleux héroïco-grotesque d'Outland, l'histoire de fées dans le monde réel qui annonce Puck of Pook's Hill de Kipling et Peter Pan de Barrie, l'histoire fantastique de la montre qui permet de remonter le temps ou de le faire s'écouler à l'envers, et ainsi de suite...), mais rien de cela ne fait corps, rien ne se développe de façon naturelle, et on reste interdit devant le résutat. Les lecteurs victoriens qui pensaient que le roman était fini à la fin du premier tome (la deuxième moitié, Sylvie and Bruno Concluded, ne parut que quatre ans après la première) ont dû n'y rien comprendre.
C'est bien l'hétérotopie du roman qui pose problème, et non l'hétérogénéité du matériel. Sylvie et Bruno n'est ni plus ni moins décousu que les Alice, mais ceux-ci trouvent leur unité dans la cohérence de leur monde, celui du jeu de cartes dans le premier Alice, celui du jeu d'échec dans le second, tandis que, dans Sylvie and Bruno, le passage constant du monde réel au monde merveilleux (Outland, Fairyland, Dogland), ou à un état crépusculaire où les fées sont visibles dans le monde réel, est difficilement intelligible dans un premier temps (on ne comprend dans les premières pages ni qui est le narrateur, ni pourquoi les personnages se métamorphosent constamment en d'autres), puis rapidement lassant, d'autant que ces sautes constantes ne sont justifiées par rien : il s'agit simplement d'un procédé carrollien qui lui permet de faire coexister plus de matériel disparate dans son roman.
Trois choix carrolliens s'avèrent désastreux :
• Le fait que Bruno s'exprime d'un bout à l'autre du roman en langage bébé.
• Un sentimentalisme exagéré. Le petit conte Bruno's Revenge, qui est le noyau à partir duquel s'est développé le roman, avec quoi il n'est d'ailleurs guère compatible, est un parfait exemple de cette sentimentalité pleurnicharde, typiquement victorienne.
• Enfin le fait que Carroll dissimule des prêches dans la littérature. Au cours de la dernière visite d'Arthur Forrester à Lady Muriel, son amour perdu, il la gratifie d'un sermon sur l'efficacité de la prière, sermon que celle-ci reçoit en larmes !
A vrai dire, la sentimentalité et les admonestations pieuses ont toujours fait partie de l'arsenal carrollien, mais, dans Alice ou le Snark, elles restaient prudemment confinées à la préface ou aux épîtres dédicatoires.
Reste le génie de Carroll, dont le pot-pourri qu'est en réalité Sylvie and Bruno donne d'abondants exemples :
• Les vers nonsensiques He Thought he saw... qui sont du meilleur Carroll.
• Une préfiguration de la théorie de la relativité générale dans l'apologue de la maison en chute libre, qui illustre l'équivalence gravité-accélération, et qui sera repris à peu près tel quel par Einstein dans Die Relativität.
• Une réflexion sur la nature du temps et le paradoxe temporel (dans le chapitre « An Outlandish Watch »), le temps étant décrit comme réversible (on peut le faire s'écouler à l'envers ; le motif figure déjà dans Alice), mais non modifiable (si on voyage dans le passé pour le modifier, la version initiale se rétablit quand on revient au moment du départ ; le temps présente donc une certaine élasticité, mais finit par revenir à sa position initiale).

2 avril. — Lu Man without a Soul (The Monster Men) d'E. R. Burroughs, qui sort d'un Munsey Magazine (Argosy, sans doute) de l'année 1913. C'est du Tarzan à la sauce Frankenstein et Island of Dr. Moreau. Les équivalents des grands singes sont ici des créatures innommables fabriquées par un savant fou. Le Tarzan de service croit être, à la suite d'un quiproquo, l'un de ces êtres sans âme, alors qu'il est en réalité un Américain de bonne famille frappé d'amnésie, tout de même que Tarzan croit que sa mère est une guenon, alors qu'il est un lord anglais. L'action du roman consiste en trahisons, en errance des uns et des autres et en rencontres inopinées, le point de vue du narrateur se déplaçant d'un groupe à l'autre.

