en marge des

Principes des littératures dessinées

Par Harry Morgan


« Contrairement à un mythe tenace... »

ou

Comment un historien de la presse enfantine travaillant sur la censure des littératures dessinées en France parvint à justifier les menées des censeurs 


Thierry Crépin, « Haro sur le gangster » : la moralisation de la presse enfantine 1934-1954, CNRS Editions, 2001


« Sans doute, dit le cardinal, votre intention est bonne. Mais il me semble que vous agiriez plus sagement, sinon plus saintement, d'éviter de vous compromettre avec un fou dans une querelle ridicule. »

Thomas More, L'Utopie

« Contrairement à un mythe tenace complaisamment diffusé par de nombreux critiques et historiens de la bande dessinée, la Commission n'a pas étouffé de son poids la presse enfantine. Elle a bien plutôt mené une campagne de moralisation dans un esprit de modération et de prudence qui n'a pas nui à l'épanouissement de la plupart des éditeurs... » (p. 302)

Telle est la doctrine de l'historien Thierry Crépin (« Haro sur le gangster » : la moralisation de la presse enfantine 1934-1954, CNRS Editions, 2001) sur la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence, mise en place par la loi du 16 juillet 1949, loi dont l'originalité est d'avoir institué un délit de « démoralisation de la jeunesse » par le biais de publications, c'est-à-dire, en pratique, par la publication de bandes dessinées. Cette doctrine de Crépin contredit tout ce qu'on savait, ou tout ce qu'on croyait savoir, du travail de la Commission de surveillance et l'auteur prétend donc apporter une très importante correction à l'histoire de la censure des littératures dessinées en France, telle qu'elle ressort par exemple d'une excellente histoire générale de la bande dessinée française, Astérix, Barbarella et Cie : Histoire de la bande dessinée d'expression française, de Thierry Groensteen1, qui fait mention entre autres des « critiques - frôlant quelquefois l'hystérie - des adversaires de la bande dessinée ».

Une règle du débat scientifique veut que les preuves apportées soient proportionnées à la nouveauté de la thèse défendue. Compte tenu de son audace et de son caractère paradoxal, voire révolutionnaire, la position de Crépin nécessite par conséquent une étude approfondie.

Dans l'examen du travail de Thierry Crépin, il n'est pas inutile de dire d'abord quelques mots sur la forme. Le lecteur devra se montrer indulgent pour les défauts typiques d'une thèse de doctorat présentée telle quelle2, à commencer par les redites interminables. Cette impression de piétinement est beaucoup aggravée ici par les faiblesses de rédaction, qui ne portent pas seulement sur la phrase, mais aussi, ce qui est beaucoup plus gênant, sur l'enchaînement des idées. Incapable de bâtir véritablement son ouvrage, parce qu'il n'arrive pas à le considérer dans sa totalité, Crépin cite longuement une archive quelconque, puis revient à son propos, en répétant pour la énième fois et jusqu'à épuisement total de son lecteur ce qui lui tient lieu de fil conducteur, « l'hostilité des éducateurs à la BD depuis le début du siècle », « le souci de moralisation de la presse enfantine ». Les redites et les faiblesses de construction trouvent même le moyen de se combiner dans un défaut de logique : des hommes, des articles, des événements dont on nous a déjà longuement parlé sont présentés ultérieurement en détail, comme si on nous en parlait pour la première fois.

Il faut relever également une tendance à la fixation, qui est l'une des fatalités de l'érudition (car il vient un moment où le théoricien travaille sur le matériel déjà classé et non le matériel brut), mais qu'un auteur mieux en possession de son métier aurait évité. Pour ne donner qu'un exemple, on ne comprend absolument pas pourquoi deux malheureux articles de presse de Georges de la Fouchardière sont cités des dizaines de fois et systématiquement mis en parallèle avec le violent pamphlet de Georges Sadoul contre les illustrés de l'« âge d'or »3.

Le lecteur devra se montrer indulgent encore pour une certaine crispation de son auteur. Ayant consacré pas loin de deux décennies à son sujet d'étude, il n'est pas incompréhensible que Crépin manifeste une certaine raideur, voire un certain agacement, devant des erreurs répétées de certains historiens populaires. Mais Crépin est parfois injuste. Ses « contrairement à un mythe répandu » et ses « contrairement à une légende tenace » ne sont pas toujours justifiés. On reste perplexe devant son « contrairement à un mythe répandu et tenace, la presse enfantine française ne connaît pas un nouvel envahissement par les bandes dessinées américaines et italiennes à la Libération » (p. 145). On se demande bien qui s'imaginait que toutes les BD provenaient des Etats-Unis, à part précisément les adversaires de la BD, c'est-à-dire les éducateurs et les censeurs de la Commission de surveillance, tous persuadés, dans leur complet analphabétisme iconique, de voir du strip américain dans les productions du plus nul des tâcherons français, plagiant péniblement Raymond, Hogarth ou Foster !

Passons au fond. Les défauts précités sont largement compensés par la richesse du travail. Crépin apporte l'éclairage de sa spécialité d'historien de la presse enfantine, approche irremplaçable pour les aspects économiques et sociaux de la vie des revues de BD, les combinaisons des éditeurs, les tentatives d'organisation des dessinateurs. Crépin est passionnant lorsqu'il traite, à partir d'archives jusqu'ici inexploitées, du sort des journaux et des éditeurs pendant la guerre ou des efforts du syndicat des dessinateurs français (dont le représentant est le calamiteux Liquois, qui, sur un tout autre terrain, parvint à être à la fois communiste et collaborateur) pour faire adopter des mesures protectionnistes restreignant à 25 % la part des BD étrangères dans les illustrés. Nos compliments sur cet aspect de l'ouvrage de Crépin sont sincères et sans restriction. Thierry Crépin est un scrupuleux historien de la presse enfantine, qui a considérablement augmenté, par ses recherches en archives, notre connaissance de ce domaine.

D'un autre côté, Crépin n'est pas - et n'a heureusement jamais prétendu être - un historien de la BD. Cette distinction entre historien des revues enfantines et historien de la bande dessinée n'a rien d'une coquetterie de savant. Les lacunes de Crépin sont évidentes. Le préfacier de l'ouvrage (qui est aussi le directeur de thèse) observe que l'originalité de son auteur est qu'il ne s'est pas borné à une étude interne des périodiques de BD, mais qu'il a examiné aussi les sources externes, c'est-à-dire les archives du ministère de l'information, le Journal officiel Débats Parlementaires, la grande presse de l'époque. Mais on peut inverser la proposition. Paradoxalement, dans une thèse de plus de 800 pages, devenue un livre de près de 500 pages consacré au discours des adversaires des illustrés et à la moralisation de la presse enfantine, il n'est pratiquement jamais question de BD ! Font exception une description de la presse enfantine des années 1930 (les fameuses revues de l'« âge d'or »), mais qui semble en partie dictée par un souci de justification (à quoi sert l'interminable descriptif du logo des illustrés de l'« âge d'or », sinon à attester que l'auteur en a consulté les collections au CNBDI ?) et une histoire de la presse enfantine d'après-guerre, faiblement informative et opérée de second main. Dans tous les cas où il est question du contenu d'une BD, de son origine, des conditions de sa réalisation, des modifications imposées par l'éditeur, etc., l'auteur se réfère au Collectionneur de bandes dessinées (étude de Victor Cypowyj sur Tex Willer, p. 357, interview de Pierre Nicolas, étude de Guy Lehideux sur Pierre Fallot, interview de Barks, p. 371, etc.), à l'encyclopédie de Gérard Thomassian (p. 353, p. 376, passim), à Hop (une étude de Louis Cance sur Amok, p. 350, sur les frères Giordan, p. 358, une étude de Thomassian sur Yak, p. 355, etc.).

Dans les rares cas où l'auteur livre un aperçu plus ou moins personnel sur une bande dessinée quelconque, on est obligé de convenir qu'il s'agit d'une sottise. L'auteur tient ainsi à nous signaler à propos des personnages de Disney (« Mickey, Dingo, Donald ou autres personnages disneyens ») dans le Journal de Mickey d'après-guerre que « longtemps méprisés par les historiens français de la bande dessinée, ces récits sont aujourd'hui réévalués après la découverte du talent de Carl Barks » (p. 371). On aimerait bien savoir pour commencer qui méprisait dans leur ensemble les bandes Disney, à part les abrutis chiliens Mattelart et Dorfman (Donald l'imposteur ou l'impérialisme raconté aux enfants, 1976 pour la traduction française), mélangeant vulgate marxiste et psychanalyse de soupe populaire, dans un brouet qui était publiable à la rigueur à Valparaiso en 1971, mais qui n'eût certainement pas connu les honneurs d'une édition, à la même époque, à Berlin-Est ni à Budapest ! En second lieu, le talent de Barks n'est pas de ceux qu'il ait été nécessaire de découvrir ! Ses bandes furent admirées par leurs lecteurs (y compris par leurs lecteurs français du Journal de Mickey d'après-guerre) longtemps avant qu'on ne connût son nom (toutes les bandes étant signées Walt Disney, Barks était connu dans le fandom américain comme « the good artist ») ! Enfin, pourquoi Barks aurait-il eu l'exclusivité de la « découverte » et en quoi des auteurs comme Floyd Gottfredson, Al Taliaferro, Pierre Nicolas (Mickey à travers les siècles), tous publiés dans le Journal de Mickey d'après-guerre, furent-ils méprisés ?

