en marge des
Principes des littératures dessinées
Par Harry Morgan
«
Contrairement à un mythe tenace... »
ou
Comment un historien de la presse enfantine travaillant sur la censure des littératures dessinées en France parvint à justifier les menées des censeurs
(suite de la 2e
partie)
Les dangers du révisionnisme
Le procédé apologétique de Crépin que nous venons d'illustrer confine parfois au ridicule. A en croire notre auteur, la Commission n'est jamais pour rien dans l'arrêt ou dans la mévente des illustrés, qui est due invariablement à la « lassitude de son lectorat » ou au fait que les auteurs avaient arrêté la série dans son pays d'origine ! Les journaux d'après-guerre de Del Duca se vendent mal. Diagnostic de Crépin : fatigue du lectorat. A propos de Hurrah !, Crépin écrit : « L'explication de cette interruption, cette fois définitive le 24 octobre 1953, est plus à rechercher dans les résultats décevants de l'illustré. » (p. 367, phrase incomplète dans l'original). Il ne vient pas à l'esprit de Crépin que ces journaux se vendaient mal précisément parce que l'éditeur s'était vu contraint de les remplir de séries insipides, crainte des foudres de la Commission. L'admettre, ce serait reconnaître que la Commission a eu une action néfaste sur la bande dessinée, et Crépin ne peut s'y résoudre. Le choix du contenu des illustrés relève donc selon lui des seuls éditeurs, hommes sans imagination, prisonniers de formules désuètes et qui ne comprennent plus leur nouveau public, celui des enfants du baby boom.
Gazelle blanche ne paraissait déjà plus en Italie lors des derniers numéros du récit complet ; le personnage avait été repris par Marcouleta à la demande de la SAGE (p. 349). Ce personnage déjà disparu dans son pays, suggère Crépin, ne pouvait donc avoir un grand avenir. Comme les Italiens ont produit directement pour le marché français pendant des décennies, l'argument ne vaut strictement rien ! Quant au personnage d'Amok, il « disparaît en raison de la lassitude de son dessinateur, Antonio Canale ». D'autre part, ce personnage « ne connaît plus que des rééditions très épurées avant même les premières réunions de la Commission » (p. 349). Et l'auteur, faisant feu de tout bois, arrive à conclure qu'Amok se serait arrêté tout seul, ou bien à l'inverse qu'il aurait continué sous forme de ces rééditions très édulcorées, qu'en tous cas les mises en demeure adressées par la Commission n'ont pas pu peser bien lourd dans la disparition de la publication ! Ici encore, les faits donnent tort à Crépin. La SAGE a republié Amok dans la seconde moitié des années 1960, c'est-à-dire dès qu'elle a eu l'impression qu'elle pouvait le faire sans trop de risques. Si elle n'a pas tenté cette réédition avant, c'est qu'elle jugeait l'entreprise impossible. Et l'argument de l'édulcoration qui aurait permis une continuation tombe du même coup !
Crépin se donne même le luxe de trouver les éditeurs timorés. A propos de l'arrêt par la SAGE du récit complet Collection grand nord roi de la police montée, il note : « La direction du groupe [la SAGE] était devenue bien frileuse car les aventures du Roi de la police montée ne prêtaient plus à des remontrances de la Commission depuis 1951 » (p. 350-351)33. Autant dire que la SAGE dramatise en prenant au sérieux quelques vieilles menaces de poursuites judiciaires !
Crépin utilise aussi un argument « évolutionniste » pour minimiser l'importance des décisions de la Commission. Lorsqu'il est impossible de nier que la Commission a obtenu l'arrêt d'une publication, Crépin suggère que les éditeurs renoncent sans peine à des bandes déjà historiques, voire que la Commission aide des éditeurs prisonniers du passé à franchir le pas et à renoncer à des séries désuètes. Comme il est difficilement contestable que le Fantôme du Bengale ait été sabordé par la SAGE suite à des menaces précises (la Commission a par deux fois transmis le dossier au garde des Sceaux en demandant des poursuites immédiates), Crépin note que cet arrêt n'a pas dû lui coûter, car les temps avaient changé. « Sans doute le succès de publications lancées après juillet 1949 avait-il encouragé la direction du groupe à tourner la page des héros des années trente et à accepter de se soumettre aux exigences de la Commission » (p. 351)34. Encore une fois, il n'est pas question ici de « héros des années trente », c'est-à-dire d'une littérature obsolète à laquelle il faut se résoudre à dire adieu. Il est question de strips américains contemporains. Si certains de ces strips disparaissent, c'est parce qu'ils figurent sur la liste des assassinats programmés de la Commission, nullement parce qu'un éditeur quelconque a décidé de « tourner la page » !