4 avril. — Acheté les albums de Tintin qui me manquaient. Il n'en était aucun que je ne connusse, et fort bien, sans qu'il me soit possible de dire ni où ni quand je les ai lus pour la dernière fois.
Je les connaissais du reste depuis toujours, puisque mon père les avait achetés tous pour la petite école d'E., de même que les Jo, Zette et Jocko. J'ai donc regardé ces livres avant de savoir lire. (Ceci est confirmé par le fait que je me souviens le mieux de scènes muettes, comme celle du tour du fakir dans Le Lotus bleu.) Mais d'un autre côté, ces albums n'ont jamais été « à nous », je n'ai pas pu les relire incessamment comme on fait des livres de son enfance. Cette présence et cette absence expliquent peut-être que je ne sois pas « hergéen », comme la plupart de mes confrères théoriciens de la BD.
Dans ma gerbe, mes préférés sont L'Affaire Tournesol, excellent spécimen de fiction de guerre froide, quasi hitchcockien dans son traitement, et Le Lotus bleu — mais ici, je suis un public acquis d'avance, ma sinophilie ne le cédant en rien à celle de Hergé.
L'exégèse hergéenne a souvent noté que ce dernier album semblait l'antidote des précédents. Si Hergé, dans Tintin au Congo, célèbre sans états d'âme le colonialisme belge, si dans Tintin en Amérique il enchaîne des clichés, dans un Nouveau-Monde de convention, si dans Les Cigares du pharaon il nous présente une vision caricaturale de l'Inde anglaise, il se révèle, dans Le Lotus bleu, à la fois pétri de respect pour la civilisation qu'il décrit (la Chine ancestrale, perçue comme une utopie), et violemment critique vis-à-vis du colonialisme. D'un autre côté, il me paraît que cette prise de conscience s'inscrit dans la vision du monde de Hergé sans remettre en cause ses préjugés et ses partis pris. Les méchants colonisateurs (ou les méchants impérialistes, comme on voudra) sont des Anglo-Saxons, têtes de turc habituelles de Hergé, l'affairiste Gibbons, qui est une brute, et le chef de police de la concession, Dawson, qui est une canaille, tous deux alliés naturels de l'occupant japonais, incarné par l'infâme Mitsuhirato.
Reste la sincérité de l'admiration de Hergé pour le pays qu'il décrit sans jamais y avoir mis les pieds. Le Lotus bleu est le premier album où Tintin manifeste réellement des sentiments. Il est ému par le chagrin de la femme de Wang, dont le fils a été rendu fou par une fléchette enduite du terrible radjaïdjah (« Pauvre, pauvre maman... ») et c'est en larmoyant que Tintin et Milou promettent à la mère éplorée de tout mettre en œuvre pour trouver un contrepoison. A la dernière page de l'album, on prend congé en versant des flots de larmes. Et l'article de presse de la planche 60 énonce ce que le dessin nous avait montré depuis longtemps : c'est un Tintin vêtu à la chinoise qui reçoit le reporter. Comprendre que Tintin lie son sort au peuple chinois jusqu'à en adopter le costume, et que ce personnage qui a été présenté comme sans famille, conformément aux canons de la littérature dessinée, trouve une famille d'adoption dans le professeur Wang-Jen-Ghié et les siens, et un frère d'adoption dans Tchang.

15 avril. — La courbe en J du piano. — J'ai souvent observé qu'un morceau que je déchiffre au piano et que je finis par débrouiller tant bien que mal à la fin de la première séance se dérobe absolument pendant les suivantes, où je suis au-dessous de mon premier déchiffrage. Il me faut donc entreprendre une difficile reconquête du morceau, atteindre péniblement mon niveau initial, puis le dépasser.
Ma remarque vaut aussi pour les morceaux appris que je rejoue après un long temps. Ma première interprétation est souvent impeccable. Mais je suis incapable de jouer le morceau une deuxième fois sans qu'y fleurissent toutes les fautes.
Ma nullité pianistique m'amène à m'interroger sur mes compétences musicales. Est-ce que j'entends quelque chose à la musique que j'écoute (c'est presque toujours du piano) ? Je suis capable de décider qu'un concerto de Grieg est du sous-Schumann avec des facilités à la fin. Mais d'un autre côté, dans les Variations Goldberg de Bach, dans une sonate de Beethoven, j'ai l'impression que je suis captivé par ce qui est le plus facile et le plus rythmé.