En somme, Crépin manifeste une connaissance de seconde main de la littérature dessinée, provenant d'un dépouillement plus ou moins systématique des revues d'études et de conversations avec des spécialistes (libraires, collectionneurs, érudits). Mais cette connaissance ne peut évidemment pas remplacer l'érudition naturelle de gens pour qui la BD représente à un titre ou un autre un mode de vie et elle ne le préserve pas complètement de conceptions a priori.

La théorie de la littérature dessinée est elle aussi cruellement absente de l'ouvrage, ce qui n'est pas sans incidence sur la thèse défendue. La bulle est présentée comme un progrès essentiel et l'auteur fait sur la BD avec texte sous l'image des contresens (l'image ne serait pas narrative en l'absence de bulles ; elle serait « statique ») qui étaient pardonnables chez des auteurs écrivant au début des années 1960, mais qui ne le sont plus au début du 21e siècle, compte tenu de la littérature savante produite sur le sujet. Le mémoire de DEA de notre auteur4 faisait le parallèle entre l'arrivée de la bulle et l'arrivée du cinéma sonore. La thèse va encore plus loin, puisque la bulle est présentée comme une révolution plus grande que celle du parlant (p. 23) ! On est ici dans des affirmations péremptoires et des conceptions aberrantes qui ne diffèrent en rien de celles des ouvrages de grande vulgarisation consacrés à la bande dessinée.

Les considérations techniques sur le médium sont tout aussi discutables. La question de l'altération que subissent les strips dans les publications françaises n'est traitée que de seconde main, d'après un article de Couperie dans Giff-Wiff (p. 231 n. 74), qui avait sa place dans le célèbre fanzine - car les amateurs des BD de l'« âge d'or » n'avaient pas forcément conscience que leurs strips préférés paraissent dans différents états de décomposition -, mais qui n'aurait jamais dû en sortir et qui ne peut absolument pas servir de description générale du phénomène. C'est d'autant plus regrettable qu'ici encore le point soulevé est essentiel. Crépin fait en effet l'hypothèse que les versions corrompues - devenues proprement illisibles - de ces strips méritent les critiques des éducateurs français. Pour comble, Crépin est muet, faute de source dans la littérature secondaire, sur les altérations des strips après-guerre, alors que les strips de l'« âge d'or » sont beaucoup moins abîmés que ceux d'après guerre (les différences de format amenant beaucoup plus de remontages après guerre qu'avant - et se combinant à l'autocensure imposée par la Commission de surveillance, qui, de gouachage en rhabillage, va conduire à un véritable désastre iconographique).

On constate enfin que sitôt qu'on sort de la discipline de l'auteur (l'histoire de la presse) et de son domaine d'étude (la presse enfantine), on retombe dans des idées fausses qui sont en réalité celles du grand public et éventuellement du grand public amateur de BD. Crépin note ainsi, emboitant le pas à son ami Gabilliet, que : « La fabrication de bandes dessinées adopte un mode de production tayloriste aux Etats-Unis avec l'apparition de l'industrie du "comic book", dans la seconde moitié des années trente. » (p. 240) Encore faut-il reconnaître une certaine prudence à notre auteur : le comic strip, selon lui, ne serait pas taylorisé et le pamphlétaire Georges Sadoul aurait tort d'affirmer qu'il l'est. Naturellement, il n'y a pas plus de taylorisation dans le comic book que dans le comic strip. Si l'on donne à taylorisme et taylorisation leur sens technique, l'affirmation est absurde : on peut tayloriser la production d'une voiture, on ne peut pas tayloriser la production d'une BD. Si on donne à ces termes un sens vague, elle est inutile et tendancieuse.

 

Une thèse illogique

 

Si l'ouvrage de Crépin n'apporte pas de révélation (Crépin n'a pas trouvé une seule brochure contre la presse enfantine qui ne soit déjà bien connue des chercheurs), notre auteur a accompli un considérable travail de brasseur d'archives. Il verse au débat des archives ministérielles, des articles de presse, les comptes rendus de débats parlementaires. Mais la masse même des sources exploitées rend le livre confus et décousu, et, encore une fois, Crépin n'a pas les facultés de synthèse qui lui permettraient d'ordonner ces matières dans un ensemble harmonieux. Le lecteur navigue donc à travers les dossiers de la presse enfantine au ministère de l'information, l'histoire des groupes de pression et la biographie des censeurs, les activités syndicales des dessinateurs, une exposition itinérante contre la BD, etc.

La thèse de Crépin est la suivante :

Depuis le début du siècle, les milieux ecclésiastiques et d'éducateurs dénoncent vivement la bande dessinée des journaux d'enfants. (« Ces discours accusateurs envers la presse enfantine existaient depuis le début du siècle, après la première massification de ce média juvénile sous l'impulsion de Fayard et des Offenstadt », p. 229.) Cependant, cette presse connaît un profond bouleversement avec l'arrivée du newspaper strip américain dans les journaux d'enfants de l'« âge d'or ». La formule de la BD avec texte sous l'image lancée par les Fayard et des Offenstadt va disparaître, écrit Crépin, « victime d'une usure précipitée par l'introduction massive de la bande dessinée américaine dans la presse enfantine française à partir du lancement du Journal de Mickey en octobre 1934. A cette américanisation par submersion de la presse enfantine... succède dans les années quarante une américanisation par imitation de la bande dessinée américaine par de jeunes dessinateurs français. Cette tendance a donné naissance à un phénomène d'acculturation qui s'est progressivement développé de 1934 à 1949... Ce phénomène a provoqué de vives réactions de rejet de divers groupes de pression : militants des ligues de moralité, éducateurs laïcs et chrétiens, dessinateurs... » (Résumé de la thèse mis en ligne sur la toile par l'université Paris I.)

Finalement, la loi de 1949 et le travail de la Commission de surveillance assurent la désaméricanisation de la bande dessinée. « En 1954, quatre ans après l'entrée en vigueur de la loi de juillet 1949, l'américanisation a donc été stoppée et cantonnée à des territoires particuliers. » (p. 438) Mais en réalité la Commission n'a fait qu'accélérer un mouvement historique, car le strip américain est passé de mode, la nouvelle référence en matière de BD étant celle de l'école franco-belge, dont la Commission aura indirectement favorisé l'émergence. « La fin de l'hégémonie américaine est donc plus à chercher dans l'élaboration de nouvelles références graphiques que dans les effets de la loi de 1949. » (p. 439)

Malheureusement, cette thèse, obstinément répétée, est d'un complet illogisme.

• Illogisme tout d'abord dans la définition de ce qui est attaqué. Les éducateurs, explique Crépin, sont hostiles à la BD depuis le début du siècle. Pourquoi dans ce cas faut-il attendre les années 1930 et l'arrivée du strip américain dans les journaux de l'« âge d'or » pour qu'ils rêvent d'une censure des publications enfantines ? Et si c'est le strip américain qui motive leur fureur, pourquoi font-ils passer une loi après-guerre, époque où, comme le fait très justement remarquer l'auteur, la BD américaine est très loin d'avoir l'importance qu'elle a pu avoir avant guerre5 ? Le plan adopté par Crépin fait donc apparaître une véritable incohérence. Si les éducateurs ne détestent que la BD américaine et l'américanisation de la BD française, pourquoi Crépin nous parle-t-il des attaques des éducateurs contre la BD depuis le début du siècle ? Si les éducateurs détestent la BD depuis son apparition dans les journaux d'enfants, pourquoi Crépin parle-t-il du strip américain comme s'il était seul à poser problème et achève-t-il son ouvrage à une date où, selon lui, cette BD américaine a été circonscrite6 ?

• Deuxième illogisme en ce qui concerne la politique. On fait passer en 1949, au nom des idéaux de la Résistance et de la volonté de réforme de la société qui accompagne la Libération, une loi qui traînait dans les cartons du gouvernement de Vichy ! On use pour la faire accepter à l'opinion d'une rhétorique violemment antiaméricaine, alors que les Américains viennent de libérer la France du joug nazi et que le pays entier vit de l'aide économique du Nouveau Monde ! Crépin se tire de ce paradoxe en notant que les communistes ont adopté une attitude de guerre froide et que les catholiques ultra sont depuis le début du siècle furieusement antiaméricains. Mais comme l'auteur consacre de longs passages à montrer l'hétérogénéité des groupes de pression à l'origine de la loi, qui dépassent de très loin les catholiques ultra et les communistes, ce sont là des explications qui n'expliquent rien !