Cette thèse « évolutionniste » est invoquée aussi pour délégitimer la circonspection parfaitement compréhensible des éditeurs. A en croire Crépin, si Le Journal de Mickey d'après-guerre tarde tant à paraître, ce n'est nullement parce que Winkler, dans un climat d'hostilité virulente à la BD, observait l'évolution de la situation, mais parce que, homme du passé, prisonnier de la formule des illustrés de l'« âge d'or », il avait du mal à concevoir un journal adapté aux goûts du public d'après-guerre ! « La raison principale des reports répétés de la sortie de l'illustré de 1948 à 1952 tint probablement à sa longue et délicate gestation. » (p. 370)
Le parti pris de Crépin dans son examen du sort des publications est évident. Crépin part du postulat que la Commission de censure n'a jamais empêché aucune publication de paraître et il s'efforce de démontrer ensuite par des arguments ad hoc que l'arrêt de telle publication n'est pas imputable aux commissaires. S'il lui est impossible de dissimuler qu'une publication se saborde suite à une menace directe de la Commission, Crépin déclare l'affaire sans conséquence, la publication considérée étant un fossile vivant.
Crépin parvient ainsi à saluer presque chaque disparition d'un périodique de bandes dessinées d'un « la Commission n'est pour rien dans cet arrêt » étayé sur des arguments qui confinent parfois à la puérilité. En revanche, Crépin exige implicitement des érudits avec lesquels il rompt des lances (les propagateurs des « légendes tenaces », qui ne sont jamais désignés, mais qui se trouvent être les historiens populaires de la BD, dont la doctrine est résumée par exemple dans les notules de la section Périodiques du BDM), une preuve contraire indubitable (Crépin semble dire : « Vous êtes incapables de me prouver que Tarzan, Gazelle blanche, Amok, etc. se sont arrêtés du fait de la Commission »), preuve contraire qui est par définition impossible à fournir, puisque, comme on l'a vu, la Commission n'est pas responsable de la disparition des revues en vertu d'un quelconque pouvoir réglementaire, et ne dispose que de l'arme de la menace. Même dans le cas le plus flagrant, celui d'une mise en demeure de la Commission, suivie aussitôt de l'arrêt d'une publication, Crépin pourra toujours nier la présence d'un lien de causalité (la mise en demeure n'étant pas théoriquement une injonction d'interrompre une publication, mais seulement une injonction de la mettre en conformité avec la loi !) et il pourra imputer dès lors l'arrêt de la revue à de mystérieuses considérations commerciales. Malheureusement, de telles arguties méconnaissent totalement la réalité du fonctionnement de la Commission, qui ne s'est jamais gênée pour réclamer l'arrêt d'une publication. La phraséologie de la Commission comporte même un terme spécifique, celui de publication inamendable. Une publication inamendable est trop gravement atteinte. Il ne suffit pas d'amputer les parties gangrenées, il faut la sacrifier toute entière.
Crépin se montre donc sur cette question du sort des publications, dangereusement proche du révisionnisme. On peut tout à fait appliquer à cet aspect de son ouvrage la description que fait Bernard Comte du discours négationniste : la méthode « associe l'hypercritique à la fabulation, l'ergotage sur les détails et sur les mots à l'ignorance massive du contexte » et elle « cherche à faire apparaître comme conclusion d'une démonstration ce qui est postulat affirmé dès le départ ».
Hypercritique : l'exigence d'une preuve irréfragable que l'arrêt d'une publication est dû à la Commission, preuve impossible à fournir par définition, parce qu'un éditeur qui arrête une publication n'applique pas une décision judiciaire, ne se plie pas à un règlement, mais cède à des menaces.
Fabulation : l'affirmation que la publication sacrifiée n'entrait plus dans la nouvelle stratégie commerciale de l'éditeur - qu'il en avait déjà fait son deuil.
Ergotage sur des détails : la mention que la publication n'a plus fait l'objet de menaces depuis plusieurs mois, la mention que la bande litigieuse paraît dans une version très édulcorée, et ne peut donc offenser le censeur.
Quant à l'ignorance massive du contexte, elle inclut, comme on l'a vu, l'ignorance réelle ou feinte :
Du fait que la Commission ne s'est jamais gênée pour réclamer l'arrêt d'une publication.
Du fait qu'un éditeur fait continuer une bande étrangère qui marche, quand le matériel original est épuisé et qu'il ne suffit donc pas de dire : « la bande ne paraissait plus en Italie » pour établir que la censure n'est pour rien dans son arrêt en France !