J'entends sur France-Culture l'éditeur de Michel Houellebecq, expliquer doctement que le titre du premier opus de son auteur, Extension du domaine de la lutte, est splendide et qu'il a été reconnu comme tel à la réception du manuscrit. Cette invention de lycéen gauchiste ! (On me dira que le titre est ironique. Cela n'y change rien.)
Il faut se résigner. Il ne sert à rien de vouloir « sauver la littérature ». On ne peut sauver la littérature sans sauver l'époque.

26 avril. — J'ai lu je ne sais plus où que les tombes de soldats anglais de la première guerre mondiale, lorsqu'elles sont anonymes, portent l'inscription suivante :
 
A Soldier of the Great War - Known Unto God.
 
Cette inscription est de Rudyard Kipling, qui a perdu son fils aux tranchées.
Lorsqu'on y réfléchit, c'est en effet du pur Kipling. « A Soldier of the Great War » inscrit le mort dans un passé déjà légendaire, en lui gardant cependant toute son humanité. Le Soldier of the Great War devient frère du légionnaire de Puck of Pook's Hill. L'inscription « Known Unto God » ajoute une injonction de silence (ici les hommes se taisent, ignorants qu'ils sont du mystère), un élément de pitié et un sentiment de piété (l’expression « connu de Dieu » signale dans le martyrologe les martyrs anonymes).
Je vois ce soir aux actualités télévisées des Britanniques et des Australiens visitant les cimetières alliés. Le caméraman a filmé des visiteurs qui, après avoir vu les milliers de tombes, ont retrouvé sur le mur où sont gravés les noms des tués le nom d'un aïeul, et qui sont les premiers surpris de céder à l'émotion. « This is silly » dit une brave Anglaise, en ruisselant, et en tâchant vainement de reprendre pied pour répondre au journaliste.

8 mai. — Lu les textes conjecturaux d'André Maurois. La Machine à lire les pensées est un excellent petit roman à la Wells, qui peut être lu aussi comme une réflexion sur l'école littéraire du « monologue intérieur », puisque la leçon du roman est que la « parole intérieure », loin de dévoiler l'âme du sujet, est encore une sorte d'écran, la manière qu'on a de se mentir à soi-même, comme la parole articulée est notre façon de mentir aux autres. Ce n'est pas mal observé. Le Peseur d'âmes est un bonne nouvelle fantastique inspirée par la métapsychique (les patronymes des personnages ne trompent pas, puisqu'y figurent des James et des Crooks, réminiscences de William James et de William Crookes). Voyage au pays des Articoles est une satire ratée du milieu artistique et des mécènes. C'est certainement un texte de jeunesse.
Ce qui distingue l'anticipation française, et qui l'a fait paraître si vieillotte en comparaison de l'anticipation américaine, c'est qu'il s'agit toujours de roman bourgeois et que le narrateur commence par nous parler du berceau familial, de son épouse et de sa belle-famille, alors que les canons du roman scientifique américain sont ceux du roman d'aventures (un héros isolé). Mais cet ancrage dans le réel est aussi ce qui permet ces observations psychologiques qui sont le meilleur du roman français. « Jusqu'à trois heures du matin elle parla sans fin des enfants, de la rue de Fontenelle, de ma mère, de la sienne, de la fortune Cauvin-Lequeux, de ses sœurs. Les pensées de Suzanne tournaient dans un cercle étroit et elle aimait à en faire l'appel nominal au moins une fois par jour. »

21 juin. — ATTENTION DICKENSIENS : SI VOUS N'AVEZ PAS ENCORE LU, MAIS AVEZ L'INTENTION DE LIRE, BLEAK HOUSE DE DICKENS (LA MAISON D'ÂPRE-VENT EN PLEIADE, TRADUCTION SYLVERE MONOD) NE LISEZ PAS CETTE ENTREE DU 21 JUIN, QUI DEFLORE LE ROMAN.

Achevé Bleak House de Dickens. Je donne ici des notes en désordre.
 
Dickens obtient évidemment un score élevé si l'on se place du point de vue de ce que j'appelle la puissance d'un romancier, c'est-à-dire son aptitude à brasser personnages, événements et motifs. (Il est bien entendu qu'on peut être un excellent romancier de faible puissance.)
 
