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Annales de la littérature d'aventures - Département des îles désertes

Harold Gray, Little Orphan Annie, Shipwrecked, Cupples and Leon, 1930

Réédition Pacific Comics Club, 2001

Version actuelle : avril 2008


Little Orphan Annie, le chien Sandy, l'ourson Willie et le marin Spike Marlin essuient une tempête à bord du petit voilier de Marlin et font naufrage sur une île déserte. Pendant ce temps, « Daddy » Warbucks, qui sait qu'Annie a pris la mer, la recherche à bord de son yacht. Le yacht de Warbucks rencontre la même tempête que le voilier d'Annie et doit radouber. Warbucks refuse de croire qu'Annie a disparu dans la tempête et il expédie ses hommes sur toute la côte pour chercher des traces de l'orpheline. Entre-temps, les naufragés ont envoyé un message dans une bouteille qui dérive lentement et finit par tomber entre les mains d'un pêcheur et de sa femme, les Scrod. Malheureusement, ils sont illettrés !

Sur leur île, Annie et Spike Marlin essaient de réparer leur bateau, qui est définitivement détruit par une nouvelle tempête. Ils construisent une cabane et un enclos, domestiquent les chèvres sauvages qui pullulent sur l'île, apprennent à faire bon ménage avec les singes du voisinage, particulièrement chapardeurs, adoptent un perroquet.

Hélas ! l'île, qui leur semblait paradisiaque, est dévorée par les fièvres. Marlin tombe malade, mais en réchappe grâce aux bons soins d'Annie. Mais c'est au tour de la petite fille de succomber aux miasmes. Marlin tombe à cours de médicaments et l'état d'Annie devient critique.

Cependant un homme de Warbucks a vent de l'affaire du message dans une bouteille trouvé par un pêcheur illettré. Warbucks met la main sur le message chez les Scrod, et mène sans le savoir une course contre la montre pour arriver sur l'île avant qu'Annie ne périsse de la fièvre. Il arrive in extremis. Ayant pris soin d'emmener avec lui un médecin et une infirmière, il tire Annie d'affaire. Annie se rétablit après une longue convalescence, et tout le monde rentre à New York.

Shipwrecked est le sixième épisode de la compilation des strips de Little Orphan Annie qui paraissait chez Cupples and Leon. Ces petits livres assez mal imprimés (mais les rééditions chez Tony Raiola sont bien pires !) ne reprennent que 86 strips. L'histoire est de ce fait assez lacunaire.

Shipwrecked reprend les grands éléments du mythe robinsonien (le naufrage, l'île déserte éloignée des routes maritimes, l'exploration de l'île, la découverte des tortues, dont on fera de la soupe, la construction de la cabane, l'enclos aux chèvres, le perroquet apprivoisé, etc.), mais Annie est une naufragée très peu solitaire puisqu'elle accompagnée d'un adulte et de deux animaux à qui il ne manque que la parole, son chien et son ours. Le fait que les indigènes sont remplacés par une bande de singes s'explique par la même raison : il s'agit là encore d'animaux de bande dessinée, c'est-à-dire de funny animals, pensant et agissant comme des personnes et disposant semble-t-il d'un langage plus ou moins articulé ((« Ickity blick blick ! »).

C'est la temporalité particulière du strip de Harold Gray qui structure le récit. Little Orphan est un strip qui se passe « en temps réel » (la livraison du lundi se passe le lundi, celle du mardi, le mardi, etc.). Le fait de raconter une histoire par ces brèves livraisons quotidiennes de quatre cases systématiquement séparées par un intervalle de vingt quatre heures représente un véritable tour de force. Gray s'en tire en jouant à la fois sur la continuité et sur la discontinuité des strips. Ainsi, les strips successifs racontant la tempête sont lus à la fois comme une unique séquence narrative (Annie a mis ses animaux à l'abri dans la cabine, le bateau est démâté, le bateau est précipité sur une barrière de récifs, etc.) et comme un récit repris à intervalles (tous ces événements se succèdent en réalité au long des trois jours que dure la tempête). Dans le strip qui suit celui où le voilier soulevé par la tempête franchit les récifs, le bateau repose sur le flanc en eau peu profonde à l'intérieur du récif coralien. Ici encore, on lit à la fois la fin d'une séquence narrative, celle de la tempête (soulevée par une lame, le voilier arrive dans les eaux calmes de la petite baie), et un événement isolé du précédent par un hiatus de 24 heures. Le calme des eaux, la réflexion d'Annie (« On ne croirait pas qu'il y a eu une tempête »), le jour qui point, permettent de comprendre que plusieurs heures ont passé depuis le strip précédent, que la tempête s'est apaisée et que les naufragés ont attendu l'aube pour se risquer dans l'île.

Cette temporalité particulière du strip amène Harold Gray à organiser sa narration selon les deux principes opposés de la quotidienneté et du suspense. La quotidienneté est l'essence même de la robinsonnade et il n'est pas étonnant que Gray ait voulu traiter le sujet de l'île déserte. On suit donc Annie dans ses activités journalières, et on observe en temps réel les progrès de la réparation du bateau ou de l'édification de la cabane, ou encore l'évolution des rapports avec les singes. (Gray ne peut évidemment s'empêcher de placer un sermon moral du genre : « Rien de tel qu'une bonne raclée pour apprendre à ne pas toucher aux affaires des autres » !)