Du fait que des éditeurs comme la SAGE ont constamment recyclé leurs bandes à destination de générations successives de lecteurs, un intervalle de cinq ans suffisant à renouveler le lectorat (les enfants grandissent !), stratégie menée sans désemparer aussi longtemps qu'elle a marché, c'est-à-dire jusqu'à l'agonie du « petit format » au début des années 1980 ! Que dans ces conditions, la constatation qu'une publication s'arrête brusquement devrait en toute logique mettre la puce à l'oreille du chercheur car elle constitue une anomalie. Qu'à tout le moins, des hypothèses telles que des ventes décevantes, un changement des goûts du public enfantin, un changement de stratégie éditoriale de l'éditeur doivent être établies ; qu'on ne peut se contenter de les proposer en quelque sorte par défaut, ou à tout hasard, dans l'unique but d'écarter l'hypothèse d'une interruption suite aux menaces de la Commission - hypothèse qui est, elle, beaucoup plus vraisemblable dès lors qu'on établit que la publication a fait l'objet d'une ou plusieurs mises en demeure !
Crépin cherche donc indiscutablement à faire apparaître comme conclusion d'une démonstration ce qui est postulat affirmé dès le départ : il part du principe que si une publication quelconque s'arrête la Commission n'est en rien responsable de cet arrêt et il opère ensuite, à rebours, une pseudo-démonstration de ce postulat.
L'insistance même de Crépin sur les menaces de la Commission apparaît par conséquent comme un nouvel écran de fumée. En se plaçant sur ce terrain, Crépin peut presque toujours prétendre qu'il n'y a pas de lien direct entre un avertissement de la Commission et l'arrêt d'une publication et il peut dès lors dénoncer dans la prétendue « sentence » frappant tel titre un « mythe tenace ».
L'élément absent : l'obligation de crétinisation des publications enfantines
Mais la focalisation sur les menaces de la Commission contre tel ou tel titre et la décision de l'éditeur de l'arrêter ou de le maintenir comporte un deuxième avantage du point de vue de Crépin : elle lui permet d'éluder presque complètement le second aspect du travail de la Commission, qui est l'édulcoration des bandes. Cet aspect disparaît derrière l'euphémisme habituel selon lequel la Commission cherche à convaincre les éditeurs de recourir à l'autocensure « dans un esprit de modération ». Pour le reste, il faut se contenter de quelques exemples d'altérations, cités de seconde main, d'après des études du Collectionneur de bandes dessinées ou de Hop. Le lecteur a, de ce fait, une vision complètement déformée de l'action de la Commission, qui a exigé - et obtenu - l'altération et l'abêtissement des publications bien plus souvent que leur interruption.
C'est à bon droit que les historiens populaires ont fait état des normes tatillonnes imposées aux éditeurs et aux dessinateurs français et de l'absurdité qui en est résultée dans la littérature dessinée publiée. La littérature dessinée américaine publiée en France n'a pas été moins touchée, et le fil conducteur de la désaméricanisation amène par conséquent Crépin à une nouvelle impasse : Crépin reconnaît - à contrecur ! - que la littérature dessinée américaine a parfois eu des ennuis, mais il omet de préciser que lorsqu'elle n'a pas été stoppée net elle a été mutilée par l'imposition de contraintes aberrantes. Parmi ces contraintes, on relève notamment la disparition des armes blanches et des armes à feu, le rhabillage des femmes, et, plus généralement, la disparition de tout excès dynamique (bataille, lignes de vitesse) ou d'imagination (décors exotiques, créatures insolites).
Un exemple sera suffisant à cet endroit. Nous prendrons celui du Tarzan de Burne Hogarth et plus spécifiquement de l'épisode des Ononoes, s. p. n° 948, du 8 mai 1949 à n° 972, du 23 oct. 1949, dans la version de récits complets de la Collection Tarzan chez Del Duca (« Les Vautours de la jungle », n° 740, 2e trim. 1951). (Mais le récit a paru déjà dans l'hebdomadaire Tarzan en 1950, où il subit un traficotage en quelque sorte intermédiaire.)
Voici les principales altérations relevées dans le récit complet, par rapport à l'original américain :
La grande case de la s. p. du 5 juin où les gorilles tombent sur Tarzan du haut d'un arbre a été censurée et remplacée par une case récitatif. La raison de la censure est évidente : la case représente une « bagarre », honnie par le censeur. (Cette case existe dans la version de l'hebdomadaire Tarzan, n° 180, du 5 mars 1950. On suit donc, sur le vif, les progrès de la censure - ou plutôt de de l'autocensure imposée par la Commission à des éditeurs qui « entraient dans l'esprit de la loi ».)