Le pathétique de la mort de la petite Nell dans The Old Curiosity Shop devient dans Bleak House (mort du petit Jo) une violente dénonciation du système social.
 
Dickens, après nous avoir beaucoup montré ses personnages en action, finit par solder leur compte, soit par sa bouche soit par la bouche d'une de ses créations. C'est, chez le romancier, presque un défaut ; je le notais déjà à propos de Nicholas Nickleby. Quel besoin avons-nous qu'Esther finisse par dire au lunaire Skimpole qu'il n'est pas aussi ignorant des questions financières ni aussi désintéressé qu'il le prétend puisqu'il a par vénalité, trahi la confiance de son protecteur Mr Jarndyce en livrant Jo à l'avocat Tulkinghorn ? Une sensibilité moderne préférerait soit qu'on demeurât dans l'ambiguïté (et de fait le personnage de Skimpole est foncièrement ambigu), soit qu'on ne dît rien du tout, le lecteur ayant déjà tiré ses propres conclusions.
 
J'ai lu Bleak House en combinant la Penguin English Library et deux éditions Wordsworth Classics, toutes les trois fautives. L'une des éditions Wordsworth Classics me servait à contempler les illustrations.
 
Je note deux figures dans Bleak House qui ne sont peut-être pas voulues par Dickens, et qui seraient dans ce cas une sorte de maladie de la fiction.
Le sérialisme. — Le romancier introduit l'avocat véreux, Mr Vholes, qui défendra (et mènera à sa perte) Richard. Vholes déclare continuellement qu'il a trois filles et un vieux père à nourrir. Lorsqu'on nous remontre ensuite le parasite Mr Skimpole, être aérien et poétique dont on pouvait penser jusque là qu'il voletait d'un ami à l'autre et n'avait pas de foyer, encore moins de famille, il se découvre qu'il a lui aussi trois filles, qui sont trois versions de lui-même en jupon.
L'effet de halo. — Les motifs symétriques de l'orphelin (c'est-à-dire de la mère qui meurt) et de l'enfant qui meurt constituent la clé du roman, puisque l'orpheline Esther n'est autre que le bébé que lady Dedlock a cru mort-né : Esther n'est donc pas plus motherless que lady Dedlock n'est childless. Mais, d'une autre part, ces motifs traversent, séparément ou ensemble, le roman entier et le contaminent. En vertu de quoi nous assistons à une véritable éclosion de bébés morts (le bébé de Jenny) ou mourants (le bébé de Liz), d'orphelins (les pupilles du lord Chancellor que sont Esther, Ada et Richard ; Jo, le balayeur ; Charley et sa fratrie ; la servante épileptique du papetier Snagsby), parfois métaphoriques (le pauvre copiste opiomane se déclare frère de misère de Jo ; le brave soldat George est une sorte d'orphelin volontaire, puisqu'il a coupé toute communication avec sa mère, Mrs Rouncewell), et qui meurent parfois, eux aussi, d'épidémie ou d'épuisement (le copiste opiomane ; Jo ; lady Dedlock elle-même pratique une sorte de suicide social en errant jusqu'à l'épuisement et meurt littéralement seule au monde, au seuil du cimetière infâme qui contient le corps de son amant), ou manquent mourir (Charley ; Esther, qui ayant soigné Charley, manque de succomber à son tour à la vérole, qui la laissera défigurée).
 Dans sa très barthésienne préface de 1971 à l'édition Penguin, le Pr. J. Hillis Miller, relève à juste titre les correspondances du roman : le chiffonnier Krook est une caricature du lord chancellor ; Esther la narratrice et Jo le petit balayeur sont tous deux des enfants abandonnés ; le lord Chancellor est un mauvais père pour les pupilles dont son tribunal défend en théorie les intérêts, tout comme la proto-tiers-mondiste Mrs Jellyby est une mauvaise mère pour ses enfants.