Mais la temporalité du strip est tout aussi adaptée au principe du suspense. On suit ainsi de jour en jour la quête de « Daddy » Warbucks ou bien le destin de la bouteille au message, qui dérive le long de la côte. Le suspense culmine dans la dernière partie de l'histoire, où le lecteur (mais non les personnages) se demande, jour après jour, si Warbucks arrivera sur l'île avant que la fillette ne succombe à la fièvre.

Il y a ici un curieux parallèle avec un autre médium, qui est le cinéma, utilisant un autre temps mimétique, qui est celui de la reconstitution de l'action dans sa durée propre (temps scénique). D. W. Griffith, dans les scènes finales de ses grands films (la chevauchée pour sauver les femmes dans Birth of a Nation, ou pour sauver les orphelines de la guillotine dans Orphans of the Storm, la course pour ôter Lilian Gish de son glaçon avant qu'elle ne soit entraînée dans la cataracte dans Way Down East, etc.), utilise le temps scénique, celui du déroulement de l'action dans sa durée réelle, exactement comme Gray utilisera le temps de la publication, celui de la lecture du journal toutes les 24 heures. Dans les deux cas, il y a un étalonnage du temps de la fiction en temps mimétique (en secondes et en minutes de la vie du spectateur chez Griffith, en jours de la vie du lecteur chez Gray) et, par le biais d'un suspense, une culmination de l'angoisse du spectateur ou du lecteur, qui craint le retard (retard d'une minute ou retard d'un jour) de celui des personnages qui doit éviter un dénouement tragique.

La quotidienneté comme le suspense reposent chez Gray sur l'emploi de manœuvres dilatoires. Sur l'île, Annie découvre en Spike Marlin un paresseux qui préfère faire la sieste plutôt que d'abattre l'arbre qui servira à faire les planches pour le bateau ou la cabane. Les strips - et les jours - se succèdent ainsi sans qu'il ne se passe rien. Cette idée de la paresse du marin repose sur une observation et une interprétation. On dort très peu sur un bateau et les marins apprennent donc à voler tous les moments de sommeil possibles y compris dans les circonstances qui s'y prêtent le moins a priori. (Annie fait à un moment la réflexion que Marlin est capable de dormir dans n'importe quelle situation.) Gray en déduit une sorte de paresse naturelle des gens de mer, qui ne pourraient voir un cocotier sans se mettre à faire la sieste en dessous !

Mais cette utilisation des manœuvres dilatoires constitue aussi, chez Gray, un commentaire ironique sur la logique à la fois narrative et économique des robinsonnades. Dans une robinsonnade, a fortiori lorsqu'elle s'adresse à des enfants (Wyss, Mayne Reid, etc.), une tâche est menée à bien sitôt qu'envisagée. On construit une cabane ou un enclos en quelques phrases. Le Robinson découvre un arbre à miel ; dans le paragraphe suivant, il a du miel. Gray met en scène une économie plus réaliste, via la succession des jours. Les initiatives de ses personnages représentent une véritable décision économique. Tant que Spike Marlin ne s'y mettra pas, l'arbre ne sera pas coupé ! La cabane ne se contruira pas toute seule ! Et Spike Marlin s'y mettra quand l'utilité du bateau (un moyen de sortir de l'île) ou de la cabane (un toit au-dessus de sa tête) excédera la désutilité de la renonciation aux siestes. Lorsque la tâche sera entamée, les personnages seront véritablement à la peine, et non pas seulement pour illustrer le fait que tout effort obtient sa récompense ! Leur besogne se mesurera en jours, et le lecteur suivra à intervalles de 24 heures les progrès de son accomplissement.

Les manœuves dilatoires sont les mêmes dans le suspense. La bouteille qui contient le message dérive jusqu'à la côte, mais elle n'est ramassée par personne. Des gamins essaient de la couler à coup de pierres. Elle flotte finalement à côté de la barque de pêche de Scrod... qui n'a nul besoin d'une bouteille contenant un bout de papier. Lorsqu'il la ramasse finalement, pour la montrer à sa femme, nous apprenons qu'aucun des deux ne sait lire ! Scrod pose la bouteille sur son étagère, comme un objet curieux, au lieu d'en faire déchiffrer le contenu. La bouteille se casse et Mme Scrod met le message dans un tiroir. Lorsque les Scrod songent enfin à montrer le message à une personne sachant lire, Mme Scrod constate qu'elle l'a égaré, etc.

Enfin, Gray tire toute leur valeur d'événements dont le potentiel dramatique augmente en quelque sorte naturellement avec le temps. Ainsi la convalescence d'Annie est prolongée au maximum, parce que la lenteur est ici proportionnelle à l'intérêt dramatique. Si Annie met des semaines à se rétablir, c'est bien que sa maladie était particulièrement grave !

 

Harry Morgan

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