Le récitatif décrit les assaillants comme des « hommes étranges qui ressemblent à des singes », mais pas de vrais singes. Explication : la Commission prohibe tout recours à une hybridation homme-animal, car la supériorité de l'espèce humaine et son autonomie par rapport au reste de la création ne doivent pas être remises en cause (antidarwinisme). Dans la version de Hogarth - qui se place naturellement dans la plus stricte orthodoxie burroughsienne - les assaillants sont des mangani, c'est-à-dire des grands singes (apes) partiellement humanisés (présence de pagnes, d'armes, d'un village de huttes dans des arbres). Du fait de l'altération, le récit devient incohérent : une bulle a été conservée où les gorilles disent à Tarzan que s'il était un mangani (un singe) comme eux, ils prendraient la route des arbres (et Tarzan répond naturellement qu'il ne craint aucun mangani pour les courses de liane en liane). Or le texte vient de préciser que les gorilles eux-mêmes ne sont pas des mangani mais des individus bizarres qui ressemblent à des singes !
Tarzan garde son arc, mais le chef des gorilles perd son sabre. (Interdiction des armes.)
Barbara Ransome, la captive des Ononoes, a été rhabillée. Elle ne montre plus ni son nombril (son vêtement est rallongé) ni sa jambe (on a rajouté un jupon sous sa jupe fendue). Sa poitrine a été systématiquement aplatie. (Injonction de faire disparaître la silhouette féminine.)
Le clou de l'épisode, le sacrifice de Tarzan par les Ononoes, sa lutte contre les monstres, son évasion et celle de Barbara, facilitée par l'assaut donné par les gorilles (s. p. n° 967 à 972), a disparu purement et simplement (!) et est remplacé par un montage d'une douzaine de cases à peu près incompréhensibles (Barbara était ligotée, elle ne l'est plus, il n'y a plus de combat visible, mais on nous apprend que les gorilles ont « ouvert les portes des remparts », permettant l'évasion de Tarzan).
Enfin - et ceci est bien connu des historiens de la BD - la manipulation essentielle porte sur les Ononoes eux-mêmes. Dans les planches de Hogarth, les Ononoes sont des êtres fantastiques consistant en têtes énormes sur lesquelles s'attachent seulement deux bras. Dans le récit complet français, les Ononoes ont été redessinés et sont devenus des nains à grosse tête. Le texte n'ayant pas été modifié, il mentionne encore des choses telles que : « Plus haut que lui, une étrange créature le regarde... elle semble n'avoir qu'une tête énorme sur un corps très petit » et : « Un moment plus tard le monstre roule sur lui-même et va appeler ses obscurs compagnons » (alors que l'Onono est désormais un nain à grosse tête et qu'il peut se déplacer sur deux jambes comme tout le monde).
On voit ici la censure en quelque sorte en direct. Quelqu'un a montré au secrétariat de la Commission des photocopies des planches originales. Ou bien, ce qui revient au même, quelqu'un a été catéchisé par la Commission pour « entrer dans l'esprit de la loi » et a transmis des consignes. Ces consignes sont strictes. Il n'est pas possible de montrer des êtres fantastiques. On a donc retouché les planches en hâte, en oubliant de refaire le texte, déjà traduit, peut-être déjà lettré.
Comme on le voit, il n'est nullement question ici de moralisation ou de désaméricanisation (comment désaméricaniser un strip américain ?), pas plus qu'il n'est question de mansuétude ou de modération ! On est ici strictement dans un problème d'iconologie et, dans ce cadre iconologique, les injonctions de la Commission sont impératives : les êtres fantastiques doivent disparaître, comme les armes, comme les silhouettes féminines, comme les dessins dynamiques, les couleurs vives ou les aplats noirs !
Cette intervention sur les bizarres créatures n'est pas sans conséquence. Les Ononoes de Hogarth sont fascinants : ils constituent un défi à la logique (le lecteur se demande forcément comment de telles créatures sont organisées), et sont pourtant totalement logiques (leur tête est à la fois une tête et un corps, leurs bras leurs servent à la fois de bras et de jambes, ils se déplacent en se faisant rouler sur eux-mêmes comme des boules de bowling) ; ils incarnent une étrangeté pure, car ils n'ont pas de référent, même dans les mondes imaginaires : la seule chose qu'ils évoquent vaguement, ce sont les martiens de la Guerre des mondes de Wells, qui consistent eux aussi en très grosses têtes, mais munies de tentacules. A l'inverse, les nains à grosse tête dans la version Del Duca évoquent des créatures de cirque ou bien un dérèglement glandulaire (le nanisme hypophysaire). On a remplacé le merveilleux par la représentation d'une maladie.