Mais l'universitaire va plus loin et déclare que c'est le fait lui-même de ces correspondances (et non tel ou tel exemple particulier) qui constitue le « sens » de l'œuvre. On retrouve ici deux idées typiquement structuralistes, à savoir 1. qu'il faudrait évacuer le contenu au profit de la structure, et 2. que le propre de cette structure serait précisément de « signifier ».
Ses postulats entraînent Hillis Miller dans deux poncifs eux aussi typiques de l'analyse littéraire structuraliste :
La littérature comme jeu de devinettes. — (« Bleak House does not easily yield its meaning. Its significance is by no means transparent. Both narrators [Dickens et Esther] hide as much as they reveal. The habitual method of the novel is to present persons and scenes which are conspicuously enigmatic. The reader is invited in various ways to read the signs, to decipher the mystery. » « The reader is invited to perform a constant interpretative dance or lateral movement of cross-reference as he makes his way through the text. »)
La perspective langagière et rhétorique. — Bleak House serait édifié avec des briques qui seraient la synecdoque, la métonymie et la métaphore (« The means of this mimesis is synechdoque. » « Metaphor and metonymy together make up the deep grammatical armature by which the reader of Bleak House is led to make a whole out of discontinuous parts »).
Cependant, appliquées à Bleak House, ces deux notions (La littérature comme jeu de devinettes et La perspective langagière et rhétorique) sont soit des lieux communs déguisés soit des affirmations gratuites. Je les reprends successivement.
• La littérature comme jeu de devinettes. - Il est exact que le roman contienne un secret. Il est inexact qu'il faille le déchiffrer par un patient et constant recoupement ou par une « danse interprétative ».
Le secret du roman est qu'Esther Summerson est l'enfant naturelle de lady Dedlock (qui l'a abandonnée à sa naissance parce qu'on l'a trompée et qu'elle l'a crue mort). Ce secret est livré progressivement au lecteur par des moyens romanesques des plus traditionnels. Le fait que Lady Dedlock et Esther soient fascinées l'une par l'autre amène le lecteur à supposer qu'elles sont mystérieusement liées, peut-être par un lien du sang. De même, le lecteur induit du fait que lady Dedlock, déguisée avec le costume de sa femme de chambre, cherche la tombe du pauvre copiste opiomane que ces deux êtres ont également été liés, vraisemblablement par un lien sentimental. Le reste n'est pas difficile à deviner !
Il est vrai que ces indices romanesques sont accompagnés d'une riche floraison d'orphelins, de bébés morts ou moribonds, comme si le roman entier était hanté par le secret de lady Dedlock (c'est ce que j'appelais plus haut l'effet de halo). Mais leur contribution à la levée du mystère est tout à fait marginale. Une fois que le lecteur a à peu près deviné de quoi il retourne, tous ces éléments font sens et lui confirment qu'il est dans le vrai. En d'autres termes - et cette distinction est fondamentale en sémiologie - ces éléments renforcent le message, mais ils ne constituent pas par eux-mêmes le message. Du reste, leur fonction s'analyse mieux en termes d'organisation qu'en termes de signification. La rupture du lien maternel est le principe organisateur, la loi fondamentale, du monde de Bleak House. De ce fait, ces éléments contribuent à la cohérence du roman et, ai-je envie d'écrire, à son idéologie. Mais, encore une fois, ils ne donnent point par eux-mêmes la clé du mystère et il n'y a aucune possibilité qu'en les reliant méthodiquement on perce l'énigme du roman. On voit que le Pr. Hillis Miller a dissimulé une pépite de vérité (le roman fait effectivement appel à la sagacité du lecteur, qui doit deviner le secret de lady Dedlock) sous un amas de spéculations incertaines.