• Troisième illogisme en ce qui concerne les entreprises d'édition des adversaires de la BD. Catholiques, communistes et laïcs ont leur presse enfantine et cette presse publie de la bande dessinée. Si Crépin voit bien qu'ils le font à titre de contrefeu7 (de même que les Assomptionnistes de La Croix se sont convertis au journalisme pour faire contrefeu à la presse quotidienne, corruptrice et insuffisamment antisémite à leurs yeux), il ne voit pas qu'il est impossible de réconcilier le fait de cette publication avec les positions des censeurs. Le problème de la définition de ce qui est attaqué se repose donc exactement dans les mêmes termes que précédemment.

 

Une notion inexploitable : la désaméricanisation

 

Enfin, la notion centrale de Crépin, celle de désaméricanisation, est un bricolage théorique sans contenu clair ni intérêt concret. Ce point est fondamental et nous y reviendrons longuement à propos du travail de la Commission de surveillance. Contentons-nous pour l'instant de montrer le caractère vague de la notion d'« américanisation », visant les illustrés français des années 1930, en réservant l'examen critique de la notion de « désaméricanisation », visant la presse enfantine d'après-guerre, à nos développements sur la Commission de surveillance proprement dite.

La notion de désaméricanisation, et celle d'américanisation, qu'elle implique, sont empruntées à Pascal Ory, dont un article déjà ancien constitue le socle de la thèse de Crépin et sa principale base théorique8. Chez Ory, le terme de désaméricanisation semble désigner l'arrêt de la publication de strips américains et de « démarquages français du style américain ». Mais quel sens Crépin donne-t-il à l'expression et que faut-il ranger au juste dans cette BD américanisée par « submersion » puis par « imitation », qu'on voudrait remplacer par une meilleure ?

• S'agit-il des « classiques de la BD » au sens des historiens populaires du médium, c'est-à-dire du strip américain des années 1930 et de ses démarquages français de la même époque (par exemple tel sous-Tarzan) ?

• S'agit-il de la bande dessinée elle-même, selon la définition de la première génération de théoriciens du médium, c'est-à-dire de la BD avec cases et bulles (par opposition aux histoires muettes et à la BD avec texte sous l'image) qui se développe en France à l'imitation des strips américains de l'« âge d'or » ?

• S'agit-il de genres canoniques du strip américain (l'humour, l'aventure, le western, le girl strip, etc.) ?

Toutes ces réponses correspondent peu ou prou à la conception de Crépin, mais aucune de ces réponses n'est admissible, car la presse enfantine des censeurs n'est ni plus ni moins « américanisée », à s'en tenir à ces différents critères, que la presse commerciale.

Prenons l'exemple de la presse catholique et, spécifiquement, de la rue de Fleurus.

• La rue de Fleurus publie du strip (Gasoline Alley dans Cœurs Vaillants, avant-guerre).

• Les BD de la rue de Fleurus utilisent la bulle, même si on sait que le passage n'a été accompli qu'à regret, les récits de Hergé restant longtemps les seules bandes dessinées à bulles de Cœurs Vaillants (Jim Boum de Marijac et les bandes comiques du même auteur sont initialement légendées). Le premier mouvement de l'abbé Courtois (Jacques Cœur), en 1930-31, est d'ailleurs de légender Tintin au pays des Soviets, et il ne cesse que suite aux protestations de l'auteur.

• Les BD de la rue de Fleurus convoquent tous les genres canoniques, y compris la science-fiction (les aventures de Jo Zette et Jocko par Hergé, dans Cœurs Vaillants puis dans Ames Vaillantes, mettent en scène avion extrapolé, rayon qui arrête les moteurs, base sous-marine, robot, transfert de l'esprit dans une machine, etc.).

On voit bien que la rue de Fleurus publie ce que les ecclésiastiques attaquent chez les autres. Simplement, elle le publie à doses homéopathiques et dans une version que, en fonction de critères qui lui sont propres, elle juge anodine.

L'américanisation est-elle une affaire de style ? Pourchasse-t-on des bandes qui ont l'air américaines aux yeux de censeurs qui, dans leur ignorance complète du médium, sont incapables de distinguer les origines des bandes ? Mais les bandes « autorisées » des catholiques ou des communistes, ne sont pas moins américanisées que celles des éditeurs commerciaux. Crépin lui-même fait la remarque que Georges Sadoul publie dans Mon Camarade un pastiche de Flash Gordon en se contentant de faire de son héros un prolétaire français. Après guerre, toujours chez les communistes, le produit moyen de l'école de Vaillant sera un mélange d'Alex Raymond et de Harold Foster. L'influence du strip américain est tout aussi évidente sur Marijac, dans Cœurs Vaillants. Avant guerre, Jim Boum, initialement dessiné à peu près comme du Christophe, se modernise progressivement, adopte deux tons de trame à la place de la hachure, devient « à bulles » dans Jim Boum chevalier de l'air (1937). Pendant la guerre, L'Irradium X-40 (1940) de Marijac pastiche habilement le style des grands strips des années 1930.

Nous pouvons faire la même observation pour le style comique. Hergé, publié par les catholiques dans Cœurs Vaillants puis dans Ames Vaillantes, s'inspire de Saint-Ogan, qui s'inspire de Sidney Smith (The Gumps) et de Martin Branner (Winnie Winkle)9. Et Hergé inspirera après guerre ceux que nous avons proposé de baptiser les hergés catholiques (Erik, Herboné, Breysse, F. Bel, etc.). Une bande comique à texte sous l'image de Marijac comme Les Grandes croisières du capitaine Pat'fol (Cœurs Vaillants, 1935) utilise un tracé ferme et rondouillard qui s'inspire visiblement des productions américaines comme Mickey Mouse ou Felix the Cat. Bref, ce que Crépin appelle « les efforts de modernisation et d'adaptation » des illustrés catholiques, dans les années 30 comme à la Libération, rapproche stylistiquement leurs bandes des bandes américaines. Encore une fois, quel que soit le sens qu'on donne à la notion de « bande dessinée américanisée » (notion centrale chez Crépin mais qui n'est jamais définie), on constate que les éducateurs publient ce qu'ils attaquent.

 

L'inavouable détestation de la bande dessinée

 

L'histoire que nous raconte Crépin souffre donc de contradictions internes (les illogismes précités, 1. dans la définition de ce qui est attaqué, 2. dans les déterminants politiques et enfin 3. dans les entreprises d'édition des adversaires de la BD) et la notion qui la fonde (celle de BD américanisée) est sans contours véritables (les adversaires de cette BD publient ce qu'ils attaquent !).

Toutes ces contradictions s'effacent si l'on admet que les différents groupes de pression ont des préventions à l'encontre du moyen d'expression qu'est la bande dessinée, et qu'ils ont donc successivement détesté les publications Offenstadt, les journaux de l'« âge d'or » (quelle que soit l'origine des bandes qu'ils publient), la BD d'après-guerre dans sa totalité (et non pas seulement les strips américains ou leurs imitations). Les visées morales et éducatives, les considérations scientifiques et idéologiques ne jouent aucun rôle dans cette détestation, mais servent tout au plus à la légitimer, par la construction d'un argumentaire. La campagne mondiale contre la BD de l'immédiate après-guerre (campagne sur laquelle Crépin est totalement muet, mais qui explique peut-être davantage de choses que « l'antiaméricanisme teinté de xénophobie » des catholiques ou « l'antiaméricanisme de guerre froide » des communistes) a conduit, dans le contexte français, à l'adoption d'une loi et à la création de la Commission de surveillance, où les différents lobbies anti-BD ont pu se déchaîner. Simultanément, une partie des censeurs étant éditeurs et souhaitant que leurs publications soient lues, force leur fut de publier le genre honni, dont ils cherchèrent une version la moins nocive possible.

Voilà précisément ce que Crépin ne peut admettre, parce qu'il ne peut admettre que les censeurs soient motivés par une haine irraisonnée (ils sont motivés selon lui par de les fameuses visées morales et éducatives) et qu'il ne peut se rendre à l'évidence qu'ils détestent la bande dessinée in toto (ils luttent selon lui contre le strip américain et contre l'américanisation de la BD française, quel que soit le sens de ce terme). Crépin nous prie de croire en somme que les éducateurs détestaient la bande dessinée de Fayard et des Offenstadt avant 1914, qu'il détestaient également les strips américains des journaux français de l'« âge d'or », mais qu'ils ne détestaient pas la bande dessinée de façon générale, et qu'ils n'attendaient que de pouvoir admirer une BD qui fût enfin conforme à leurs vues. Mais cette thèse en creux, qu'il faut dégager, par un raisonnement a contrario, des « contrairement à un mythe tenace » de Crépin, s'évanouit comme fumée aussitôt qu'on a tracé ses contours. Qu'est-ce que cette hypothétique « bonne bande dessinée » qui ne pourrait recourir au dessin narratif (la narration doit être confiée au texte, car il faut donner à l'enfant le goût de la lecture), qui ne pourrait montrer que des personnages raides et fades, des péripéties sans intérêt, qui n'aurait droit ni à l'aventure, ni à l'humour, ni à la fantaisie ?