Concluons. Notre exemple (et on pourrait en citer mille autres) montre que l'autocensure sous la contrainte conduit à un véritable désastre narratif et iconologique. Les histoires deviennent confuses, contradictoires, incompréhensibles. (On est obligé de couper le climax des récits !) Autrement dit, les accusations de la Commission de surveillance sont auto-réalisatrices : en obligeant les éditeurs à trafiquer les bandes en fonction de leurs lubies, les censeurs ont effectivement obtenu une littérature dégradée et crétinisante, que les éducateurs pouvaient brandir dans leurs cénacles pour en dénoncer l'ineptie.
Et qu'on ne vienne pas nous dire que les éditeurs censuraient déjà les bandes avant l'arrivée de la Commission ! Si on fait la comparaison avec un Tarzan paru avant le début des activités de la Commission, par exemple L'Almanach de Tarzan de 1950, imprimé en juin 1949, on trouve que les planches du Tarzan de Rubimor puis de Hogarth (s. p. n° 850, du 22 juin 1947 à n° 867 du 19 oct. 1947) sont intactes !
L'altération des publications exigée par la Commission ne constitue donc pas une menace moindre que l'arrêt sous la contrainte de ces publications. La Commission mutile plus souvent qu'elle ne tue. Cette mutilation perdure à une époque où la Commission n'est plus en mesure d'exiger l'interdiction d'un personnage. En passant sous silence cette altération sous la contrainte, ou en ne la désignant que par des euphémismes et des périphrases, Crépin fait passer une fois de plus son souci apologétique avant ses devoirs d'historien.
Les lubies des censeurs de la Commission de surveillance expliquent la physionomie si particulière de la bande dessinée française pendant plusieurs décennies, physionomie déconcertante, y compris pour ses jeunes consommateurs. Contrairement aux craintes constamment exprimées par la Commission, les éditeurs, sans cesse convoqués et sermonnés, sont parfaitement rentrés dans « l'esprit de la loi » et les idées fixes des commissaires ont fini par former une véritable microculture, comprenant inévitablement sa part de mythe. Pourquoi le Tarou de Bob Dan (éditions Artima), ainsi que ses amis Gérard et Denise, sont-ils affublés de grosses chemises de flanelle, même lorsqu'ils traversent une jungle ou un désert ? C'est que Tarou est initialement un tarzanide, et que, tout comme Tim l'audace, le personnage a été prié d'aller se rhabiller ! Pourquoi les petits formats de bandes dessinées animalières des mêmes éditions Artima contiennent-ils un petit conte, d'une ineptie pénible, qui contraste avec les excellentes bandes comiques américaines (Fox and Crow, Stanley and His Monster) ou espagnoles ? C'est que la Commission tonne contre l'illustré « monolithique », c'est-à-dire ne contenant que des bandes dessinées. Un texte, même indigent, vaut mieux qu'une bande dessinée ! Il faut donc réserver une dizaine de pages au petit conte, ou à des « variétés » tout aussi ineptes (une publication doit présenter un contenu « varié et équilibré »). Pourquoi le petit format de science-fiction Dan Dair, aux éditions LUG, s'ouvre-t-il sur une histoire de karting ou sur un western ? C'est à nouveau pour éviter le monolithisme, et pour cacher un peu la bande d'anticipation Dan Dare. (Peine perdue ! Elle indisposera malgré tout le censeur, même dans sa version massacrée.) Pourquoi le petit format Big Boss interrompt-il sa parution en juillet 1962 sur l'encadré suivant : « Malgré le grand succès qu'elle rencontrait auprès de nos amis lecteurs, nous sommes obligés de suspendre l'édition de notre revue » ? C'est que l'illustré publiait des histoires de science-fiction de la DC et que, répétons-le, le « genre science fiction » est systématiquement traqué par la Commission. (Naturellement, si Crépin avait poursuivi son étude jusqu'en 1962, il nierait que l'arrêt de Big Boss soit dû à la Commission de surveillance, qui, rappelons-le, « tolérait une bonne anticipation à la Jules Verne » ! et il montrerait l'impossibilité d'établir un lien de causalité entre les menaces de la Commission, telles qu'elles ressortent des procès-verbaux, et la décision d'arrêt de la publication par l'éditeur, qui ment par conséquent à ses lecteurs en parlant d'arrêt sous la contrainte !) Pourquoi la SAGE (devenue Sagédition) annonce-t-elle triomphalement au milieu des années 1960 le retour de Tarzan, personnage mondialement célèbre ? Et si le personnage est si fameux, pourquoi a-t-on interrompu sa publication ? C'est que l'homme-singe a eu autrefois quelques menus ennuis avec la Commission de surveillance. Pourquoi voit-on si peu Supergirl dans Superman et Batman et Robin, chez le même éditeur, et pourquoi ne voit-on pratiquement pas Batgirl ? C'est que la revue est rudement semoncée et que ses éditeurs prennent déjà bien assez de risques en publiant les aventures de Superman, de Batman et de Superman's Best Pal Jimmy Olsen. Pourquoi une série belge comme Gil Jourdan commence-t-elle au troisième album et où sont passés les deux premiers ? Ils sont interdits à l'importation.