La perspective langagière et rhétorique. — De même, il est exact que le roman abonde en correspondances. Mais il n'est pas exact que le roman entier repose sur l'allégorie (« This procedure is "allegorical" in the strict sense. It speaks of one thing by speaking of another... »), le signe et l'arbitraire du lien de signification, chers à Saussure (« An emblem is always to some extent incompatible with its referent »), ou l'indice au sens de Peirce (« Everywhere in Bleak House the reader encounters examples of this technique of "pointing" whereby one thing stands for another... »).
Je conserve l'exemple des correspondances entre personnages. Force est de constater que le papetier Snagsby, le parasite Skimpole, le détective Bucket, le médecin Allan Woodcourt sont seuls de leur catégorie, ne sont le reflet — fût-il déformé — de personne d'autre dans le roman, et pourraient être soit totalements absents (Skimpole) soit remplacés par des personnages tout différents sans que la structure du roman en soit en rien altérée.
Compte tenu de ses postulats, il est inévitable que Hillis Miller tombe dans ce que j'ai appelé ailleurs une manie sémiotique. Les correspondances relevées par Miller et qui sont clairement voulues par Dickens (le slum Tom-All-Alones, nid de variole, est une métaphore de la décomposition de la société anglaise, le doigt qui pointe de Jo désignant à Lady Dedlock la tombe du scribe opiomane rime graphiquement avec l'allégorie peinte au plafond de l'avocat Tulkinghorn, un Romain pointant du doigt) se perdent du coup au milieu d'autres que le romancier n'eût point forcément reconnues. Est-ce que la mort par combustion spontanée de Krook est une métaphore du côté « inflammable » de cette société en bout de course ? Je crois que rien n'est plus éloigné de l'intention de Dickens, qui est un réformiste, non un révolutionnaire.
Enfin, je ne vois pas ce qui permet d'affirmer que l'introduction de ces correspondances constituerait en lui-même le « sens » de l'œuvre. Dickens a écrit un roman qui est, entre autres, une charge virulente contre la cour de Chancery, et qui repose, entre autres, sur les procédés du contraste et de l'analogie. Il est tout à fait abusif de prétendre que Dickens ait cherché à illustrer la toute puissance de la métonymie, et il est tout simplement ahurissant de prétendre que cette figure serait à la base de la narration, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de récit possible sans elle, ce que fait Hillis Miller (« Metonymy presupposes a similarity or causality between things presented as contiguous and thereby makes storytelling possible. »).
Je retombe ici sur des conclusions que j'ai déjà dégagées sur l'exemple des littératures dessinées : le sémio-structuralisme cherche essentiellement à retrouver dans l'œuvre étudiée ses bases théoriques (par exemple la sémiologie peircienne) et ses postulats (d'où justement cette conclusion générale que l'œuvre se contente de signifier, qu'elle est essentiellement un jeu langagier, qu'elle illustre la toute puissance d'une figure de rhétorique quelconque, etc.). Un discours qui se veut scientifique est clos sur lui-même. Il n'apprend rien sur l'œuvre étudiée et, précisément parce qu'il ne s'applique ni mieux ni moins bien à telle œuvre qu'à telle autre, il est irréfutable.