Nous arrivons donc à une première conclusion. Le choix de son thème - ou de son leitmotiv - par Crépin le conduit fatalement à mitiger la virulence des adversaires de la bande dessinée, en laissant croire qu'un seul type de bande dessinée leur pose problème et que ce problème est résolu lorsque ce type de bande dessinée a disparu. Nous ne concluons rien encore sur d'éventuelles arrières-pensées ou d'éventuels partis pris de Crépin.

 

Une mission impossible : la mise en évidence de fines nuances

 

Crépin se fait fort d'identifier parmi les différents groupes de pression des thématiques et un argumentaire clair : les catholiques sont xénophobes, antisémites et antiaméricains, les communistes ne sont rien de cela avant guerre, ils deviennent antiaméricains pendant la guerre froide ; par contre, ils sont protectionnistes tout du long. Les laïques, en particulier les enseignants et les bibliothécaires, détestent cordialement toute la bande dessinée. Les catholiques et les communistes s'en méfient, mais ils en publient dans leurs illustrés.

De telles remarques sont justes dans leurs très grandes lignes, mais elles sont insuffisantes et, surtout, elles donnent l'impression d'une fausse clarté. En réalité, tout ce petit monde, laïques, catholiques, communistes, etc., s'affronte, chacun défendant sa chapelle, se retrouve parfois, se contredit souvent, la détestation des littératures dessinées amenant la suspension de tout jugement et les positions étant dictées par des sentiments diffus et des fantasmes.

Gardons l'exemple des tentations xénophobes. Crépin relève la xénophobie très colorée par l'antisémitisme des catholiques ultraréactionnaires et de l'abbé Bethléem, et en profite pour dédouaner Georges Sadoul. « Au contraire, dans le discours du communiste Georges Sadoul, on ne trouve rien de comparable. Sadoul s'oppose bien plus aux méthodes "capitalistes"de réalisation et de distribution des bandes dessinées américaines qu'à leur origine américaine. Il ne nourrit aucune haine particulière contre le peuple américain. En revanche, il affirme un sentiment nationaliste et protectionniste, sinon chauvin, etc. » (DEA, p. 32-33). Crépin va jusqu'à écrire « Si l'antiaméricanisme mobilise peu les communistes qui portent une attention bienveillante aux Etats-Unis de Roosevelt... » (DEA, p. 48). Ce point est inlassablement répété dans la thèse10, et appuyé sur les travaux du directeur de thèse11, mais cela ne rend pas la position de Crépin moins critiquable.

Pour commencer, Crépin grossit le trait en ce qui concerne les catholiques. Il ne faut tout de même pas confondre la prose de l'abbé Bethléem avec la prose d'antisémites professionnels et de vichyssois, ce que fait parfois Crépin12. La Revue des lectures n'est pas Je suis partout ! Bethléem est plutôt moins antisémite que certains de ses collaborateurs. Il l'est certainement moins que ses lecteurs, dont il accueille parfois les diatribes d'un ton pincé. De plus, Crépin distingue mal que Bethléem écrit de son point de vue, qui est le point de vue catholique, à destination d'un lectorat qui est lui-même catholique. Bethléem écrit : un bon catholique ne lira pas ce roman, n'ira pas voir cette pièce, n'achètera pas cette publication à son enfant. Bethléem n'a aucune opinion sur ce que peut lire ou ne pas lire, acheter ou ne pas acheter, un lecteur protestant, juif, agnostique ou libre-penseur. Cette position est après tout moins discutable que celle des éducateurs de toutes obédiences (y compris d'obédience catholique) qui prétendirent régenter les lectures de l'ensemble des enfants.

Inversement, nous ne sommes pas sûrs que les communistes soient si modérés que les fait Crépin. Sadoul trouve-t-il des charmes à la démocratie rooseveltienne ? Il nous est permis d'en douter. Les critiques que le pamphlétaire anti-BD Sadoul adresse au strip Little Annie Rooney (une « orpheline perpétuellement recueillie par des millionnaires au grand cœur », dont les histoires sont « d'une écœurante fadeur ») ressemblent beaucoup à celles que le critique de cinéma Georges Sadoul adresse au cinéma de Frank Capra : ce sont des histoires où les héros sont toujours sauvés au dernier moment par le milliardaire. Décrire le cinéma de Capra comme de la propagande ultraconservatrice n'indique pas une sympathie bien profonde pour les idéaux de la gauche américaine !

De toute façon, la question des sympathies rooseveltiennes de Sadoul est tout à fait secondaire, puisque le critique communiste qualifie le strip américain, dans sa grande masse, d'ultraréactionnaire, voire de fasciste. Si Sadoul ne verse pas dans les diatribes antisémites des catholiques, sa xénophobie et en particulier son antiaméricanisme n'en sont pas moins évidents. Insister sur l'« l'antiaméricanisme forcené des catholiques » (DEA, p. 33) pour nier celui de Sadoul est un procédé de mauvaise foi13. On est même dans la fâcheuse impression que Crépin condamne l'antisémitisme et l'antimaçonnisme des ecclésiastiques parce qu'il ne peut pas faire autrement, mais qu'il ne condamne pas l'antiaméricanisme de Sadoul (qui n'est pas moins haineux que l'antisémitisme ou l'antimaçonnisme des ecclésiastiques !) parce qu'une telle attitude est, après tout, encore considérée comme légitime dans certains milieux intellectuels français.

L'exemple des dérives xénophobes montre qu'en cherchant de fines nuances selon les groupes de pression Crépin s'est imposé une mission impossible. Il prétend révéler des positions différentes selon les obédiences (« d'un côté des organes progressistes ou chrétiens favorables à une réglementation sévère des illustrés, de l'autre, des organes libéraux ou conservateurs, indifférents ou hostiles [à l'idée d'une telle réglementation] », p. 256) alors même qu'il admet que l'argumentaire contre la BD traverse le siècle (« Ces arguments, assenés brutalement aux spectateurs, n'ont rien de nouveau » écrit-il à propos d'une exposition du style musée des horreurs en 1948, p. 262).

L'explication est cette fois à chercher dans une arrière-pensée de Crépin. En tâchant de montrer la spécificité des attaques de diverses factions, Crépin vise en réalité à faire de l'assaut général contre la BD une description très adoucie. L'argument de Crépin est le suivant : les professionnels de l'enfance appartiennent à des familles idéologiques très diverses ; comment voulez-vous qu'elles s'entendent sur la détestation de la bande dessinée ? a fortiori, comment voulez-vous qu'elles fassent front commun14 ?

 

Le problème sous-jacent : la tentation apologétique

 

On arrive ici au problème sous-jacent qui rend extrêmement discutable, pour ne pas dire polémique, un ouvrage qui eût été sans cela un honnête ouvrage d'historien : les partis pris de Crépin en font essentiellement un apologiste des censeurs.

Le lecteur d'un livre intitulé « Haro sur le gangster » s'attend à y trouver une description des attaques de divers groupes de pression contre la bande dessinée, avant et après la seconde guerre mondiale et non une hagiographie de ces groupes.

Naturellement l'auteur d'un travail historique n'a pas à porter de jugement sur la justesse de la cause des milieux qu'il étudie. Il n'a pas à s'effarer, à s'offusquer, à s'indigner de leurs idées. Mais il importe par contre qu'il restitue complètement ces idées, si outrées qu'elles puissent nous paraître, sans s'encombrer de périphrases. Crépin fait exactement le contraire. Il use d'euphémismes quand il rend compte des arguments des lobbyistes hostiles à la BD et il insiste constamment sur les hautes visées morales des intéressés, parce qu'il cherche essentiellement à les dédouaner.

Le Cartel d'action morale et sociale (connu du grand public pour ses campagnes contre Boris Vian, dont il contribua à empoisonner la courte existence) et son double, la LFRMP, qui furent les véritables initiateurs de l'idée d'une loi réprimant la littérature dessinée, dont ils tracèrent les premiers brouillons, ont droit à une véritable apologie (p. 181-194). C'est au point que le lecteur ne comprend plus comment ces républicains de la première heure, grands humanistes, grands démocrates, grands résistants, ont fait passer en 1939 un texte antipornographique au titre de la « Protection de la race », ni par quel heur ce qui deviendra la loi de 1949 traîne d'abord dans les cartons du gouvernement de Vichy.

Les biographies (p. 206-211) de Mathilde Leriche, bibliothécaire anti-BD, de Raoul Dubois, instituteur communiste et dirigeant de mouvement de jeunes, probablement le plus virulent des adversaires de la BD à la Commission de surveillance, sont véritablement des vies de saints et on se prend à regretter que l'abbé Pihan, collègue de Dubois à la Commission, n'ait pas pensé à les faire peindre au lavis par Robert Rigot, autre commissaire.