Voilà ce qu'obtient la Commission de surveillance, qui « contrairement à un mythe tenace, ne fut pas une horrible entreprise de censure », voilà ce que Crépin appelle une « campagne de moralisation dans un esprit de modération et de prudence qui n'a pas nui à l'épanouissement de la plupart des éditeurs » !
Une vérité qui n'est pas bonne à dire : l'arbitraire de la Commission
Un dernier argument de Crépin fait partie des lieux communs juridiques : c'est l'absence de censure dans le dispositif de la loi de 1949. Il n'y a censure d'après la définition du mot en français que s'il y a examen préalable d'une publication. La Commission n'examine que des publications déjà parues et réclame sous peine de poursuites leur arrêt (assorti de l'injonction de retirer des kiosques les exemplaires invendus), ce qui ne constitue pas une censure au sens qu'a ce mot en français. Et Crépin de répéter qu'il est impossible de trouver une loi plus soucieuse de la liberté de la presse que la loi de 1949 et un organe plus respectueux des libertés publiques que la Commission de surveillance.
Cependant, Crépin montre (p. 320) que différents éditeurs, ceux de Zar'o, ceux de Sciuscia, ont parfois soumis les maquettes de leurs journaux aux commissaires35. Ces éditeurs n'étaient pas fous. S'ils ont présenté des maquettes, c'est que ce système était pour eux moins contraignant que la situation ordinaire, où ils vivaient suspendus aux sentences de la Commission. Il était plus simple et moins risqué, somme toute, de faire approuver une publication que de se voir obligé de la saborder. Ici encore, l'affaire du Tarzan d'après-guerre n'a certainement pas le sens que lui donne Crépin (p. 321). Del Duca demande l'autorisation de soumettre les maquettes de Tarzan. Refus sec de la Commission avec rappel à la loi36. Il est clair que si la Commission avait accepté le principe de cette censure préalable elle aurait affaibli son pouvoir : la Commission eût été liée par ses propres décisions et l'éditeur eût pu alors publier le journal amendé sans arrière-pensée.
Ceci nous mène à une question essentielle : le pouvoir de la Commission provient de l'arbitraire de ses décisions. Crépin est muet sur ce point. Il se fait fort au contraire de tout justifier en fonction des familles idéologiques des commissaires et s'il voit des divisions au sein de la Commission, ce sont celles des métiers (les magistrats « modérés », face aux dirigeants de mouvements de jeunes, « rigoristes »). Tout au plus note-t-il (p. 312) que l'appartenance à la Commission protégeait de bien des choses. C'est vrai non seulement pour les catholiques et les communistes, mais aussi pour l'éditeur « commercial » Jean Chapelle, qui n'est pas un personnage bien glorieux, il faut le dire, et qui siégeait à la Commission pour demander l'interdiction des titres de ses concurrents et protéger les siens.
Il est impossible de dissimuler l'illogisme des décisions de la Commission. Cet illogisme n'est nullement accidentel. Il découle précisément du fait que le contenu de l'article 2 (interdiction de « présenter sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, etc. ») a été réinterprété selon des critères thématiques et esthétiques (ne pas publier de bande dessinée, ou en publier le moins possible, supprimer les bulles, éviter les aplats noirs, les couleurs pures, les dessins dynamiques, etc.), dont l'interprétation est inévitablement des plus floues. Les décisions de la Commission ne sont donc fondées ni en droit ni même en logique. Le même illustré est considéré comme anodin ou fait l'objet de menaces alors que son contenu n'a pas changé. Crépin l'admet en un endroit à propos du Journal de Mickey (p. 373), mais il aurait pu faire la remarque à propos de l'ensemble des publications enfantines.