22 juin. — On a un peu trop facilement évacué la littérature française des années 1880-1900 en parlant de « fin de siècle » et de décadentisme.
Voici l'intrigue du Désespéré (1886) de Bloy :
Marchenoir veut s'enterrer à la Grande Chartreuse, mais, compte tenu de son attachement pour Véronique, une prostituée qu'il a sauvée de l'enfer, les pères lui déconseillent la voie monastique. Marchenoir écrit une lettre désespérée à Véronique et retourne au monde. Au reçu de sa lettre, Véronique, désireuse de lui éviter les tentations, vend sa chevelure, comme Fantine dans Les Misérables et, dépassant son modèle, elle se fait arracher toutes les dents par un affreux juif. Marchenoir cohabite avec Véronique défigurée, dans une sorte de conventicule réduit à leur appartement. Pour manger, il se lance dans une collaboration avec le journal Le Pilate. Mais son catholicisme intransigeant le pousse à déclarer à ses confrères ce qu'il pense d'eux. Réduit désormais à la misère, il végète dans son appartement. Véronique, qui confond dans ses oraisons la figure du Christ avec celui qui l'a tirée de la boue, perd la raison. Marchenoir doit la conduire à Ste Anne. Il meurt dans son appartement, ayant en vain réclamé un prêtre.
Voici l'intrigue de L'Ennemi des lois (1893) de Barrès :
L'universitaire André Maltaire est jugé pour propagande anarchiste, condamné à trois mois de cabane et renvoyé de l'université. S'intéressent à son sort la fille d'un ponte de la psycho-physiologie, Claire Pichon-Picard, et une princesse russe, Marina, qui accepte de lui garder son chien, le Velu, pendant son séjour en cabane. En prison, l'ex-universitaire disserte pour ses visiteuses sur l'industrialisme de Saint-Simon, le fouriérisme. La princesse russe lui raconte son enfance en Russie. Après son élargissement, André disserte sur Lassalle, Karl Marx et les châteaux de Louis II de Bavière, dans lesquels il emmène Claire. Là-dessus le Velu est capturé par les sbires du Muséum et promis à la vivisection dans le propre laboratoire de feu le père de Mlle Pichon-Picard. Avec Claire et Marina, André sauve sa bestiole, à qui on n'a encore disséqué que la queue. De la pratique de la vivisection animale, André tire les conclusions les plus pessimistes sur un ordre social réglé sur des bases scientifiques, qui réunirait « la religion du droit et le culte du progrès » et dépasserait en horreur le système féodal, le légiste et l'industrialiste. Le trio, devenu inséparable, part sur les routes, désormais guidé par le Velu.
Léon Bloy et Maurice Barrès sont rarement rangés parmi les décadentistes. On a même fait à Bloy une réputation de bigot (à cause de son catholicisme extrême) et à Barrès une réputation de patriotard haineux (à cause du Roman de l'énergie nationale). Reste que, si l'on ne savait pas que c'est de la littérature, on croirait dans l'un et l'autre cas à des proses d'aliénés.
On m'objectera que ces proses étaient de leur temps. Mais précisément, il me semble qu'elles le sont très peu. Bloy, sous ses divers déguisements romanesques, consacre une grande partie de ses livres à se plaindre qu'il est absolument seul et qu'il est à peu près en train de mourir de faim. Barrès pousse l'individualisme pratiquement à l'autisme. Goncourt a salué L'Ennemi des lois comme le roman d'un fou.
Il faudra nécessairement réviser un jour les histoires de la littérature qui décrivent les mouvements dadaïste et surréaliste comme des révoltes contre la littérature de leur temps. La fin du 19e siècle et la Belle-Epoque sont, du point de vue de la liberté, sans équivalent dans la littérature française. On trouvera avant 14 autant de mouvements avant-gardistes que l'on voudra, qui ne le cèdent en rien au dadaïsme et au surréalisme, ni pour la radicalité du discours, ni pour la qualité des œuvres. Le dadaïsme et le surréalisme ne sont pas des réactions contre une littérature, mais contre un événement historique, qui est la Grande Guerre.
15 décembre. - Le soir, regardé sur la vidéo Voyage en Italie de Rossellini, que je ne connaissais pas. J'ai admiré que le film ne verse jamais - et pas même à fin - dans le pathétique, remplacé par le névrotique (les crises d'angoisse d'Ingrid Bergman devant les statues du musée ou au moment de l'excavation du couple pompéïen, préservé par la cendre volcanique). Admiré aussi que Rossellini oppose aux afféteries de ses Anglais malades de trop d'artifice la réalité sans fard de son pays, où la lumière blesse les yeux, où les femmes sont grosses d'enfants, où les foules sont grouillantes, où vivants et morts s'enchevêtrent (une femme prie dans des catacombes à la fois pour son frère mort à la guerre et pour avoir un enfant), où les manifestations de dévotion sont à la fois ritualisées et excessives (la procession finale). Il se dégage de tout cela l'impression extraordinaire que ce pays du sud peint dans son épaisseur charnelle représente non pas une civilisation (facile lecture, toute emprunte de rectitude politique), mais la civilisation (celle dont nous sommes tous issus), et même la seule civilisation possible. Et Rossellini a beau jeu de faire valoir in absentia, par simple opposition, ce qu'est la « civilisation » de ces êtres venus du Nord (on comprend que George Sanders est « dans les affaires » ; que Sanders et Bergman n'ont pas eu d'enfants parce que « ce n'eût pas été raisonnable »).
Voyage en Italie est pour finir un film extraordinaire sur la communication - ou plutôt sur son absence. Il suffirait que George Sanders se montrât tendre en revenant de Capri pour que tout soit pardonné. Mais il n'a, par convenance, que des mots banals. Symétriquement, Ingrid Bergman n'aurait qu'à remplacer ses malaises par l'aveu de ce qui la ronge mais qu'elle s'interdit de penser...

 
 
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Extraits du journal de Harry Morgan 2003

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