Parallèlement, Crépin éprouve pour la censure et les censeurs une indulgence qu'il dissimule mal. Si l'emploi des termes « ce sujet brûlant » (pour la moralisation du cinéma et de la presse pour adultes) (p. 292) peut apparaître comme une simple étourderie ou une maladresse d'expression, on décèle dans maint passage une sensibilisation, pour ne pas dire plus, à l'argumentaire des éducateurs. Crépin joue même sur deux tableaux. Il feint de considérer les écrits des éducateurs contre la BD, qui sont en réalité des écrits de propagande, et qui sont souvent des pamphlets extrêmement violents, comme s'ils étaient neutres, et il se donne par conséquent le luxe de mettre au jour le caractère frauduleux de leurs arguments. Ayant établi par cet artifice sa lucidité et montré qu'il appelle chat un chat, il use ensuite d'euphémismes.

Donnons quelques exemples. De la lucidité d'abord. L'abbé Bethléem est antisémite (p. 214, p. 220-221, passim). Les adversaires de la bande dessinée recourent à la pseudo-science (p. 229), en inventant des statistiques sur les lectures des délinquants juvéniles, statistiques reprises sans esprit critique par la presse du temps. Georges Sadoul dénonce la mainmise des trusts sur la BD, mais, nous explique Crépin, l'alliance entre Disney et le trust Hearst est un simple accord de distribution du strip Mickey Mouse (p. 240). Quant à l'empire de presse Del Duca, il est, à la date où écrit Sadoul, encore embryonnaire (p. 242) ! Georges Sadoul recourt parfois, nous avertit Crépin, à l'affabulation pure et simple. « Dans sa rhétorique anticapitaliste, Sadoul introduit même le thème des deux cent familles » : les marchands de champagne français auraient facilité l'entrée en France du strip américain en l'échange de tarifs douaniers favorables sur les vins et spiritueux français entrant aux Etats-Unis (p. 242). Ces accords « n'existaient que dans l'imagination de Sadoul » (p. 243). L'argument du dumping du strip américain est lui aussi infondé et appartient à la propagande communiste (p. 247). On pourrait continuer longtemps la liste de ce que Crépin trouve outré, mensonger, indélicat, ou encore de ce qui trahit chez les éducateurs une incompréhension du genre nouveau qu'est la bande dessinée.

Tout cela est très joli, mais ces notations sont de celles que peut faire tout lecteur un peu historien, capable d'une lecture un peu critique, qui tomberait sur la prose des intéressés !

Des exemples des euphémismes, ensuite. Ayant établi son objectivité et sa lucidité, Crépin tâche de sauver ce qui peut l'être, et il trouve alors du charme aux censeurs. Cela le conduit à réhabiliter Georges Sadoul, qui à l'en croire n'aurait pas écrit le violent pamphlet contre les journaux de l'« âge d'or » que décrivent les historiens de la BD, mais un ouvrage beaucoup plus subtil et contrasté qu'on ne l'a dit.

« Georges Sadoul se montre beaucoup plus mesuré que ses confrères » dans l'appréciation du strip américain. « Il reconnaît le talent et la fraîcheur incontestables des séries de Walt Disney, même s'il trouve qu'elles sont très inférieures à ses dessins animés. De même, il accorde, avec un plaisir non dissimulé, verve et entrain au Pim, Pam, Poum de Kern [sic] et ne trouve "pas grand chose à reprendre au Mathurin (ou Popeye) de Segar [...], ni aux loufoqueries de la Famille Illico..." » (p. 232) « Il reconnaît des qualités artistiques incontestables à Walt Disney qui "a su en quinze ans se perfectionner et s'adapter à toutes les techniques nouvelles". » (p. 218)

Ainsi citées hors de leur contexte, les appréciations de Sadoul paraissent nuancées, voire empreintes d'un enthousiasme mitigé pour le strip américain. C'est l'un des chevaux de bataille de Crépin. Malheureusement, on nage ici en pleine irréalité. Sadoul est, on l'a dit, un pamphlétaire légèrement moins virulent que les abbés. Il n'y a aucun moyen par lequel un pamphlet qui reste extrêmement violent puisse devenir une apologie, même d'un nombre réduit de strips américains !

Le talent et la fraîcheur des séries Walt Disney ? Sadoul décrit un peu plus haut le personnage de Mickey comme le produit d'une multinationale lancée à la conquête du monde (« Mickey... constitue à lui seul une firme industrielle », Sadoul, p. 14) et Sadoul tâche de décrire une production industrielle « taylorisée » des strips américains, en pataugeant dans une description d'une incroyable confusion (ce que relève Crépin, à bon escient, p. 240), où la réalisation d'une BD est confondue avec celle d'un film ou d'un dessin animé.

Les compliments de Sadoul sur les Katzenjammer Kids de Knerr, Popeye de Segar et Bringing Up Father de McManus ? Crépin oublie de nous dire qu'ils sont accompagnés d'une critique de Little Annie Rooney (« orpheline perpétuellement recueillie par des millionnaires au grand cœur » dont les histoires sont « d'une écœurante fadeur »), de Pete the Tramp (« paresseux et peu sympathique »), de Jungle Jim (« ton extrêmement belliqueux »), de Flash Gordon (« histoire à héros déculottés et à héroïnes dépoitraillés du type de [sic] Brick Bradford  »), de Mandrake le Magicien (qui a droit à : « la puérilité des aventures... confine au prodige »). On n'est pas plus élogieux ! Et nous découvrons au passage que le critique de cinéma Sadoul et le pamphlétaire anti-BD se contrecarrent parfois. Si Bringing Up Father de McManus est sauvé, c'est que Sadoul sait que McManus « collabora, avant la guerre, avec Emile Cohl, pour transformer en dessins animés son célèbre Snookum » (Sadoul, p. 25). La remarque vaut aussi pour Walt Disney : les compliments mesurés de Sadoul sont adressés au cinéaste et les bandes dessinées sont sauvées par raccroc.

Cette résolution de Crépin de trouver de la mesure et de la réflexion chez les adversaires de la BD atteint parfois au ridicule et il finit, faute de mieux, par retenir comme une qualité l'absence d'un défaut. Mathilde Leriche « ne se préoccupe pas de l'origine étrangère des dessins qu'elle critique » (p. 218-219). Autrement dit, la bibliothécaire n'ajoute pas la xénophobie à ses défauts : elle déteste toutes les bandes dessinées sans distinction d'origine nationale ou ethnique !

Louis Pauwels, dont Crépin nous a pourtant cité des phrases à faire dresser les cheveux, « apparaît comme l'observateur de la presse enfantine le plus rigoureux et le mieux informé » p. 243, au seul prétexte qu'il se déclare mal convaincu par l'argument grotesque et qui avait déjà été mis en pièce par Paul Winkler lui-même selon lequel les grands strips américains auraient coûté moins cher aux éditeurs français que la production de tâcherons locaux.

Quant à Sadoul (encore lui !), les diverses insultes qu'il adresse aux strips américains sont ainsi mitigées : Sadoul ne va pas jusqu'à qualifier de fascistes les strips d'Opera Mundi15. De fait, Sadoul ne traite d'ouvertement mussoliniennes que les publications du « fasciste italien Del Duca » (Sadoul, p. 23), pourtant notoirement antifasciste ! Un chapitre de Ce que lisent vos enfants est titré :  « La presse enfantine mussolinienne publiée en France. » (Il s'agit de la presse Del Duca.) Un bon exemple de strip mussolinien est Brick Bradford ! D'un autre côté, les strips du KFS, y compris Mickey Mouse, sont traités de nazis, et de fascistes au moins par raccroc, puisque Sadoul dénonce en Hearst le « propagandiste le plus éhonté... dans son pays et dans le monde d'Hitler et du fascisme. C'est ainsi [conclut Sadoul dans un passage souvent cité par les historiens de la BD pour son caractère involontairement comique] qu'une innocente souris peut cacher, dans son ombre, un grand fauve hitlérien. » (Sadoul, p. 15)

En conclusion, Crépin, quand il est dans son ton « lucide », enfonce des portes ouvertes, c'est-à-dire qu'il dénonce des personnes, des arguments, des idéologies qui sont déjà disqualifiés. Il tâche ensuite de sauver, à grand renfort d'euphémismes et grâce à une lecture biaisée, tout ce qui lui paraît passable à la rigueur. Nous ne sommes pas éloigné de penser que le directeur de thèse a beaucoup contribué à calmer son doctorant qui, sans cette influence émolliente, eût trouvé invariablement du charme et de la profondeur à tous les ennemis de la BD.