Que nous livrent les procès-verbaux de la Commission en ce qui concerne Mickey ? Le Journal de Mickey d'après-guerre - que Crépin nous a naturellement présenté comme le modèle du « bon » illustré, qui ne peut pas effaroucher le censeur ! - a, pendant les années 1952 et 1953 fait l'objet de nombreuses menaces, sur les rapports de M. Tridoux, directeur de l'école St Sulpice : « Recommandation » (14e séance, du 16 octobre 1952), « maintien de la recommandation » (15e séance, du 18 décembre 1952), « nouvelles recommandations à l'éditeur » (17e séance, du 28 mai 1953), « convocations de l'éditeur pour observation » (19e séance, du 15 octobre 1953). Mais en 1954, la publication a droit à « rien à signaler » (21e séance, du 4 février 1954), sur le rapport de M. Margaillan, instituteur. Un nouveau changement de rapporteur lui vaut brusquement un « avertissement et convocation de l'éditeur » (24e séance, du 28 octobre 1954, sur le rapport de M. Hacquard, directeur de l'Ecole Alsacienne). Le journal bénéficie d'un « sursis à statuer » (27e séance, du 31 mars 1955) et la 28e séance, du 2 juin 1955, nous donne finalement le pot aux roses. « Journal de Mickey : rien à signaler (fin du récit "La Petite Annie"). » La commission a donc exigé et obtenu, en fonction des lubies d'un commissaire, la suppression du strip américain Little Annie Rooney37.
On peut noter de même que le tome un du Secret de l'Espadon obtient un avis favorable à l'importation (20e séance, du 3 décembre 1953, l'album a été examiné pendant la pause par Mlle Klipffel, du Conseil Protestant de la jeunesse), alors que le tome 2 se voit interdit à l'importation (22e séance, 1er avril 1954, cette fois Mlle Klipffel semble avoir préparé son rapport et lu l'album au préalable). Suite à une protestation de l'éditeur, la Commission revient en ronchonnant sur sa décision (23e séance, du 24 juin 1954, p. 7) : « « avis favorable à l'importation, l'éditeur devant être informé que qu'il ne s'agit pas d'un satisfecit de la Commission à l'égard du tome 2, mais d'une décision exceptionnelle, en raison de la dissociation qui résulterait d'un avis défavorable, le tome 1 ayant obtenu un avis favorable. »
Ces incohérences ne sont nullement cantonnées aux premières années de fonctionnement de la Commission. Pour ne donner qu'un exemple, on constate qu'au milieu des années 1960 les bandes paraissant dans Chez Nous Junior (Tounga, Le Club des Peur de rien, Corentin, Luc Orient, etc.) sont souvent violemment attaquées, alors que ces mêmes bandes paraissaient dans le journal Tintin sans soulever de problème.
On pourrait poursuivre à l'infini les exemples de ces disparates. La Commission est cohérente uniquement quand elle a pris un illustré en grippe, et, dans ce cas, il est impossible à l'éditeur de l'amender, parce que les réclamations des censeurs changent au fur et à mesure des transformations opérées par l'éditeur. Il en découle une ambiance très particulière d'inquisition, à laquelle Crépin semble totalement insensible. Tout au plus évoque-t-il, à propos d'une lettre poignante de Keirsbilk, des éditions Artima, « le malaise d'un petit éditeur, confronté à un organe administratif qui semble l'étouffer » (p. 360). Cette lettre est en réalité un véritable appel au secours. Keirsbilk prie les commissaires de ne pas appliquer « par trop rigoureusement à la lettre [sic], image par image et mot par mot » leur doctrine, et il exprime la crainte de ne plus « avoir l'absolue certitude de [s']y être conformé car [il] ne pourr[ait] plus déceler ce qui peut être ce qui ne le peut pas ».
Cette lettre (et d'autres semblables) constitue un témoignage accablant sur le fonctionnement de la Commission. Il s'agit de faire planer une menace sur l'ensemble des publications, tout en s'abstenant soigneusement de donner des règles claires ou des critères précis. Dans ces conditions, un éditeur qui voudrait jouer le jeu ne le pourrait pas, rien n'étant jamais acquis et une publication considérée comme tolérable pouvant retomber dans l'hérésie à tout moment. Un éditeur qui a pris soin de choisir pour son illustré un contenu insipide pour se placer « dans l'esprit de la loi », qui s'autocensure, qui se rend à toutes les convocations au secrétariat de la Commission, qui promet ce qu'on veut et change tout, en croyant bien faire, s'entend dire un jour qu'on a été suffisamment patient avec lui et que s'il ne donne pas très vite des gages de sa bonne foi, on sera obligé de sévir avec une extrême rigueur.