 

Un mauvais procès : analphabétisme, violence, érotisme

 

Crépin n'est pas loin de partager les préventions des éducateurs contre les bandes dessinées. Tout au long de son ouvrage, il adopte une stratégie qui consiste à se placer ostensiblement du point de vue des adversaires des illustrés, afin de replacer leur argumentation dans son contexte et dans sa logique propre. Mais, ce faisant, l'auteur passe insensiblement de la neutralité à une position tranchée, et il dévoile sans cesse son accord fondamental avec les reproches adressés à la littérature dessinée. Crépin parvient de cette façon à valider la plupart des griefs adressés au médium.

La disparition des textes. A propos d'une diatribe de Jean de Lardélec (ce pseudonyme - Lardélec c'est la revue des lectures - cacherait l'abbé Bethléem lui-même), Crépin note ceci :

« Ce jugement comprend deux condamnations importantes. La première sur la qualité des dessins fait apparaître une incompréhension de ce nouveau genre graphique qu'est en France la bande dessinée... En revanche, Jean de Lardélec constate avec raison la médiocrité des textes intégrés aux images ou les accompagnant. Le plus souvent ils trahissaient leur provenance, italienne ou anglo-saxonne, et avaient été traduits rapidement, sans aucune recherche de la qualité de la langue. » (DEA, p. 36-37)

Malheureusement, l'incompréhension semble être ici celle de l'universitaire, puisque tous les théoriciens du fameux genre graphique nouveau s'accordent sur le fait qu'il ne s'agit en aucun cas d'une littérature illustrée et qu'on n'a donc pas à juger les textes selon des critères littéraires (pas plus qu'on n'a à juger des dialogues d'un film comme s'il s'agissait de théâtre classique). On voit donc que, tout en prétendant les critiquer, l'auteur adopte en réalité les positions des adversaires des illustrés.

La violence et l'érotisme. Ici encore, l'auteur prend le parti des gens dont il prétend analyser le discours. Crépin écrit ceci dans son mémoire de DEA :

« ... aux Etats-Unis la bande dessinée s'adresse tout autant aux adultes qu'aux enfants. Les thèmes abordés sont donc beaucoup plus vastes et les auteurs ne dédaignent pas d'utiliser l'érotisme ou la violence, tout comme les cinéastes. En conséquence, n'est-il pas inévitable que parents et éducateurs appellent [sic] à l'immoralité et demandent une intervention de l'Etat, jusque là absent [sic] de la presse enfantine ? » (DEA, p. 26-27)

Le résumé de la thèse mis en ligne sur la toile reprend le même thème mais trahit une certaine hésitation de l'auteur. On y lit :

« Aux Etats-Unis, ces séries sont offertes à tous les publics dans les quotidiens et leurs suppléments dominicaux. Il n'existe pas de différenciation entre bande dessinée dite pour enfants et bande dessinée dite pour adultes. Les auteurs cultivent donc un naturalisme violent et une sensualité avouée dans les limites tolérées par le puritanisme américain. Ces audaces, pourtant le plus souvent timides, détonnent dans la presse enfantine française... »

La thèse précise un peu la pensée de Crépin sans la rendre plus cohérente :

« Les bandes dessinées étaient aux Etats-Unis destinées à tous les publics, et pas spécialement aux enfants. Les récits d'aventures étaient donc peuplés d'héroïnes plus ravissantes les unes que les autres qui possédaient tous les charmes susceptibles d'attirer le public masculin. Les dessinateurs se permettaient quelques audaces qui restaient encore, et pour de longues années, bien modestes : jeunes femmes en déshabillé dont les transparences suggéraient la rondeur des formes, épaules et jambes dévêtues... Les effets de la réaction puritaine, qui avait éclaté au lendemain de la première Guerre mondiale, demeuraient contraignants et n'autorisaient pas plus de fantaisie. » (p. 234. La dernière phrase renvoie au chapitre consacré à l'érotisme de l'ouvrage d'Edouard François, L'Age d'or de la bande dessinée, SERG, 1972.)

Tous ces passages sont autant de tissus de contradictions et un lecteur qui ne connaîtrait pas lui-même le strip américain ne saurait que penser de cette littérature. L'affirmation qu'on trouve dans le strip violence et sensualité s'accorde mal avec la mention du puritanisme américain ! Inversement, si cette violence et cette sensualité existent, comment peuvent-elles constituer des « audaces timides » ou des « audaces modestes » ? De plus, le raisonnement paraît paradoxal : s'il n'y a pas de distinction aux Etats-Unis entre bandes adultes et bandes enfantines, on est face à un divertissement « pour tout public » ou « familial », qui évite par conséquent les excès. La situation du strip est dans ce cas comparable à celle du cinéma destiné aux familles ou à celle de la télévision. Comics, cinéma et télévision ont certes été violemment attaqués par des ligues de vertu, outre-Atlantique, mais ils n'ont pas été attaqués en tant que divertissement pour adultes qui serait consommé clandestinement par des enfants !

Il se trouve que cet argument du strip américain « littérature pour adultes » est une véritable tarte à la crème des adversaires des littératures dessinées. On le retrouve sous la plume de l'abbé Pihan, du communiste Raoul Dubois, elle figure dans les Rapports de la Commission de surveillance. En la faisant sienne, Crépin joue délibérément sur une ambiguïté notionnelle, qu'éclaire la référence au cinéma (les fameuses bandes pour adultes seraient l'équivalents des films que les commissions concernées interdisent sagement aux mineurs), voire sur une ambiguïté sémantique (en français, l'expression « pour adultes » signifie aussi « érotique »).

En réalité, l'argument ne vaut absolument rien. Le strip américain ne contient tout simplement pas les nudités et la violence que décrivent les adversaires de la BD. Les BD américaines dont il est question dans la prose des censeurs, c'est-à-dire les BD d'aventures (qui ne représentent d'ailleurs en rien le strip américain dans sa totalité : on a traduit précisément ce qui était le plus susceptible de plaire à des enfants) peuvent se comparer à la littérature ou au cinéma de la même époque et qui relèvent du même genre. Si l'on interdit les BD de Tarzan, il faut aussi interdire les romans d'aventures de Burroughs, et non seulement les histoires de l'homme-singe (et les films qui en ont été tirés), mais aussi les romans planétaires et les westerns. Si la rondeur d'un sein, une silhouette qu'on devine sous une chemise de nuit translucide sont choquantes dans les vignettes d'Alex Raymond ou de Clarence Gray, il faut interdire aussi l'illustration romanesque, y compris les illustrations victoriennes de H. J. Ford pour les contes de fées d'Andrew Lang (les Fairy Books of Many Colours), où l'on trouve les mêmes rondeurs et les mêmes silhouettes. Si Flash Gordon ou Prince Valiant sont de mauvaises lectures, il faut interdire également les romans de Scott ou de Dumas.

Crépin se montre ici quelque peu gêné aux entournures, car il essaie, plus qu'ailleurs, de justifier l'argument de l'érotisme en se plaçant du point de vue des adversaires des illustrés, qui sont souvent des ecclésiastiques. « Cet érotisme timide est apparu torride à l'abbé Bethléem et à ses confrères », p. 234. Mais l'auteur passe ici encore d'une position neutre à une position tranchée, en notant que cet érotisme était malgré tout bien présent, puis à une position maximaliste, en relevant que l'occasion était trop belle et que les censeurs n'allaient pas se priver de faire mousser l'argument du détraquement de la jeunesse par des images libidineuses. Cette idée est bien ancrée chez Crépin, puisqu'elle figure déjà dans le mémoire de DEA :

« Il peut paraître surprenant que des bandes dessinées provenant des Etats-Unis, conçues à une époque où les effets de la réaction puritaine qui succéda à la première guerre mondiale demeurent contraignants, contiennent cet érotisme même si ces bandes étaient destinées aux adultes. S'adressant en France à des enfants, elles ne manquent pas de scandaliser. »

Suivent des propos de catholiques extraits de La Revue des lectures et du Patronage sur la nudité de Tarzan. L'auteur écrit ensuite :

« A l'époque où la sexualité et la représentation du corps étaient surveillés et réprimés, ces images ne pouvaient que choquer. Et Georges Sadoul ne se prive pas de jouer sur cette corde sensible pour horrifier ses lecteurs devant le spectacle corrupteur offert à leurs enfants. » (DEA, p. 39-40, rédaction à peu près identique dans la thèse, p. 234-35.)

Vient ensuite le passage célèbre de Sadoul sur les reines en soutien gorge et l'esthétique du music-hall :

« L'esthétique de Brick Bradford est celle du music hall, femmes nues ou peu s'en faut, hommes non moins déshabillés, défilés de girls empanachées, baisers et étreintes partout, c'est le plus bas et le plus direct appel au sexe. Qu'on n'oublie pas que cette publication est lue par de enfants de huit à seize ans et qu'une telle littérature de style Folies-Bergères est de nature à compromettre leur formation et leur équilibre sexuel », Sadoul, p. 34.