Il n'est pas exagéré de dire que la Commission de surveillance a adopté une véritable stratégie de manipulation mentale, en ne disant jamais clairement ce dont on accusait l'éditeur, en le laissant sur le gril. Crépin ne trouve pour réprouver ces pratiques honteuses que ces lignes, bien insuffisantes : « Cette crainte de ne pas respecter les exigences de la Commission malgré leur désir de s'y soumettre et de risquer ainsi des poursuites judiciaires était probablement partagée par de nombreux éditeurs. Ils avaient souvent des difficultés à appliquer une loi qui laissait une grande liberté d'interprétation en raison de son imprécision, et à percevoir les limites de la tolérance des commissaires. » (p. 360). Sous ces nouvelles énormités juridiques (la loi pénale est d'interprétation stricte, elle ne laisse par définition aucune place à la libre interprétation !), on décèle une fois de plus une évidente volonté de blanchir la Commission.
NOTES
33. King of the Royal Mounted avait fait
l'objet d'une mise en demeure dès la seconde séance de
la Commission, le 31 mars 1950, réitérée dans
les deux séances suivantes. Retour
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34. Voir aussi, à propos des publications de la SAGE, Thierry Crépin, « L'impossible retour de l'"âge d'or" », CBD n° 92, p. 29-33. Retour au texte
35. On comprend aussi que Barbariche, du ministère de l'information, examinait à titre officieux les maquettes des publications Dupuis et indiquait ce qu'il convenait d'y changer pour « passer » devant la Commission. Retour au texte
36. Voici le passage en question dans les PV de la Commission : « M. Potier donne lecture d'une lettre des Editions Mondiales adressée à M. Desfougères et sollicitant l'avis de la Commission sur la maquette d'une nouvelle série Tarzan. La Commission décide qu'un tel examen ne serait, en réalité, qu'un acte de censure préalable, contraires aux principes de notre législation en la matière. La publication Tarzan n'a qu'à se conformer à l'avenir aux prescriptions de la loi. » (15e séance, du 18 décembre 1952) On appréciera le cynisme de la dernière phrase, compte tenu du fait que les fameuses « prescriptions de la loi » sont interprétées ad libitum par la Commission. Voici ce que Crépin fait de cette notice : « Lorsque les Editions mondiales sollicitent dans une lettre adressée au président Desfougères l'avis de la commission sur la maquette d'une nouvelle série de Tarzan, en préparation après une première éclipse de l'illustré, elle se heurtent à un refus sec et sans appel. Les commissaires considèrent, à l'opposé des deux cas précédents [Zar'o et Scuiscia], "qu'un tel examen ne serait en réalité qu'un acte de censure préalable, contraire aux principes de notre législation en la matière". Ils recommandent à la direction de l'hebdomadaire de se conformer, à l'avenir, aux prescriptions de la loi. Il est vrai qu'ils avaient mené une longue lutte contre la maison de Cino Del Duca et qu'ils n'étaient prêts à aucune concession en sa faveur, et surtout pas à une quelconque entorse à la loi que le rusé éditeur aurait pu utiliser par la suite dans ses relations avec la Commission » (p. 321) On retrouve ici les procédés habituels de Crépin : citations détournées de leur sens (le cynique « la publication Tarzan n'a qu'à se conformer à l'avenir aux prescriptions de la loi » est réinterprété comme un catholique « ils recommandent à la direction de l'hebdomadaire de se conformer, à l'avenir, aux prescriptions de la loi », sorte de « va et ne pèche plus ») et biais qui confine au parti pris, Crépin retrouvant les accents belliqueux de la Commission face au « rusé éditeur » soupçonné ici de vouloir entraîner les commissaires dans une fraude à la loi, apparemment dans le but de les compromettre ou de les faire chanter ! Retour au texte
37. Nous ignorons pourquoi Crépin écrit (p. 374) : « Sans doute cet avis visait-il les mésaventures de La Petite Annie, mélodrame larmoyant peu prisé de l'assemblée. » Le sans doute » est de trop, puisque l'arrêt du strip est cité explicitement dans le procès-verbal comme cause du revirement. De même nous ignorons ce qui motive la précision « mélodrame... peu prisé de l'assemblée », sinon une tentative quasi instinctive de dissimuler à quel point les décisions dépendent de l'arbitraire de tel ou tel, en les rapportant à la collectivité. (Au prix d'un illogisme : si la Commission toute entière déteste Little Annie, elle la détestait déjà quand le rapporteur était Margaillan !) Relevons en passant que Crépin fait l'hypothèse, au vu d'un simple feuilletage d'une collection du Journal de Mickey, que la sévérité du rapporteur Tridoux était due à la publication d'une adaptation de La Guerre du feu de Rosny aîné, dessiné par Martine Bertelemy, et à ses personnages vêtus de peaux de bêtes, et que cette pure conjecture a droit elle aussi à un « sans doute ». Crépin réunit donc des faits attestés par des archives et de pures élaborations personnelles dans cette pénombre du « sans doute ». Retour au texte