Est-il besoin de le préciser ? on est, avec ce passage de Sadoul, dans la fumisterie la plus éhontée. Nous n'avons trouvé dans les daily strips et les sunday pages de Brick Bradford aucune « femme nue ou peu s'en faut » (le maximum de dénudation qu'on trouve est celui de femmes en maillots de bain), aucun « défilé de girls empanachées », pas plus que de « baisers ou d'étreintes » (c'est-à-dire, si les mots ont un sens, de coïts), qui appartiennent donc tous aux fantasmes du stalinien Georges Sadoul, qui fait feu de tout bois pour diffamer le newspaper strip, ses auteurs et ceux qui le publient en France. Relever ce passage sans commentaire comme le fait Crépin, en laissant entendre que l'occasion était trop belle, revient à cautionner les pires excès d'un pamphlétaire déchaîné et quasi délirant.

Encore une fois, ce problème de l'érotisme n'a rien d'un détail. L'accusation de pornographie lancée contre les illustrés pour enfants traverse le 20e siècle. Pour les éducateurs, l'érotisme constitue un genre des illustrés destinés à la jeunesse, à côté du genre cow-boy ou du genre moyen âge ! En réalité, cet érotisme est totalement absent de la littérature d'où il est censé avoir émergé (le strip américain) pour contaminer les autres (la BD française des illustrés et des récits complets), sauf si l'on étend l'acception du terme jusqu'à lui faire englober n'importe quelle représentation de la figure féminine. Telle est effectivement la position des censeurs de la Commission de surveillance, qui pourchasseront activement les présences féminines dans la bande dessinée. On est un peu gêné de constater que c'est apparemment la position de Crépin16.

On peut dire de la violence ce qu'on vient de dire de l'érotisme. Ici encore, Crépin, qui prétend expliquer les réactions des éducateurs en nous replaçant dans le contexte du temps, adopte exactement la même position que ses auteurs.

« En 1934, les Etats-Unis sortent tout juste de la prohibition et de la mythologique guerre des gangs. Des gros titres des journaux, les affrontements entre gangsters et policiers passent dans la bande dessinée et le roman. Toute cette histoire chargée de violence entre brutalement dans la presse enfantine française à un moment où la représentation de la violence commence à soulever des protestations au cinéma. » (DEA, p. 40, rédaction très similaire dans la thèse, p. 237.)

Cette invasion de strips policiers est une pure invention. Sorti de Dick Tracy, Secret Agent X-9, Radio patrol, Red Barry, Dan Dunn, Jim Hardy, où sont les histoires de détectives dans le strip américain des années 1930 ? Et quelle place est faite à ces strips dans les journaux de l'« âge d'or » ? Les adversaires de la bande dessinée en sont réduits à décrire n'importe quel strip d'aventures du temps, King of the Royal Mounted, Myra North, comme un strip policier ou d'espionnage. (Pour Sadoul, King met en scène un « lieutenant de gendarmerie [sic] qui poursuit de terribles bandits pour l'amour d'une jeune fille » ; Myra North est une « histoire d'espionnage », Sadoul, p. 35.) En accréditant la thèse d'un extrême développement du genre policier, Crépin ne fait, une fois encore, que reprendre les thèmes des éducateurs eux-mêmes, la série policière étant censée caractériser les mauvais illustrés pour les ecclésiastiques des années 1930, qui les recouvrent du terme méprisant d'« illustrés gangsters ».

Dans cet examen des griefs contre les « mauvais illustrés », il conviendrait pour finir d'examiner les publications des accusateurs. Mon camarade, de Georges Sadoul, est un journal révolutionnaire, qui apprend aux petits enfants du prolétariat à se révolter contre le flic et le proprio, et un journal stalinien, qui chante les louanges de la Russie soviétique, paradis des enfants. Cœurs Vaillants, s'il n'a rien de nazi (il a dénoncé avant-guerre les « fascistes de droite et de gauche »), est pendant l'Occupation un journal maréchaliste. Voilà les bons journaux. Les mauvais journaux sont les journaux « commerciaux », c'est-à-dire ceux qui ne prêchent aucune doctrine. En un retournement parfait, ce sont ces journaux commerciaux qui sont considéré comme les organes d'une dangereuse propagande, et qui sont accusés d'endoctriner l'enfant dans les idées les plus dangereuses. Ce véritable enjeu du débat, Crépin n'y arrive qu'à contrecœur et comme en passant. Des journaux « commerciaux «, il écrit : « Ces illustrés apparaissent presque comme des éléments de subversion car ils risquent d'éloigner les enfants des doctrines que les éducateurs cherchent à lui inculquer, en lui inspirant des rêves qu'ils ne pourraient pas contrôler ou surveiller. » (p. 238)

 

Un argumentaire limité

 

Résumons. Crépin prétend amener de fines distinctions dans l'argumentaire contre les illustrés, selon les obédiences et selon les littératures attaquées. Ces distinguos entre les diverses factions selon leur degré de virulence et selon le type d'arguments qu'ils emploient l'amènent fatalement à classer ces arguments en fonction de leur pertinence et à déclarer certains reproches mieux fondés que d'autres. Quant à la distinction selon les littératures, elle conduit Crépin à supposer que le contenu des illustrés de l'« âge d'or », c'est-à-dire le strip américain, présenterait des problèmes spécifiques, alors que les éducateurs attaquent tout simplement la forme la plus récente de littérature dessinée. Notre auteur n'a alors d'autre choix que de chercher quelle serait l'originalité de cette littérature - le strip américain -, qui en ferait le modèle de la mauvaise bande dessinée, et fait siens dès lors les mauvais arguments des éducateurs : érotisme, violence, illettrisme.

En cherchant des distinctions artificielles selon les groupes de pression et selon les littératures attaquées, Crépin a doublement embrouillé la question. En réalité, l'argumentaire contre les littératures dessinées est assez limité. Ce sont les mêmes arguments (une dizaine) qui sont inlassablement recyclés, de pays en pays, de génération en génération, contre la forme contemporaine du récit en images.

Cet argumentaire unique vise par conséquent des BD très différentes. Les arguments des jésuites de 1920 contre la bande dessinée française avec texte sous l'image sont les mêmes que ceux d'auteurs français écrivant à la fin du 20e siècle et tonnant contre... le manga. Il s'ensuit des contradictions insurmontables entre adversaires de la littérature dessinée. Une littérature dessinée quelconque est attaquée d'un côté de l'Atlantique, mais pas de l'autre ! Aux Etats-Unis, nul, pas même le docteur Wertham (Seduction of the innocent, 1954), n'ose s'en prendre au newspaper strip, qui, lu quotidiennement par plusieurs dizaines de millions de lecteurs de tous les âges et de toutes les classes, présente des garanties de qualité le rendant inattaquable, alors qu'en France ce même strip américain est la cible principale (mais en aucun cas l'unique cible !), au moins dans les années 1930. Mêmes contradictions entre les générations ! La forme la moins récente de la littérature dessinée est fréquemment réhabilitée, de sorte que des auteurs qui, dans les années 1970, auraient dénoncé violemment les bandes dessinées Disney (par exemple des bien-pensants de gauche écrivant dans Le Monde diplomatique), insistent à la fin du 20e siècle sur leur cohérence narrative, par opposition à l'aspect « non linéaire » des affreuses BD japonaises, nouvelles venues.

Dans cet argumentaire général contre la littérature dessinée, on peut relever :

• L'éducation à l'analphabétisme par une forme de littérature comprenant très peu de textes, et d'une langue très fautive.

• L'action pernicieuse sur les nerfs d'une littérature trop violente (le sensationnalisme).

• L'érotisme, la pornographie et l'incitation à une sexualité précoce.

• L'endurcissement à la violence et le caractère criminogène (par suggestion et par instruction technique).

• L'incitation au rêve et la fonction « déréalisante ». (« Un tel genre d'histoires est fait pour éloigner l'enfant de tout sens des réalités et lui faire faire des rêves impossibles », Sadoul, p. 26.)

• La promotion d'attitudes antisociales : sexisme, racisme, xénophobie, fascisme.

• La fabrication industrielle d'une littérature de qualité douteuse.

• L'invasion commerciale et la promotion d'une littérature étrangère au génie national.

Contentons-nous d'un exemple relatif au dernier point évoqué : la dénonciation des trusts traverse le siècle et les courants politiques, depuis les diatribes xénophobes et antisémites des ecclésiastiques d'avant 1914 jusqu'aux dénonciations de la multinationale « impérialiste » Disney par les marxistes chiliens Mattelart et Dorfman (Donald l'imposteur ou l'impérialisme raconté aux enfants, 1976 pour la traduction française), en passant par la dénonciation des agences de presse capitalisto-fascistes par Georges Sadoul en 1938 et celle du complot des puissances d'argent américano-judéo-maçonniques par monsieur Coston et ses amis, sous l'Occupation.

 

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Conclusion

 

Notes


1. Somogy/CNBDI, 2000. Retour au texte

2. L'ouvrage de Crépin reprend « Haro sur le gangster ! » La presse enfantine entre acculturation et moralisation (1934-1954), thèse de doctorat, sous la direction de Pascal Ory, Paris 1, 2000. Retour au texte

3. Ce que lisent vos enfants, Bureau d'édition, 1938. Retour au texte

4. Les catholiques, les communistes et la presse enfantine, 1934-1940, mémoire présenté en 1987-88 à l'université de Paris X Nanterre, DEA d'histoire de la France contemporaine. Retour au texte

5. La contradiction apparaît bien p. 247. Crépin note que « la situation du marché de la presse enfantine en 1949 ne ressemble plus à celle qui prévalait dix ans plus tôt, quand Opera Mundi et ses bandes dessinées américaines submergeaient les illustrés... ». Après quoi, le paragraphe suivant démarre sur « Ce triomphe des "trusts des journaux d'enfants" a très tôt provoqué les interrogations des éducateurs... » Retour au texte

6. Précisons bien que les faits historiques rapportés ne posent pas problème en eux-mêmes. L'hostilité des milieux d'éducateurs à la BD française du début du siècle est bien attestée. L'arrivée des journaux de « l'âge d'or » a incontestablement déclenché des réactions d'hostilité virulentes des mêmes milieux. C'est l'incapacité de Crépin à intégrer ces deux vagues de dénonciations dans un ensemble plus vaste qui motive nos critiques. Retour au texte

7. Dans une revue interne à l'union des Œuvres, Communications CV, n° du 3 janvier 1938 [cité par Crépin, DEA, p. 52], une « note du comité de rédaction » précise : « Comme vous avez pu le remarquer, nous avons augmenté ces dernières semaines la proportion d'histoires en images dans notre journal [Cœurs Vaillants]. Ceci pour répondre à la fois au désir exprimé par plusieurs d'entres vous, et aussi à cause de l'offensive que nous voyons se dessiner contre nous par le trust des nouveaux journaux abondamment illustrés. » La même source précise : « Toutefois, nous voulons résister à la solution paresseuse qui consisterait à donner un Coeurs Vaillants tout en images. Ce serait à certains points de vue plus facile, mais nous estimons qu'il faut réagir contre cette tendance à instruire l'enfant uniquement par l'imagination. La vogue du cinéma a déterminé chez beaucoup d'enfants une véritable paresse intellectuelle et c'est pourquoi nous sommes décidés à maintenir des articles aussi bien rédigés que possible mais qui, expliqués et commentés par vous, aideront l'enfant à assimiler des idées-forces dont il a besoin plus que jamais à l'heure actuelle. » Retour au texte

8. Pascal Ory, « Mickey Go Home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950) », publié dans la revue Vingtième siècle, oct. 1984, repris dans Thierry Crépin, Thierry Groensteen (éd.), On tue à chaque page, Editions du temps/Musée de la bande dessinée, 1999. Retour au texte

9. Le support qui accueille Saint-Ogan, Excelsior-Dimanche, qui deviendra Dimanche-illustré, supplément dominical du quotidien Excelsior, publie des bandes américaines avec bulles (la s. p. des Gumps, rebaptisée La Famille Mirliton, et la s. p. de Winnie Winkle, devenue Bicot président de club), et c'est sur ces bandes américaines que Saint-Ogan modèle son Zig et Puce, qui aura une influence déterminante sur le jeune Hergé. La parenté des Zig et Puce et des premiers Tintin avec le strip américain de l'époque, tant stylistiquement que dans le dispositif formel (la BD à bulles), devait être évidente pour tout lecteur de l'époque connaissant les deux littératures dessinées, la française et l'américaine. Retour au texte

10. « Après la guerre, la xénophobie du discours sur la presse enfantine n'est plus limitée qu'à l'antiaméricanisme de guerre froide professée par les communistes », p. 214. « Cet antiaméricanisme traverse tous les discours catholiques sur la presse enfantine avant la guerre alors que ce thème n'est pas aussi sensible dans les écrits communistes ou laïques. Georges Sadoul manifeste bien plus une opposition aux méthodes capitalistes de réalisation et de distribution des bandes américaines qu'à leurs créateurs et leur origine. » p. 217. « La xénophobie des éducateurs catholiques, teintée d'antiaméricanisme et d'antisémitisme sous la plume de l'abbé Bethléem, disparaît ainsi après le conflit mondial pour laisser place à un antiaméricanisme communiste de guerre froide », p. 297-8. Passim. Retour au texte

11. Pascal Ory, « De Baudelaire à Duhamel : l'improbable rejet », Denis Lacorne, Jacques Rupnick, Marie-France Toinet, L'Amérique dans les têtes, Hachette, 1986. Retour au texte

12. Par exemple p. 224, où il écrit que des Renaudy ou des Coston seraient gagnés par la « contagion xénophobe » de la « prose parfois ignoble » de l'abbé Bethléem. Retour au texte

13. Voici la conclusion du DEA : « Les thèmes privilégiés du discours des catholiques et des communistes illustrent les hantises de ces composantes particulières de la société française des années trente et leurs préoccupations dans un monde qu'ils jugent hostiles. Prompts à déceler des complots, ils réagissent tardivement mais vigoureusement à l'apparition d'une presse enfantine d'une conception nouvelle et aux composantes américaines et italiennes. Si l'antiaméricanisme mobilise peu les communistes qui portent une attention bienveillante aux Etats-Unis de Roosevelt, il joue pleinement dans le discours catholique. Toutefois, les deux discours se rejoignent dans un chauvinisme affirmé haut et fort, de même [sic] dans la dénonciation du contenu de ces illustrés jugés corrupteurs et incompatibles avec les efforts de moralisation des loisirs populaires, le choc de ces illustrés étant d'autant plus difficilement ressenti qu'ils comportaient parfois des bandes dessinées destinées au adultes aux Etats-Unis. Si catholiques et communistes combattent avec la même force des maisons d'édition qui leur semblent recéler une volonté de totalitarisme financier et commercial, ils ne recherchent pas dans la même direction les auteurs d'un éventuel complot dont le but serait la domination des esprits de l'enfance française : les uns dénoncent les communistes, les autres des fascistes qui bénéficient de l'appui des capitalistes propriétaires de ces nouveaux illustrés. » (DEA, p. 48.) Retour au texte

14. Voir aussi Thierry Crépin, « Le Mythe d'un front commun », « On tue à chaque page », op. cit., p. 43-52. Retour au texte

15. L'évolution de Crépin, entre le DEA et la thèse, ne l'a nullement conduit à plus de sévérité vis-à-vis des adversaires de la BD. Il a au contraire multiplié les précautions et les euphémismes, et supprimé des objections. Selon le mémoire de DEA de Crépin, Sadoul qualifie les strips de Hearst de préparatoires au fascisme. « Sadoul tente alors de démontrer que les bandes dessinées distribuées par le "syndicate" de Hearst amènent au fascisme par l'apologie de la violence et le culte du héros, véritable sur-homme, et la représentation négative des révolutionnaires. » (DEA, p. 46) Selon la thèse de Crépin, Sadoul reste prudemment en-deçà de l'accusation. « Ces indices ne lui paraissent cependant pas suffisants pour accuser les illustrés d'Opera Mundi de propagande fasciste. » (thèse, p. 251) Des critiques adressés à Sadoul disparaissent entre le DEA et la thèse. Le passage du DEA cité à l'instant continue ainsi : « Si Sadoul n'a certainement pas tort dans toutes ses analyses, ces bandes dessinées s'adressant aux adultes aux Etats-Unis contenaient une violence réelle et mettaient en avant des héros beaux et musclés, personnifications de l'Amérique triomphante, ses choix sont toujours très orientés et ses oublis significatifs. Il néglige La Famille Illico, de George McManus qui, à travers l'ascension sociale soudaine d'une famille pauvre se livrait à une critique sociale des Etats-Unis. Dans son souci d'établir un lien entre le capitalisme et le fascisme à travers Hearst et les illustrés distribués par son "syndicate", Sadoul se garde bien d'en présenter toute la production publiée en France. » (DEA, p. 46) Ce passage a disparu de la thèse et on peut supposer que le doctorant a jugé la critique adressée à son auteur peu pertinente. Retour au texte

16. Une défense habituelle dans ce genre de situation consiste à se replacer « dans l'esprit de l'époque ». Il est bien entendu que des choses qui nous paraissent parfaitement anodines étaient considérées naguère comme osées. Si elles sont admises aujourd'hui, c'est à cause d'un phénomène mystérieux appelé « l'évolution des mœurs ». Cet argument, d'ailleurs spécieux, ne peut être invoqué ici, car les normes que les éducateurs prétendaient imposer aux enfants ne correspondaient nullement à ce qui était considéré comme acceptable dans la société du temps. Les rhabillages des personnages féminins dans les BD américaines publiées en France, ces poitrines aplaties, ces jupes en triangle qui vont jusqu'aux chevilles, ne correspondent à aucune mode d'aucune époque : elles sont l'application pure et simple de l'injonction de faire disparaître la silhouette féminine, injonction qui n'a pas cours en dehors des publications enfantines. Retour au texte

 

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